L`économie monétaire : science ou magie ?

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L`économie monétaire : science ou magie ?
Le journal flamand De Standaard a publié le 13 novembre un
article de Timothy Garton Ash, professeur à Oxford et Harvard,
historicien, expert sur les matières européennes, avec pour titre «
L’échiquier de l’Europe » (1). Il analyse la crise actuelle de la zone
euro et les rôles de chacun dans la recherche d’une solution.
L’article est interpellant et pose question.
L’économie monétaire : science ou magie ?
Vers une réponse concrète à la crise financière
La crise de l’euro
Pour rappel : la crise de l’euro est la montée en flèche de la dette de certains pays européens, dont la
Grèce est l’exemple le plus notoire. Ces pays ont acheté plus qu’ils n’ont vendu. Dans le cas de la Grèce,
les autres pays ont prêté de l’argent contre des intérêts élevés que le pays ne peut rembourser vu l’état de
ses ventes extérieures. En cas de faillite, les prêteurs ne récupéreraient jamais leur argent. Tout est donc
fait pour éviter cette faillite. Mais les pays européens les plus riches n’envisagent pas pour autant de libérer
les Grecs de leurs dettes car ils se demandent ce qui pourrait encore encourager les Grecs à plus
d’austérité budgétaire. L’Europe est donc dans l’impasse, en plein dilemme. Elle semble avoir besoin d’un
leadership efficace pour dénouer la situation. A ce propos, le professeur Ash pense que l’Allemagne est le
candidat idéal pour jouer ce rôle. En effet, « la manière rigoureuse avec laquelle l’Allemagne a traité dans
les 10 dernières années son budget, sa dette et ses salaires est une approche qui a livré des résultats
impressionnants. Les Allemands aspirent à l’étendre à toute la zone euro, et c’est précisément ce dont
l’Europe a besoin. » Ash ne mentionne cependant pas à qui a profité cette austérité, cette discipline.
Apparemment ce n’était pas aux Grecs… L’Allemagne a-t-elle peut-être exporté plus vers la Grèce qu’elle
n’y a acheté ? Ce manque de clarté dans le raisonnement du professeur nous intrigue…
Ash dit aussi : « D’autre part, l’Allemagne doit se demander s’il est réaliste d’exiger de la majorité des
Européens qu’ils se comportent comme les Allemands. Si chacun agissait ainsi, si chacun épargnait sur ses
achats et exportait plus, qui achèterait cet excédent d’export ? ». La manière dont l’Allemagne approche le
succès économique ne semble donc pas être viable à une échelle plus grande. Si chaque pays suit cette
méthode, c’est la banqueroute. Notre système économique ne permet tout simplement pas ceci (voyez
notre précédent article). Dans un système où la concurrence prime, il y a toujours des gagnants et des
perdants. Pour créer un excédent commercial, pour faire du profit et recevoir l’intérêt qui va avec, une
contrepartie doit acheter les exports, s’endetter et payer des intérêts sur ses emprunts. C’est inévitable. Et
plus on est pauvre, plus les intérêts à payer sont grands, ce qui rend inéluctable la spirale de l’endettement.
Cette logique monétaire a causé la crise financière de 2008, mais reste apparemment peu remise en
question. Les pays qui tentent de sortir la tête de l’eau paient désormais des intérêts sur leurs obligations
gouvernementales. Et la crise devient une conséquence logique d’un système absurde présenté comme
une « rigueur économique », mise en action par des plans d’austérité.
Bas les masques !
L’aspect le plus inquiétant de l’article est qu’Ash se précipite pour dire que les pays
européens doivent suivre l’exemple allemand ET que
paradoxalement, il affirme que notre système économique n’est pas viable selon ce modèle. Pourquoi ce
paradoxe ? Il admet donc que son exposé sur le modèle allemand est irréaliste. De Standaard, journal de
qualité, aurait pu titrer l’article « Ash démasqué par une logique absurde » ou « Ash démasque l’absurdité
de la logique économique et monétaire ». Le titre utilisé, « L’échiquier Européen », instaure l’idée de jeu
avec des perdants et des gagnants. Echec et mat pour l’un, victoire pour l’autre. Dans le jeu des échecs, il
ne s’agit pas de mettre en scène un banquier, mais en Europe, ce sont les banques qui fixent les règles du
jeu et qui mettent en échec l’un ou l’autre Etat. Un Etat doit perdre pour laisser gagner l’autre, pour le
laisser créer de la plus-value financière. Le gagnant perd à son tour quand il doit sauver le perdant qui ne
peut plus rembourser ses dettes.
On ose espérer ici que cet article a pour but d’interpeller le monde financier et politique. On espère qu’il
dénoncera ces règles économiques absurdes et insoutenables éditées par les banques, qui s’appliquent
telles des lois, qui aggravent les crises et qui font perdre tout le monde. Organiser le vivre-ensemble et la
collaboration des citoyens selon la seule logique du profit et de l’intérêt est une folie, car les pays sont
aspirés dans une spirale négative sur le plan financier, social et écologique. Et les scientifiques qui
présentent ces règles comme des lois économiques sont des tricheurs et des charlatans qui vendent de
l’absurdité pour de la vérité. Ici, nous mettons à nu le discours de la croissance économique et de la
prospérité qui repose sur une pensée magique qui n’est pas réaliste sur le terrain.
Le pouvoir du magicien
Dans son livre Au cœur de la monnaie. Systèmes monétaires, inconscient collectif, archétypes et tabous
(2), Bernard Lietaer montre que le système économique actuel a été géré par l’archétype du magicien. Le
banquier crée de l’argent à partir de rien en souscrivant des prêts. De cette façon quelque peu magique, il
engage le processus de croissance économique. Seulement, nous oublions que notre planète ne connait
pas la croissance, et ce malgré les économistes qui nous martèlent avec l’idée contraire. En liant la pensée
et l’action économique à un moyen d’échange « magique », des mécanismes absurdes et irréels
apparaissent. Le professeur Ash, qui a reçu la distinction de docteur honoris-causa à la KULeuven en février,
se contredit sans hésiter. On aurait voulu qu’Ash dénonce mieux l’incohérence dont il parle et que le
journal se positionne face aux contradictions du système. Malheureusement, le milieu journalistique et
académique est encore formaté par le système de pensée monétaire et il est difficile d’exposer une pensée
alternative à la société. Faudra-t-il attendre que toute la société s’indigne, comme des milliers de gens se
sont indignés en occupant les places des grandes villes d’Europe et Wall Street les semaines passées, pour
demander de mettre un terme à cette logique désespérée du capital ?
Une connaissance construite sur les besoins réels et les talents
Il est aujourd’hui plus que jamais nécessaire de sortir des sentiers battus et de trouver une expertise
alternative, qui garde les deux pieds aux sols et qui part des besoins réels des citoyens et de leurs
possibilités. Un cadre d’analyse qui pense toutes les fonctions dont la société a besoin pour fonctionner est
indispensable. Il doit veiller à ce que le travail rémunéré ne devienne pas le seul point d’appui de la société.
Les femmes précarisées, depuis des années sont co-expertes de Flora. Ensemble, nous menons des
recherches-actions. Elles nous ont appris que les problèmes de la pauvreté peuvent être expliqués en
partie par la prédominance du travail salarié par rapport aux autres formes de travail. Elles nous ont appris
que la théorie monétaire et économique, que les académiques et les politiciens chérissent, n’est pas du
tout compatible avec l’idée du bien-être pour tous. Elles ont partagé leurs expériences de vie afin de
développer un cadre d’analyse plus réaliste. De nombreuses organisations tentent de donner une autre
forme à l’action économique en se basant sur la solidarité avec les groupes fragilisés. Leurs expériences
sont emplies de sagesse. Avec leur expertise, on peut développer des modèles plus durables. La collecte,
l’échange, l’affichage et le renforcement de cette expertise sont aussi une mission centrale de Flora. Les
organisations qui développent des alternatives concrètes à ce système monétaire menaçant au nom de
l’injustice, de la violence et de la pauvreté sont nos partenaires. Ils méritent tous le titre de Docteur
Honoris-Causa !
(1) Timothy Garton Ash, De Standaard, Schaakboord Europa, 13 novembre 2011. (2) Lietaer, B. (2011). Au
cœur de la monnaie. Systèmes monétaires, inconscient collectif, archétypes et tabous. Paris : Editions Yves
Michel.
P.-S.
Anne Snick