Le Figaro, Expatriation et Nicolas - Nicolas Serres

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Le Figaro, Expatriation et Nicolas - Nicolas Serres
lundi 7 juillet 2014 LE FIGARO
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SANTÉ PSYCHOLOGIE
Expatriation : exaltant
mais aussi perturbant
Entre volonté de s’intégrer et nostalgie de la France,
s’installer dans un pays étranger est aussi un défi émotionnel.
« Pour beaucoup, et qu’ils soient à
« En tant qu’expatrié, tu es comme un
Sydney ou Singapour, le rapport ambinouveau-né, confie-t-il. Après une lune
valent à la France domine, constate Nide miel de deux, trois ans, surtout dans
ÉTRANGER « Jamais je n’aurais une ville comme New York qui est vrai- colas Serres-Cousiné. Ils oscillent entre
“j’aime, je n’aime pas” l’Hexagoment le lieu de tous les possibles, arrive
pensé que ce serait aussi compliqué.
ne,“j’ai la nostalgie du pays”, et “je
un temps où celle-ci agit avec un très
Administrativement, sociologiquement
veux l’oublier”. »
fort “effet miroir”. C’est ce moment où
et surtout psychologiquement, rien
D’autres, comme Yves, 50 ans, insl’on
se
rend
compte
qu’ici,
même
si
tu
as
n’est simple ! » Ainsi Sylviane, 52 ans,
tallé en Thaïlande depuis quatre ans,
du talent, c’est seulement ton investisrésume-t-elle ses dix années de
résolvent ce débat en inventant de
sement laborieux qui fera la différence.
Française installée à New York.
nouvelles manières de s’expatrier.
On se retrouve alors brassé par des
Partie de Paris avec enthousiasme
Lui a choisi de faire de cette ubiquité
questions identitaires de fond : quel est
parce qu’elle y avait le sentiment de
si difficile à vivre pour certains le
le sens de ma vie ? Ma mission ? »
« tourner en rond », elle se sentait
point fort du projet de vie mûri avec
Dans sa clientèle, une majorité de
portée par son histoire familiale :
sa femme pendant de longs mois
25-40 ans aux hauts postes, avocats
« Mon père avait quitté la Tunisie avec
avant même de partir. « Nous ne nous
ou
financiers
sentons pas “expats”, nous nous somqui
pensaient
mes créé deux bases de vie, l’une à Patoucher les étoiris et l’autre à Bangkok, explique ce
les et se retrouconsultant qui dirige un cabinet d’acvent juste, comcompagnement de dirigeants occime des milliers
dentaux aux cultures asiatiques. Nous
d’autres, à traavons choisi ce pays qui réunit tout ce
vailler 50 heuque nous souhaitions pour notre bienres par semaine.
être personnel et familial. Nous n’enviFace à cette
sageons pas une date limite à cette
crise, le coach
SYLVIANE, 52 ANS, EXPATRIÉE DIX ANS À NEW YORK
formule. C’est en Thaïlande que nous
constate deux
passons le plus de temps, mais ma
attitudes
de
femme s’est organisé six séjours par
« tout ou rien » : « Il y a ceux qui se
six enfants et un dinar en poche, il
an… Peut-être un jour vivrons-nous
fondent totalement dans leur nouveau
avait su construire une vie totalement
davantage en France. En attendant,
pays et deviennent vraiment des imnouvelle, pourquoi aurais-je eu plus de
Internet me permet de dîner avec ma
migrés - il confie en faire partie - et
mal que lui alors que j’avais une sœur
grande fille, qui, elle, déjeune à Paris.
il y a ceux qui s’accrochent à leur stasur place, de belles années professionChaque matin je regarde le journal tétut de Français à l’étranger, peu pernelles devant moi et l’idée de revenir
lévisé, lis la presse française… avant
méables à la culture ambiante. » Et de
un jour en France ? »
d’aller à mon cours de thaïlandais. J’ai
raconter le cas de ce couple de comEt en effet, cette quadra tout inle sentiment d’avoir “designé” notre
patriotes installé depuis onze ans
vestie dans son job a vécu les granmode de vie, d’avoir trouvé l’écosystèdans la City et qui, organisant la fête
des années de la pub, s’est installée
me ubiquitaire dans lequel nous nous
anniversaire de l’un d’eux, a réussi à
dans le mythique quartier de Cheldéveloppons, et c’est cela qui est pleiréunir une cinquantaine d’invités…
sea, immergée dans le rythme exalnement satisfaisant. » ■
sans aucun Américain !
tant de la Grande Pomme… Mais peu
à peu, le charme a moins opéré. « Tu
ne deviens pas quelqu’un d’autre parce que tu vis dans un autre pays, explique Sylviane. Et étrangement, je
suis davantage devenue la personne
que je n’aimais pas être à Paris ! »
Des
contradictions
l’étonnent :
« Moi qui ne me sentais pas française,
cité à se prendre en main et à se
ALBANE GIACON, psychologue
et même n’aimais pas la France, ici, je
servir de ses ressources pour
et psychothérapeute, est spéciane supporte pas qu’on la critique ! »
s’intégrer au nouvel environneliste de l’expatriation. Elle a noElle se sent déchirée parfois : « Lorsment. Une femme seule, cepentamment travaillé de longues anque je dis “je vais à la maison” au
dant, aura à gérer différents ninées auprès des communautés
sens de la formule américaine si spéveaux de stress selon la zone de
francophones de Hongkong et
cifique (“go home”, c’est se réfugier
sécurité qu’elle trouve dans telle
New Delhi.
dans le nid, se ressourcer), eh bien je
ou telle terre d’adoption : s’insALBANE GIACON
ne sais jamais de quel lieu je parle
taller à Londres, en ce sens, n’a
LE FIGARO. - Qu’est, selon vous,
Psychologue
vraiment, Paris ou New York ? C’est
rien à voir avec vivre à Bombay.
une expatriation « réussie » ?
et psychothérapeute,
fatigant. »
Mais de manière générale, ce qui
Albane GIACON. - Évidemment,
spécialiste
Des Français comme Sylviane, qui
permet de réussir une expatriatout dépend si l’on part seul ou en
de l’expatriation
doutent, se sentent parfois déchirés et
tion, c’est d’abord la connaissanfamille. Je crois que si chaque
désenchantés par leur vie à New York,
ce qu’on a de soi et de ses besoins.
membre d’une famille expatriée
Sydney ou Bucarest mais ne veulent
s’épanouit dans différentes dipas forcément rentrer au pays pour
mensions de son existence, on
N’est-ce pas plutôt une bonne
« redevenir ceux qu’ils étaient », Nipeut dire que cette aventure est
connaissance du pays où l’on
colas Serres-Cousiné en accompagne
réussie. En revanche, même s’il
s’installe qui fera la différence ?
des dizaines chaque année. Celui
ne s’agit pas d’un échec à proBien sûr, il y a ceux qui se prépaqu’on appelle le « coach des Français à
prement parler, lorsque le
rent en profondeur, accumulant
New York », rédacteur de billets
conjoint ou les enfants ne sont
toutes les informations culturelconsacrés à cette activité dans Le petipas heureux, il n’en va pas de
les, sociologiques et ceux qui, à
tjournal.com, média francophone à
même. Celui qui s’expatrie en
l’inverse, affirment « on verra
destination des « expats », connaît ces
solo doit braver les obstacles de la
bien sur place ». Mais quelle que
fluctuations émotionnelles pour les
solitude, mais il a déjà en lui une
soit la qualité de leur préparaavoir lui-même vécues.
bonne dose de courage, la capation, l’expatriation les confron-
PASCALE SENK
Moi qui ne me sentais
pas française, et même
n’aimais pas la France,
ici, je ne supporte pas
qu’on la critique !
DESSIN DOBRITZ
»
« Il faut d’abord bien se connaître »
tera tous à des défis émotionnels
et à un stress inévitable dû au
changement. La majorité des
« expats » vit un stress « normal », dit « adaptatif », qui les
aide à s’intégrer. Puis il y a ceux
qui, partant avec un rêve à la fois
du pays où ils vont vivre et
d’eux-mêmes, peuvent prendre
de « grandes claques émotionnelles » car, sur place, ils ne seront pas à même d’utiliser leurs
ressources. Le stress est très variable mais peut devenir traumatique et chronique en fonction de sa propre histoire
personnelle, familiale et professionnelle. À la base, 90 % des
expatriés sont heureux de partir,
mais ils ne peuvent évaluer leur
capacité à pouvoir digérer la
frustration et les peurs générées
par la différence qu’entraînera
ce changement.
Vous affirmez d’ailleurs
qu’une expatriation peut agir
comme une psychothérapie ?
Oui, dans la mesure où elle oblige
à se déraciner, à pouvoir couper
momentanément ses liens et à
analyser de manière intense ce
qui se passe en soi. Ainsi, elle
amène à casser sa « carte mentale » habituelle. L’expatrié est
amené à se chercher une nouvelle identité propre à ce nouvel environnement.
Quels sont alors les meilleurs
effets de cette « thérapie »
naturelle ?
Je pense à des expatriés qui ont su
se servir de cette phase de déracinement pour révéler une facette
très créative d’eux-mêmes, en se
lançant dans la peinture ou l’écriture, par exemple, ou d’autres qui
se sont engagés dans des associations humanitaires. Cela représente de réelles avancées.
PROPOS RECUEILLIS PAR P. S.
NOUVEAU
C
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