o…….oublis - Le Der des Coq(s)

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o…….oublis - Le Der des Coq(s)
La «molaire de lʼoubli» (C.Vallejo). Quand un truc est oublié et que c'est douloureux. En
exorcisme, on fait des signes pour conjurer, on prend une photo ou une note pour ne pas
oublier. On lit que les Grecs pratiquait les «semata», afin de laisser une trace, pas tant du
temps, que de leur présent (surtout via des frises sur les murs). Une pratique, dans
nombres de documentaires récents, consiste à ressortir un paquet de photographies
anciennes à de tels signes (par exemple, pour Paul Costes, dans la chambre bleue: une
main rassemble le paquet de clichés comme on tasse un paquet de cartes à jouer, avec
en voix off «allez hop les photos», voix primesautière pourtant en cheminement dʼun
souvenir dʼun père). La mémoire est dans la photo; lʼoubli aussi. Je ne sais plus pourquoi
jʼai cette photo sur moi, de douleur, et cette autre, de joie. Une trace de temps est
engloutie. Sortir les photos revient à convier des amulettes. Dans Tu nʼecriras point, Alain
Satge remarque sur une photo de village, la distance entre les corps sʼinscrire entre deux
personnes âgées, là où les jeunes forment le groupe unique et virevoltant sur lʼautre partie
de la photo. Le temps écarte, aussi espace la remémoration incertaine à se rappeler. La
distance de mémoire sʼengloutit aux brumes, comme aux chambres séparées (toujours
dans la chambre bleue, les brumes de rivière, à lʼouverture des volets, au point du jour,
pour une grand-mère; nappes de brumes qui appellent tant dʼimages, dʼimmersions, de
rives, douleur chloroformé dans les vapes dʼun réveil). Le fleuve Léthé a des résurgences.
Dans le film de Paul Costes, il est question dʼun diner en hommage d'une mort, qui cause
des non-dits et qui en évoque une autre. Dressée la nappe de famille revient, peut-être, à
se dire quʼon appartient au même moment, conjuration partielle de lʼengloutissement. «Le
souvenir fonctionne en sens inverse: dès quʼil se comprend, il court le danger de se
désintégrer dans ses processus, ses datations, ses pseudos conséquences: sa
chronologie. Plus il met de temps à comprendre cette dernière, plus il doit lʼoublier
rapidement. Il est lié aux instants durant lesquels il sort de lui-même». Cʼest «ce qui
distingue la respiration du souvenir». (Ilse Aichinger, journal de la disparition, dans la
traduction superbe de Marion Graf, sur la réception dʼAichinger, à des photos et aux films
en général). Cette respiration est chargée d'une nuée équivoque d'instants.
Malgré la photo ou la note prise en souvenir, lʼoubli ne se fait pas prier, dʼautant que le
récit de lʼexpérience vécue nʼest pas toujours ce qui fonde toute parole, et flirte aux
silences. Aussi, avec lʼaide apparente de la nouvelle technologie, de son obsession du
rangement, le souvenir est plus rapidement oblitéré, sèchement oblitéré, du simple clic qui
fait disparaître au fond de la catégorie informatique du choix, suivant, précèdent, dans le
chutier. La mémoire externe de lʼappareil, finit dʼassécher lʼexpérience à une
détérritorialisation impersonnelle dʼune archive recouvrant une autre, lʼimage sortie ou
montrée en secondaire de son existence, rarement transmise. Des pans dʼimages tombent
dans le transvasement, Tombeau des danaïdes, aux bords perdus. Finalement, on a peu
dʼimages sur soi, ou comme les grands photographes hongrois, dans nos valises, comme
seul passeport. «Avant que je nʼoublie», jʼaurai rajouté quelque chose, à ce qui sʼabsente
dans le même mouvement. La posture au dessus des abimes, touche davantage à la
surface comme à des ricochets, ou en ronds de fumée stupéfiés devant quelques lieux
oubliées devant la masse de détails ramenés. Certaines photos ont des rapports spatiotemporels qui sʼévaporent. Chez des auteurs, prendre des images ne témoigne plus, mais
revient à se situer, se tenir à un réel, quitte à effacer toute mémoire (un personnage chez
Enzo Cormann ne prend des photos que pour percevoir le monde, puis les efface ensuite,
on retrouve la même idée chez Will Self). La «mise à jour» de leur marche nʼattend pas le
«loading» du chargement dʼimages. La preuve de regard nʼa pas besoin de se justifier, elle
peut ou pas, exister au passage, être gardé à lʼanonymat des jours, ou à des impasses
seules vivables découvertes au retournement de quelques soirs. Dans 50 first dates,
Adam Sander doit tous les matins reconquérir son amour (joué par Drew Barrymore).
Il existe des cas plus extrêmes où «la molaire» nʼest pas ressentie car même lʼoubli est
effacé des données humaines; lʼenjeu de scénario dramatise cette capacité à retrouver
non sa mémoire, mais au moins son oubli, la perception d'un trou béant. De quelque
chose qui aurait laissé une impression mnémonique, une impression seulement
(Le Labyrinthe). Dans Hunger Games comme dans le Labyrinthe, lʼextraction de la
sensation dʼoubli est lʼexpérience ultime du reformatage. Un pouvoir sur les esprits s'y
détermine. Les films complexifient à la valeur de la vie, les projets de recherche de frères
capitalistes qui nʼhésitent à pousser la perte de mémoire à une pratique contrainte.
Poussant à l'extrême une actualité. Jonathan Crary (le capitalisme à l'assaut du sommeil)
s'intéresse à des recherches de groupe de travail, pour un productivisme plus insidieux,
cette fois-ci dans le quotidien des jours: à rester devant l'écran, la latence d'éclairage se
fondrait au fond de la rétine, empêchant toute idée de repos pendant plusieurs jours. Cela
servirait à lʼarmée, et dans des shoots extrêmes de travail, sans arrêt pendant plusieurs
jours. Les études observent le rythme du piaf bruant à gorge blanche, animal exemplaire
pour sa résistance à lʼendormissement, encaissant des heures de veille inhabituelles.
«Combattre la rêverie et créer un salarié-soldat qui ne dort jamais» (Cerf), ne plus pouvoir
«sécher la vie» (Sutter) comme on aime le faire, la dépossession par les yeux (Bernard
Noel) ferait ressembler ces expériences à des formes dʼamnésies forcées, qu'empruntent
autrement les scénarios pour leur situation de non retour. Les formes invasives qui
kidnappent lʼintimité dans Hunger Games insistent aussi sur les yeux ouverts, de celui peu
reconnaissable dans ces volontés et qui semble perdu pour l'héroïne. Le sommeil
paradoxal japonais (recharger les accus en un clin dʼoeil), aussi le bon gros sommeil des
burlesques toujours mal vu par une hiérarchie (Charlot), ou le sommeil des endormies
sont sous le coup dʼêtre mis à disposition dʼun pouvoir rêvant dʼuser du temps mort
(Vincent Jouve). Les yeux ne nous appartiennent plus, quant aux souvenirs et aux
expériences, un pouvoir se rêve de leur faire des "resets".
Si lʼon suit les arguments des scénarios aux envolées dʼêtre ainsi possédé ou réduit à
l'utile et au consommable, les sociétés décrites ne prolifèrent quʼà des reformatages qui
sʼopèrent dès les fontanelles, post accouchement, dans une vision dʼun film de science
fiction (The Giver), qui n'édulcore pas suffisamment ses hantises au point d'éprouver le
spectateur à la vue du crime humainement prouvé bénéfique. La fontanelle chez
Tarkovsky était visible du corps jeté sur une grenade dégoupillée, sur laquelle se précipiter
pour éviter quʼelle nʼexplose à la tête des gamins, en dernier instant de vie bouclant le
premier. Dans The Giver, la remémoration impossible (Benjamin/Baudelaire) est imposée
comme une touche sur laquelle on appuie, on traficote le cervelet et le «nous» devient le
fond d'écran des paysages inertes, ne remettant rien en cause, monotone tel le climat
contrôlé. La douleur est une donnée étrangère, qui ne peut se transmettre quʼavec la plus
extrême précaution, et après maintes prévenances, inconnue et traduite en images
d'animaux. Dans la société du Giver, la mémoire dépend du stockage dʼintention (avoir
toujours le sourire, ne pas enfreindre le régime alimentaire précis); à lʼextérieur, une petite
voix rappelle lʼimpair (Dieu?). Les coins à passion sont presque impossible à trouver, il n'y
a qu'un derrière de cascade dʼornement, que le repérage oublie. Le réel est paranoïaque
de ces effets miroirs. Les mues de comportement, les peaux d'âges rebelles, sont
invalidées et remplacées par une étrange sensation de lisse, qui aurait quelques rapports
à la vie végétative. Le film sʼamuse en logos, trop logos peut-être, de la forme évoluée
rejoignant une apparence naturelle dʼoubli, si proches en reflet des cruelles maladies des
pertes de mémoires: lʼextérieur est figuré à une insensibilisation semblable à «ce sommeil
des anesthésies» (Coop Phane/ Réal Kurosawa), qui empêtrent avec justesse quelques
héros dans les levels (Di Caprio inception, Tom Cruise Edge of Tomorrow), ou une relation
à sa véracité (Réal).
Qu'est ce qui guide alors un personnage au bord de son Labyrinthe, ou un autre héros si
dérouté des images telles des flashs qu'il perçoit comme d'autres mondes? L'instinct de
rien de précis, plutôt si, de ce rien non opposable, un bruissement dans la forme de la
disparition. Lʼappréhension des contours de la mémoire est diamétralement menée avec
celle du labyrinthe, parallèlement, lʼune miroir de lʼautre, dʼune absence de renvoi dʼimage.
Dans le Roublev, le savoir (comment fondre la cloche) passe virtuellement. Comment
peut-il se transmettre et être compris, sans les voix explicatives, pédagogiques et pourtant
effectif en une réalisation: cʼest ce qui passe dans le film, une forme de
"croyance" (Deleuze) qui nʼest pas que le pur oubli, ni la répétition stricte car devenue
impossible dʼun souvenir. L'intelligibilité est conjointement liée à la qualité forte d'être ici.
Dans Le Labyrinthe (le film ne vaut bien sûr pas le Roublev, mais il est si actuel), les
formes de lʼoubli sʼenferrent aux absences, plus vraiment à l'attente de la mémoire
retrouvée (du style de Fast and Furious 7). Et le héros, qui comprend tacitement que
lʼexpérience de la madeleine ne lui sera pas permisse, répond à lʼabsence par un saut
dans lʼoubli, le devenir oubli de lʼoubli, le risque et le courage de sʼengouffrer entre les
murs de lʼenfermement pour affronter une bête (Thésée moderne s'assombrissant dʼune
solitude de dernière esquisse pour vivre encore, à cet inconnu dont il nʼest de mémoire
que de cadres estompés).
Mais dans ces films (The Giver, le Labyrinthe), le scénario est encore à effet dʼeffroi.
Jusqu'à quel point, dans dʼautres films, lʼamnésie ne serait plus subie (par l'extérieur dʼun
pouvoir), mais travaillé à ce souci de la mémoire et à une activation de l'oubli à une forme
de présent, dense, insoupçonné. Les Grecs nomment «mnemata», pas encore le lieu de
mémoire, plus concrètement celui de désoubli (en usant dʼun anachronisme cher à
Novarina). Un désoubli volontaire, dans le sens d'une fidélité à la vie. L'amnésie souffre
lʼinconnu dans sa non reconnaissance. Elle se cogne au pire (aux reproches des efforts de
devoir de mémoire exigé, aussi à lʼerreur de lecture des pertes de passé qui font tant de
ravages dans lʼactualité, sacralisation de ce qui nʼest plus rien quʼactuel, aussi aux
silences des pertes définitives). Au même niveau mais à une autre entente, elle se souffre
à une forme seulement palpable à des contours, des distractions (Benjamin), développant
un mouvement non plus par rapport à un centre, mais par rapport à sa place dans une
série, son souffle dans la multitude, instinctivement suivi. «Jʼai dessiné sur des ruines».
Rapprocher lʼamnésie à la vie qui frappe, oubliée, cela demande un exercice, de prendre
la situation avec flegme, et comme chez Kaurismaki de voir ce quʼon peut faire, ce qui
persiste au coeur d'un autre milieu, sans expérience, sans visage, sans passé (l'homme
sans passé). Le cireur de chaussures du Havre, en poteau dʼangle, ne se mêle plus
seulement qu'à la circulation de passagers des trains; au fur et à mesure, à travers le
jeune migrant, il sort à une circulation plus large pour le mener là où il peut l'aider à aller.
Les images paraissent aussi « aller quelque part », sur une frontière possible, forte en
résonance et en acceptation d'une volonté, d'une chance et d'un hasard (l'expression
turque "Kismet" citée ailleurs par U.Preiss). Une mémoire libérée en quelque sorte,
pourtant en écho du choc de lʼoubli qui parait miner l'ensemble d'un autour, d'une société.
Pascale Cassagneau propose une troisième voix au cinéma, dans son ouvrage future
amnésia. Troisième voie en marge du cinéma reconnu, subventionné, et en marge du pur
jeu mental dérive d'art contemporain. Lʼidée avance sur les effacements de pure structure
de scénario conditionné et dépend de cette activité de la mémoire qui retient, rappelle,
anticipe, oublie (la lecture de Jacques Aumont sur Godard, une mémoire pour oublier,
pour pouvoir oublier et conjuguer devenir et amnésie, Amnésies). Pour reprendre la
citation dʼIlse Aichinberg sur la disparition, une autre tournure, tout autant, voire beaucoup
plus frappante, retient: celle dʼ "amnésie mutante", en traduction du souffle contre la
chronologie, où les images circulent entre des états, sans pour autant se métamorphoser.
Le sens affleure sur les lisières de suspension, avec un cinéma en propagateur (Oncle
Boonmee). Là où l'amnésie abolit les réminiscences pour produire les conditions d'un
combat abstrait, non référante à une mémoire habituelle se constituant dans et par la
cohérence singulière d'une transmission, un bruissement plonge au vide comme ce qui ne
lʼassure plus mais pourrait être le possible d'une réalité.
Dans le monde de The Giver, il nʼy plus lʼautre du temps. Les mues passagères, les Peaux
de bêtes, peaux d'âne du conte, témoignant dʼun passage à lʼinstant T d'un âge, n'y sont
plus. On n'a plus le temps de son temps. Le vol de l'oiseau nie peut-être ces prospectives:
le piaf bruant à gorge blanche, lʼoiseau star de l'étude du dernier capital, trompe son
monde, dʼaprès ce quʼun cinéma signifierait des puissances animales actuellement, où les
figures de lʼanimal contestent les cas. Les oiseaux dorment-ils? La chouette a lʼair un peu
insomniaque, dans un film d'Ariane Michel. La ville se reflète dans son oeil. Le dispositif
de contrôle est doublée par sa gauche, par une sensation de regard ourlé sur le monde.
Quelle est sa «mémoire dʼamnésique» (Satie)?
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