Totalitarisme, fascisme et dictature

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LE TOTALITARISME ET SES ANTIDOTES
par Philippe Raynaud*
Totalitarisme, fascisme et dictature
a question des rapports entre totalitarisme,
fascisme et dictature, est une question classique, à laquelle on peut également
apporter des réponses classiques, qui découlent
du consensus des auteurs qui ont construit les
grandes théories du totalitarisme après la
Seconde Guerre mondiale.
Le « totalitarisme » est une catégorie qui
prend place au sein d’une classification ternaire
des régimes modernes (démocratie, autoritarisme, totalitarisme) dont il constitue un des
deux pôles, opposé à la démocratie, les difféPhilippe Raynaud
lors de la journée Souvarine, le 24 juin 2008.
rentes formes d’« autoritarisme » occupant une
position intermédiaire. Le « fascisme » est une
catégorie plus vague qui emprunte son nom au régime de Mussolini, mais qui est
souvent employée pour désigner à la fois une des formes les plus accomplies du totalitarisme (le nazisme) et des régimes de nature foncièrement différentes (Portugal de
Salazar, Espagne franquiste, etc.). Le terme de « dictature », enfin, peut désigner ou
bien un régime stable de non-liberté ou bien (comme dans la Rome républicaine)
une suspension de l’état légal pour sortir d’une crise de régime, en attente de rétablissement de la liberté.
Ce sont là bien entendu des types idéaux qui ne recouvrent jamais totalement la
réalité, ce qui explique certaines difficultés non moins classiques. Mais on peut néanmoins estimer que, aux alentours de la chute du communisme, les discussions s’inscrivaient dans un cadre assez clair que l’on peut présenter de la manière suivante.
L
* Professeur de sciences politiques à l’Institut d’Études politiques de Paris.
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L’immense majorité de ceux qui acceptaient le concept de totalitarisme acceptaient en
même temps implicitement deux thèses qui étaient à l’arrière-plan des grandes constructions de l’après-guerre à savoir la double idée d’une parenté entre le nazisme et le
communisme (ou le « stalinisme »?) et d’une polarité totalitarisme/démocratie dans
laquelle le totalitarisme n’était pas seulement un régime privé des libertés démocratiques mais aussi l’adversaire privilégié de la démocratie libérale.
Inversement, ceux qui refusaient ce concept en tenaient le plus souvent pour une
différence de nature entre communisme et nazisme, ce dernier apparaissant comme
une variété spécialement violente du « fascisme ».
Je me propose d’abord aujourd’hui de revenir sur la préhistoire de ces discussions
et de reconstituer la genèse ou généalogie des concepts de fascisme et de totalitarisme à
partir des révolutions fasciste et communiste, avant de proposer une analyse de la
diversité des théories du totalitarisme, qui conduira à un essai de classification. Enfin,
je proposerai quelques conclusions sur l’avenir des concepts de totalitarisme et de
fascisme.
Fascisme et totalitarisme: genèse des concepts
Le concept de totalitarisme est apparu au cours des années 1920, dans le contexte de
discussions sur le fascisme italien au cours desquelles est souvent évoquée l’idée d’une
parenté entre les révolutions bolchevique et fasciste. Le premier à parler du caractère
« totalitaire » du fascisme fut probablement Giovanni Amendola[1] – un adversaire du
régime – mais le terme fut finalement revendiqué par les fascistes eux-mêmes (à
commencer par Mussolini) pour aboutir à un texte souvent cité du philosophe du
régime, Giovanni Gentile: « Pour le fasciste, tout est dans l’État et rien d’humain et de
spirituel n’existe ou n’a a fortiori de valeur dans l’État. En ce sens le fascisme est totalitaire »[2]. Le « fascisme » est donc « totalitaire » parce qu’il vise un contrôle « total » de
la société, inspiré par un projet révolutionnaire, qui est lui-même le fruit d’une double
réaction, contre la démocratie libérale individualiste et égalitaire, mais aussi contre la
révolution bolchevique. L’individualisme libéral et l’égalitarisme démocratique qui
inspiraient la Révolution française avaient détruit l’unité de la société, avant que la
Révolution russe ait elle-même ruiné les illusions de la démocratie bourgeoise ; le
1. V. Michèle-Irène Brudny, « Le totalitarisme: histoire du terme et statut du concept », Communisme, 47-48,1996,
p. 13-32.
2. Giovanni Gentile, « Fascismo (doctrina del) » in Enciclopedia Italiana, Rome, 1932.
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« totalitarisme » fasciste, qui aspire à ce qu’on appellera
bientôt une « révolution conservatrice », naît de la volonté
de recréer par des moyens révolutionnaires une unité de
la société qui a été détruite par la Révolution française
en usant de moyens qui s’inspirent de la révolution
bolchevique.
Le fascisme s’inscrit donc, comme le bolchevisme,
dans le cadre d’une remise en cause violente de la démocratie libérale, dont on attendait jusqu’alors la solution de
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la question sociale et qui a échoué en 1914. La Révolution
russe a ouvert la série des révolutions antidémocratiques et
Georges Sorel.
elle a libéré l’agressivité des classes dirigeantes qui, pour se
« défendre », vont se croire autorisées à détruire la démocratie par la violence. Or, la
thèse de la continuité ou de la relation mimétique entre bolchevisme et fascisme, à
laquelle le grand livre de François Furet, Le passé d’une illusion, a donné une nouvelle
vigueur, n’était nullement choquante dans la première moitié du XXe siècle; elle est en
fait commune à beaucoup de bons esprits, aussi bien des démocrates qui refusaient de
se rallier au communisme que des contre-révolutionnaires conscients de ce qu’ils
devaient à l’ennemi bolchevique et elle est présente, sous des formes diverses chez des
hommes aussi différents que Élie Halévy, Georges Sorel, Marcel Mauss, Carl Schmitt et
Hans Kelsen. Pour en montrer la portée, je privilégierai ces deux derniers auteurs, qui
représentent alors les deux pôles (« décisionniste » et autoritaire, d’un côté, « normativiste » et démocrate, de l’autre), de la théorie juridique, mais qui ont en commun une
même culture de droit public, qui les rend particulièrement sensibles à ce qui distingue
les nouveaux régimes nés dans les années 1920.
Depuis quelques années, l’œuvre de Carl Schmitt occupe une place de plus en plus
importante dans la théorie politique contemporaine, alors même que l’on connaît
beaucoup mieux qu’autrefois la nature et l’ampleur de son engagement en faveur du
national-socialisme. Cet intérêt ne tient pas, pour l’essentiel, à une sympathie plus ou
moins trouble pour les passions politiques de Schmitt mais bien plutôt au fait que
celui-ci a saisi de manière particulièrement aiguë certains aspects de la crise des démocraties après la Première Guerre mondiale: selon lui, c’est parce que le parlementarisme
libéral est épuisé que de nouvelles formes de dictature vont conduire à l’« État total ».
La crise du parlementarisme est l’objet de l’ouvrage Parlementarisme et démocratie
(1923). Schmitt y part d’une reconstruction très éclairante de ce qui faisait la cohérence
du libéralisme classique, qui se fondait sur la combinaison entre l’individualisme des
droits, la généralité de la loi, le primat du législatif et la séparation des pouvoirs, les
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compromis entre les intérêts et les opinions devant théoriquement être le fruit d’une discussion rationnelle conduite
dans l’arène parlementaire sous le contrôle d’une opinion
publique éclairée; or, ce modèle a été miné de l’intérieur par
le développement de la démocratie (dans lequel l’irruption
des masses dans le champ politique s’est traduite par une
intervention multiforme qui ruine la généralité de la loi)
avant d’être violemment attaqué par les nouveaux mouvements révolutionnaires et par le fascisme. La dictature est
Portrait de Machiavel
une étude des transformations de la notion de dictature,
par Santi di Tito (1536-1603).
depuis Rome, où elle n’était qu’une magistrature républicaine aux pouvoirs temporaires et limités, jusqu’à l’émergence de la notion révolutionnaire de la « dictature souveraine » et, au-delà, de la « dictature du prolétariat », qui
venait de triompher en Russie. L’élargissement du pouvoir de la dictature est rendu
possible par une des tendances de l’État moderne, qui s’exprime déjà dans l’œuvre de
Machiavel: la recherche d’une rationalisation du gouvernement, le primat de la technique sur le droit et l’émergence du pouvoir exécutif convergent vers l’idée de la
« raison d’État », c’est-à-dire vers « une maxime sociologico-politique située par-delà
l’opposition du juste et de l’injuste, uniquement dérivée de la nécessité de conserver et
d’augmenter la puissance politique ». La mutation décisive s’effectue avec la conjonction entre les techniques « dictatoriales » du pouvoir exécutif et le pouvoir
« souverain »: celle-ci se réalise en France lorsque la doctrine du pouvoir constituant
conduit à une dictature révolutionnaire, qui ne se contente pas de suspendre la constitution en vigueur, parce qu’elle vise au contraire à établir un régime nouveau.
Face à cette évolution, l’« État de droit » libéral tend au contraire à rendre problématique l’institution de la « dictature » limitée et classique lors même qu’il cherche à lui
faire une place, parce qu’il présuppose que la stabilité de l’État, héritée de l’absolutisme
princier, est définitivement assurée par l’émergence d’une société d’individus, où
aucune association ne vient mettre en danger l’autorité de l’État: or, c’est précisément à
ce point que se produit le retournement exprimé par l’émergence des mouvements
révolutionnaires modernes – qui se présentent comme l’expression de la solidarité de
classe pour revendiquer la « dictature du prolétariat », héritière de la « dictature souveraine » de 1793. On devine aisément que l’auteur est assez inquiet de la faiblesse du
régime républicain devant les nouveaux courants révolutionnaires, et on ne s’étonne
pas, qu’après avoir souhaité un renforcement autoritaire du régime de Weimar face aux
factions communiste et nazie, il en soit venu par la suite à voir dans l’« État total » à la
fois le résultat logique de la crise du libéralisme et la réponse au communisme.
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Paradoxalement, les conclusions d’un juriste démocrate comme Kelsen ne sont pas
essentiellement différentes; alors même que, pour lui, la démocratie est le régime le plus
naturellement capable de surmonter le conflit de classes de manière pacifique, il constate avec mélancolie que l’« aile gauche du mouvement prolétarien » a rompu avec
l’idée démocratique en se ralliant à une forme nouvelle de dictature supposée réaliser la
justice et c’est cela qui, pour lui, explique que l’« aile droite des partis bourgeois » en ait
conclu pour sa part que la démocratie ne suffisait plus à garantir son pouvoir[3]. Le
fascisme est donc bien, une fois de plus, une réponse à la révolution bolchevique, qui
avait lui-même détruit la démocratie en prétendant l’accomplir.
Pour le réactionnaire Schmitt comme pour le démocrate socialisant Kelsen, le
début du XXe siècle voit apparaître une nouvelle conception de la dictature, qui
désigne deux réalités tout à fait nouvelles, le fascisme et le bolchevisme, qui apparaissent comme des frères ennemis, mais jumeaux. Or, à cette époque, cette question fait
l’objet d’un débat assez largement ouvert, et le point de vue dominant est très différent
de ce qui va apparaître avec la guerre (qui conduira, contre toute évidence, à faire du
communisme une composante du camp des « démocraties ») sans pour autant se
confondre avec les théories ultérieures du totalitarisme: le rapprochement entre le
communisme et le fascisme ou le nazisme est tenu pour légitime mais cela veut dire
aussi que, le plus souvent, les différences entre le régime italien (qui s’est sans doute
voulu totalitaire mais qui a longtemps laissé subsister une certaine autonomie des
institutions traditionnelles et de la société civile) et le nazisme sont moins clairement
perçues[4]. Certains, comme le juriste catholique Marcel Prélot, voient dans l’État totalitaire le fruit naturel de l’idolâtrie moderne de l’État, d’autres, comme Elie Halévy ou,
plus tard, Jules Isaac s’inquiètent du retour de la « tyrannie »[5] ; beaucoup, enfin, en
viennent à penser que le monde tout entier est en train de sortir du capitalisme libéral
pour en venir à un nouveau régime économique dont les prémisses apparaissent aussi
bien dans l’Amérique de Roosevelt que dans l’Allemagne nazie ou dans la Russie stalinienne. Toutes ces idées sont inégalement pertinentes, mais elles ont du moins en
commun l’idée d’une double continuité – entre le nazisme et le communisme, entre le
3. Hans Kelsen, La démocratie – Sa nature – Sa valeur, rééd., Paris, Dalloz, 2005; v. aussi p. 61-62 le remarques sur le
corporatisme.
4. Parmi ceux qui ont perçu d’emblée la différence entre le fascisme et le nazisme, on notera la qualité des analyses du
juriste René Capitant, à qui on doit cette remarque fulgurante: « On a pu dire de la révolution fasciste qu’elle fut
essentiellement empirique. La révolution nationale-socialiste est au contraire essentiellement idéologique » (René
Capitant, Face au nazisme. Écrits 1933-1938, Presses Universitaires de Strasbourg, 2004).
5. Certains analystes marxistes comme Franz Borkenau (Behemoth, 1944) utilisent la notion de totalitarisme à propos
de l’Allemagne nazie et, tout en notant des différences entre les deux régimes, ne refusent pas la comparaison avec
l’Union soviétique.
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fascisme et le nazisme, qui semblera plus tard problématique. Nul n’a sans doute
mieux dit les choses que Boris Souvarine, dans son grand livre sur Staline:
« L’ancien vocabulaire exprime bien mal les nouveaux phénomènes historiques. Il a
fallu aussi des mots neufs, comme bolchevisme et fascisme, vides en eux-mêmes de
sens politique, pour désigner des mouvements sociaux inconnus et leur idéologie
empirique, mouvements qui offrent à la longue tant de ressemblances et se livrent à
tant de plagiats mutuels, se font tant d’emprunts et d’échanges, que le même néologisme de « totalitaires » leur convient à merveille »[6].
6. Boris Souvarine, Staline, 8e éd., Paris, 1040, cité par K. Pomian « Totalitarisme » in J.-P. Azéma et F. Bédarida, 19381948. Les années de tourmente, Paris, Flammarion, 1995, p. 1074.
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Même si le totalitarisme a fait l’objet, dans les années 1930-1940 d’analyses remarquables, au premier rang desquelles il faut placer le génial
roman de George Orwell, 1984 (1949), on s’accorde à considérer que c’est avec les Origines du totalitarisme (1950) de
Hannah Arendt que le concept de totalitarisme acquiert une
place centrale dans la théorie politique, avant que, quelques
années plus tard, Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski s’efforcent de distinguer, d’un point de vue « politologique » les
traits constitutifs des régimes totalitaires. Il est donc
commode de voir dans ces deux ouvrages fondateurs les
George Orwell.
deux matrices des principales interprétations du totalitarisme.
L’interprétation de Hannah Arendt s’attache avant tout à
montrer ce qui fait la nouveauté du totalitarisme, en
montrant qu’il existe une différence de nature entre les
systèmes totalitaires et la figure classique de la tyrannie: là
où la terreur tyrannique se contentait de corrompre les relations entre les hommes, la terreur idéologique « ruine toute
relation avec la réalité ». Classiquement en effet, le pouvoir
tyrannique se définit par le fait qu’il gouverne sans lois, ce
Zbigniew Brzezinski.
qui explique à la fois la violence dont il est capable et sa
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soumission aux calculs du tyran, qui vise son intérêt
propre plutôt que le bien commun.
Il en va tout autrement du totalitarisme qui, s’il
reprend volontiers à son compte les moyens de la
tyrannie, est au contraire soumis à une « loi » impitoyable, celle de l’idéologie, qui n’est pas une simple
superstructure dissimulant l’intérêt des dominants
mais qui s’impose à eux au-delà de tout calcul utilitaire. Telle que la définit Hannah Arendt, l’« idéologie » est tout autre chose que la simple croyance à
une « idée » : elle est au sens le plus rigoureux la
« logique d’une idée », logique devenue folle en
prétendant s’ériger en explication universelle de l’histoire et dont la nature propre est de « dévorer » le contenu réel dont elle est née (le
peuple allemand et la race dans le nazisme, le prolétariat et la « lutte des classes » dans le
communisme stalinien). En elle-même, l’idéologie est un fait central dans le monde
moderne, mais c’est seulement dans le totalitarisme que sa logique se déploie pleinement. L’explication de la réalité à partir d’un principe unique place les agents du
système totalitaire en rupture complète par rapport à la perception ordinaire des choses
et cela se traduit par la formation d’une propagande d’un type particulier qui vise à
changer la réalité pendant que le primat de la « logique » sur l’« idée » initiale engendre
un radicalisme sans précédent, qui se présente comme la simple mise en œuvre des
conséquences de la doctrine : « une “classe agonisante” était une classe de gens
condamnés à mort; les races qui sont “inaptes à vivre” devaient être exterminées ».
Cette thèse centrale a évidemment des conséquences importantes sur la manière
dont Hannah Arendt conçoit et décrit le totalitarisme, ainsi que sur l’extension, en fait
assez limitée, qu’elle reconnaît à ce concept. Les traits constitutifs du totalitarisme (la
mobilisation des masses, le développement de la terreur jusqu’au système concentrationnaire) sont en effet pour elle des conséquences ultimes de la logique de l’idée mais,
inversement, l’épuisement de l’idéologie et la fin de la terreur de masse marquent la fin
de la domination totalitaire proprement dite, qui ne commence vraiment que quand
l’idéologie acquiert une autonomie suffisante par rapport aux buts classiques de la politique. C’est pour cela que, dans la conception de Hannah Arendt, le totalitarisme reste
un fait relativement exceptionnel, qui ne commence vraiment en Russie que dans les
années 1930 et en Allemagne en 1939, ce qui la conduira à considérer qu’il prend fin en
Union soviétique avec le dégel « krouchtchevien » pour – peut-être – réapparaître dans
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la Chine de la « révolution culturelle ». Mais il faut aussi ajouter que, curieusement,
cette délimitation sans doute trop étroite de l’extension du concept de totalitarisme
s’accompagne d’une interprétation très large des « origines » des systèmes totalitaires,
qui commencent avec la naissance de l’antisémitisme et qui prennent forme avec le
développement de l’« impérialisme », qui ruine définitivement le fragile édifice construit sur l’État-Nation et sur les « droits de l’homme » à partir de la Révolution française. On s’explique ainsi pourquoi les mêmes courants qui furent longtemps réticents
devant le concept de totalitarisme (qui conduisait à rapprocher le communisme et le
nazisme) peuvent aujourd’hui trouver d’importants mérites à cet aspect de l’œuvre de
Hannah Arendt, sur lesquels ils prétendent s’appuyer pour faire de la colonisation la
matrice des entreprises totalitaires du XXe siècle (y compris, bien entendu, les crimes du
communisme)[7].
Si le livre de Hannah Arendt part de la philosophie politique classique pour distinguer ce qui fait la nouveauté radicale du totalitarisme[8], celui de Carl Friedrich et
Zbigniew Brzezinski s’inscrit dans le cadre d’une science politique qui s’efforce d’inscrire ces phénomènes nouveaux dans le cadre général d’une typologie des régimes
contemporains, implicitement construite à partir de la démocratie libérale. Pour ces
deux auteurs, le régime totalitaire se définit par six caractères: l’idéologie d’État obligatoire ; le parti unique qui encadre les masses ; le quasi-monopole des moyens de
communication; la terreur de masse; la direction centralisée de l’économie. Cette typologie est plus inclusive que chez Arendt (elle couvre une période plus longue de l’histoire des régimes communistes), elle permet plus facilement de concevoir des degrés
intermédiaires entre le totalitarisme et les diverses formes de tyrannie ou d’autoritarisme et, si l’idéologie en est toujours un caractère constitutif, l’accent est davantage mis
sur la contrainte que sur la rupture avec la perception commune[9].
7. V. par exemple Olivier Lecour Grandmaison, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 200.
Cette récupération suppose évidemment, s’agissant de l’apport de Hannah Arendt, des oublis non négligeables :
Arendt insiste sur le rôle de l’impérialisme continental, intra-européen, et, surtout, elle fait de l’idéologie, et non pas
des « idées » racistes et/ou nationalistes, le centre du totalitarisme, ce qui la conduit évidemment à voir dans la logique
totalitaire beaucoup plus qu’une simple extension des mesures d’exception mises en œuvre dans le cadre de la colonisation; v. mes remarques in Philippe Raynaud, L’extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, Paris,
Autrement, 2006, p. 40-43.
8. L’originalité d’Arendt a été d’utiliser les classiques pour faire ressortir la nouveauté du totalitarisme, là où, par
exemple, un auteur comme Leo Strauss a tendu au contraire à rabattre le totalitarisme sur la figure de la « tyrannie ».
9. L’ouvrage de Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme (Gallimard, 1965) est plus proche de Friedrich et
Brezezinski que d’Arendt, et donne une présentation claire des traits qui distinguent le régime soviétique (idéologie au
contenu manifeste « humaniste », parti unique mieux adapté à ses fonctions, contrôle plus étroit de l’économie et
donc de la société civile). Par la suite, peut-être sous l’influence d’Alain Besançon, Aron a relativisé ces différences sur
un point précis où, finalement, il donnait en quelque façon raison à Arendt: le contenu « humaniste » de l’idéologie
soviétique était moins important que la logique meurtrière à laquelle elle avait donné naissance.
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Quelles que soient les différences entre le modèle « philosophique » d’Arendt et le
modèle « politologique » de Friedrich et Brzezinski, ils s’accordent sur l’essentiel qui est
la conscience du caractère à la fois extrême, sinon exceptionnel, du régime totalitaire
(qui ne doit pas être confondu avec les tyrannies ou les régimes « autoritaires ») ainsi
que de son appartenance à la modernité (v. l’importance de l’idéologie chez Arendt et,
chez Friedrich ou Brzezinski, la place centrale de la technique). Chez les auteurs ultérieurs comme Louis Dumont ou Vincent Descombes, qui développent ce qu’on peut
appeler une interprétation « anthropologique » de l’expérience totalitaire, le totalitarisme (et l’idéologie) apparaîtront comme des pathologies de la modernisation, liées au
choc entre l’individualisme moderne et les cultures « holistes » héritées[10].
*
Que dire, pour conclure, de l’avenir des concepts de « fascisme et de totalitarisme »? La question est en fait double et porte à la fois sur les interprétations du
passé et sur les problèmes politiques contemporains.
Pour ce qui concerne les expériences du XXe siècle, on peut dire que, si des
problèmes nouveaux apparaissent au fil des recherches, les problématiques fondamentales restent les mêmes. Si on pense le totalitarisme à partir de l’idéologie et de sa
logique, comme l’a fait de manière inégalée Alain Besançon, on aura tendance à
insister sur les similitudes entre le communisme et le nazisme, quitte à refuser toute
pertinence à la notion de « fascisme »[11]. Si on cherche, comme Ian Kesrhaw, à saisir
les caractères propres du régime hitlérien en insistant sur la domination « charismatique », on tendra au contraire à contester la pertinence du modèle totalitaire, qui
peut s’appliquer à des systèmes de domination parfaitement impersonnels[12]. Si,
comme Robert Paxton, on part de l’intention qui anime les régimes « fascistes » dans
leur dynamique conquérante, on redonnera à la notion de « fascisme » tout son
contenu dramatique en y incluant le nazisme, ce qui conduit très vite à dénier toute
pertinence réelle au rapprochement entre communisme et nazisme[13]. Si, enfin,
10. V. sur ce point l’excellente synthèse de Philippe De Lara « Anthropologie du totalitarisme. Lectures de Vincent
Descombes et Louis Dumont », Annales. Histoire, Sciences sociales (vol. 63, 2-2008, p. 353 à 376), qui montre l’accord
profond entre cette interprétation « anthropologique » et la conception élaborée dans le champ de la philosophie politique, de Hannah Arendt à Claude Lefort et Marcel Gauchet.
11. V. Alain Besançon, Le malheur du siècle. Sur le communisme, le nazisme et l’unicité de la Shoah, Paris, Fayard, 1998.
12. Ian Kesrhaw, Qu’est-ce que le nazisme? Problèmes et perspectives d’interprétation, Paris, Gallimard, Folio-Histoire,
1997.
13. Robert O. Paxton, Le fascisme en action, trad., Paris, le seuil, 2004.
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comme Giovanni Gentile, on veut rendre compte de la continuité du fascisme italien
de la prise du pouvoir à la République de Salo, on considérera que l’alignement final
sur la politique hitlérienne était la conséquence logique d’une visée « totalitaire », qui
comme on l’a vu, était présente dès le début dans l’autodéfinition du régime[14]. Bref,
les questions restent toujours les mêmes: faut-il rapprocher le nazisme du
communisme ou y voir une variété du fascisme? Le fascisme est-il un simple
autoritarisme ou la première esquisse du totalitarisme?
Que dire, par ailleurs, des régimes et des mouvements apparus depuis la fin du
XXe siècle, après la chute du communisme européen et le développement, dans le
monde islamique, de nouveaux courants révolutionnaires anti-occidentaux?
Contrairement à une idée reçue, l’effondrement des régimes communistes européens
apparaît plutôt comme une confirmation que comme une réfutation des théories du
totalitarisme: si ces régimes se sont décomposés plutôt que réformés, c’est qu’ils
avaient conservé des traits qui rendaient impossibles tout compromis durable avec la
société, là où, il est vrai, la Chine a pu se muer en régime « autoritaire » après avoir
rompu avec le totalitarisme paroxystique de la Révolution culturelle[15]. Malgré sa
rhétorique néo-castriste, il paraît en revanche difficile de mettre sur le même plan le
régime « populiste » de Hugo Chávez et les totalitarismes accomplis que furent les
systèmes communistes. Que dire, enfin, des radicalismes islamiques qui s’expriment
dans les mouvements terroristes du Proche-Orient ou dans la République Islamique
d’Iran, que d’aucuns qualifient volontiers de « fascistes » et/ou de « totalitaires »? Il
est possible que, comme réactions violentes au choc de la modernisation, ils relèvent
en partie d’une analyse « anthropologique » assez proche de celles que l’on a pu
donner de l’Allemagne nazie mais il ne semble pas que, pour l’instant, ils aient donné
naissance à des régimes ou à des partis de même nature que ceux qui sont nés du
communisme léniniste ou de l’hitlérisme[16]. Sur ce point comme sur les autres, la
discussion est en tout cas ouverte entre nous, et il faut en remercier nos amis de
l’Institut d’Histoire sociale.
14. Emilio Gentile, La voie italienne au totalitarisme, trad., Paris, Ed. du Rocher, 2004.
15. V. sur ce point Paul Thibaud, « Comment se décomposent les communismes? », in Esprit, n° 10, octobre 1989.
16. Pour une défense de la théorie du totalitarisme appliquée à l’Iran, v. Frédéric Tellier et Ramine Kamrane, L’Iran: les
coulisses d’un totalitarisme, Climats, 2007.
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