La vieille Europe a besoin de cerveaux et de bras

Transcription

La vieille Europe a besoin de cerveaux et de bras
International Démographie en Europe
Pour maintenir son niveau de bien-être,
l’UE doit s’ouvrir à l’immigration.
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La vieille
Europe
a besoin
de cerveaux
et de bras
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Entretien Gilles Toussaint
L
e déclin démographique de
l’Europe menace sa prospérité au cours des prochaines décennies. Philippe Fargues, sociologue et
démographe, directeur du centre
d’études des politiques migratoires
de l’Institut universitaire européen
de Florence, dresse un état des lieux
décapant.
partout et elle diminuera surtout
dans la tranche des 20 à 45 ans.
Cette partie de la population perdra
20% de ses effectifs actuels au cours
des vingt prochaines années, ce qui
équivaut à trente millions de jeunes
actifs. C’est un très grand problème
pour l’Europe car ils représentent la
part de la population la plus importante sur le marché du travail. C’est
celle dont l’éducation et les connaissances sont le plus à jour. C’est
donc une perte en
qualité et pas seulement en quantité.
“Pour l’économie,
les conséquences
sont assez claires.
Elles plaident
toutes pour
des politiques
ouvertes aux flux
migratoires.”
L’Europe semble condamnée à voir sa population diminuer et
vieillir. Qu’en est-il
Quels sont les pays où
exactement?
la situation est la plus
Jusqu’à présent, la poinquiétante?
pulation des 28 Etats
L’Allemagne a une
membres de l’UE n’a
population
très
pas diminué. On obvieillissante, même si
serve simplement une
ce pays accueille une
vague réduction qui
immigration nette
s’amorce au niveau de
importante. Dans le
la population totale
scénario “business as
depuis 2010-2011. Si
usual”, sa population
on prend le scénario
de jeunes actifs dimi“business as usual”
nuera de trois mild’Eurostat, la populalions dans les vingt
tion totale se mainprochaines années.
tiendra à l’avenir. Mais
En l’absence d’immice scénario ne fait que
gration, la baisse sera
prolonger les tendande six millions.
PHILIPPE FARGUES
ces de la migration acLe cas français est
tuelle, comme si l’Estrès différent. Sans
pagne allait continuellement rester
immigration, la population des jeuun pays d’immigration, alors que
nes actifs restera plus ou moins
c’est de moins en moins vrai. Cela n’a
constante. Si l’immigration suit la
pas beaucoup de sens.
tendance actuelle, elle augmentera
Ce qu’il faut regarder, ce sont les scéde un million et demi dans les vingt
narios de l’évolution “en l’absence
prochaines années.
de migration”, c’est-à-dire si l’immigration et l’émigration s’arrêtent toComment expliquer que la baisse de
talement. Là, le tableau change radinatalité soit moins forte dans certains
calement. La population d’âge actif,
pays? Y a-t-il un lien qui les relie?
soit entre 20 et 65 ans, diminuera
Différents phénomènes se combiD.R.
Les Européens vieillissent et font de moins
en moins d’enfants. Une situation qui les place
en position de faiblesse alors que le XXIe siècle
est d’ores et déjà celui des pays émergents.
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La Libre Belgique - vendredi 5 décembre 2014
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nent. D’une part, les personnes se
mettent en couple, de façon matrimoniale ou non, de plus en plus tardivement. Ce phénomène a commencé en France plus tôt que dans
d’autres pays, mais il s’y est à présent
arrêté. On assiste à une sorte de récupération de la fécondité, qui était
plus basse il y a vingt ans
qu’aujourd’hui. Mais il est toujours
en cours en Allemagne et il est considérable dans les pays catholiques du
Sud, comme l’Espagne et l’Italie.
C’est peut-être dû à un certain rejet
des valeurs traditionnelles. En
France, la politique de soutien à la famille, en particulier à la naissance du
troisième enfant, joue aussi un rôle.
La présence d’une population d’origine
immigrée, réputée faire plus d’enfants
a-t-elle une influence dans des pays
comme la France et le Royaume-Uni?
Une petite partie de la fécondité
française s’explique par cela, mais ce
n’est pas cela la raison principale. Et
cela joue de moins en moins.
Quelles sont les conséquences économiques et politiques de cette situation?
Dans les pays où il y a des systèmes
de retraite par répartition, c’est-àdire où les actifs paient pour les retraités, il est clair que cela ne pourra
pas continuer à fonctionner. On
aura dans tous les cas de figure une
très forte augmentation du rapport
retraités/actifs. Une des réponses
consiste à élever l’âge de la retraite
de façon importante. En l’absence
de migration, il faudra l’élever jusqu’à 72 ou 74 ans, selon les pays, au
cours des vingt prochaines années.
Sur le plan politique, il peut y avoir
des conséquences au niveau national si le vote des jeunes et celui des
vieux sont divergents. Cela jouera
2/1
LE RAPPORT JEUNES/VIEUX
S’INVERSE
En 1960, on recensait en moyenne
en Europe trois jeunes de moins
de 15 ans pour chaque adulte
de 65 ans ou plus. En 2060,
ce rapport devrait basculer et
passer à plus de deux personnes
de plus de 65 ans pour
chaque jeune de moins de 15 ans.
–41
millions
RISQUE DE DÉCLIN
Selon Eurostat, en l’absence
d’immigration, la population
de l’Europe des Vingt-huit
aura perdu 41 millions
d’individus en 2050, par rapport
aux 507 millions de personnes
recensées à ce jour.
Dans l’hypothèse d’un maintien
des tendances migratoires
actuelles, elle augmenterait
de 18,4 millions de personnes.
Dans le même temps,
la population mondiale
devrait compter 2,3 milliards
de locataires supplémentaires…
43,4 ans
LES BELGES VIEILLISSENT
En 2050, l’âge médian
de la population belge
sera d’environ 43 ans et demi,
alors qu’il était d’un peu moins
de 39 ans en 2000.
aussi au niveau européen puisque la
population de certains Etats s’accroît
plus que d’autres. Or, le poids démographique joue sur la représentation
au niveau de l’UE.
Pour vous, l’immigration fait partie de
la solution à ce problème?
Pour l’économie, les conséquences
sont claires. Elles plaident toutes
pour des politiques ouvertes aux flux
migratoires et non une politique fermée, comme certains Etats le préconisent actuellement et comme de
plus en plus d’opinions publiques
semblent le croire.
L’immigration apporte une partie de
la réponse, au moins dans le court
terme. Surtout l’immigration régulière de gens qui vont payer des impôts, ce qui signifie plus de contributeurs au système des retraites. L’âge
moyen de la migration internationale
est de 25 ans. Ce sont des jeunes gens
qui, en réalité, apportent une contribution beaucoup plus importante à
l’Etat providence que les bénéfices
qu’ils en tirent, au moins pendant dix
ou quinze ans. Mais cela n’apporte
pas une solution définitive, puisque
les migrants vieillissent eux aussi. On
ne fait que repousser le problème.
L’autre solution, maintenir en activité des gens plus âgés qui ont été formés il y a très longtemps, a aussi un
impact sur la production. La baisse de
la productivité qu’elle entraîne ne
permettra pas de maintenir le système des retraites à son niveau actuel. L’effet se fera surtout sentir dans
les secteurs qui font le plus appel à
l’innovation. Là encore, la migration,
en particulier de personnes hautement qualifiées, peut apporter des
solutions. Sans quoi, on ne sera plus
capable de maintenir un niveau d’innovation suffisant en Europe.
Épinglé
Des bénéfices croisés
L’UE va-t-elle s’orienter vers un système
d’immigration choisie? “Oui, il y a des chances
que la migration devienne de plus en plus sélective
en Europe. Et qu’elle concerne des personnes plus
diplômées que les vagues précédentes”, répond
sans ambages le Pr Fargues. “Mais la migration est
toujours sélective, poursuit-il, car les migrants ne
sont pas des individus comme les autres dans leur
pays d’origine.” Aujourd’hui, dans beaucoup de
pays européens, la première voie d’immigration
passe par le regroupement familial. Et dans ce cas,
“la sélection est faite par les familles des migrants
eux-mêmes”. Dans le cas d’une migration à des fins
économiques, la sélection sera faite par les Etats
en fonction des besoins de certains secteurs. “Mais
il y aura aussi d’importantes niches d’emplois moins
qualifiés, comme c’est déjà le cas dans le domaine
des travaux domestiques.”
Le risque de voir les pays d’origine de ces migrants
affaiblis en raison de “la fuite des cerveaux” ne
doit pas être exagéré, juge encore M. Fargues. Car
on observe aujourd’hui un phénomène nouveau:
une surproduction de diplômés universitaires, y
compris dans les pays les plus pauvres. Et dans un
certain nombre de cas, ceux-ci se retrouvent au
chômage, faute de débouchés. Il peut donc être
préférable que ces personnes aillent exercer leur
talent là où l’on en a besoin, ce qui leur permettra
d’envoyer de l’argent vers leur famille. “L’exemple
des informaticiens indiens est très intéressant,
relève encore notre interlocuteur. Il y a eu une fuite
des cerveaux très importante vers la Silicon Valley.
Mais une partie d’entre eux s’est ensuite dit que la
meilleure façon de développer ce qu’ils y avaient
appris était de revenir en Inde où il y a une maind’œuvre disponible, hautement qualifiée et à des
tarifs beaucoup plus bas. La Silicon Valley
américaine a ainsi produit la Silicon Valley indienne
de Bangalore, qui la concurrence aujourd’hui. Un
brain drain qui est devenu un brain gain.” G.T.
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