L`art et l`Illusion 1

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L`art et l`Illusion 1
L'art et l'illusion
Bibliothèque
des sciences humaines
L'art et l'Illusion
Psychologie de la représentation picturale
E. H. GOMBRICH
traduit de l'anglais par
Guy Durand
NRF Éditions Gallimard
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L'art et l'illusion
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L'art et l'illusion
Ernst Gombrich
Ernst Gombrich (Ernst Hans Josef Gombrich), né le 30 mars 1909 à Vienne et mort
le 3 novembre 2001 à Londres, est un spécialiste de l'histoire de l'art et de
l'iconographie du XXe siècle célèbre pour ses ouvrages.
Biographie
Né à Vienne en 1909, il fit ses études secondaires au Theresianum avant d'entrer à
l'Institut d'Histoire de l'Art de l'Université de Vienne (1928) où il fut l'élève de Julius
von Schlosser1, mais aussi d'Emanuel Loewy et de Hans Tietze. Il soutint sa thèse
sur « Giulio Romano, architecte » et la publia avant de collaborer avec Ernst Kris
qui l'a initié aux problèmes de la psychologie de l'art.
Il quitta Vienne pour Londres en 1936 et devint assistant de recherches à l'Institut
Warburg. À partir de cette date, son nom fut associé aux travaux de cet institut dont
il devint directeur en 19591. Durant la guerre, il traduisit en anglais les émissions de
la radio allemande pour le service d'écoute de la British Broadcasting Corporation
(BBC). Il occupa à l'Université de Londres la chaire d'Histoire de la tradition
classique de 1959 jusqu'à sa retraite en 1976. Il fut anobli en 1972 et reçut l'Ordre du
Mérite britannique en 1988 ainsi que de nombreuses récompenses et distinctions
internationales, dont le Prix Balzan en 1985 pour l'histoire de l'art occidental, le prix
Goethe (1994) et la Médaille d'or de la ville de Vienne (1994).
Œuvre
Gombrich est connu du grand public pour son Histoire de l'art, publiée pour la
première fois en 1950. Pensé à l'origine comme une « histoire de l'art pour la
jeunesse » et commandé dans les années trente par l'éditeur des Wissenschaft für
Kinder2 (la collection de sa Brève histoire du monde), cet ouvrage est considéré
comme particulièrement accessible. Il est des plus traduits et vendu, depuis, parmi
les introductions à ce domaine. Toutefois, selon Roland Recht, il correspond à une
« vision de l'histoire3 » déjà ancienne.
Auteur d'une dizaine d'ouvrages dont plusieurs portent sur la Renaissance, Ernst
Gombrich a notamment publié The Sense of Order (1979) et The Image and the Eye
(1982) sur la psychologie de la représentation. Inspiré par Aristote4, il aurait déclaré
que « l'étonnement est à l'origine de la connaissance : celui qui cesse de s'étonner
pourrait bien cesser de savoir »[réf. nécessaire]. Son dernier ouvrage concerne le
thème de la Préférence pour le primitif qui l'avait occupé pendant plus de 40 ans
(2002 : parution posthume).
Gombrich est aussi auteur d'une Brève histoire du monde, livre de vulgarisation de
l'histoire humaine, qui, rédigé en six semaines en 1936, a connu un grand succès et
de nombreuses traductions.
Notes et références
1.
2.
3.
4.
↑ a et b Archive Gombrich
↑ Soit « le Savoir pour les enfants ». Cf. Ernst Gombrich, Didier Eribon, Ce que l'image nous dit : entretiens sur l'art et la
science, Paris, Arléa, 2010 (1re éd. 1991), p. 37 et 64 (ISBN 978-2-86959-897-3).
↑ Roland Recht, Manuels et histoires générales de l'art, dans Revue de l'art, 124, 1999-2, p. 6 (ISSN 0035-1326) (en
ligne [archive]).
↑ Métaphysique, A, 2, 982bl 2 - 983a2 1 : « Or, douter et s’étonner, c’est reconnaître son ignorance. Voilà pourquoi on peut
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dire en quelque manière que l’ami de la philosophie est aussi celui des mythes ; car la matière du mythe, c’est l’étonnant, le
merveilleux. Si donc on a philosophé pour échapper à l’ignorance, il est clair qu’on a poursuivi la science pour savoir et sans
aucun but d’utilité. » (trad. Victor Cousin, 1838).
Liens externes
•
•
•
(en) Ernst Gombrich sur le Dictionary of Art Historians.
(en) Archives Gombrich
(de) Bibliographie complète
Bibliographie
•
(en) The Essential Gombrich, Richard Woodfield , (ISBN 0714834874)
•
Ernst Gombrich, Didier Eribon, Ce que l'image nous dit : entretiens sur l'art et la science, Paris, Cartouche, 2009 (1991 pour
la première édition)
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à la mémoire de mes maîtres
EMMANUEL LOEWY
1857-1938
JULIUS VON SCHLOSSER
1866-1938
ERNST KRIS
1900-1957
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Préface
Quand on me fit l'honneur de m'inviter de prendre part, à titre
de membre participant, au cycle de conférence sur les Beaux-Arts de
la National Gallery de Washington, je proposai, comme thème de
recherche, la psychologie de la représentation. Je fus alors très
reconnaissant au Comité d'agréer un sujet qui, au-delà des limites du
domaine artistique, comporte l'étude de la perception et des illusions
optiques. Car, dès la période de mes études à l'Université, j'avais été
surpris et intrigué de voir que les formes ou les taches colorées
puissent être mystérieusement capables de suggérer et de signifier
certaines choses qui n'ont que peu de rapport avec leur tracé apparent.
Dans un précédent ouvrage, l'Art et son Histoire, j'avais retracé, dans
ses grandes lignes, le développement de la représentation, depuis les
méthodes conceptuelles des primitifs et des Égyptiens, fondées sur
« la connaissance de l'objet », jusqu'aux œuvres réalisées par les
Impressionnistes, qui réussirent à fixer l'aspect fugitif de « ce qu'ils
voyaient ». Utilisant ainsi une distinction traditionnelle entre la
connaissance et la vision, je déclarais, dans le dernier chapitre, que la
méthode impressionniste avait contribué, par ses contradictions
internes, à dévaloriser, dans l'art du XXe siècle, la représentation
formelle. Lorsque j'affirmais qu'aucun artiste n'est capable de
« peindre ce qu'il voit », en se libérant de toutes les conventions, cette
position pouvait évidemment paraître dogmatique et manquer de
justifications suffisantes. Pour lui donner plus d'assise et de
consistance, je fus conduit à un nouvel examen de la théorie de la
perception, qui m'était apparue particulièrement féconde. Le présent
ouvrage constitue en fait un compte rendu de ces nouvelles
recherches. Il ne se propose pas de réviser l'interprétation précédente,
mais bien de la soutenir et de la préciser à la lumière des travaux les
plus récents de la psychologie contemporaine. En résumé, dans le
premier ouvrage, une conception traditionnelle de la nature de la
vision était appliquée à l'histoire des styles de représentation. Dans
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celui-si, j'ai le projet plus ambitieux de me servir de l'histoire de l'art
pour analyser cette même conception et pour la vérifier. J'ai supposé,
dans cette perspective, que les principales phases des styles de la
représentation décrites dans le premier ouvrage étaient connues du
lecteur. Aucune autre connaissance particulière ne me paraît
nécessaire, et notamment en ce qui concerne le domaine de la
psychologie, où je ne prétends pas à d'autre compétence que celle du
néophyte et du chercheur. Ce n'est pas par fausse humilité que j'insiste
sur ce point ; mais l'objectif principal des conférences Mellon me
paraît être de contribuer utilement à l'étude des problèmes de
l'esthétique et d'apporter des matériaux en vue de leur solution. Il me
semble que le moyen d'y parvenir est de suivre l'exemple des artistes
qui savent s'écarter des conceptions toutes faites et, sur le plan
intellectuel, n'hésitent pas à prendre des risques. Je n'ai pas promis
autre chose à ces auditoires compréhensifs que j'ai rencontrés à
Washington.
Sous le titre d'ensemble, « Le langage de l'art et le monde
sensible », j'ai donné, au cours du printemps 1956, une suite de sept
exposés. Tous ont été inclus dans cet ouvrage, et à la plupart je n'ai
apporté que de très légères retouches (chap. I, III, X et XI). Des trois
autres exposés, l'un a servi de base au chapitres IX, qui en reprend le
thème de façon plus large et plus étendue, et la matière des deux
derniers a été reprise dans différentes parties des chapitres II et V, VII
et VII respectivement. D'autres matériaux proviennent encore de
diverses conférences où, dans l'ensemble, j'eus l'occasion de traiter du
sujet, alors que j'étais titulaire de la chaire Slade à l'Université
d'Oxford, ou encore en tant que professeur de l'Université de Londres
à laquelle je suis rattaché, ainsi qu'au cours de mes déplacements à
l'Université d'Harvard et au Congrès annuel de la Société britannique
de Psychologie, qui s'est tenu à Durham, en 1955, et où j'avais eu
l'occasion de définir mon programme de recherches.
Ce processus de développement des thèmes initiaux était sans
doute inévitable, dès l'instant où le sujet traité n’était plus soumis à la
tyrannie des limites horaires. En fait, le plus difficile fut pour moi de
m'expliquer avec une clarté suffisante en évitant que chacun de mes
chapitres n'atteigne à la dimension d'un volume. En dépit de
nombreux remaniements et remises en forme, j'ai donc décidé de ne
pas abandonner les avantages de ce cadre de la conférence, où l'on
peut jouir du privilège de ne pas expliciter d'une façon exhaustive
chaque point de son argumentation. Et, en faisant preuve d'optimisme,
je pourrais croire ainsi que mes lecteurs, comme les auditeurs y furent
contraints, sauront suivre dans leur fauteuil arguments et illustrations,
selon l'ordre où ils leur sont présentés. Car j'aimerais que l'on saisisse
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bien qu'il ne s'agit pas là d'un ouvrage de présentation d’œuvres d'art
avec le soutien de notes explicatives. Il s'agit d'un texte destiné à la
lecture, avec des illustrations pour en expliciter les termes. Les
éditeurs ont fait de leur mieux pour que les illustrations se trouvent
placées aussi près que possible des passages auxquels elles apportent
le soutien de leur contenu visuel ? Le groupement des notes à la fin de
l'ouvrage répond à une préoccupation du même ordre. On ne coupe
pas généralement le texte d'une conférence d'un bombardement de
références bibliographiques. Ainsi ces références ne sont- elles pas
placées directement sous les yeux du lecteur ; et toutes les notes ont
été rassemblées à la fin de l'ouvrage, avec renvoi à la page concernée.
Le lecteur qui désire se documenter de façon plus approfondie, ou qui
est à la recherche de textes de références, ne devrait donc avoir
aucune difficulté à découvrir le renseignement qu'il désire. On
trouvera aux pages 485-486 les références in extenso d'ouvrages dont
il est parfois fait mention dans le texte sous une forme abrégée.
Ce n'est donc pas par manque de gratitude à l'égard des
auteurs dont j'ai eu le grand avantage de pouvoir utiliser les œuvres
que les références des ouvrages se trouvent éloignés du texte offert à
la vue. J'aimerais au contraire affirmer ma profonde reconnaissance
envers des hommes de science qui, au détriment de recherches plus
profitables, consacrèrent quelques années de leur vie à présenter leurs
connaissances sous une forme accessible aux non-spécialistes. Le fait
qu'il me soit arrivé de conserver dans leur langue originale certains
passages cités dans les notes, ou d'utiliser une traduction personnelle,
ne doit pas dissimuler tout ce dont je suis encore redevable aux
éditeurs et aux traducteurs des classiques Loeb. Pas plus que quelques
références occasionnelles à certains articles de revues psychologiques
ne devraient dissimuler ce que m'ont apporté divers ouvrages qui
demeurèrent à portée de ma main pendant toute la période où
j'écrivais ce livre. Je pense à tel ou tel indispensable compendium,
comme Method and Theory in Experimental Psychology (1953) de C.
E. Osgood, et Experimental Psychology (1954) de R. S. Woodworth et
Harold Schlosberg, et également au bref et dense volume de O. L.
Zangwill : An Introduction to Modern Psychology (1950). Parmi les
ouvrages des spécialistes des problèmes de vision, A Further Sudy of
Visual Perception (1952) de M. D. Vernon nous offre un aperçu
d'ensemble particulièrement remarquable, tandis que Gesethe des
Sehens (2° édition, 1953) de Wolfgang Metzger reprend le problème
dans son ensemble du point de vue de la théorie de la forme. Je dois
beaucoup également à l'ouvrage de Ralph M. Evans : An Introduction
to Color(1948), et beaucoup plus encore à celui de J. J. Gibson : The
Perception of the Visual World (1950) qui, je l'espère à tout le moins,
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m'a permis de ne pas trop simplifier les problèmes, en négligeant ce
que l'auteur a nommé « la terrifiante complexité de la vision ».
Dans domaine un peu plus éloigné de mes préoccupations
habituelles, j'espère avoir tiré quelque profit des ouvrages de D. O.
Hebb : The Organization of Behavior (1949), de Viktor von
Weizsäker : Der Gestaltkreis (1950), de F. H. Allport : Theories of
Perception and the Concept of Structure (1955), et plus
particulièrement sans doute de The Sensory Order , de F. A. Hayek
(1952).
Cette énumération d'ouvrages représentatifs de différentes
écoles de psychologie ne manquera pas d'éveiller les soupçons du
spécialiste qui me reprochera une démarche essentiellement
éclectique. Ces soupçons sont, dans une certaine mesure justifiés,
mais ce choix n'a cependant pas été effectué en dehors du cadre d'une
orientation personnelle bien déterminée. Et si quelqu'un désire, à ce
stade, avoir une idée plus précise de cette orientation, je lui
recommanderai de bien vouloir se référer à un article fort connu de E.
C. Tolman et E. Brunswik : « The Organisation and the Causal
Texture of Environment » (L'Organisme et la texture causale du
milieu), Psychological Review, 1935, qui faisait plus particulièrement
ressortir le caractère hypothétique de tous les processus de la
perception.
En réalité, je n'ai pris connaissance de cet article que lorsque
mon ouvrage se trouvait déjà achevé, et si je note ce point, ce n'est
nullement dans le but de souligner son caractère original ; j'aimerais
plutôt indiquer par là à quel point les choix personnels se situent dans
le cadre d'un tradition vivante. L'article fut écrit à Vienne, en 1934, à
une période où il m'était arrivé d'avoir quelques contacts épisodiques
avec Egon Brunswik qui, en tant que sujet d'observation, avait
aimablement prêté son concours à une série d'expérience sur la
découverte du sens des expressions du visage dans le domaine de l'art,
expériences dont je m'étais alors occupé sous la direction de mon
regretté ami Ernst Kris. C'est plus particulièrement d'Ernst Kris,
spécialiste de l'histoire de l'art devenu psychanalyste, que j'ai appris au
cours d'une amitié de vingt années, quelle pouvait être la fécondité de
la méthode psychologique. Les recherches que nous avons effectuées
ensemble sur le problème de la caricature m'ont, pour la première fois
confronté avec tout ce que peut impliquer la reconnaissance d'une
ressemblance dans l'image représentée. Les résultats auxquels ont
abouti dans son ouvrage : Psychoanalytic Explorations in art (1952),
auquel je me réfère très largement dans les pages qui vont suivre.
Mais ce qu'il n'est guère possible d'évoquer ou de transmettre par
l'intermédiaire d'un texte écrit, c'est la passion et la souplesse d'un
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esprit toujours en éveil, à qui je dois la profonde conviction que
l'histoire de l'art ne peut être que stérile si elle ne s'enrichit pas
d'étroits contacts avec les sciences et l'étude de l'homme.
C'est dans cette même période, précédant l'occupation de
Vienne par Hitler et son régime, que j'eus cette véritable chance de
rencontrer Karl Popper. Il venait de publier The Logic of Scientific
Discovery, ouvrage où il démontre la valeur prioritaire de l'hypothèse
scientifique par rapport à l'enregistrement des données des sens. Si j'ai
acquis quelque connaissance des méthodes de la science et des
problèmes qui se posent sur un plan philosophique, j'en demeure
redevable à sa persévérante amitié. J'éprouvais de la fierté et une
grande satisfaction si la qualité de cette influence pouvait se retrouver
tout au long du présent ouvrage, bien que naturellement le professeur
Popper ne saurait porter aucune responsabilité pour tout ce qui peut
encore y faire défaut.
C'est grâce à un radiologue, le docteur Gottfied Speigler, que
j'ai appris à considérer que l'interprétation de toutes les images posait
un problème d'ordre philosophique. Et à Princeton, au cours
d'entretiens avec le professeur Wolfgang Köhler, si généreux des
moments dont il pouvait disposer, je pus pleinement me rassurer si
j'avais pu avoir quelques doutes sur le fait que les problèmes
complexes qui se posent dans la pratique de l'art puissent encore avoir
un très grand intérêt du point de vue de la recherche psychologique.
Le professeur Richard Held, de l'Université de Brandéis, m'apporta
son concours pour clarifier certaines questions, et je fus introduit par
ses soins dans les services du Département de Psychologie de
l'Université de Princeton, où je fus à même de suivre les expériences
qui étaient alors réalisées par Ames. Oskar Kokoschka, qui m'invita à
faire des conférences à « l'École de la Vision » de l'Académie d'été de
Salzbourg, a su me prouver qu'un grand artiste de notre temps est
encore susceptible de s'intéresser passionnément aux mystérieux
problèmes de la perception. Au cours de conversations avec le
professeur Roman Jacobson de l'Université de Harvard et le
professeur Colin Cherry de l'Imperial College of Science, à Londres,
j'ai eu l'occasion d'entrevoir de tentants et passionnants domaines
d'étude, comme ceux de la linguistique théorique et de la théorie de
l'information.
Je ne puis évidement citer ici les noms de tous mes collègues
de Warbourg Institute et de la Slade School of Art de l'Université de
Londres qui m'ont soutenu et encouragé au cours de mes recherches,
mais j'aimerais à tout le moins mentionner ceux qui ont bien voulu, à
ces différents stades, prendre connaissance du manuscrit de cet
ouvrages et m'offrir, pour l'améliorer, l'aide de leurs suggestions : tels,
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le professeur Ian Stockiste, le professeur Gertrud Bing, le professeur
Harry Bober, Mr B. A. R. Carter (qui dessina également les
diagrammes), le professeur Philipp Fehl, Mrs Ellen Kahn, Mr H.
Lester Cooke, Miss Jennifer Montagu, Mr Michael Podro et Mrs Ruth
Rubinstein. Au moment de l'édition, le concours de Mr William
McGuire, et celui de personnes qui me sont plus proches, comme ma
femme et mon fils Richard, m'ont été particulièrement précieux.
Je demeure très reconnaissant à divers éditeurs qui ont bien
voulu m'autoriser à faire usage de certaines citations : à Random
House, pour un passage d'un poème de W. H. Auden ; à George Allen
and Unwin Ltd. Pour des extraits de The Words of John Ruskin ; à
Phaidon Press Ltd. Pour des extraits de l'édition Mayne des Memoirs
of the Life of John Constable, et également pour des extraits de mon
ouvrage : The Story of Art.
Janvier 1959
E. H. G.
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Préface de la deuxième édition
Les modifications apportées au corps de l'ouvrage ont été
limitées à la correction de quelques termes et de quelques erreurs
matérielles. Tout changement plus important aurait risqué de remettre
en cause toute la trame où le texte et les illustrations s'entrecroisent
d'une façon significative. Mais, à la demande de mon éditeur, j'ai
volontiers accepté d'écrire une préface à cette seconde édition. Il me
semble que j'ai pour premier devoir de remercier tous ceux qui, par
leur compréhension et l'intérêt qu'ils ont porté à cet ouvrage, ont fait
apparaître, dans un délai de moins d'une année, la nécessité d'une
réédition. Il me faudrait, en second lieu, tenir compte de toutes les
critiques, et m'efforcer de remédier aux causes d'incompréhension
qu'elles ont pu faire apparaître. Si je ne puis le faire entièrement par le
moyen d'une préface, il m'est tout au moins possible d'attirer
l'attention sur certaines de ces causes. L'une, qui me paraîtrait
particulièrement menaçante et fâcheuse, serait que l'on s'aventurât à
croire qu'un ouvrage concernant l'évolution d'un art de l'illusion
s'efforcerait ainsi de présenter la fidélité dans la reproduction de la
nature comme la condition de toute perfection artistique. Si les
démentis que l'on pourra trouver aux pages 25 et 26-27 n'y suffisaient
pas, les exposés concernant la caricature et d'autres aspects de la
représentation qui ne font pas appel à l'illusion devraient pouvoir me
préserver d'une telle erreur d'interprétation. C'est un fait incontestable
et fort digne d'attention qu'un grand nombre de maîtres du passé ont
paru fascinés par les problèmes concernant l'exactitude de la
représentation visuelle ; mais aucun d'eux n'a jamais pensé que
l'exactitude de la représentation pouvait suffire à elle seule à faire
d'une peinture une œuvre d'art.
Un autre groupe de lecteurs s'est efforcé de trouver dans cet
ouvrage la confirmation d'une opinion contraire, selon laquelle la
recherche de la fidélité à la nature est toujours dépourvue de
signification, car chacun voit la nature d'une manière différente. En
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réalité je me suis efforcé de montrer (voir notamment les pages 345346 et 371) que l'incontestable de la vision n'interdit pas l'utilisation
de normes objectives susceptible de garantir l'exactitude de la
représentation. U mannequin de cire est apparemment l'exacte
reproduction de son modèle original, et, en regardant par un orifice
étroit une partie d'un tableau, n’importe qui pourra éprouver
l'impression d'apercevoir un décor réel, et à ce moment la
personnalité » de celui qui regarde n'importe guère, non plus que le
fait qu'il puisse avoir de l'admiration ou du mépris pour ce genre
d'artifice.
Sans doute le fait que j'ai affirmé, à maintes reprises,
qu'aucun artiste n'est en mesure de copier ce qu'il voit est-il à l'origine
de cette interprétation erronée. Il n'y a dans les faits aucune
contradiction, car le trompe-l’œil parfaitement réussi, aussi bien que
la caricature la plus frappante, ne sont pas seulement le résultat d'un
examen visuel particulièrement attentif, mais également de
l'expérimentation fructueuse de divers procédés picturaux.
L'apparence peu convaincante de certaines images qui, a diverses
époques du développement de la culture, furent jugées
insatisfaisantes, vint stimuler, comme j'ai essayé de le montrer,
l'invention de ces procédés. Cette modification progressive des
conventions et des schémas traditionnels sous la pression d'exigences
nouvelles constitue un des thèmes principaux du présent ouvrage.
Á ce point, il me faudrait sans doute signaler une difficulté
moins apparente et que le lecteur, je l'espère tout au moins, pourra
surmonter assez aisément. En tant que spécialiste de l'histoire de l'art,
j'ai, au départ, tenu pour acquis l'existence et le fréquent usage de ces
vocabulaires schématiques de l'expression sans toujours exposer dans
le détail quelles en étaient les caractéristiques. Un nombre
considérable d'illustrations, telles que scènes familières de l'art
égyptien, peinture chinoises de bambous, madones byzantines, anges
gothiques ou petits amours de l'art baroque, auraient été
indispensables pour apporter une solution satisfaisante à ce problème
et rendre évident ce que pourront confirmer des visites de musées et
l'examen attentif de revues d'art : savoir à quel point la gamme des
thèmes était limitée, et subtile celle des variations qui ont permis aux
artistes ou aux artisans du passé de créer des chefs-d’œuvre que nous
admirons. Car le véritable objectif de cet ouvrage n'est pas de décrire
mais d'expliquer pour quelles raisons les artistes qui ont, à l'évidence,
voulu que leurs images ressemblent aux œuvres de la nature ont
rencontré des difficultés auxquelles ils ne s'attendaient pas.
Je reconnais qu'il n'est pas toujours facile de prouver que
telle était bien leur intention, et je suis reconnaissant à un de mes amis
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peintres qui m'a aidé à trouver à ce problème une solution plus
adéquate, simplement en me demandant quel serait l'exact opposé de
mon opinion personnelle sur ce sujet. Et bien ! Ce serait une situation
où n'importe quel manieur de pinceau serait en mesure d'imiter
fidèlement la nature. Le simple désir de retrouver l'apparence d'une
personne aimée ou d'un beau paysage suffirait alors a expliquer que
l'artiste s'efforce de copier « ce qu'il voit ». Seraient en ce cas dans le
vrai ceux qui considéreraient comme intentionnels les styles qui, à
l'opposé du naturalisme, s'écartent de l'apparence des choses. Cette
opinion paraît plausible dans le monde actuel où la plupart des
habitants des villes peuvent prendre connaissance des procédés et des
effets picturaux par la seule vue des affiches et des cartes postales.
Mais nous n'avons aucun droit de supposer que ceux qui doivent avoir
de l'artifice une tout autre connaissance que celle de l'apparence et de
l'occasion jouiront de la même liberté de choix. Il m'est arrivé tout
récemment de découvrir, dans les souvenirs d'un peintre, une anecdote
propre à illustrer ce point de vue. Juhudo Epstein, qui avait été élevé
dans une famille de Juifs orthodoxes polonais, qui proscrivent toutes
représentations picto-graphiques, nous raconte dans Mein Weg von
Ost nach West (Stuttgart, 1929) comment il échoua lamentablement
dans sa première tentative de représenter un château situé sur une
hauteur de sa ville natale, et quelle révélation lui apporta alors la
lecture d'un ouvrage sur la perspective qu'on lui avait prêté par la
suite.
Pour expliquer ce besoin qu'éprouve le peintre de tirer profit
de l'expérience des générations précédentes, j'ai été contraint à mon
tour d'analyser les effet des procédés de représentation, et de voir
comment il est impossible de la séparer de la façon dont nous traitons
normalement les informations qui nous parviennent de ce monde
visible dans lequel nous vivons et agissons. La perspective selon
laquelle j'ai traité de ce problème m'a valu les critiques de certains
philosophes de l'école néo-positiviste, qui m'ont reproché d'avoir
assimilé l'interprétation à la vision. Ils devaient craindre, je présume,
que les fondements de la croyance en la véracité des observations
fondées sur les données des sens soient remis en question par cette
façon d'aborder le problème, et que leurs adversaires puissent en tirer
argument et réconfort. Je ne partage pas leurs appréhensions, mais je
ne me sens l'esclave d'aucune terminologie. Je serais prêt à remplacer
le mot « interprétation », qui leur paraît contestable, par un autre,
pourvu qu'il puisse décrire le processus d'interprétation et d'erreurs qui
nous permet d'extirper nos illusions et de réviser et mettre sans cesse à
l'épreuve nos impressions et notre connaissance du monde, aussi bien
dans le domaine de la perception que dans celui de la science. Peut15/54.
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être aurais-je dû expliciter cette conception d'une manière encore plus
précise, puisque aucune critique, à ma connaissance, n'a paru tenir
compte des arguments principaux que j'avais fait valoir aux pages 372
et 450.
Ce ne sont pas des analyses et des controverses concernant la
perception qui pourront jamais apporter une solution définitive au
mystérieux problème de l'art ; et je ne crois pas qu'un ouvrage
quelconque qui aurait cette prétention vaudrait la peine qu'on le lise.
Le désappointement qu'on éprouvé certains critiques à découvrir que
les problèmes abordés étaient eux-mêmes limités, impliquerait, j'ai de
bonnes raisons de le craindre, que, par comparaison avec l'étude de la
nature, l'étude des arts se trouve encore dans son enfance. De nos
jours, on n'aurais guère l'idée de reprocher aux spécialistes, qui ont
fait quelque peu progresser la connaissance du métabolisme du cœur,
de n'avoir pas réussi à résoudre le mystérieux problème de la vie. Que
le présent ouvrage puisse ou non faire progresser dans un sens
comparable la connaissance de la représentation picturale et de son
histoire dépendra en fin de compte de la validité des arguments qui y
sont présentés. Et je reviens par là à cette dette de reconnaissance et
de gratitude, contractée à l'égard des nombreux lecteurs qui ont prêté
attention à ces arguments, et dont la volonté de coopérer à leur
examen a dépasse mes rêves les plus audacieux.
Londres, janvier 1961.
E.H.G.
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Préface à la troisième édition
Une « remise à jour » de cet ouvrage, qui tiendrait compte de
tout ce qui a pu récemment paraître dans les domaines de la
philosophie, de la psychologie et de l'histoire de l'art, et qui aurait
quelque rapport avec le développement de son argumentation
représenterait pour moi une tâche dépassant les limites de mes
possibilités. Je voudrais cependant informer les lecteurs qui pourraient
y trouver intérêt que la citation inédite du professeur J. J. Gibson, à
laquelle je me référais dans la conclusion du chapitre de base sur
« L'analyse de la vision artistique », a désormais trouvé le ferme
soutien d'un ouvrage solidement construit et raisonné par ce grand
spécialiste de l'analyse de la perception : The Senses Considered as
Perceptual Systems (Boston, 1966). J'aimerais également réparer une
omission en attirant l'attention sur un important article auquel j'aurais
pu me référer dans ma critique de la conception de « la vision
innocente » : « La vision du peintre et la psychologie de la
perception », par R. Blanché : Journal de Psychologie morale et
pathologie, avril-juin 1946 (pp. 153-180). J'ai moi-même repris
certaines des questions qui sont traitées dans le présent ouvrage, en les
présentant dans une perspective quelque peu différente, dans une
conférence, donnée à Austin, Texas, sur « La découverte du visuel par
le moyen des œuvres d'art », et qui a été publiée dans Arts Magazine
de novembre 1965.
Ceci ne signifie pas qu'il y ait toujours concordance entre ces
diverses façons d'aborder les mêmes problèmes. Tout au contraire,
parmi les questions importantes qui sont abordées dans cet ouvrage, il
en est encore beaucoup qui sont loin d'avoir été résolues. Mes
collègues savent bien qu'il m'arrive encore, dans une salle commune
ou au réfectoire de l'université, de les entraîner devant un quelconque
portrait d'un académisme banal, non pour leur en vanter les mérites
artistiques, mais pour observer et vérifier quelles peuvent être nos
réactions quand nous regardons un tableau de ce genre. Ils devront me
17/54.
L'art et l'illusion
suivre d'un coin de la pièce à l'autre, afin de voir quelle est l'influence
de ce changement de position sur l'aspect que présente le sujet, ou
encore, je leur demanderai d'interposer une main entre leur regard et le
tableau et de dire jusqu’à quel point ils perdent ainsi la vision de
l'ensemble de la toile, ou je les interrogeai afin de leur faire préciser
dans quelle mesure ils sont encore capable de garder une impression
d'ensemble sur le sujet présenté sur cette surface plane quand leur
attention se concentre sur la façon dont a été rendu le drapé de la robe
du modèle ou l'expression de son visage. Il est assez curieux de
constater qu'il n'y a guère de concordance dans les façons de réagir
comme dans les conclusions que l'on peut tirer de ces expériences,
bien que je ne voie rien encore dans tout cela qui puisse me
convaincre de la nécessité d'une révision des points de vue exposés
dans le présent ouvrage. Il me semble néanmoins que certains
problèmes de ce type pourraient faire l'objet de recherches
expérimentales. Et si celles-ci donnaient lieu à de probants résultats,
dois-je encore espérer y faire un jour allusion dans quelque autre
nouvelle préface ?
Londres, novembre 1967.
E. H. G.
18/54.
L'art et l'illusion
INTRODUCTION
La psychologie et l'énigme du style
19/54.
L'art et l'illusion
fig 1 : Daniel Alain. Dessin. 1955.
20/54.
L'art et l'illusion
« »L'art étant de nature spirituelle, il en
résulte que toute étude scientifique de l'art
se fonde sur la psychologie. Elle peut également toucher à d'autres domaines, mais elle
ne saurait écarter la psychologie. »
Max J. Friedländer, Von Kunst und
Kennerschaft.
I
L'illustration qui s'offre aux regard du lecteur devrait
indiquer, beaucoup plus promptement que toute explication verbale,
quel peut être ici le sens de cette expression : « l'énigme du style ». Le
dessin humoristique d'Alain [fig 1] résume clairement les données
d'un problème qui, depuis des générations hante l'esprit des
spécialistes de l'histoire de l'art. Comment se fait-il que le monde
visible ait été représenté de tant de façons différentes, au cours de
périodes diverses et par tant de peuples divers ? Les peintures, qui
nous paraissent reproduire fidèlement une réalité prise sur le vif,
paraîtront-elles, au regard des générations futures, aussi peu réalistes
que l'est aujourd'hui pour nous la peinture égyptiennes ? Tout ce qui
concerne l'art est-il entièrement subjectif, ou y a-t-il, en cette matière,
des critères de nature objective ? Si ces critères existent, si les
méthodes enseignées de nos jours dans les académies de pose
permettent d'imiter plus fidèlement la nature que les conventions
utilisées par les Égyptiens, comment se fait-il que les Égyptiens ne les
aient pas adoptées avant nous ? La façon dont ils voyaient la nature,
comme semble le suggérer notre humoriste, était-elle différente de la
nôtre ? De si frappantes divergences dans la vision artistique ne
pourraient-elles pas nous permettre également de mieux comprendre
une imagerie déconcertante, créée par les artistes contemporains
Ces problèmes font partie du domaine de l'histoire de l'art,
mais les méthodes strictement historiques s'avèrent incapable de nous
21/54.
L'art et l'illusion
apporter des réponses. Le rôle dévolu à l'historien en cette matière est
simplement de nous décrire les changements qui sont intervenus. Il
s'attache à déterminer des différences de style entre différentes écoles
artistiques, et il mis au point une méthode descriptive lui permettant
de grouper, de classer et d'identifier les œuvres d'art qui nous ont été
transmises par les époques antérieures. Á la vue des illustrations
diverses présentées dans cet ouvrage, nous avons plus ou moins les
mêmes réactions que celles que l'historien peut éprouver au cours de
ses études : ici c'est un paysage de Chine, là un paysage hollandais, un
buste grec, là encore un portrait du XVII e siècle. Ces classifications
nous semblent à tel point naturelles que nous ne nous demandons
même plus pourquoi il nous est si facile de dire que tel arbre a été
peint par un artiste chinois plutôt que par un artiste hollandais. Si l'art
n'était tout au plus, ou ne pouvait guère exprimer autre chose que la
vision personnelle de l'artiste, il n'y aurait pas d'histoire de l'art. Nous
n'aurions pas la moindre raison de penser, comme nous le faisons,
qu'il existe un rapport de ressemblance entre les arbres peints par
différents artistes qui se sont trouvés à proximité immédiate les uns
des autres, dans le temps ou dans l'espace. Nous ne pourrions pas tirer
argument du fait que les élèves de l'atelier de dessin évoqué par Alain
devraient reproduire une image typiquement égyptienne. Et moins
encore pourrions-nous espérer savoir, à la vue d'une image
égyptienne, si elle a été composée voici trente siècles, ou si elle date
tout simplement d'hier. En histoire de l'art, la tâche de l'historien
repose tout entière sur cette idée qu'avait exprimé Wölfflin : »Chaque
période a un potentiel de possibilités qui lui appartiennent en propre et
qu'elle ne saurait dépasser. » Ce n'est pas à l'historien qu'il revient
d'expliquer cette constatation curieuse, mais qui donc alors devra se
charger de cette tâche ?
22/54.
L'art et l'illusion
II
Il fut un temps où le critique d'art s'intéressait exclusivement
aux méthodes de la représentation. Accoutumé, comme il l'était, à
apprécier la valeur des œuvres contemporaines en fonction
principalement de l'exactitude de la représentation, il ne doutait pas
que, depuis les premiers temps barbares cette habileté représentative
ne cessait pas de se développer en vue d'atteindre à la qualité d'une
parfaite illusion. De ce point de vue, l'art égyptien avait adopté des
méthodes enfantines du fait que le savoir limité des artistes ne leur
permettait pas d'en concevoir de plus évoluées. On pouvait sans doute
trouver des excuses à la faiblesse de leurs conventions, mais il était
impossible de les défendre. C'est à la grande révolution artistique qui
s'est répandue sur l' Europe au cours de la première moitié du XX e
siècle que nous devons d'avoir été débarrassés de cette forme de
conception esthétique. Le premier préjugé que tentent généralement
de combattre ceux qui cherchent à nous apprendre à apprécier les
œuvres d'art, c'est le fait de penser que l'excellence artistique est
assimilable à l'exactitude de la reproduction photographique. La carte
postale illustrée ou les photographies de vedettes deviennent alors le
repoussoir traditionnel, par rapport auquel les étudiants sont invités à
apprécier les facultés créatrices des grands maîtres. L'esthétique,
autrement dit, a renoncé à se sentir concernée de façon directe par le
problème de la ressemblance convaincante, le problème de l'illusion
artistique. Sous certains rapports, il s'agit vraiment là d'une libération,
et personne ne souhaite désormais revenir à la confusion ancienne.
Mais le problème, négligé et tombé dans l'oubli du fait que ni le
critique ni le spécialiste de l'histoire de l'art ne désirent désormais
l'aborder, n'en est pas pour autant supprimé. Beaucoup néanmoins
s'imaginent que l'illusion que nous apporte une représentation fidèle,
jugée de peu d'importance du point de vue artistique, doit s'expliquer
psychologiquement par un processus fort simple.
Il n'est pas nécessaire de recourir à l'examen des œuvres d'art
pour montrer que ce point de vue est erroné. Dans n'importe quel
manuel de psychologie nous pourrons découvrir de surprenants
exemples qui prouvent toute la complexité des problèmes impliqués
par ce genre de recherches. Prenons ce très simple dessin-piège,
extrait de l'hebdomadaire humoristique Die Fliegenden Blätter [fig 2],
et qui a pu être l'occasion de fort nombreuses controverses
philosophiques. Nous pouvons y voir, à
23/54.
L'art et l'illusion
fig 2 : Lapin ou canard ?
Volonté, l'image d'un lapin ou celle d'un canard. Nous nous rendons
aisément compte de la possibilité de ces deux interprétations. Il est
moins facile de décrire ce qui se passe exactement dans la pensée
lorsque l'on passe de l'une à l'autre. Certainement nous n'avons pas
l'illusion de nous trouver en présence d'un canard ou d'un lapin
« réels » . Le dessin ne reproduit pas de façon très exacte la forme de
l'un et de l'autre de ces animaux. Il est certain cependant que
l'apparence du dessin se transforme de quelque manière au moment où
le bec du canard se change en oreilles de lapin, et fait ressortir un
tracé négligé jusqu'alors qui devient le museau du lapin. « Négligé »,
ai-je dit, mais quand nous revenons à l'identification de la forme
« canard » comment pouvons-nous encore parler de négligence ? Pour
répondre à cette question, il nous faudrait regarder ce que nous avons
réellement devant nous, séparer la forme de son interprétation, et cela,
nous le découvrons rapidement, est impossible à réaliser. Certes nous
pouvons passer de plus en plus rapidement d'une image à l'autre, nous
pouvons également, lorsque nous voyons le canard, nous « souvenir »
de l'image du lapin ; mais plus nous nous attacherons à observer ce
qui se produit à cet instant même et mieux nous découvrirons qu'il
nous est impossible d'apercevoir les deux images en même temps.
L'illusion, nous le découvrons, est une chose fort difficile à décrire ou
à analyser car, tout en ayant parfaitement conscience que toute
expérience sensorielle est nécessairement une illusion, nous sommes
incapables en fait de nous observer en tant que sujet éprouvant une
illusion.
Le lecteur qui ne verrait pas très bien ce que peut signifier
cette assertion aura toujours à proximité un instrument qui pourra lui
permettre de la vérifier : la glace de la salle de bains. Je précise de la
salle de bains, car, pour l'expérience à laquelle le lecteur est invité à se
livrer, il est indispensable que le miroir soit légèrement embué de
vapeur. C'est un exercice propre à nous convaincre de la surprenante
réalité de l'illusion de la représentation que de tracer sur la glace le
contour de notre visage reflété, puis d'effacer la buée à l'intérieur du
périmètre délimité par le contour. C'est alors seulement que nous
demeurons frappés de la petitesse de l'image qui nous donne l'illusion
24/54.
L'art et l'illusion
de nous regarder « face à face ». Disons, dans un souci de précision,
que la surface de notre visage représente à peu près deux fois celle de
son reflet. Je ne voudrais pas importuner le lecteur par une
démonstration géométrique, mais celle-ci est au fond très simple : du
fait que le reflet dans le miroir se trouve apparemment au double de la
distance du miroir à l'objet, les dimensions du reflet sur la surface ne
sont que la moitié de celles de l'image apparente. Bien qu'à l'aide des
triangles semblables, il soit possible de fournir une démonstration
cohérente de ce fait, sa simple affirmation rencontre en général une
franche incrédulité. Et moi-même je soutiendrais volontiers, au dam
de la géométrie tout entière, que lorsque je me rase j'aperçois mon
visage grandeur nature et que la dimension du reflet à la surface du
miroir n'a aucune signification. Il faut choisir : on ne mange pas son
gâteau quand on le regarde, on ne se sert pas d'une illusion dans
l'instant où on l'observe.
Les œuvres d'art ne sont pas des miroirs, mais, comme le
miroir, elles possèdent une puissance magique de métamorphose,
insaisissable, et que les mots sont incapables d'exprimer. Un des
maîtres de l'introspection, Kenneth Clark, nous a décrit récemment,
avec une netteté frappante, son propre échec au moment où il
s'efforçait de « piéger » une illusion. Observant une grande toile de
Vélasquez, il cherchait à voir ce qui se produisait dans l'instant où, en
prenant du champ, il voyait les touches de couleur et les coups de
pinceau du tableau se transformer en une vision transfigurée du réel.
Mais quoi qu'il tentât de faire, se rapprochant ou s'écartant, il ne
pouvait, dans le même instant, faire que les deux visions coïncident, et
il se sentait incapable de ce fait de répondre à la question qu'il s'était
posée : savoir comment cette œuvre avait pu être réalisée. Dans cet
exemple de Kenneth Clark, les problèmes de l'esthétique se mélangent
subtilement aux problèmes psychologique. Il en va différemment dans
le cas d'exemples dont il est fait état dans des livres de philosophie. Il
m'est apparu préférable, dans le présent ouvrage, de traiter séparément
de l'analyse des phénomènes visuels et de l'analyse des œuvres d'art.
J'ai eu quelques craintes que l'on ne veuille voir là un certain irrespect
de la notion de valeur artistique : mais on s'apercevra, je l'espère, que
c'est le contraire qui est vrai.
La représentation n'est pas nécessairement artistique ; elle
n'en demeure pas moins complexe et mystérieuse. Je me souviens
parfaitement que la force et la magie des images me furent révélées
pour la première fois, non pas par Vélasquez, mais par un simple jeu
de dessin que je découvris dans mon premier livre de lecture. Une
stance rimée expliquait comment, en traçant un cercle, on représentait
un pain (car, dans ma Vienne natale, les pains étaient ronds). Une
25/54.
L'art et l'illusion
ligne courbe, surmontait le cercle, le transformait en un sac à
provisions ; deux petits triangles sur sa poignée le réduisaient à
l'image d'une petite bourse ; enfin, en ajoutant à tout cela une queue,
on obtenait un chat [fig 3]. Ce qui me rendait perplexe, quand je
m'exerçais à ce tour de passe-passe, c'était le pouvoir de
métamorphose :
fig 3. Comment dessiner un chat.
la queue réduisait à néant la bourse, en créant le chat ; on ne pouvait
voir l'un sans faire disparaître l'autre. Incapable de comprendre
complètement ce processus, quelle chance aurions-nous de voir
comment procédait Vélasquez ?
Je n'avais guère prévu, au début de mes recherches, vers
quels lointains domaines d'exploration l'étude de l'illusion pouvait
m'entraîner. Et je ne saurais mieux faire qu'inviter le lecteur qui
désirerait se joindre à cette chasse à l'imprévu qu'à s'exercer quelque
peu lui-même au jeu de l'observation ; et plus encore qu'à l'occasion
de visites dans les musées, dans la vie quotidienne de toutes sortes de
représentations et d'images : au cours d'un trajet en autobus ou dans
une quelconque salle d'attente. Ce qu'il pourra voir alors n'a
évidemment que peu de rapports avec l’œuvre d'art. Il y trouvera
moins de prétentions, mais aussi moins de thèmes embarrassants que
dans des œuvres de second ordre qui s'efforcent de copier les procédés
de Vélasquez.
Quand nous avons affaire aux maîtres du passé, qui furent à
la fois de grands artistes et de grands illusionnistes, il n'est pas
toujours possible, dans l'analyse, de distinguer de façon précise entre
l'art et l'illusion. Je tiens d'autant plus à déclarer de façon très explicite
qu'il ne faudrait pas que l'on puisse prendre le présent ouvrage pour un
plaidoyer plus ou moins déguisé en faveur de l'utilisation de procédés
illusionnistes dans la peinture moderne. Je désirerais éviter ce genre
de malentendu entre moi-même et les critiques et tous ceux qui
26/54.
L'art et l'illusion
pourront me lire, car je demeure en réalité assez hostile à certaines
théories de l'art non figuratif, auxquelles j'ai pu faire allusion quand la
chose me paraissait devoir s'imposer. Mais vouloir soulever ce lièvre
serait s'écarter des objectifs de cet ouvrage. Je reconnais volontiers
que certaines trouvailles et certains effets, dont se faisaient gloire des
artistes du temps jadis, sont aujourd'hui devenus des lieux communs.
Je crois cependant que nous risquons de perdre tout contact avec les
grands maîtres du passé si nous nous satisfaisons d'une doctrine,
actuellement à la mode, et selon laquelle tout ceci n'aurait absolument
rien à voir avec l'art. Il devrait être d'un très grand intérêt pour les
historiens de découvrir les raisons pour lesquelles la représentation de
la nature passe désormais pour une triviale banalité. L'image visuelle
n'a jamais été à aussi bas prix, dans tous les sens du terme, qu'elle se
trouve à notre époque. Nous sommes entourés de toutes parts et de
façon agressive par les affiches de publicité, par les magazines et les
bandes illustrées. Tous les aspects de la réalité s'offrent à nous sur les
écrans de cinéma et de télévision, sur les timbres-poste et les
emballages de produits alimentaires. La peinture est enseignée à
l'école, on la pratique chez soi comme un passe-temps, ou parce
qu'elle est recommandée comme un traitement, et maints amateurs
modestes ont à leur disposition toute une ? gamme de procédés qui,
aux regards de Giotto, auraient passé pour pure diablerie. Et les
images aux coloris vulgaires, que nous découvrons sur un paquet de
riz ou de pâtes alimentaires, auraient peut-être laissé béats
d'admiration les contemporains de Giotto. Certains voudront-ils en
conclure que ce dessin sur le carton a plus de valeur qu'un Giotto ? Je
ne suis pas de ceux-là, mais je crois que le progrès et la vulgarisation
des procédés de représentation posent un problème à l'historien aussi
bien qu'au critique d'art.
Les grecs n'ont-ils pas dit que l'émerveillement est à l'origine
du savoir – ainsi, lorsque nous cessons d'être émerveillés, ne couronsnous pas le risque de voir disparaître le savoir ? Le principal objectif,
poursuivi dans chacun des chapitres de cet ouvrage, était de faire
retrouver à l'homme de notre époque ce sentiment d'émerveillement,
devant la faculté humaine d'évoquer par des formes, des lignes, des
ombres ou des couleurs, ces fantômes mystérieux de la réalité visuelle
que nous appelons des « images ». « Ne doit-on pas dire, déclare
Platon, dans Le Sophiste, qu'avec l'art de construire nous créons une
maison, et qu'avec l'art de la peinture, nous créons une maison
différente, une sorte de rêve artificiel pour ceux qui demeurent
éveillés ? » Il n'existe pas, à ma connaissance, de description de l'art
de peindre qui soit mieux à même de nous conduire encore à
l'émerveillement – et le fait qu'un grand nombre de ces rêves
27/54.
L'art et l'illusion
artificiels, destinés aux hommes éveillés, soient exclus par nous du
domaine de l'art – sans doute à bon droit, car ils réussissent trop bien,
que nous nommions pin-up – n'enlève rien de son excellence à la
définition de Platon. Même les pin-up et les bandes dessinées peuvent
offrir matière à réflexion, quand on les place sous un éclairage
convenable. Il me semble que, de même que l'analyse du langage
poétique demeurera incomplète sans la connaissance de la prose, des
recherches sur la sémantique de l'image visuelle devraient apporter à
l'étude de l'art une contribution et un enrichissement important. Nous
voyons déjà se dessiner les structures de l'iconologie, qui étudie le rôle
des images dans l'allégorie et le symbolisme, et leurs liens avec ce que
nous pourrions nommer « le monde invisible des idées ». La façon
dont l'art, par ses moyens d'expression, se réfère au monde visible, est
à la fois si évidente et si mystérieuse qu'elle demeure encore en grande
partie inconnue, sauf pour les artistes qui se servent du langage, sans
avoir besoin d'en connaître la grammaire et la sémantique.
On trouve, dans les nombreux ouvrages écrits par des artistes
et par des professeurs, à l'usage des étudiants et des amateurs, une
grande abondance de connaissance pratiques. N'étant pas moi-même
un artiste, je me suis gardé de m'étendre sur ces connaissances
techniques au-delà des nécessités de mon argumentation. Mais je
serais heureux que l'on puisse voir, dans chacun des chapitres de cet
ouvrage, une sorte de pilier destiné à soutenir une passerelle qui, de
toute nécessité, demande à être construite, et qui relierait le domaine
de l'histoire de l'art à celui de l'activité de l'artiste créateur. Nous
aimerions pouvoir rencontrer les élèves du cours de dessin d'Alain
pour discuter des problèmes qui se posent à eux, dans un langage qui
aurait un sens aussi bien pour eux que pour nous, et même, si nous
avions le bonheur d'y atteindre, pour tous ceux qui, dans le domaine
de la science, se penchent sur les problèmes de la perception.
28/54.
L'art et l'illusion
III
Je conseillerai maintenant au lecteur qui désire sans plus
tarder arriver au cœur du sujet, de passer directement au début du
premier chapitre. Il existe cependant une bonne vieille tradition (en
fait aussi ancienne que les œuvres de Platon et d'Aristote, et non
moins excellente) qui exige qu'avant de traiter d'un problème
philosophique et de proposer une solution nouvelle, on commence par
faire un exposé historique et critique de la question envisagée. Dans
les trois sections suivantes de cette introduction, je traiterai donc
brièvement de la conception du style, en montrant que l'historique de
la représentation en art fait de plus en plus partie intégrante d'une
étude psychologique de la perception. La dernière section traitera de
la situation actuelle et du programme de recherches du présent
ouvrage.
Le terme « style » vient évidemment de « stilus »,
l'instrument dont les Romains se servaient pour écrire ; et ceux-ci ont
parlé de « l'excellence du style », un peu comme, à notre époque, on a
pu parlé d'une « plume acérée » ou « facile ». L'éducation à la période
classique s'attachait surtout au développement de la faculté
d'expression et de persuasion ; ainsi les anciens professeurs de
rhétorique ont-ils examiné, avec une attention particulière et sous tous
ses aspects, le style de la phrase écrite ou parlée. Une profusion
d'idées concernant les modes de l'expression artistique proviennent
des ces discussions, qui n'ont pas manqué d'exercer sur la pratique une
influence prolongée. Ils s'efforçaient principalement d'étudier les effet
psychologiques des divers procédés et des traditions stylistiques, de
définir, à l'aide d'une abondante terminologie, « les modalités de
l'expression », simple ou apprêtée, sublime ou grandiloquente. Mais,
comme chacun le sait, ce genre de caractéristiques est difficile à
décrire « éclatant », ou « drapé », ou « fondu ». La terminologie
stylistique n'aurait peut-être jamais été appliquée au domaine des arts
visuels si l'utilisation de l'image descriptive ne s'était pas révélée
indispensable. Les moyens de définition efficaces, aimaient se servir
de comparaison empruntées aux domaines de la peinture et de la
sculpture. Quintilien notamment, pour décrire les progrès de l'art
oratoire à Rome, qui, partant de la vigueur la plus rude en arrive au
plus subtil raffinement, intercale dans son raisonnement un bref
historique de l'évolution des arts qui, de la « grossière rudesse » de la
sculpture archaïque, va aboutir à « la douceur de touche » et à la
29/54.
L'art et l'illusion
« délicatesse » des maîtres du IVe siècle. Quel que soit l'intérêt de tels
rapprochements, ils sont souvent à l'origine d'une confusion dont nous
souffrons encore à l'heure actuelle. Les problèmes posés par les modes
d'expression sont rarement distingués des problèmes qui se posent sur
le plan des procédés techniques. Ainsi, ce qui paraît être un progrès
dans le domaine de la maîtrise de l'élément matériel peut également
faire figure de régression dans le sens péjoratif de la pure virtuosité.
Les polémiques entre diverses écoles de rhéteurs font un grand usage
des ces arguments, appuyés sur une notion de valeur éthique.
L'emphase asiatique est critiquée comme étant l'expression d'une
société moralement corrompue, et le retour au vocabulaire d'une
tradition purement attique est acclamé comme une victoire de la
morale. Dans un essai de Sénèque, la façon dont les Mécènes en sont
arrivés à corrompre le style fait l'objet d'une analyse impitoyable, en
tant qu'elle serait caractéristique d'une société corrompue où
l'affectation et l'obscurité du sens l'emportent sur la claire lucidité.
Mais ce genre d'argument ne demeure pas sans réplique. Tacite, dans
son dialogue sur l'art oratoire, s'en rend à tous les Jérémies qui
critiquent systématiquement les styles de leur époque. Les temps
changent, et changent avec eux « l'oreille » du public. Nous
recherchons un style oratoire d'un type fort différent. Cet appel aux
conditions particulières à chaque époque et aux différences de la
sensibilité constitue peut-être le premier, et encore incertain,
rapprochement entre une psychologie du style et une psychologie de
la perception. On ne trouve, à ma connaissance, dans aucun texte
ancien traitant d'esthétique, un rapprochement aussi explicite. Non
point que l'Antiquité ait ignoré l'influence que pouvaient avoir les
techniques de la peinture sur la psychologie de la perception ; le
thème essentiel des Academia, un des dialogues philosophiques de
Cicéron, traite de la perception sensorielle considérée comme une des
sources de la connaissance. Le sceptique, qui nie la possibilité de la
connaissance, s'y voit opposer l'acuité perfectible du sens de la vue.
« Voyez toutes ces ombres et ces détails de formes que distinguent les
peintres et que nos sens n'avaient pas su voir ! » s'exclame un des
interlocuteurs, à qui l'on répond alors que les gens de Rome doivent
avoir la vue bien faible puisque les peintres sont en si petit nombre.
Il ne semble pas cependant que les hommes de l'Antiquité
classique aient pleinement saisi ce que pouvait signifier cette
observation. Á vrai dire, la question qui est ainsi posée n'a pas encore
trouvé sa solution. Les peintres réussiraient-ils à imiter la réalité, du
fait qu'il possèdent une vision plus aiguisée, ou voient-ils mieux parce
qu'ils ont acquis l'habileté technique de l'imitation ? Les données de
l'expérience quotidienne viennent, en quelque façon, confirmer ces
30/54.
L'art et l'illusion
deux points de vue. Les artistes savent bien qu'une observation aiguë
de la nature leur apporte beaucoup, mais, à l'évidence, il ne suffit pas à
un artiste d'exercer sa faculté de vision pour apprendre son métier.
Dans l'Antiquité, il y avait si peu de temps que l'illusion avait été mise
au service de l'art que le problème de l'imitation, la mimesis, se
retrouvait inévitablement au centre des discussions sur la peinture ou
la sculpture. On peut aller jusqu'à dire, qu'aux regards du monde de
l'Antiquité, le nécessité d'un progrès de la mimesis était aussi évidente
que peut l'être, pour le monde moderne, la nécessité du
développement de la technique. Les anciens voyaient là l'exemple
type du progrès. C'est ainsi que Pline fait l'historique de la peinture et
de la sculpture en attribuant à différents artistes les mérites de progrès
divers dans l'imitation de la nature : le peintre Polygnotus fut le
premier à avoir su représenter des personnages qui ouvrent la bouche
et dont les dents sont visibles, le sculpteur Pythagoras a été le premier
à indiquer le tracé des muscles et des veines, le peintre Nicias s'est
intéressé au contour des ombres et de la lumière. Á l'époque de la
Renaissance, Vasari s'est référé à la même conception pour tracer
l'historique du développement des arts, en Italie, du XIII e au XVIe
siècle. Vasari ne manque jamais de rendre hommage aux artistes du
passé qui ont, de son point de vue, apporté une contribution
remarquable à la maîtrise de la représentation. « L'art, partant
d'humbles origines, a pu atteindre aux sommets de la perfection », du
fait que des hommes de génie, comme Giotto, ont défriché le terrain,
et qu'ils furent suivis par d'autres qui s'étaient enrichis de leurs
acquisitions. Il nous parle en ces termes d'un mystérieux
Stefano : « Bien que ses premières esquisses n'aient pas été
irréprochables en ce qui touche aux difficultés du rendu, il mérite
cependant, étant le premier à les avoir affrontées, une renommée
beaucoup plus grande que celle de ceux qui l'on suivi, pouvant ainsi
tirer avantage des ses acquisitions dans un style mieux ordonné et plus
précis. » Autrement dit, Vasari concevait l'invention des procédés de
représentation sous la forme d'une grande entreprise collective où,
pour parvenir à triompher des difficultés, une certaine division du
travail était indispensable. Parlant plus loin de Taddeo Gaddi :
« Taddeo, déclare-t-il, suivit sans cesse la manière de Giotto, mais il
n'y apporta que peu d'amélioration, sauf en ce qui concerne le coloris
auquel il donna plus de vivacité et de fraîcheur. Giotto s'était si
fortement attaché au progrès d'autres aspects de son art et à d'autres
sortes de difficultés que ses coloris, tout en étant justes, ne se
distinguent pas par une qualité particulière. Ainsi Taddeo, après avoir
vu et retenu tout ce qui, grâce à Giotto, lui avait été facilité, eut-il
loisir d'apporter sa propre contribution à l'amélioration de la couleur. »
31/54.
L'art et l'illusion
J'espère pouvoir montrer, au cours de cet ouvrage, que ce
point de vue n'est au demeurant pas aussi naïf que l'on voudrait
parfois nous le faire croire. Il nous paraît naïf simplement parce que
Vasari était, lui aussi, incapable de faire le départ entre la conception
de l'invention et celle de l'imitation de la nature. Cette confusion est
près de se révéler en clair lorsque Vasari nous parle de Masaccio,
auquel il attribue la découverte que « la peinture n'est rien d'autre que
la description de la nature vivante au moyen du dessin et de la couleur,
tels que la nature elle-même les a produit ». Par exemple, Masaccio
« aimait peindre les draperies par le dessin de quelques plis et d'une
souple retombée, comme on le voit naturellement dans la vie, et les
artistes en ont tiré grand profit, si bien qu'il mérite d'en avoir l'honneur
autant que s'il l'avait lui-même inventé ».
C'est à ce point que le lecteur aurait quelque raison de se
demander quel pourrait bien être l'obstacle qui empêchait les
prédécesseurs de Masaccio d'observer par eux-mêmes la retombée
d'une draperie. Il fallut du temps pour que cette question soit enfin
formulée avec précision, mais son énoncé ainsi que les premières
tentatives de réponse constituent encore une partie essentielle des
programmes de l'enseignement traditionnel en matière artistique.
Le problème se savoir ce que l'on doit entendre par
l' »observation de la nature » – qui porte actuellement le nom de
« psychologie de la perception » – s'est d'abord posé à propos de
l'étude du style, dans le cadre des programmes d'un enseignement
artistique. Le professeur d'académie de peinture, recherchant
l'exactitude dans la représentation, s’apercevait hier, comme il le voit
encore aujourd'hui, que les difficultés éprouvées par ses élèves
provenaient, non pas d'une incapacité à copier les formes de la nature,
mais d'une incapacité à les percevoir. Á propos de cette observation,
Jonathan Richardson remarquait, au début du XVIII e siècle : « Ne diton pas en effet que nul ne voit ce que sont les choses qui n'a pas eu
connaissance de ce qu'elles doivent être, La vérité de cette maxime
apparaîtra mieux si l'on compare un modèle d'académie, dessiné par
quelqu'un qui ignore l'anatomie et la structure et les attaches du
squelette, au dessin d'un artiste qui a pleinement assimilé ces
connaissances. Tous deux voient les mêmes formes vivantes, mais
d'un regard différent. »
Partant de ces observations, il ne restait qu'un pas à faire pour
concevoir que les changements de styles, tels que Vasari les avaient
décrits, ne résultaient pas seulement d'un progrès de l'habileté
technique , mais bien de façons différentes de voir le monde. Au
XVIIIe siècle, ce pas avait déjà été franchi, et à bon escient, par un
professeur de dessin académique, James Barry, au cours d'une série de
32/54.
L'art et l'illusion
conférence prononcées à la Royal Académy. Barry s'étonnait, qu'aux
dires de Vasary, la Madone Rucellai de Cimabue [fig. 4] (que, de nos
jours, on attribue en général à Duccio) ait pu, au XIII e siècle, être
acclamée comme un chef d’œuvre. « Les très grands défauts de cette
œuvre de Cimabue, déclarait Barry, pourraient laisser croire que celuici ne s'attachait nullement à observer la nature lorsqu'il la réalisa.
Mais les imitations de l'art primitif sont exactement comme celles des
enfants : nous ne percevons rien du spectacle qui se trouve placé
devant nos yeux qui n'ait auparavant et en quelque mesure été connu
et analysé par nous ; et les innombrables différences qui peuvent être
observées entre les époques de l'ignorance et celles du savoir montrent
à quel point l'extension ou les limitations de notre sphère de vision
dépendent de bien d'autres considérations que la simple référence aux
données de notre sensibilité optique. Ainsi, les hommes de cette
époque ne voyaient et n'admiraient qu'en fonction de ce qu'ils
pouvaient connaître. »
Sous l'impulsion du progrès scientifique, et d'un intérêt
renouvelé porté à l'observation du réel, ces problèmes qui concernent
la vision des objets ont été longuement examinés et discutés par les
artistes du début du XIXe siècle. « L'art de voir la nature, disait
Constable, dans son style à l'emporte pièce, est, aussi bien que l'art de
déchiffrer les hiéroglyphes d'Égypte, une chose qui doit s'apprendre. »
Cette déclaration présente un intérêt nouveau du fait que cette fois elle
s'adresse au public beaucoup plus qu'aux artistes. Le public est
incapable, estime au fond Constable, de juger de la véracité d'une
peinture, car l'ignorance et les préjugés obscurcissent sa vision. Et
Ruskin était animé de la même conviction lorsqu'il publiait, en 1843,
ses Modern Painters, où il prend la défense de Turner. Cette œuvre
importante est sans doute le dernier et le plus convaincant des
ouvrages d'une tradition qui, avec Pline et Vasari, considère l'histoire
du développement artistique comme représentant un progrès continu
dans le sens de l'exactitude de la vision. Turner est plus grand que
Claude et que Canaletto, affirme Ruskin, parce qu'il est possible de
démontrer qu'il l'emporte tous ses prédécesseurs par une connaissance
plus complète des aspects de la nature. Mais « cette vérité de la nature
ne s'offre pas à des sens inexercés ». Que le critique incrédule se livre
à l'analyse de la structure des vagues, et il devra reconnaître que
Turner reste toujours dans le vrai. Ce progrès est lent, du fait que nous
éprouvons la plus grande difficulté à distinguer ce que nous pouvons
simplement savoir de ce que nous voyons réellement, en retrouvant
« l'innocence de la vision », – expression qui fut accréditée par
Ruskin.
Ruskin, sans le savoir, avait ainsi déposé une charge
33/54.
L'art et l'illusion
explosive qui allait faire sauter tout l'édifice de la tradition
académique. Barry estimait que « le simple retour à une vision
naturelle » pouvait permettre la réalisation d'une œuvre d'art
supérieure à la Madone Rucellai. Pour Ruskin et ses successeurs, le
peintre devait avoir pour objectif le retour à la vérité impolluée d'une
pure vision naturelle. Les trouvailles de l'impressionnisme, et les
controverses enflammées qu'elles suscitèrent, eurent pour résultat
d'inciter les critiques et les artistes à se pencher, avec un regain
d'intérêt, sur les énigmes de la perception. Les Impressionnistes
avaient-ils raison de prétendre qu'ils peignaient le monde comme ils le
voyaient, qu'ils reproduisaient « l'image perçue par la rétine » ? Étaitce là le but que l'art devait atteindre au cours de son évolution
historique ? L'étude psychologique de perception permettrait-elle
finalement de résoudre les problèmes auxquels l'artiste se trouve
confronté ?
34/54.
L'art et l'illusion
Fig. 4 – La Madone Rucellai. Vers 1285.
35/54.
L'art et l'illusion
IV
Ce débat n'a pas apporté de révélation imprévues : il n'a fait
que confirmer la neutralité de la science et le fait que l'artiste ne fait
appel à ses découvertes qu'à ses risques et périls. La distinction entre
les éléments d'une vision réelle et les apports de la mémoire et de
l'intellect remonte aux origine d'une réflexion de l'homme sur les
problèmes de la perception. Pline résumait brièvement le point de vue
de l'Antiquité, lorsqu'il déclarait : « C'est au moyen de l'esprit que
nous voyons et observons : les yeux ne sont qu'une sorte de réceptacle
qui reçoit et transmet la partie des choses visibles qui parvient à la
conscience. » Ptolémée, dans son Optique (vers les années 150 de
notre ère), accorde une grande importance au rôle du jugement dans le
processus de la vision. Le Lettré arabe Alhazen (mort en 1038) qui
s'est longuement intéressé à ce problème, apprit au monde occidental
du Moyen Âge à distinguer, dans la perception, l'intervention de trois
éléments : la sensation, les données acquises, le résultat perçu. « Par
le sens de la vue, disait-il, nous ne percevons aucune chose visible,
mais simplement la lumière et les couleurs. » John Locke allait
modifier cette conception traditionnelle à la suite d'un nouvel examen
des problèmes de la perception. Il nie l'existence de toute idée
« innée », antérieure au perçu, et affirme que toute connaissance nous
parvient par l'intermédiaire des sens. En effet, comment pourrionsnous percevoir la troisième dimension si l’œil n'était pas capable de
nous apporter autre chose que la lumière et la couleur ? Berkeley, dans
sa Nouvelle Théorie de la vision (1709), se penchait à nouveau sur ce
problème, pour arriver à la conclusion que la connaissance du volume
et de la résistance des objets nous est fournie par le mouvement et par
le sens du toucher. Cette analyse des « données sensorielles »,
instaurée par les Empiristes anglais, n'a pas cessé de s'imposer, dans le
domaine de la recherche psychologique, au cours du XIXe siècle,
cependant que, d'autres part, la physiologie de l'optique, avec des
hommes de très grande valeur, tels que Helmholtz ne commirent
l'erreur de confondre la vision avec la sensation visuelle. Au contraire,
la distinction entre le « simple enregistrement des stimuli » – ce que
l'on nommait la « sensation » – et l'acte mental de la perception qui
s'appuie, selon la formule de Helmholtz, sur une « déduction
inconsciente », devait être, au XIXe siècle, un des lieux communs de
la psychologie.
Ainsi, aux arguments psychologiques des Impressionnistes
affirmant que leurs tableaux nous montraient le monde « tel qu'il le
36/54.
L'art et l'illusion
voyaient », pouvait-on aisément répondre par d'autres arguments
psychologiques, fondés sur le rôle joué par l'intellect et par les
connaissances dans l'évolution d'un art traditionnel. Au cours de ce
débat, dont les débuts remontaient à la fin du XIX e siècle, on a vu peu
à peu se désintégrer la confortable conception de l'imitation de la
nature, laissant dans la plus grande perplexité les artistes et les
critiques.
Deux auteurs allemands ont joué, dans ce processus, un rôle
particulièrement important. L'un d'eux, le critique Conrad Fieldler,
affirmait, à l'encontre des Impressionnistes, que « même la plus
simple des impressions sensorielles, qui semble n'être que la matière
première des opérations de la pensée, constitue déjà un phénomène
mental, et ce que nous appelons le « monde extérieur » est en réalité le
résultat d'un processus psychologique élaboré et complexe ».
Mais ce fut un ami de Fieldler, le sculpteur néo-classique
Adolf von Hildebrand qui, dans un opuscule intitulé Le Problème de
la forme dans les arts figuratifs, s'efforça d'analyser ce processus, et
cette analyse devait exercer une très grande influence sur toute une
génération. Hildebrand contestait lui aussi les conceptions des
naturalistes scientifiques, en se référant à la psychologie de la
perception. Si nous analysons nos images mentales, en recherchant les
éléments constitutifs de leur forme, nous verrons qu'elles se
composent des données sensorielles de la vision et de souvenirs de
mouvements et d'impressions tactiles. Une sphère, par exemple, se
présente à la vue sous la forme d'un disque plat ; c'est le toucher qui
nous indique les propriétés réelles de l'espace et de la forme. Toute
tentative de l'artiste pour se débarrasser de cette connaissance acquise
serait vaine, car, à son défaut, c'est la perception du monde qui nous
échappe. Il lui revient, au contraire, de compenser, dans son œuvre, le
défaut de mouvement par la clarté explicite de l'image, offrant ainsi,
non seulement des sensations visuelles, mais des souvenirs tactiles qui
nous permettent de reconstituer dans notre esprit une forme à trois
dimensions.
Ce n'est pas le fait du hasard que la période où ces
conceptions furent discutées avec tant d'ardeur fut également, pour
l'histoire de l'art, une période de libération, où fut rejetée l'emprise des
théories anciennes de l'esthétique ou des reconstitutions
biographiques. Tout un acquis solidement établi apparut soudain
problématique, exigeant d'être remis en question. Dans une
remarquable étude, consacrée aux peintres florentins, qui parut en
1896, Bernard Berenson fonde son credo esthétique sur les analyses
d'Hildebrand. Dans son style, aux formules ramassées et frappantes, il
résume en une phrase l'essentiel de l'ouvrage du sculpteur : « Le
37/54.
L'art et l'illusion
peintre a pour fonction de donner aux impressions rétiniennes une
valeur tactile. » C'est précisément là ce qu'avaient fait Giotto et
Pollaiuolo, et pour Berenson, c'est ce qui les rend particulièrement
dignes de retenir notre attention. Il s'intéressait, comme Hildebrand,
beaucoup plus à l'esthétique qu'à l'histoire.
Trois ans plus tard, en 1899, Henrich Wölffin reconnaissait la
valeur de l'apport d'Hildebrand et lui rendait hommage dans la préface
de son ouvrage : L'Art classique. L'idéal de clarté dans un ordre
spatial, que dégage Wölffin en décrivant les chefs-d’œuvre de
Raphaël, témoigne de l'influence exercée par Hildebrand, avec autant
d'évidence que les commentaires de Berenson sur Giotto. Mais
Wölffin avait bien vu que les catégories d'Hildebrand, tout en
fournissant d'excellents critères d'appréciation, pouvait également être
utilisés dans l'analyse des différents modes de représentations. Les
« polarités » qu'il devait en fin de compte dégager, dans ses Principes
de l'histoire de l'art, et la distinction entre la « ferme clarté » des
modes d'expression de la Renaissance, et les complexités picturales »
du Baroque, portent encore la marque des conceptions d'Hildebrand.
Ce fut Wölffin qui, en fait, n'a jamais voulu prendre la description
pour une explication. Peu d'historiens eurent une conscience plus
aiguë des problèmes posés par l'existence des différents styles de la
représentation, mais, avec cette scrupuleuse retenue dont son
prédécesseur Jacob Burckhardt avait donné l'exemple, il se refusa
toujours à spéculer sur les causes dernières de l'évolution historique.
Il revint alors à un troisième pionnier de l'histoire de la
stylistique, Aloïs Riegl, d'associer les concepts d'Hildebrand à l'étude
de l'évolution dans le domaine des arts. Riegl avait pour ambition de
rendre l'histoire de l'art irréprochable d'un point de vue scientifique en
écartant l'élément subjectif des jugements de valeur. Le travail qu'il
effectuait dans un musée d'arts appliqués favorisait cette vision
objective. L'étude historique de l'art décoratif, des formes et de
l'ornementation, l'avait convaincu de la fausseté des idées qui étaient
généralement admises : la théorie « matérialiste », selon laquelle les
formes ornementales proviennent des techniques de la vannerie et du
tissage, et la théorie technologique, qui voit dans le tour de main et
l'habileté manuelle la source de toute réussite. Après tout, les formes
d'objets décoratifs provenant de prétendues tribus primitives
témoignent d'une dextérité manuelle étonnante. Si les styles ont
évolué, n'est-ce pas du fait que les intentions avaient pu changer ?
Dans son premier ouvrage, les Stilfragen, de 1893, Riegl démontrait
que des questions de cet ordre devaient et pouvaient être envisagées
d'une façon purement objective, dégagée de l'influence de notions
subjectives, telles que la notion de progrès ou de la décadence. Il
38/54.
L'art et l'illusion
s'efforçait de démontrer que les formes d'origine végétale de la
végétation se transforment au cours d'une évolution traditionnelle
ininterrompue qui, du lotus égyptien aboutit à l'arabesque, et que ces
changements, loin de se produire d'une façon fortuite, sont
l'expression d'un renouvellement de l'orientation des objectifs
artistiques, de la « volonté formatrice » dont témoigne la plus
minuscule palmette tout aussi bien que les constructions les plus
monumentales. De ce point de vue, la notion de « déclin », ne pouvait
avoir aucun sens. Le rôle de l'historien n'est en aucune façon de
juger mais d'expliquer.
Le hasard voulu qu'un autre spécialiste viennois de l'histoire
de l'art, Franz Wickhoff, fût également désireux dans le même temps
d'effacer le label péjoratif de « déclin » attribué à une certaine période
historique. Il publiait, en 1895, un précieux manuscrit datant de la
dernière période de l'Antiquité, Vienna Genesis, et il voulait prouver
que ce style, prétendument avili et négligé de la Rome impériale, ne
méritait pas plus ce genre d'accusation que les Impressionnistes de
l'époque moderne, dont Wickhoff avait appris à apprécier les toiles,
alors si vivement décriées. L'art de cette période romaine, concluait
Wickhoff, témoignait d'un progrès dans le sens de la vision subjective,
tout aussi bien que l'art de l'époque contemporaine.
Á partir de ces conclusions, Riegl allait jeter les bases d'une
théorie d'ensemble d'une plus grande hardiesse. En 1901, il précisait
sa position par rapport aux idées d'Hildebrand qui faisait alors l'objet
de vives controverses. Du point de vue historique, il reconnaissait la
valeur de l'analyse psychologique d'Hildebrand, mais il se refusait à
l'appliquer au domaine artistique. Pourquoi se fier au sens tactile plus
qu'au sens de la vision ? L'un et l'autre avaient leurs mérites et avaient
inspiré tour à tour l'art de différentes périodes. Riegl, qui avait été
chargé de rendre compte des résultats de recherche archéologiques
concernant la dernière période de l'Antiquité, rédigea alors son
ouvrage célèbre : Spätrömishe Kunstindustrie (Les Arts appliqués de
la dernière période romaine). Il s'agissait en fait de la plus ambitieuse
tentative effectuée jusqu'alors dans ce domaine, et qui cherchait à
expliquer toute l'évolution de l'histoire de l'art par les changements
intervenus dans les modes de la perception.
L'ouvrage est difficile à lire, et encore plus difficile à
résumer ; mais Riegl s'efforce, avant tout, de démontrer que l'objectif
de l'art antique a toujours été de concevoir et de façonner des objets,
plutôt que de décrire un monde sans limites. Dans l'art égyptien, cette
attitude se manifeste sans sa forme extrême, car un rôle très
secondaire y est assigné à la vision ; les choses sont reproduites
comme les révèle le sens du toucher, le plus « objectif » des cinq sens,
39/54.
L'art et l'illusion
qui précise la forme permanente des choses sans tenir compte des
données changeantes des points de vue. C'est ce qui explique
également que l'indication de la troisième dimension soit absente de
l'art égyptien, car un élément subjectif aurait été introduit par les effets
d'éloignement et de perspective. L'art de la Grèce devait faire un
premier pas vers la représentation de la troisième dimension, qui fait
participer le sens de la vue au tracé indicatif des formes. Mais il
faudra attendre la troisième et dernière phase de l'art antique – phase
de l'Antiquité plus proche – pour que nous voyions se développer un
mode de reproduction des objets purement visuel, tel que l'on peut
percevoir ceux-ci par une vue à distance. Mais ce progrès, d'une façon
paradoxale, fait figure de régression aux regard de l'observateur
moderne, car il fait apparaître le dessin des corps comme aplati et
privé de forme ; et du fait que seuls sont reproduits des objets
individuels, sans recherche de rapports avec ce qui les entoure, ces
lourdes silhouettes ont un aspect d'autant plus ingrat qu'elles se
détachent sur un fond d'ombres imprécises ou sur un écran doré.
Cependant, envisagé dans la perspective de l'évolution historique du
monde, cet art antique tardif ne témoigne nullement d'une régression,
mais représente une indispensable phase de transition. Les invasions
de peuplades germaniques qui, estime Riegl, ont de fortes tendances à
la subjectivité, devaient permettre à l'évolution artistique de se
poursuivre sur un plan plus élevé, passant d'une notion tactile de
l'espace à trois dimensions, telle qu'elle fut conçue par la Renaissance,
au développement de la subjectivité visuelle illustrée par le Baroque,
pour aboutir au triomphe de la pure perception optique avec les
Impressionnistes : « Chaque style s'efforce à une reproduction fidèle
de la nature, mais chacun a sa propre conception de la Nature... »
Il y a une touche de génie dans cette perspective globale de
Riegl, qui tente, à l'aide d'un unique principe, d'expliquer toutes les
transformations des styles, en sculpture, en architecture, dans la
conception des modèles ornementaux, aussi bien qu'en peinture. Mais
cette perspective globale, qui devait être à ses yeux le label même de
l'esprit scientifique, le livrait à ces tendances habituelles aux modes de
pensée préscientifiques qui, autour d'un principe unitaire, sont
favorables à la prolifération des mythes. La Kunstwollen, ou « volonté
formatrice », devient alors une sorte d'esprit fantôme qui, à sa guise,
commande les rouages de la machinerie et, en faisant intervenir des
lois inexorables, dirige l'évolution artistique. En fait, comme l'a monté
Meyer Schapiro, les motivations du processus indiqués par Riegl ,
ainsi que « l'explication de son développement dans l'espace et dans la
durée, sont vagues et souvent fantaisistes. Chaque phase importante
correspond pour lui à l'impulsion donnée par une race... Chaque race
40/54.
L'art et l'illusion
joue le rôle qui lui a été prescrit, et, à son terme, quitte la scène... »
On reconnaît aisément, dans ce grand tableau historique à
l'échelle du monde, une version nouvelle des mythologies
romantiques dont le modèle demeure la philosophie de l'histoire de
Hegel. Pour l'Antiquité classique et pour les hommes de la
Renaissance, l'histoire de l'art était le reflet et la conséquence du
développement de l'habileté technique. Souvent, dans ce contexte, une
période d'enfance, puis de maturité, puis de déclin était rattachée à
l'évolution artistique et reconnue comme en constituant le résultat.
Mais les Romantiques, prenant l'histoire comme un tout, virent en elle
le drame de l'humanité tout entière qui, depuis son enfance, se dirige
vers la maturité. L'art devenait « l'expression artistique d'une
époque », portant symboliquement témoignage d'une certaine phase
du développement de l'esprit de l'humanité. Dans le cadre de cette
idéologie romantique, le médecin allemand Carl Gustav Carus avait,
et en fait qui, en partant de la prédominance du sens tactile, aboutissait
à celle de la vision. Plaidant en faveur de la peinture paysagiste, qu'il
présentait comme la forme dominante de l'art de l'avenir, il prétendait
fonder son argumentation sur des lois irrévocables qui commandent
l'évolution historique. « Á l'origine du développement de la sensibilité
perceptive d'un organisme, se trouve la sensation tactile. Les sens plus
subtils de l’ouïe et de la vue ne se manifestent qu'au moment où
l'organisme évolue et se perfectionne. D'une façon parallèle, l'art de
l'humanité a commencé par la sculpture. Les premières réactions
humaines devaient être passives, solides, tangibles. Et c'est pourquoi
la peinture... apparaît toujours à une phase plus tardive... L'art
paysagiste... appartient à un niveau de développement supérieur. »
J'ai indiqué, dans un autre ouvrage, les raisons pour
lesquelles il me semble si périlleux de vouloir rattacher l'histoire de
l'art à une mythologie explicative. On s'habitue ainsi à se servir d'une
terminologie désignant des ensembles, 'l' »humanité », les « races »,
les « époques », qui favorise l'instauration d'une certaine tournure
d'esprit totalitaire Je ne porte pas à la légère ce genre d'accusation. Je
pourrais même fournir des références précises des passages des essais
de Riegl dont Hans Sedlmayr, qui, en 1927, rédigea une introduction à
son ouvrage, aurait voulu que le lecteur puisse tirer des leçons dont il
précisait la nature.
Après avoir indiqué ce qui
constituait pour lui la
« quintessence » de la doctrine de Riegl, Sedlmayr énumérait les idées
qui doivent paraître indéfendables à tous ceux qui partagent les vues
historiques de Riegl. Parmi les convictions auxquelles il nous faudrait
renoncer, figure entre autres : « l'idée que seuls les individus sont des
êtres réels, alors que les groupes et leurs ensembles spirituels ne
41/54.
L'art et l'illusion
seraient que des concepts verbaux ». Il en résulte, prétend Sedlmayr,
que nous devons également « nous refuser à croire que l'unité et la
permanence sont des éléments fondamentaux de la nature et de la
raison humaines, et que cette nature demeure identique à elle-même
sous les apparences de ses diverses modalités ». En fin de compte, il
nous faudrait renoncer à toute analyse causale de l'histoire qui ne
voudrait voir dans l'évolution que la résultante aveugle des chaînes
causales séparées : et cela du fait de l'existence « d'un mouvement
autonome et significatif de l'esprit, qui est le fondement et la cause
effective de la totalité des événements historiques ».
Il se trouvait que j'étais moi-même passionnément convaincu
du bien-fondé et de la valeur de ces conceptions auxquelles en 1927,
Sedlmayr demandait à un public crédule de bien vouloir renoncer, afin
de se tourner vers le credo d'un historicisme spenglérien. De même
que K.R. Popper, dont je ne puis mieux faire que reprendre les termes,
dans cet extraits de The Poverty of Historicism : « Je n'ai pas la
moindre sympathie pour les « grands esprits », ni pour leurs
prototypes idéalistes, ni pour les conceptions dialectiques et
matérialistes dans lesquelles ils s'incarnent, et je sympathise
pleinement avec ceux qui les traitent par le mépris. Il me semble
toutefois qu'ils peuvent nous signaler l'existence d'une lacune, d'une
vide, qu'il appartient à la sociologie de combler par quelque chose de
plus sensé, tel que l'analyse des problèmes qui sont posés par
l'existence d'un courant traditionnel. » Les styles ne témoignent-ils pas
à nos yeux de l'existence de ces courants ? Tant que des explications
plus convaincantes ne nous auront pas été offertes, l'existence de
modalités uniformes de représentation de la nature sollicitera
l'explication trop facile que cette unité provient de l'intervention de
quelque force, dominant l'action de la personnalité individuelle, telle
que l' »esprit de l'époque », ou l' »esprit de la race ».
Je ne nierai pas que les historiens, comme d'autres
spécialistes de l'étude des groupes, se trouvent souvent en présence
d'attitudes, de croyances, de goûts, communs à un grand nombre
d'individus, et qui peuvent être considérés comme formant la
mentalité dominante ou représentant le point de vue d'une classe,
d'une génération ou d'une nation. Je ne doute pas d'autre part que
l'évolution de la mentalité , de la mode, de la sensibilité, soit souvent
la conséquence des transformations sociales, et qu'il vaille la peine
d'analyser les formes des rapports qui existent entre ces deux lignes
évolutives. Les textes de Riegl lui-même, aussi bien que ceux des ses
disciples ou commentateurs, tels que Worringer, Dvorak et Sedlmayr,
sont riches de suggestions et de passionnantes hypothèses historiques,
mais j'aimerais indiquer ici que ce dont ils se sont montrés le plus fiers
42/54.
L'art et l'illusion
est à l'origine d'une fatale erreur : en se refusant à faire entrer en ligne
de compte une notion d'habileté ou de perfection technique, ils ont,
non seulement écarté une indispensable ligne de référence, mais ils se
sont mis dans l'impossibilité d'atteindre le but qu'ils visaient : rattacher
valablement à la psychologie le développement des différents styles.
L'histoire de l'évolution des modes et des goûts retrace un
processus de préférences, de choix délibérés entre diverses
alternatives. Le refus des Préraphaélites de se plier aux normes
conventionnelles de leur époque nous en fournit un exemple, de même
que l'engouement du Modern style pour une tradition japonaise. Pour
expliquer ces changements de styles, ou ces choix délibérés en faveur
de certains styles, on pourrait faire appel à la notion de « volonté
formatrice », mais l'explication serait alors loin d'être exhaustive, et
cette volonté est sans aucun doute symptomatique de tout un ensemble
de comportements et d'attitudes. D'un point de vue méthodologique,
ce qui est ici important c'est que la décision de choix ne peut avoir
qu'une valeur indicative : elle ne signifie quelque chose à nos yeux
que si nous sommes capables de retrouver les données de la situation
où le choix intervient. Le capitaine qui voit couler son vaisseau et se
refuse à abandonner sa passerelle est sans aucun doute un héros ;
l'homme qui est surpris dans son sommeil et qui meurt moyé aurait pu
également être un héros, mais nous ne le saurons jamais. Si nous
voulons considérer les styles comme les éléments symptomatiques
d'une certaine réalité (ce qui peut éventuellement offrir un très grand
intérêt), une appréciation théorique des alternatives offertes deviendra
indispensable. Si chaque transformation devait être complète et
inévitable, il ne nous resterait rien à comparer, nous n'aurions plus à
reconstruire les données d'une situation, ni à en déterminer les
symptômes ou les moyens d'expression. Le changement n'est alors pas
autre chose que le signe symptomatique du changement, et pour
dissimuler aux regards cette tautologie, on s'efforce nécessairement de
recourir à une schématisation grandiose du mouvement de l'évolution,
comme s'y sont appliqués Riegl et un grand nombre de ses
successeurs. De nos jours, il ne se trouverait guère d'historiens, et
moins encore d'anthropologues, pour prétendre que l'humanité ait
connu, au cours de la période historique, d'importantes mutations
biologiques. Mais ceux-là même qui reconnaissent la possibilité de
légères modifications dans le bagage biologique de l'humanité, se
refuseront toujours à admettre qu'au cours des trois derniers
millénaires, à peine une centaine de générations, l'homme ait pu
évoluer au même rythme que nous avons vu se transformer les styles
artistiques.
43/54.
L'art et l'illusion
V
Dans l'histoire de l'art l'évolutionnisme est mort, mais les
faits qui furent à l'origine du mythe exigent encore une explication
cohérente. L'un de ces faits est la reconnaissance, entre l'art enfantin et
l'art des primitifs, d'une certaine parenté qui, à premier vue, peut
laisser supposer que les primitifs ne peuvent faire mieux parce qu'ils
sont aussi malhabiles que des enfants, ou encore parce qu'ils ne
désirent pas faire autre chose du fait qu'ils ont la mentalité de l'enfant.
Il est bien évident que ces deux conclusions sont fausses l'une et
l'autre. Elles se fondent sur l'idée que ce qui nous semble facile a
toujours été facile. Un des avantages incontestables que nous
procurent les premiers contacts entre l'histoire de l'art et la
psychologie de la perception me paraît être la possibilité d'éliminer
enfin cette notion fausse ; mais tout en regrettant les erreurs des
premières utilisations historicistes de la psychologie, je ne puis me
défendre d'une certaine nostalgie à observer la démarche intrépide de
ces pionniers optimistes du siècle dernier. Est-ce le fait que j'ai eu le
privilège, au tournant du XXe siècle, de bénéficier de l'enseignement
de quelques-uns de ces chercheurs aventureux, qui se sont attaqués au
problème de savoir pourquoi l'art a une histoire ? L'un d'eux était
Emmanuel Loewy, dont la célèbre étude, sur L'Imitation de la Nature
au début de l'art attique, parut en 1900. Á mon sens, la part la plus
importante des apports de l'évolutionnisme, qui mérite encore d'être
préservée, est contenue dans cet ouvrage.
Loewy a été influencé, lui aussi, par Hildebrand et par une
psychologie fondée sur les données sensorielles. Comme d'autres
critiques de son époques, Hildebrand était persuadé que les traits
caractéristiques de l'art enfantin devaient être attribués au fait que
l'enfant se référait à de très vagues images mnémoniques. Ces images
lui paraissaient se composer d'un dépôt de nombreuses données
sensorielles, accumulées dans la mémoire et qui se fondaient en des
formes caractéristiques, de même que par la superposition de divers
clichés photographiques on peut obtenir une image unique et
singulière. Au cours de ce processus estimait Loewy, la mémoire
filtrait les caractéristiques particulières de chaque objet, les traits,
entre autres, qui leur donnent une forme distincte. L'artiste primitif
comme l'enfant, utilise au départ ces images mémorisées. Il a tendance
à peindre la forme humaine de face, les chevaux de profil, et les
44/54.
L'art et l'illusion
lézards en surplomb. L'analyse qu'a effectuée Loewy de ces modes de
représentation est encore considérée comme valable, bien que
l'explication apportée ne touche nullement au fond du problème :
puisque, à l'évidence, l'artiste primitif ne copie pas le monde extérieur,
on suppose qu'il copie les formes d'un monde intérieur composé
d'images mentales. Au demeurant, nous n'avons pas d'autres preuves
de l'existence de ces images mentales que les dessins caractéristiques
des primitifs. Aucun de nous, je suppose, ne trouve dans son esprit ces
images schématiques de corps humains, de chevaux ou de lézards,
dont la théorie de Loewy suppose l'existence. Pour chacun de nous,
ces mots évoqueront une composition différente, mais elle sera
toujours formée d'une masse insaisissable de notions fugitives qu'il est
impossible de retracer d'une façon complète. En dépit de ces
remarques critiques, l'analyse effectuée par Loewy des
caractéristiques communes des œuvres des enfants, des adultes non
éduqués et des primitifs, garde toute sa valeur. En choisissant de
traiter, non pas de l'évolution de l'humanité, mais de l'art grec primitif,
première période historique où ces caractéristiques furent lentement et
méthodiquement éliminées, Loewy nous apprenait à prendre
conscience des obstacles que doit écarter un art qui s'efforce de
donner l'illusion de la réalité. Chaque étape apparaît alors comme la
conquête d'un territoire inconnu, dont il importe de s'assurer
pleinement la possession en le fortifiant par l'établissement d'une
nouvelle conception de la composition des images. Ainsi s'implantent
fortement les formes typiques de créations nouvelles, qui demeureront
toujours inexplicables dans le cadre des théories artistiques fondées
sur l' »impression sensorielle ».
Julius von Schlosser, qui fut également mon professeur en
histoire de l'art, s'intéressait tout particulièrement au rôle que joue le
type, ou prototype, dans la formation d'une certaine tradition. Attiré
d'abord par la numismatique, il se consacra finalement à l'étude de
l'art du Moyen Age, où s'impose si fortement le respect du canon ou
de la formule. Schlosser ne cessa jamais de se passionner pour le
problème des « précédents » ou des « images types » dans l'art du
Moyen Âge, en dépit du fait que, sous l'influence de Croce, il se
méfiait de plus en plus des explications psychologiques. Ceux qui ont
pu suivre ses « méditations » sur ces problèmes retrouveront, au cours
de cet ouvrage, certains de ses thèmes favoris. Cependant que
Schlosser se penchait ainsi sur me Moyen Age, son contemporain,
Aby Warburg, étudiait la Renaissance italienne ; et un problème le
préoccupait avant tout : savoir ce que les hommes de la renaissance
avaient cherché à découvrir chez les maîtres de l'antiquité classique.
Warburg, s'attachant à la solution de ce problème, en vint à analyser le
45/54.
L'art et l'illusion
développement des styles particuliers de la Renaissance, en fonction
de l'adoption d'un nouveau langage visuel. Il remarqua que les
emprunts des artistes de la Renaissance aux modèles de la sculpture
classique n'étaient pas purement fortuits. Ils se produisaient au
moment où le peintre éprouvait le besoin de disposer d'une image
particulièrement expressive pour suggérer le geste ou le mouvement.
Warburg donna finalement à cette tendance le nom de « pathos
formel ». Son obstination à proclamer que les maîtres du
Quattrocento, qui étaient considérés jusqu'alors comme étant à
l'avant-garde de la pure observation, recouraient si fréquemment à
l'imitation formelle, produisit d'abord un effet de choc. Les
successeurs de Warburg, s'attachant à l'étude des modèles
iconographiques, devaient faire ressortir, avec une évidence
croissante, que les œuvres mêmes de la Renaissance et du Baroque,
considérées jusqu'alors comme étant d'inspiration naturaliste,
dépendaient fait étroitement de la tradition. L'analyse des ces
constantes l'emporte largement de nos jours sur les recherches
anciennes concernant les différences de styles.
André Malraux devait pleinement faire ressortir l'importante
signification de ces découvertes dans la suite de ses passionnants
ouvrages sur La Psychologie de l'art. Dans l'orchestration poétique
que Malraux a consacré au mythe et au changement, on peut encore
retrouver l'écho des grandes constructions de Hegel et de Spengler,
mais une certaines formes d'incompréhension, d'où la caricature
d'Alain tirait tout son sel, l'idée que les styles du passé sont un pur
reflet de la manière dont les artistes voient le monde, se trouve enfin
écartée. Malraux sait que l'art naît de l'art et non pas de la nature.
Cependant, en dépit de tout son attrait et malgré certains remarquable
aperçus psychologiques, l'ouvrage de Malraux ne nous donne pas ce
que nous avait promis son titre : une psychologie de l'art. Nous n'y
trouvons toujours pas une explication satisfaisante du problème
évoqué par la caricature d'Alain. Nous sommes cependant mieux
préparés que ne l'était Riegl à la découverte de cette explication. Nous
avons beaucoup appris, et en de nombreux domaines, sur la force des
traditions et la contrainte imposée par les conventions. Les historiens
ont étudiés l'influence qu'exercent des idées préconçues sur le
chroniqueur qui se propose de rendre compte d'événements du
présent ; des spécialistes de l'étude de la littérature, comme E. R.
Curtius, ont mis en évidence le rôle joué par les « topos », ou les lieux
communs traditionnels, dans une texture poétique. Alors que nous
avons acquis une connaissance plus sûre de cette force de la tradition,
le temps paraît venu d'aborder à nouveau le problème du style.
Je sais très bien qu'en insistant ainsi sur la tenace persistance
46/54.
L'art et l'illusion
de la convention, et sur le rôle des types et des stéréotypes dans la
création artistique, je risque de me heurter au scepticisme d'un public
peu averti. Le reproche que l'on fait le plus communément à l'histoire
de l'art est de se consacrer à la recherche des influences, en ignorant
ainsi le mystérieux pouvoir de la création. Mais ce n'est pas là un
défaut inévitable. Plus nous deviendrons conscients de la force de
cette tendance qui pousse les hommes à la répétition du geste acquis,
plus grande sera notre admiration à l'égard d'êtres exceptionnels, qui
ont su rompre cet envoûtement et réaliser un progrès significatif dont
d'autres sauront à nouveau s'inspirer.
Il m'est arrivé parfois cependant de me demander si les
réalités de l'histoire de l'art confirmaient pleinement mes propres
conclusions, si la nécessité d'une formule type était de nature aussi
universelle que je l'avais prétendu. Je me souvenais d'un admirable
passage où Quintilien parle du pouvoir créateur de l'esprit humain et
se réfère à l'exemple de l'artiste pour illustrer son propos :
« Ce que l'art est capable de réaliser ne peut entièrement se
transmettre. Quel peintre apprendra à peindre la totalité des choses qui
existent dans la nature ? Mais s'il lui a été donné d'acquérir les
principes de l'imitation, il sera capable de représenter toutes les
formes qui peuvent exister. N'importe quel potier habile pourra créer
un vase dont il n'avait jamais vu la forme. »
Voilà un fait dont il importe de se souvenir ; mais il n'en
demeure pas moins que la forme de ce vase nouveau s'apparente plus
ou moins aux formes que le potier avait été à même de voir
précédemment, que sa représentation de « toutes les formes qui
peuvent exister » aura quelque rapport avec les formes de
représentation qui lui furent transmises par ses maîtres. Une fois de
plus nous nous retrouvons en face du problème posé par Alain, avec
ses jeunes Égyptiens confrontés à leur modèle ; et aucun spécialistes
de l'histoire de l'art ne sera tenté de sous-estimer le pouvoir du style,
et moins que tout autre l'historien qui, sur cette longue route, s'efforce
de relever et de définir les empreintes de l'illusion.
VI
Il me paraît insuffisant, si l'on veut aborder les problèmes
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L'art et l'illusion
cruciaux de notre discipline, de se borner à rappeler la différence qui
existe entre « voir » et « savoir », et de se tenir aux généralités en
affirmant que toute représentation est fondée sur des conventions.
Il nous faut rechercher, sur le plan psychologique, un renouvellement
de l'analyse en vue de définir ce qui se trouve réellement impliqué
dans le processus de création et celui d'interprétation de l'image.
La simple psychologie, à laquelle se référaient, avec tant de confiance,
Barry et Ruskin, Riegl et Loewy, s'avère désormais incapable de nous
servir de guide. La psychologie a pris conscience de l'immense
complexité des processus de la perception, et du fait que personne ne
saurait se flatter de les comprendre d'une façon complète.
« La psychologie a démontré... », c'est par ces mots remplis
d'assurance que Bernard Berenson pouvait encore débuter lorsqu'il
s'aventurait dans ce domaine. Ceux qui consulteront des ouvrages plus
récents n'y retrouveront pas ce ton de tranquille certitude. J. J. Gibson,
par exemple, déclare, dans une intéressante étude sur La Perception
du monde visuel : « Les psychologues sont, à l'heure actuelle,
incapable de comprendre comment l'homme prend conscience de
caractéristiques nouvelles, comment il les explore... » Ainsi les espoirs
de l'historien s'effondrent. D. O. Hebb, dans son ouvrage célèbre sur
l'organisation du comportement (The Organization of Behavior) va
jusqu'à déclarer : « Il faut reconnaître qu'aucune théorie jusqu'à ce
jour n'a su expliquer la perception des dimensions, de la luminosité ou
de l'amplitude sonore. » Cette incertitude ne concerne pas seulement
les problèmes de fond. Ralph M. Evans, étudiant, dans son ouvrage,
Introduction to Color, ce qu'on appelle les « effets d'irradiations », la
façon inattendue dont les couleurs superposées s'altèrent, déclare :
« L'auteur a le sentiments que, aussi longtemps que ces effets ne
seront pas expliqués sans avoir recours à des hypothèses trop
complexes, nous ne pourrons pas prétendre que nous comprenons le
déroulement du processus visuel. »
Dans ces conditions, il peut paraître bien imprudent de faire
appel aux conclusions d'une discipline incertaine en vue d'expliquer
nos propres incertitudes. Toutefois, l'opinion d'un des plus grands
parmi les pionniers de la psychologie perceptive, Wolfgang Köhler,
peut encore nous encourager à tenter cette aventure. Dans ses
conférences sur les lois de la dynamique en psychologie – Dynamics
in Psychology (1940) – Köhler expose les avantage que la technique
du dépassement peut offrir à la recherche scientifique :
« Les périodes les plus fécondes de l'histoire de la
connaissance sont celles où des phénomènes qui jusque-là avaient été
considérés comme relevant exclusivement d'une discipline particulière
ont soudain été rapprochés d'autres phénomènes, apparemment fort
48/54.
L'art et l'illusion
dissemblables, et sont ainsi apparus sous un éclairage nouveau. Pour
que cela puisse se produire dans le domaine de la psychologie, nous
devons nous tenir informés de ce qui se trouve au-delà de la matière
de notre discipline dans son sens le plus étroit. »
Et, demande Köhler : « Dès lors que la situation présente de
la psychologie nous offre d'excellentes raisons – devrais-je dire un
merveilleux prétexte – d'exercer notre curiosité au-delà des limites de
notre domaine, comment ne serions-nous pas impatients d'en saisir
l'occasion ? »
Un des disciples de Köhler à tout le moins a su saisir cette
occasion, en passant du domaine de la psychologie à celui de l'art.
Dans son ouvrage, Art an Visual Perception, Rudolf Arnheim se livre
à une analyse de l'image visuelle, envisagée du point de vue de la
psychologie de la forme. J'ai tiré grand profit de sa lecture. Un
chapitre, qui traite de l'évolution des formes artistiques chez l'enfant,
m'a paru présenter un si grand intérêt que j'ai pu envisager, avec
quelque soulagement, de ne pas inclure dans le domaine de mes
recherches ces exemples si controversés. Par contre, pour l'historien
qui étudie les problèmes de la stylistique, l'intérêt de l'ouvrage est
moindre. L'auteur s'est-il montré exagérément fidèle à la ligne de
l' »objectivité » de Riegl, est-il trop désireux de justifier les
expériences de l'art du XXe siècle pour voir dans le problème de
l'illusion tout autre chose que l'idée préconçue du Béotien ?
S'appuyant sur le fait que les normes de la ressemblance ont varié
selon les époques, il exprime l'espoir « qu'une évolution de la
conception artistique de la réalité » fera que les œuvres de Picasso, e
Braque, ou de Klee « ressembleront exactement aux choses qu'elles
représentent ». S'il était dans le vrai, le catalogue d'un grand magasin
de l'an 2000 nous offrirait des mandoline, des vases et de mobiles
frissonnants, exactement conformes à cette nouvelle notion de la
réalité.
L'ouvrage de W. M. Ivins Jr. : Prints and Visual
Communication (Gravures et communication visuelle), est un puissant
antidote de cet intellectualisme à la mode du jour. Cet ouvrage
démontre en effet que l'histoire de la représentation peut être abordée
dans un contexte scientifique, sans se référer aux problèmes de
l'esthétique.
C'est dans cette perspective que j'aimerais citer également
l'ouvrage d'Anton Ehrenzweig : The Psychoanalysis of Artistic Vision
and Hearing (Psychanalyse de la vision et de l'audition artistique). La
hardiesse des spéculations, au cours desquelles l'auteur s'efforce
d'intégrer à une trame d'idéologie freudienne les dernières découvertes
de la psychologie de la forme, mérite attention et respect.
49/54.
L'art et l'illusion
Ehrenzweig se garde de sous-estimer les difficultés que devrait
affronter et vaincre le naturalisme scientifique dans l'étude de
l'expression artistique. Ses descriptions du chaos visuel que cherche à
dominer l’œuvre d'art sont à coup sûr remarquables, mais il me
semble qu'il compromet lui aussi les résultats de son analyse, en se
refusant à l'examen des critères d'une réalité objective et en masquant
le problème par des spéculation évolutionnistes.
Les trois derniers ouvrages que je viens de mentionner
prouvent bien que certains problèmes sont en ce moment « dans l'air »
et réclament des solutions. Du fait qu'au moment de la parution de ces
ouvrages j'avais déjà commencé mes propres recherches, je ne puis
prétendre les juger sans préventions. Mais ils m'ont paru surtout
indiquer avec beaucoup de force que le spécialiste de l'histoire des
styles artistiques devait, de son côté, pousser ses recherches au-delà
des frontières de sa spécialité, sur le territoire du psychologue.
J'espère pouvoir rapporter de cette incursion autre chose encore que le
résultat de quelques expériences psychologiques particulières –
l'annonce d'un renouvellement radical des anciennes conceptions
traditionnelles de la pensée et de l'esprit humain, ce qui certes ne
saurait laisser indifférent un spécialiste de l'histoire de l'art. Cette
orientation nouvelle apparaît implicitement dans la manière dont
Arnheim analyse l'expression artistique de l'enfant et dans les
considérations d'Ehrenzweig sur la perception inconsciente, mais
l'insistance avec laquelle l'un et l'autre se réfèrent aux conceptions
théoriques et à la terminologie d'une école de psychologie bien
déterminée a sans doute limité et obscurci la portée de leur analyse.
Un vocabulaire de base auquel les critiques, les artistes et les
historiens faisaient jusqu'alors confiance, a perdu, au cours de cette
réévaluation, une bonne partie de son crédit. Les notions d' »imitation
de la nature », d' »idéalisation » ou d' »abstraction », sont fondées sur
l'hypothèse de l'antériorité des « impression sensorielles », qui seront
ensuite élaborées, déformées ou généralisées.
K R. Popper a critiqué cette conception qu'il qualifie de
« théorie de l'esprit réceptacle » : on y considère, autrement dit, que
les données reçues sont entreposées sans l'esprit où elles subissent un
traitement approprié. Il estime que, du point de vue de la théorie de la
connaissance et des méthodes d'analyse scientifiques, cette hypothèse
fondamentale manque de toute assise réelle, et il préconise le recours
à ce qu'il nomme la « théorie du projecteur mobile », qui serait
conforme à l'activité de l'organisme vivant qui ne cesse jamais
d'explorer et d'éprouver les propriétés de son environnement. Dans le
cadre de la recherche psychologique, la fécondité de cette méthode est
de plus en plus reconnue. Mais quel que soit le nombre ou la diversité
50/54.
L'art et l'illusion
des théories, celles-ci s'intéressent de moins en moins à la nature des
stimulus pour mettre l'accent sur l'importance de la réaction de
l'organisme. Il apparaît clairement que cette réaction, vague et
générale à l'origine, se précise et se différencie peu à peu.
« La connaissance progresse, non pas en passant de la
sensation à la perception, mais en allant de l'indéfini vers le défini.
Nous n'apprenons pas à percevoir mais à différencier ce qui est
perçu », déclare Gibson en parlant de la vision. Et L. Bertalanffy,
cherchant à définir les règles de l'évolution biologique : « Les résultats
des recherches modernes semblent bien indiquer que les ensembles,
qui sont à l'origine amorphes et inorganiques, se différencient d'une
façon progressive. »
On pourrait encore tracer un parallèle entre ces points de vue
et les exposés de Jean Piaget sur le développement intellectuel des
enfants, ou les études de Freud et de ses disciples sur l'évolution de
l'affectivité au cours du premier âge. Et des analyses récentes, faisant
état de la façon dont, nous dit-on, les machines peuvent « apprendre »,
indiquent également l'existence d'un processus allant du général au
particulier. J'ai parfois eu recours à des parallèles de ce genre dans les
développements de cet ouvrage ? Je l'ai fait avec beaucoup de
circonspection, car, dans ce domaine, je ne puis même pas faire état de
la compétence de l'amateur. Je n'ignore pas d'autre part quels peuvent
être, en telle matière, les dangers de l'amateurisme et des influences de
la mode du jour. La méthode qui est utilisée dans cet ouvrage ne
cherche au fond pas d'autre justification que celle de son utilité dans
les travaux quotidiens du spécialiste de l'histoire de l'art. Une étude
de l'illusion pouvait difficilement se passer d'une conception
théorique de la perception. C'est ainsi que j'ai été conduit à adopter
la ligne de pensée dont je viens de donner un aperçu, et qui ma
paraissait être d'une utilité essentielle dans ma recherche ; ainsi qu'à
faire appel à des notions de classements et de catégories, plutôt qu'à
des liens d'association. J'ai emprunté le modèle type de cette méthode,
qu'il faudrait au fond rattacher à Kant, à l'ouvrage de F. A. Hayek, The
Sensory Order, où elle est définie de façon particulièrement cohérente.
Mais j'ai surtout retiré le plus grand profit de la façon dont Popper a
fait ressortir avec insistance l'intérêt de l'hypothèse et des tests
expérimentaux. C'est la méthode que, dans la recherche psychologique
ont préconisée Bruner et Postman, selon lesquels « tous les processus
de la connaissance, que ce soient ceux de la perception, de la pensée
ou de la mémorisation, prennent la forme « d'hypothèses » formulées
par l'organisme... elles attendent d'une expérience ultérieure des
réponses qui viendront les infirmer ou les confirmer ».
Il paraît logique, dans ce contexte, ainsi que l'indiquait
51/54.
L'art et l'illusion
Popper, que les confirmations de ce genre d' »hypothèses » ne
soient jamais que provisoires, tandis que leur rejet aura un
caractère définitif. Il n'y a donc pas, entre la perception et l'illusion,
une coupure franche et rigide. La perception se sert de toutes ses
ressources pour extirper les illusions malignes, mais ne pourra-t-elle
parfois se refuser à « infirmer » une hypothèse illusoire, plus
particulièrement lorsqu'il s'agira de l'examen d'une œuvre d'art
illusionniste ?
Je suis personnellement convaincu qu'une théorie de l'erreur
perceptive et de sa correction témoignera de sa fécondité dans d'autres
domaines de recherche ; je ne m'attarderai cependant pas sur ce sujet.
J'ai principalement pour objectif d'analyser le processus de formation
de l'image ; autrement dit, la façon dont les artistes sont parvenus à
découvrir certains des secrets de la vision « au moyen des tracés et des
comparaisons d'images ». les jeunes Égyptiens d'Alain, qui
apprenaient à créer « l'illusion e la réalité », n'avaient nullement à
chercher à « copier ce qu'il voyaient », mais à utiliser ces codes de
signaux ambigus, qui nous servent au cours d'une vision immobile,
jusqu'à ce que leur image ne se distingue plus des formes de la réalité.
En d'autres termes, ils n'avaient pas à jouer au jeu qui consiste à voir
« le lapin ou le renard », mais ils avaient à inventer le jeu « du tableau
ou de la nature », et en se servant de traces colorées créer – tout au
moins à une certaine distance – l'illusion d'une forme réelle.
Artistique ou non, il s'agit là d'un jeu qui ne se définit qu'au terme
d'essais et d'erreurs sans nombre. Expérimentation séculaire des
théories de la perception, l'art du trompe-l’œil mérite sans doute notre
attention, même en un temps qui l'a rejeté afin de se livrer à la
recherche d'autre mode d'expression.
Je crois devoir indiquer au lecteur, ou à quelque critique
impatient, au risque de dévoiler prématurément mes batteries, que les
conclusions qui sont ici esquissées ne feront l'objet d'un examen
approfondi qu'au chapitre IX du présent ouvrage, où seront repris
certains des problèmes qui ont été abordés dans cette introduction. Je
ne saurais lui interdire de s'y reporter sans plus attendre ; mais
j'aimerais cependant indiquer que l'argumentation d'un ouvrage doit
s'édifier comme une arche. La pierre du faîte paraîtra suspendue dans
le vide si l'on n'aperçoit pas comment les autres pierres l'étayent et la
soutiennent. Chacun de chapitres de cet ouvrage a été conçu et orienté
en fonction du problème central ; mais la structure de l'ensemble
devrait justifier et soutenir chacune des parties. Les limites que la
matière et sa mise en forme imposent à la présentation, les rapports
entre la forme et le rôle qui lui est assigné, mais surtout
l'appréciation et l'intervention du spectateur dans l'interprétation
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L'art et l'illusion
des ambiguïtés, tout cela doit permettre d'affirmer que l'art a
effectivement une histoire, car les illusions en ce domaine ne sont pas
seulement le résultat du travail de l'artiste, mais ce sont également,
pour lui, des instruments qui sont indispensables à l'analyse des
apparences. J'ai l'espoir que le lecteur saura ne pas se contenter de
cette affirmation, mais qu'il cherchera, avec moi, à la vérifier en
l'appliquant à l'étude des expression du visage, et qu'il s'aventurera un
peu plus loin, jusqu'aux frontières de l'esthétique, terre promise dont il
n'apercevra que les contours lointains.
Je n'ignore pas que cette lente progression, à travers les
sables mouvants de la théorie perceptive, doit paraître fastidieuse au
lecteur pressé d'atteindre aux sources de la force émotive de l'art. Mais
il me semble que ces question essentielles pourront être abordées avec
de plus grandes chances de succès lorsque le terrain se trouvera
quelque peu déblayé. Je me sens encore affermi dans cette conviction,
en me rappelant un passage de Psychoanalytic Explorations in Art de
mon ami et regretté mentor Ernst Kris, avec qui j'ai si souvent discuté
de ces problèmes et qui n'a pas assez vécu pour pouvoir lire la version
définitive de cet ouvrage :
« Nous en sommes venus peu à peu à comprendre que la
création ne se produit pas dans un espace vide et qu'aucun artiste ne
saurait exister indépendamment de ses prédécesseurs et de ses
modèles, qu'il n'appartient pas moins que le savant à une certaine
tradition et que son œuvre va s'intégrer à une structure problématique
donnée. Le degré de maîtrise qu'il atteint, dans les limites de ce cadre,
et, au moins à certaines périodes, la possibilité de se libérer de ces
contraintes, font vraisemblablement partie des critères complexes qui
servent à mesurer la valeur de cette œuvre. Toutefois, la psychanalyse
n'a jusqu’ici contribué que dans une faible mesure à faire comprendre
quel pouvait être la signification de cette structure ; une étude
psychologique du style artistique demeure encore à entreprendre. »
Le lecteur ne doit pas s'attendre à voir combler cette lacune
au cours des chapitres qui vont suivre. La psychologie de la
représentation ne saurait résoudre à elle seule l'énigme du style. Les
impulsions et les engouements de la mode n'ont pas encore été
analysés d'une manière suffisante et le goût garde ses mystères. Mais
si nous voulons parvenir un jour à comprendre de quel poids peuvent
peser ces divers facteurs sociaux sur notre attitude devant les essais de
représentation artistique – le prestige instable des grands maîtres ou
l’écœurement que provoque la trivialité, l'attrait de l'art primitif et la
recherche fiévreuse des causes déterminantes de l'évolution des styles
– il nous faut d'abord tenter d'apporter une réponse aux questions plus
simples qui nous sont posées par le dessin humoristique d'Alain.
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L'art et l'illusion
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