L`art et l`Illusion 1
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L`art et l`Illusion 1
L'art et l'illusion Bibliothèque des sciences humaines L'art et l'Illusion Psychologie de la représentation picturale E. H. GOMBRICH traduit de l'anglais par Guy Durand NRF Éditions Gallimard 1/54. L'art et l'illusion 2/54. L'art et l'illusion Ernst Gombrich Ernst Gombrich (Ernst Hans Josef Gombrich), né le 30 mars 1909 à Vienne et mort le 3 novembre 2001 à Londres, est un spécialiste de l'histoire de l'art et de l'iconographie du XXe siècle célèbre pour ses ouvrages. Biographie Né à Vienne en 1909, il fit ses études secondaires au Theresianum avant d'entrer à l'Institut d'Histoire de l'Art de l'Université de Vienne (1928) où il fut l'élève de Julius von Schlosser1, mais aussi d'Emanuel Loewy et de Hans Tietze. Il soutint sa thèse sur « Giulio Romano, architecte » et la publia avant de collaborer avec Ernst Kris qui l'a initié aux problèmes de la psychologie de l'art. Il quitta Vienne pour Londres en 1936 et devint assistant de recherches à l'Institut Warburg. À partir de cette date, son nom fut associé aux travaux de cet institut dont il devint directeur en 19591. Durant la guerre, il traduisit en anglais les émissions de la radio allemande pour le service d'écoute de la British Broadcasting Corporation (BBC). Il occupa à l'Université de Londres la chaire d'Histoire de la tradition classique de 1959 jusqu'à sa retraite en 1976. Il fut anobli en 1972 et reçut l'Ordre du Mérite britannique en 1988 ainsi que de nombreuses récompenses et distinctions internationales, dont le Prix Balzan en 1985 pour l'histoire de l'art occidental, le prix Goethe (1994) et la Médaille d'or de la ville de Vienne (1994). Œuvre Gombrich est connu du grand public pour son Histoire de l'art, publiée pour la première fois en 1950. Pensé à l'origine comme une « histoire de l'art pour la jeunesse » et commandé dans les années trente par l'éditeur des Wissenschaft für Kinder2 (la collection de sa Brève histoire du monde), cet ouvrage est considéré comme particulièrement accessible. Il est des plus traduits et vendu, depuis, parmi les introductions à ce domaine. Toutefois, selon Roland Recht, il correspond à une « vision de l'histoire3 » déjà ancienne. Auteur d'une dizaine d'ouvrages dont plusieurs portent sur la Renaissance, Ernst Gombrich a notamment publié The Sense of Order (1979) et The Image and the Eye (1982) sur la psychologie de la représentation. Inspiré par Aristote4, il aurait déclaré que « l'étonnement est à l'origine de la connaissance : celui qui cesse de s'étonner pourrait bien cesser de savoir »[réf. nécessaire]. Son dernier ouvrage concerne le thème de la Préférence pour le primitif qui l'avait occupé pendant plus de 40 ans (2002 : parution posthume). Gombrich est aussi auteur d'une Brève histoire du monde, livre de vulgarisation de l'histoire humaine, qui, rédigé en six semaines en 1936, a connu un grand succès et de nombreuses traductions. Notes et références 1. 2. 3. 4. ↑ a et b Archive Gombrich ↑ Soit « le Savoir pour les enfants ». Cf. Ernst Gombrich, Didier Eribon, Ce que l'image nous dit : entretiens sur l'art et la science, Paris, Arléa, 2010 (1re éd. 1991), p. 37 et 64 (ISBN 978-2-86959-897-3). ↑ Roland Recht, Manuels et histoires générales de l'art, dans Revue de l'art, 124, 1999-2, p. 6 (ISSN 0035-1326) (en ligne [archive]). ↑ Métaphysique, A, 2, 982bl 2 - 983a2 1 : « Or, douter et s’étonner, c’est reconnaître son ignorance. Voilà pourquoi on peut 3/54. L'art et l'illusion dire en quelque manière que l’ami de la philosophie est aussi celui des mythes ; car la matière du mythe, c’est l’étonnant, le merveilleux. Si donc on a philosophé pour échapper à l’ignorance, il est clair qu’on a poursuivi la science pour savoir et sans aucun but d’utilité. » (trad. Victor Cousin, 1838). Liens externes • • • (en) Ernst Gombrich sur le Dictionary of Art Historians. (en) Archives Gombrich (de) Bibliographie complète Bibliographie • (en) The Essential Gombrich, Richard Woodfield , (ISBN 0714834874) • Ernst Gombrich, Didier Eribon, Ce que l'image nous dit : entretiens sur l'art et la science, Paris, Cartouche, 2009 (1991 pour la première édition) 4/54. L'art et l'illusion 5/54. L'art et l'illusion à la mémoire de mes maîtres EMMANUEL LOEWY 1857-1938 JULIUS VON SCHLOSSER 1866-1938 ERNST KRIS 1900-1957 6/54. L'art et l'illusion Préface Quand on me fit l'honneur de m'inviter de prendre part, à titre de membre participant, au cycle de conférence sur les Beaux-Arts de la National Gallery de Washington, je proposai, comme thème de recherche, la psychologie de la représentation. Je fus alors très reconnaissant au Comité d'agréer un sujet qui, au-delà des limites du domaine artistique, comporte l'étude de la perception et des illusions optiques. Car, dès la période de mes études à l'Université, j'avais été surpris et intrigué de voir que les formes ou les taches colorées puissent être mystérieusement capables de suggérer et de signifier certaines choses qui n'ont que peu de rapport avec leur tracé apparent. Dans un précédent ouvrage, l'Art et son Histoire, j'avais retracé, dans ses grandes lignes, le développement de la représentation, depuis les méthodes conceptuelles des primitifs et des Égyptiens, fondées sur « la connaissance de l'objet », jusqu'aux œuvres réalisées par les Impressionnistes, qui réussirent à fixer l'aspect fugitif de « ce qu'ils voyaient ». Utilisant ainsi une distinction traditionnelle entre la connaissance et la vision, je déclarais, dans le dernier chapitre, que la méthode impressionniste avait contribué, par ses contradictions internes, à dévaloriser, dans l'art du XXe siècle, la représentation formelle. Lorsque j'affirmais qu'aucun artiste n'est capable de « peindre ce qu'il voit », en se libérant de toutes les conventions, cette position pouvait évidemment paraître dogmatique et manquer de justifications suffisantes. Pour lui donner plus d'assise et de consistance, je fus conduit à un nouvel examen de la théorie de la perception, qui m'était apparue particulièrement féconde. Le présent ouvrage constitue en fait un compte rendu de ces nouvelles recherches. Il ne se propose pas de réviser l'interprétation précédente, mais bien de la soutenir et de la préciser à la lumière des travaux les plus récents de la psychologie contemporaine. En résumé, dans le premier ouvrage, une conception traditionnelle de la nature de la vision était appliquée à l'histoire des styles de représentation. Dans 7/54. L'art et l'illusion celui-si, j'ai le projet plus ambitieux de me servir de l'histoire de l'art pour analyser cette même conception et pour la vérifier. J'ai supposé, dans cette perspective, que les principales phases des styles de la représentation décrites dans le premier ouvrage étaient connues du lecteur. Aucune autre connaissance particulière ne me paraît nécessaire, et notamment en ce qui concerne le domaine de la psychologie, où je ne prétends pas à d'autre compétence que celle du néophyte et du chercheur. Ce n'est pas par fausse humilité que j'insiste sur ce point ; mais l'objectif principal des conférences Mellon me paraît être de contribuer utilement à l'étude des problèmes de l'esthétique et d'apporter des matériaux en vue de leur solution. Il me semble que le moyen d'y parvenir est de suivre l'exemple des artistes qui savent s'écarter des conceptions toutes faites et, sur le plan intellectuel, n'hésitent pas à prendre des risques. Je n'ai pas promis autre chose à ces auditoires compréhensifs que j'ai rencontrés à Washington. Sous le titre d'ensemble, « Le langage de l'art et le monde sensible », j'ai donné, au cours du printemps 1956, une suite de sept exposés. Tous ont été inclus dans cet ouvrage, et à la plupart je n'ai apporté que de très légères retouches (chap. I, III, X et XI). Des trois autres exposés, l'un a servi de base au chapitres IX, qui en reprend le thème de façon plus large et plus étendue, et la matière des deux derniers a été reprise dans différentes parties des chapitres II et V, VII et VII respectivement. D'autres matériaux proviennent encore de diverses conférences où, dans l'ensemble, j'eus l'occasion de traiter du sujet, alors que j'étais titulaire de la chaire Slade à l'Université d'Oxford, ou encore en tant que professeur de l'Université de Londres à laquelle je suis rattaché, ainsi qu'au cours de mes déplacements à l'Université d'Harvard et au Congrès annuel de la Société britannique de Psychologie, qui s'est tenu à Durham, en 1955, et où j'avais eu l'occasion de définir mon programme de recherches. Ce processus de développement des thèmes initiaux était sans doute inévitable, dès l'instant où le sujet traité n’était plus soumis à la tyrannie des limites horaires. En fait, le plus difficile fut pour moi de m'expliquer avec une clarté suffisante en évitant que chacun de mes chapitres n'atteigne à la dimension d'un volume. En dépit de nombreux remaniements et remises en forme, j'ai donc décidé de ne pas abandonner les avantages de ce cadre de la conférence, où l'on peut jouir du privilège de ne pas expliciter d'une façon exhaustive chaque point de son argumentation. Et, en faisant preuve d'optimisme, je pourrais croire ainsi que mes lecteurs, comme les auditeurs y furent contraints, sauront suivre dans leur fauteuil arguments et illustrations, selon l'ordre où ils leur sont présentés. Car j'aimerais que l'on saisisse 8/54. L'art et l'illusion bien qu'il ne s'agit pas là d'un ouvrage de présentation d’œuvres d'art avec le soutien de notes explicatives. Il s'agit d'un texte destiné à la lecture, avec des illustrations pour en expliciter les termes. Les éditeurs ont fait de leur mieux pour que les illustrations se trouvent placées aussi près que possible des passages auxquels elles apportent le soutien de leur contenu visuel ? Le groupement des notes à la fin de l'ouvrage répond à une préoccupation du même ordre. On ne coupe pas généralement le texte d'une conférence d'un bombardement de références bibliographiques. Ainsi ces références ne sont- elles pas placées directement sous les yeux du lecteur ; et toutes les notes ont été rassemblées à la fin de l'ouvrage, avec renvoi à la page concernée. Le lecteur qui désire se documenter de façon plus approfondie, ou qui est à la recherche de textes de références, ne devrait donc avoir aucune difficulté à découvrir le renseignement qu'il désire. On trouvera aux pages 485-486 les références in extenso d'ouvrages dont il est parfois fait mention dans le texte sous une forme abrégée. Ce n'est donc pas par manque de gratitude à l'égard des auteurs dont j'ai eu le grand avantage de pouvoir utiliser les œuvres que les références des ouvrages se trouvent éloignés du texte offert à la vue. J'aimerais au contraire affirmer ma profonde reconnaissance envers des hommes de science qui, au détriment de recherches plus profitables, consacrèrent quelques années de leur vie à présenter leurs connaissances sous une forme accessible aux non-spécialistes. Le fait qu'il me soit arrivé de conserver dans leur langue originale certains passages cités dans les notes, ou d'utiliser une traduction personnelle, ne doit pas dissimuler tout ce dont je suis encore redevable aux éditeurs et aux traducteurs des classiques Loeb. Pas plus que quelques références occasionnelles à certains articles de revues psychologiques ne devraient dissimuler ce que m'ont apporté divers ouvrages qui demeurèrent à portée de ma main pendant toute la période où j'écrivais ce livre. Je pense à tel ou tel indispensable compendium, comme Method and Theory in Experimental Psychology (1953) de C. E. Osgood, et Experimental Psychology (1954) de R. S. Woodworth et Harold Schlosberg, et également au bref et dense volume de O. L. Zangwill : An Introduction to Modern Psychology (1950). Parmi les ouvrages des spécialistes des problèmes de vision, A Further Sudy of Visual Perception (1952) de M. D. Vernon nous offre un aperçu d'ensemble particulièrement remarquable, tandis que Gesethe des Sehens (2° édition, 1953) de Wolfgang Metzger reprend le problème dans son ensemble du point de vue de la théorie de la forme. Je dois beaucoup également à l'ouvrage de Ralph M. Evans : An Introduction to Color(1948), et beaucoup plus encore à celui de J. J. Gibson : The Perception of the Visual World (1950) qui, je l'espère à tout le moins, 9/54. L'art et l'illusion m'a permis de ne pas trop simplifier les problèmes, en négligeant ce que l'auteur a nommé « la terrifiante complexité de la vision ». Dans domaine un peu plus éloigné de mes préoccupations habituelles, j'espère avoir tiré quelque profit des ouvrages de D. O. Hebb : The Organization of Behavior (1949), de Viktor von Weizsäker : Der Gestaltkreis (1950), de F. H. Allport : Theories of Perception and the Concept of Structure (1955), et plus particulièrement sans doute de The Sensory Order , de F. A. Hayek (1952). Cette énumération d'ouvrages représentatifs de différentes écoles de psychologie ne manquera pas d'éveiller les soupçons du spécialiste qui me reprochera une démarche essentiellement éclectique. Ces soupçons sont, dans une certaine mesure justifiés, mais ce choix n'a cependant pas été effectué en dehors du cadre d'une orientation personnelle bien déterminée. Et si quelqu'un désire, à ce stade, avoir une idée plus précise de cette orientation, je lui recommanderai de bien vouloir se référer à un article fort connu de E. C. Tolman et E. Brunswik : « The Organisation and the Causal Texture of Environment » (L'Organisme et la texture causale du milieu), Psychological Review, 1935, qui faisait plus particulièrement ressortir le caractère hypothétique de tous les processus de la perception. En réalité, je n'ai pris connaissance de cet article que lorsque mon ouvrage se trouvait déjà achevé, et si je note ce point, ce n'est nullement dans le but de souligner son caractère original ; j'aimerais plutôt indiquer par là à quel point les choix personnels se situent dans le cadre d'un tradition vivante. L'article fut écrit à Vienne, en 1934, à une période où il m'était arrivé d'avoir quelques contacts épisodiques avec Egon Brunswik qui, en tant que sujet d'observation, avait aimablement prêté son concours à une série d'expérience sur la découverte du sens des expressions du visage dans le domaine de l'art, expériences dont je m'étais alors occupé sous la direction de mon regretté ami Ernst Kris. C'est plus particulièrement d'Ernst Kris, spécialiste de l'histoire de l'art devenu psychanalyste, que j'ai appris au cours d'une amitié de vingt années, quelle pouvait être la fécondité de la méthode psychologique. Les recherches que nous avons effectuées ensemble sur le problème de la caricature m'ont, pour la première fois confronté avec tout ce que peut impliquer la reconnaissance d'une ressemblance dans l'image représentée. Les résultats auxquels ont abouti dans son ouvrage : Psychoanalytic Explorations in art (1952), auquel je me réfère très largement dans les pages qui vont suivre. Mais ce qu'il n'est guère possible d'évoquer ou de transmettre par l'intermédiaire d'un texte écrit, c'est la passion et la souplesse d'un 10/54. L'art et l'illusion esprit toujours en éveil, à qui je dois la profonde conviction que l'histoire de l'art ne peut être que stérile si elle ne s'enrichit pas d'étroits contacts avec les sciences et l'étude de l'homme. C'est dans cette même période, précédant l'occupation de Vienne par Hitler et son régime, que j'eus cette véritable chance de rencontrer Karl Popper. Il venait de publier The Logic of Scientific Discovery, ouvrage où il démontre la valeur prioritaire de l'hypothèse scientifique par rapport à l'enregistrement des données des sens. Si j'ai acquis quelque connaissance des méthodes de la science et des problèmes qui se posent sur un plan philosophique, j'en demeure redevable à sa persévérante amitié. J'éprouvais de la fierté et une grande satisfaction si la qualité de cette influence pouvait se retrouver tout au long du présent ouvrage, bien que naturellement le professeur Popper ne saurait porter aucune responsabilité pour tout ce qui peut encore y faire défaut. C'est grâce à un radiologue, le docteur Gottfied Speigler, que j'ai appris à considérer que l'interprétation de toutes les images posait un problème d'ordre philosophique. Et à Princeton, au cours d'entretiens avec le professeur Wolfgang Köhler, si généreux des moments dont il pouvait disposer, je pus pleinement me rassurer si j'avais pu avoir quelques doutes sur le fait que les problèmes complexes qui se posent dans la pratique de l'art puissent encore avoir un très grand intérêt du point de vue de la recherche psychologique. Le professeur Richard Held, de l'Université de Brandéis, m'apporta son concours pour clarifier certaines questions, et je fus introduit par ses soins dans les services du Département de Psychologie de l'Université de Princeton, où je fus à même de suivre les expériences qui étaient alors réalisées par Ames. Oskar Kokoschka, qui m'invita à faire des conférences à « l'École de la Vision » de l'Académie d'été de Salzbourg, a su me prouver qu'un grand artiste de notre temps est encore susceptible de s'intéresser passionnément aux mystérieux problèmes de la perception. Au cours de conversations avec le professeur Roman Jacobson de l'Université de Harvard et le professeur Colin Cherry de l'Imperial College of Science, à Londres, j'ai eu l'occasion d'entrevoir de tentants et passionnants domaines d'étude, comme ceux de la linguistique théorique et de la théorie de l'information. Je ne puis évidement citer ici les noms de tous mes collègues de Warbourg Institute et de la Slade School of Art de l'Université de Londres qui m'ont soutenu et encouragé au cours de mes recherches, mais j'aimerais à tout le moins mentionner ceux qui ont bien voulu, à ces différents stades, prendre connaissance du manuscrit de cet ouvrages et m'offrir, pour l'améliorer, l'aide de leurs suggestions : tels, 11/54. L'art et l'illusion le professeur Ian Stockiste, le professeur Gertrud Bing, le professeur Harry Bober, Mr B. A. R. Carter (qui dessina également les diagrammes), le professeur Philipp Fehl, Mrs Ellen Kahn, Mr H. Lester Cooke, Miss Jennifer Montagu, Mr Michael Podro et Mrs Ruth Rubinstein. Au moment de l'édition, le concours de Mr William McGuire, et celui de personnes qui me sont plus proches, comme ma femme et mon fils Richard, m'ont été particulièrement précieux. Je demeure très reconnaissant à divers éditeurs qui ont bien voulu m'autoriser à faire usage de certaines citations : à Random House, pour un passage d'un poème de W. H. Auden ; à George Allen and Unwin Ltd. Pour des extraits de The Words of John Ruskin ; à Phaidon Press Ltd. Pour des extraits de l'édition Mayne des Memoirs of the Life of John Constable, et également pour des extraits de mon ouvrage : The Story of Art. Janvier 1959 E. H. G. 12/54. L'art et l'illusion Préface de la deuxième édition Les modifications apportées au corps de l'ouvrage ont été limitées à la correction de quelques termes et de quelques erreurs matérielles. Tout changement plus important aurait risqué de remettre en cause toute la trame où le texte et les illustrations s'entrecroisent d'une façon significative. Mais, à la demande de mon éditeur, j'ai volontiers accepté d'écrire une préface à cette seconde édition. Il me semble que j'ai pour premier devoir de remercier tous ceux qui, par leur compréhension et l'intérêt qu'ils ont porté à cet ouvrage, ont fait apparaître, dans un délai de moins d'une année, la nécessité d'une réédition. Il me faudrait, en second lieu, tenir compte de toutes les critiques, et m'efforcer de remédier aux causes d'incompréhension qu'elles ont pu faire apparaître. Si je ne puis le faire entièrement par le moyen d'une préface, il m'est tout au moins possible d'attirer l'attention sur certaines de ces causes. L'une, qui me paraîtrait particulièrement menaçante et fâcheuse, serait que l'on s'aventurât à croire qu'un ouvrage concernant l'évolution d'un art de l'illusion s'efforcerait ainsi de présenter la fidélité dans la reproduction de la nature comme la condition de toute perfection artistique. Si les démentis que l'on pourra trouver aux pages 25 et 26-27 n'y suffisaient pas, les exposés concernant la caricature et d'autres aspects de la représentation qui ne font pas appel à l'illusion devraient pouvoir me préserver d'une telle erreur d'interprétation. C'est un fait incontestable et fort digne d'attention qu'un grand nombre de maîtres du passé ont paru fascinés par les problèmes concernant l'exactitude de la représentation visuelle ; mais aucun d'eux n'a jamais pensé que l'exactitude de la représentation pouvait suffire à elle seule à faire d'une peinture une œuvre d'art. Un autre groupe de lecteurs s'est efforcé de trouver dans cet ouvrage la confirmation d'une opinion contraire, selon laquelle la recherche de la fidélité à la nature est toujours dépourvue de signification, car chacun voit la nature d'une manière différente. En 13/54. L'art et l'illusion réalité je me suis efforcé de montrer (voir notamment les pages 345346 et 371) que l'incontestable de la vision n'interdit pas l'utilisation de normes objectives susceptible de garantir l'exactitude de la représentation. U mannequin de cire est apparemment l'exacte reproduction de son modèle original, et, en regardant par un orifice étroit une partie d'un tableau, n’importe qui pourra éprouver l'impression d'apercevoir un décor réel, et à ce moment la personnalité » de celui qui regarde n'importe guère, non plus que le fait qu'il puisse avoir de l'admiration ou du mépris pour ce genre d'artifice. Sans doute le fait que j'ai affirmé, à maintes reprises, qu'aucun artiste n'est en mesure de copier ce qu'il voit est-il à l'origine de cette interprétation erronée. Il n'y a dans les faits aucune contradiction, car le trompe-l’œil parfaitement réussi, aussi bien que la caricature la plus frappante, ne sont pas seulement le résultat d'un examen visuel particulièrement attentif, mais également de l'expérimentation fructueuse de divers procédés picturaux. L'apparence peu convaincante de certaines images qui, a diverses époques du développement de la culture, furent jugées insatisfaisantes, vint stimuler, comme j'ai essayé de le montrer, l'invention de ces procédés. Cette modification progressive des conventions et des schémas traditionnels sous la pression d'exigences nouvelles constitue un des thèmes principaux du présent ouvrage. Á ce point, il me faudrait sans doute signaler une difficulté moins apparente et que le lecteur, je l'espère tout au moins, pourra surmonter assez aisément. En tant que spécialiste de l'histoire de l'art, j'ai, au départ, tenu pour acquis l'existence et le fréquent usage de ces vocabulaires schématiques de l'expression sans toujours exposer dans le détail quelles en étaient les caractéristiques. Un nombre considérable d'illustrations, telles que scènes familières de l'art égyptien, peinture chinoises de bambous, madones byzantines, anges gothiques ou petits amours de l'art baroque, auraient été indispensables pour apporter une solution satisfaisante à ce problème et rendre évident ce que pourront confirmer des visites de musées et l'examen attentif de revues d'art : savoir à quel point la gamme des thèmes était limitée, et subtile celle des variations qui ont permis aux artistes ou aux artisans du passé de créer des chefs-d’œuvre que nous admirons. Car le véritable objectif de cet ouvrage n'est pas de décrire mais d'expliquer pour quelles raisons les artistes qui ont, à l'évidence, voulu que leurs images ressemblent aux œuvres de la nature ont rencontré des difficultés auxquelles ils ne s'attendaient pas. Je reconnais qu'il n'est pas toujours facile de prouver que telle était bien leur intention, et je suis reconnaissant à un de mes amis 14/54. L'art et l'illusion peintres qui m'a aidé à trouver à ce problème une solution plus adéquate, simplement en me demandant quel serait l'exact opposé de mon opinion personnelle sur ce sujet. Et bien ! Ce serait une situation où n'importe quel manieur de pinceau serait en mesure d'imiter fidèlement la nature. Le simple désir de retrouver l'apparence d'une personne aimée ou d'un beau paysage suffirait alors a expliquer que l'artiste s'efforce de copier « ce qu'il voit ». Seraient en ce cas dans le vrai ceux qui considéreraient comme intentionnels les styles qui, à l'opposé du naturalisme, s'écartent de l'apparence des choses. Cette opinion paraît plausible dans le monde actuel où la plupart des habitants des villes peuvent prendre connaissance des procédés et des effets picturaux par la seule vue des affiches et des cartes postales. Mais nous n'avons aucun droit de supposer que ceux qui doivent avoir de l'artifice une tout autre connaissance que celle de l'apparence et de l'occasion jouiront de la même liberté de choix. Il m'est arrivé tout récemment de découvrir, dans les souvenirs d'un peintre, une anecdote propre à illustrer ce point de vue. Juhudo Epstein, qui avait été élevé dans une famille de Juifs orthodoxes polonais, qui proscrivent toutes représentations picto-graphiques, nous raconte dans Mein Weg von Ost nach West (Stuttgart, 1929) comment il échoua lamentablement dans sa première tentative de représenter un château situé sur une hauteur de sa ville natale, et quelle révélation lui apporta alors la lecture d'un ouvrage sur la perspective qu'on lui avait prêté par la suite. Pour expliquer ce besoin qu'éprouve le peintre de tirer profit de l'expérience des générations précédentes, j'ai été contraint à mon tour d'analyser les effet des procédés de représentation, et de voir comment il est impossible de la séparer de la façon dont nous traitons normalement les informations qui nous parviennent de ce monde visible dans lequel nous vivons et agissons. La perspective selon laquelle j'ai traité de ce problème m'a valu les critiques de certains philosophes de l'école néo-positiviste, qui m'ont reproché d'avoir assimilé l'interprétation à la vision. Ils devaient craindre, je présume, que les fondements de la croyance en la véracité des observations fondées sur les données des sens soient remis en question par cette façon d'aborder le problème, et que leurs adversaires puissent en tirer argument et réconfort. Je ne partage pas leurs appréhensions, mais je ne me sens l'esclave d'aucune terminologie. Je serais prêt à remplacer le mot « interprétation », qui leur paraît contestable, par un autre, pourvu qu'il puisse décrire le processus d'interprétation et d'erreurs qui nous permet d'extirper nos illusions et de réviser et mettre sans cesse à l'épreuve nos impressions et notre connaissance du monde, aussi bien dans le domaine de la perception que dans celui de la science. Peut15/54. L'art et l'illusion être aurais-je dû expliciter cette conception d'une manière encore plus précise, puisque aucune critique, à ma connaissance, n'a paru tenir compte des arguments principaux que j'avais fait valoir aux pages 372 et 450. Ce ne sont pas des analyses et des controverses concernant la perception qui pourront jamais apporter une solution définitive au mystérieux problème de l'art ; et je ne crois pas qu'un ouvrage quelconque qui aurait cette prétention vaudrait la peine qu'on le lise. Le désappointement qu'on éprouvé certains critiques à découvrir que les problèmes abordés étaient eux-mêmes limités, impliquerait, j'ai de bonnes raisons de le craindre, que, par comparaison avec l'étude de la nature, l'étude des arts se trouve encore dans son enfance. De nos jours, on n'aurais guère l'idée de reprocher aux spécialistes, qui ont fait quelque peu progresser la connaissance du métabolisme du cœur, de n'avoir pas réussi à résoudre le mystérieux problème de la vie. Que le présent ouvrage puisse ou non faire progresser dans un sens comparable la connaissance de la représentation picturale et de son histoire dépendra en fin de compte de la validité des arguments qui y sont présentés. Et je reviens par là à cette dette de reconnaissance et de gratitude, contractée à l'égard des nombreux lecteurs qui ont prêté attention à ces arguments, et dont la volonté de coopérer à leur examen a dépasse mes rêves les plus audacieux. Londres, janvier 1961. E.H.G. 16/54. L'art et l'illusion Préface à la troisième édition Une « remise à jour » de cet ouvrage, qui tiendrait compte de tout ce qui a pu récemment paraître dans les domaines de la philosophie, de la psychologie et de l'histoire de l'art, et qui aurait quelque rapport avec le développement de son argumentation représenterait pour moi une tâche dépassant les limites de mes possibilités. Je voudrais cependant informer les lecteurs qui pourraient y trouver intérêt que la citation inédite du professeur J. J. Gibson, à laquelle je me référais dans la conclusion du chapitre de base sur « L'analyse de la vision artistique », a désormais trouvé le ferme soutien d'un ouvrage solidement construit et raisonné par ce grand spécialiste de l'analyse de la perception : The Senses Considered as Perceptual Systems (Boston, 1966). J'aimerais également réparer une omission en attirant l'attention sur un important article auquel j'aurais pu me référer dans ma critique de la conception de « la vision innocente » : « La vision du peintre et la psychologie de la perception », par R. Blanché : Journal de Psychologie morale et pathologie, avril-juin 1946 (pp. 153-180). J'ai moi-même repris certaines des questions qui sont traitées dans le présent ouvrage, en les présentant dans une perspective quelque peu différente, dans une conférence, donnée à Austin, Texas, sur « La découverte du visuel par le moyen des œuvres d'art », et qui a été publiée dans Arts Magazine de novembre 1965. Ceci ne signifie pas qu'il y ait toujours concordance entre ces diverses façons d'aborder les mêmes problèmes. Tout au contraire, parmi les questions importantes qui sont abordées dans cet ouvrage, il en est encore beaucoup qui sont loin d'avoir été résolues. Mes collègues savent bien qu'il m'arrive encore, dans une salle commune ou au réfectoire de l'université, de les entraîner devant un quelconque portrait d'un académisme banal, non pour leur en vanter les mérites artistiques, mais pour observer et vérifier quelles peuvent être nos réactions quand nous regardons un tableau de ce genre. Ils devront me 17/54. L'art et l'illusion suivre d'un coin de la pièce à l'autre, afin de voir quelle est l'influence de ce changement de position sur l'aspect que présente le sujet, ou encore, je leur demanderai d'interposer une main entre leur regard et le tableau et de dire jusqu’à quel point ils perdent ainsi la vision de l'ensemble de la toile, ou je les interrogeai afin de leur faire préciser dans quelle mesure ils sont encore capable de garder une impression d'ensemble sur le sujet présenté sur cette surface plane quand leur attention se concentre sur la façon dont a été rendu le drapé de la robe du modèle ou l'expression de son visage. Il est assez curieux de constater qu'il n'y a guère de concordance dans les façons de réagir comme dans les conclusions que l'on peut tirer de ces expériences, bien que je ne voie rien encore dans tout cela qui puisse me convaincre de la nécessité d'une révision des points de vue exposés dans le présent ouvrage. Il me semble néanmoins que certains problèmes de ce type pourraient faire l'objet de recherches expérimentales. Et si celles-ci donnaient lieu à de probants résultats, dois-je encore espérer y faire un jour allusion dans quelque autre nouvelle préface ? Londres, novembre 1967. E. H. G. 18/54. L'art et l'illusion INTRODUCTION La psychologie et l'énigme du style 19/54. L'art et l'illusion fig 1 : Daniel Alain. Dessin. 1955. 20/54. L'art et l'illusion « »L'art étant de nature spirituelle, il en résulte que toute étude scientifique de l'art se fonde sur la psychologie. Elle peut également toucher à d'autres domaines, mais elle ne saurait écarter la psychologie. » Max J. Friedländer, Von Kunst und Kennerschaft. I L'illustration qui s'offre aux regard du lecteur devrait indiquer, beaucoup plus promptement que toute explication verbale, quel peut être ici le sens de cette expression : « l'énigme du style ». Le dessin humoristique d'Alain [fig 1] résume clairement les données d'un problème qui, depuis des générations hante l'esprit des spécialistes de l'histoire de l'art. Comment se fait-il que le monde visible ait été représenté de tant de façons différentes, au cours de périodes diverses et par tant de peuples divers ? Les peintures, qui nous paraissent reproduire fidèlement une réalité prise sur le vif, paraîtront-elles, au regard des générations futures, aussi peu réalistes que l'est aujourd'hui pour nous la peinture égyptiennes ? Tout ce qui concerne l'art est-il entièrement subjectif, ou y a-t-il, en cette matière, des critères de nature objective ? Si ces critères existent, si les méthodes enseignées de nos jours dans les académies de pose permettent d'imiter plus fidèlement la nature que les conventions utilisées par les Égyptiens, comment se fait-il que les Égyptiens ne les aient pas adoptées avant nous ? La façon dont ils voyaient la nature, comme semble le suggérer notre humoriste, était-elle différente de la nôtre ? De si frappantes divergences dans la vision artistique ne pourraient-elles pas nous permettre également de mieux comprendre une imagerie déconcertante, créée par les artistes contemporains Ces problèmes font partie du domaine de l'histoire de l'art, mais les méthodes strictement historiques s'avèrent incapable de nous 21/54. L'art et l'illusion apporter des réponses. Le rôle dévolu à l'historien en cette matière est simplement de nous décrire les changements qui sont intervenus. Il s'attache à déterminer des différences de style entre différentes écoles artistiques, et il mis au point une méthode descriptive lui permettant de grouper, de classer et d'identifier les œuvres d'art qui nous ont été transmises par les époques antérieures. Á la vue des illustrations diverses présentées dans cet ouvrage, nous avons plus ou moins les mêmes réactions que celles que l'historien peut éprouver au cours de ses études : ici c'est un paysage de Chine, là un paysage hollandais, un buste grec, là encore un portrait du XVII e siècle. Ces classifications nous semblent à tel point naturelles que nous ne nous demandons même plus pourquoi il nous est si facile de dire que tel arbre a été peint par un artiste chinois plutôt que par un artiste hollandais. Si l'art n'était tout au plus, ou ne pouvait guère exprimer autre chose que la vision personnelle de l'artiste, il n'y aurait pas d'histoire de l'art. Nous n'aurions pas la moindre raison de penser, comme nous le faisons, qu'il existe un rapport de ressemblance entre les arbres peints par différents artistes qui se sont trouvés à proximité immédiate les uns des autres, dans le temps ou dans l'espace. Nous ne pourrions pas tirer argument du fait que les élèves de l'atelier de dessin évoqué par Alain devraient reproduire une image typiquement égyptienne. Et moins encore pourrions-nous espérer savoir, à la vue d'une image égyptienne, si elle a été composée voici trente siècles, ou si elle date tout simplement d'hier. En histoire de l'art, la tâche de l'historien repose tout entière sur cette idée qu'avait exprimé Wölfflin : »Chaque période a un potentiel de possibilités qui lui appartiennent en propre et qu'elle ne saurait dépasser. » Ce n'est pas à l'historien qu'il revient d'expliquer cette constatation curieuse, mais qui donc alors devra se charger de cette tâche ? 22/54. L'art et l'illusion II Il fut un temps où le critique d'art s'intéressait exclusivement aux méthodes de la représentation. Accoutumé, comme il l'était, à apprécier la valeur des œuvres contemporaines en fonction principalement de l'exactitude de la représentation, il ne doutait pas que, depuis les premiers temps barbares cette habileté représentative ne cessait pas de se développer en vue d'atteindre à la qualité d'une parfaite illusion. De ce point de vue, l'art égyptien avait adopté des méthodes enfantines du fait que le savoir limité des artistes ne leur permettait pas d'en concevoir de plus évoluées. On pouvait sans doute trouver des excuses à la faiblesse de leurs conventions, mais il était impossible de les défendre. C'est à la grande révolution artistique qui s'est répandue sur l' Europe au cours de la première moitié du XX e siècle que nous devons d'avoir été débarrassés de cette forme de conception esthétique. Le premier préjugé que tentent généralement de combattre ceux qui cherchent à nous apprendre à apprécier les œuvres d'art, c'est le fait de penser que l'excellence artistique est assimilable à l'exactitude de la reproduction photographique. La carte postale illustrée ou les photographies de vedettes deviennent alors le repoussoir traditionnel, par rapport auquel les étudiants sont invités à apprécier les facultés créatrices des grands maîtres. L'esthétique, autrement dit, a renoncé à se sentir concernée de façon directe par le problème de la ressemblance convaincante, le problème de l'illusion artistique. Sous certains rapports, il s'agit vraiment là d'une libération, et personne ne souhaite désormais revenir à la confusion ancienne. Mais le problème, négligé et tombé dans l'oubli du fait que ni le critique ni le spécialiste de l'histoire de l'art ne désirent désormais l'aborder, n'en est pas pour autant supprimé. Beaucoup néanmoins s'imaginent que l'illusion que nous apporte une représentation fidèle, jugée de peu d'importance du point de vue artistique, doit s'expliquer psychologiquement par un processus fort simple. Il n'est pas nécessaire de recourir à l'examen des œuvres d'art pour montrer que ce point de vue est erroné. Dans n'importe quel manuel de psychologie nous pourrons découvrir de surprenants exemples qui prouvent toute la complexité des problèmes impliqués par ce genre de recherches. Prenons ce très simple dessin-piège, extrait de l'hebdomadaire humoristique Die Fliegenden Blätter [fig 2], et qui a pu être l'occasion de fort nombreuses controverses philosophiques. Nous pouvons y voir, à 23/54. L'art et l'illusion fig 2 : Lapin ou canard ? Volonté, l'image d'un lapin ou celle d'un canard. Nous nous rendons aisément compte de la possibilité de ces deux interprétations. Il est moins facile de décrire ce qui se passe exactement dans la pensée lorsque l'on passe de l'une à l'autre. Certainement nous n'avons pas l'illusion de nous trouver en présence d'un canard ou d'un lapin « réels » . Le dessin ne reproduit pas de façon très exacte la forme de l'un et de l'autre de ces animaux. Il est certain cependant que l'apparence du dessin se transforme de quelque manière au moment où le bec du canard se change en oreilles de lapin, et fait ressortir un tracé négligé jusqu'alors qui devient le museau du lapin. « Négligé », ai-je dit, mais quand nous revenons à l'identification de la forme « canard » comment pouvons-nous encore parler de négligence ? Pour répondre à cette question, il nous faudrait regarder ce que nous avons réellement devant nous, séparer la forme de son interprétation, et cela, nous le découvrons rapidement, est impossible à réaliser. Certes nous pouvons passer de plus en plus rapidement d'une image à l'autre, nous pouvons également, lorsque nous voyons le canard, nous « souvenir » de l'image du lapin ; mais plus nous nous attacherons à observer ce qui se produit à cet instant même et mieux nous découvrirons qu'il nous est impossible d'apercevoir les deux images en même temps. L'illusion, nous le découvrons, est une chose fort difficile à décrire ou à analyser car, tout en ayant parfaitement conscience que toute expérience sensorielle est nécessairement une illusion, nous sommes incapables en fait de nous observer en tant que sujet éprouvant une illusion. Le lecteur qui ne verrait pas très bien ce que peut signifier cette assertion aura toujours à proximité un instrument qui pourra lui permettre de la vérifier : la glace de la salle de bains. Je précise de la salle de bains, car, pour l'expérience à laquelle le lecteur est invité à se livrer, il est indispensable que le miroir soit légèrement embué de vapeur. C'est un exercice propre à nous convaincre de la surprenante réalité de l'illusion de la représentation que de tracer sur la glace le contour de notre visage reflété, puis d'effacer la buée à l'intérieur du périmètre délimité par le contour. C'est alors seulement que nous demeurons frappés de la petitesse de l'image qui nous donne l'illusion 24/54. L'art et l'illusion de nous regarder « face à face ». Disons, dans un souci de précision, que la surface de notre visage représente à peu près deux fois celle de son reflet. Je ne voudrais pas importuner le lecteur par une démonstration géométrique, mais celle-ci est au fond très simple : du fait que le reflet dans le miroir se trouve apparemment au double de la distance du miroir à l'objet, les dimensions du reflet sur la surface ne sont que la moitié de celles de l'image apparente. Bien qu'à l'aide des triangles semblables, il soit possible de fournir une démonstration cohérente de ce fait, sa simple affirmation rencontre en général une franche incrédulité. Et moi-même je soutiendrais volontiers, au dam de la géométrie tout entière, que lorsque je me rase j'aperçois mon visage grandeur nature et que la dimension du reflet à la surface du miroir n'a aucune signification. Il faut choisir : on ne mange pas son gâteau quand on le regarde, on ne se sert pas d'une illusion dans l'instant où on l'observe. Les œuvres d'art ne sont pas des miroirs, mais, comme le miroir, elles possèdent une puissance magique de métamorphose, insaisissable, et que les mots sont incapables d'exprimer. Un des maîtres de l'introspection, Kenneth Clark, nous a décrit récemment, avec une netteté frappante, son propre échec au moment où il s'efforçait de « piéger » une illusion. Observant une grande toile de Vélasquez, il cherchait à voir ce qui se produisait dans l'instant où, en prenant du champ, il voyait les touches de couleur et les coups de pinceau du tableau se transformer en une vision transfigurée du réel. Mais quoi qu'il tentât de faire, se rapprochant ou s'écartant, il ne pouvait, dans le même instant, faire que les deux visions coïncident, et il se sentait incapable de ce fait de répondre à la question qu'il s'était posée : savoir comment cette œuvre avait pu être réalisée. Dans cet exemple de Kenneth Clark, les problèmes de l'esthétique se mélangent subtilement aux problèmes psychologique. Il en va différemment dans le cas d'exemples dont il est fait état dans des livres de philosophie. Il m'est apparu préférable, dans le présent ouvrage, de traiter séparément de l'analyse des phénomènes visuels et de l'analyse des œuvres d'art. J'ai eu quelques craintes que l'on ne veuille voir là un certain irrespect de la notion de valeur artistique : mais on s'apercevra, je l'espère, que c'est le contraire qui est vrai. La représentation n'est pas nécessairement artistique ; elle n'en demeure pas moins complexe et mystérieuse. Je me souviens parfaitement que la force et la magie des images me furent révélées pour la première fois, non pas par Vélasquez, mais par un simple jeu de dessin que je découvris dans mon premier livre de lecture. Une stance rimée expliquait comment, en traçant un cercle, on représentait un pain (car, dans ma Vienne natale, les pains étaient ronds). Une 25/54. L'art et l'illusion ligne courbe, surmontait le cercle, le transformait en un sac à provisions ; deux petits triangles sur sa poignée le réduisaient à l'image d'une petite bourse ; enfin, en ajoutant à tout cela une queue, on obtenait un chat [fig 3]. Ce qui me rendait perplexe, quand je m'exerçais à ce tour de passe-passe, c'était le pouvoir de métamorphose : fig 3. Comment dessiner un chat. la queue réduisait à néant la bourse, en créant le chat ; on ne pouvait voir l'un sans faire disparaître l'autre. Incapable de comprendre complètement ce processus, quelle chance aurions-nous de voir comment procédait Vélasquez ? Je n'avais guère prévu, au début de mes recherches, vers quels lointains domaines d'exploration l'étude de l'illusion pouvait m'entraîner. Et je ne saurais mieux faire qu'inviter le lecteur qui désirerait se joindre à cette chasse à l'imprévu qu'à s'exercer quelque peu lui-même au jeu de l'observation ; et plus encore qu'à l'occasion de visites dans les musées, dans la vie quotidienne de toutes sortes de représentations et d'images : au cours d'un trajet en autobus ou dans une quelconque salle d'attente. Ce qu'il pourra voir alors n'a évidemment que peu de rapports avec l’œuvre d'art. Il y trouvera moins de prétentions, mais aussi moins de thèmes embarrassants que dans des œuvres de second ordre qui s'efforcent de copier les procédés de Vélasquez. Quand nous avons affaire aux maîtres du passé, qui furent à la fois de grands artistes et de grands illusionnistes, il n'est pas toujours possible, dans l'analyse, de distinguer de façon précise entre l'art et l'illusion. Je tiens d'autant plus à déclarer de façon très explicite qu'il ne faudrait pas que l'on puisse prendre le présent ouvrage pour un plaidoyer plus ou moins déguisé en faveur de l'utilisation de procédés illusionnistes dans la peinture moderne. Je désirerais éviter ce genre de malentendu entre moi-même et les critiques et tous ceux qui 26/54. L'art et l'illusion pourront me lire, car je demeure en réalité assez hostile à certaines théories de l'art non figuratif, auxquelles j'ai pu faire allusion quand la chose me paraissait devoir s'imposer. Mais vouloir soulever ce lièvre serait s'écarter des objectifs de cet ouvrage. Je reconnais volontiers que certaines trouvailles et certains effets, dont se faisaient gloire des artistes du temps jadis, sont aujourd'hui devenus des lieux communs. Je crois cependant que nous risquons de perdre tout contact avec les grands maîtres du passé si nous nous satisfaisons d'une doctrine, actuellement à la mode, et selon laquelle tout ceci n'aurait absolument rien à voir avec l'art. Il devrait être d'un très grand intérêt pour les historiens de découvrir les raisons pour lesquelles la représentation de la nature passe désormais pour une triviale banalité. L'image visuelle n'a jamais été à aussi bas prix, dans tous les sens du terme, qu'elle se trouve à notre époque. Nous sommes entourés de toutes parts et de façon agressive par les affiches de publicité, par les magazines et les bandes illustrées. Tous les aspects de la réalité s'offrent à nous sur les écrans de cinéma et de télévision, sur les timbres-poste et les emballages de produits alimentaires. La peinture est enseignée à l'école, on la pratique chez soi comme un passe-temps, ou parce qu'elle est recommandée comme un traitement, et maints amateurs modestes ont à leur disposition toute une ? gamme de procédés qui, aux regards de Giotto, auraient passé pour pure diablerie. Et les images aux coloris vulgaires, que nous découvrons sur un paquet de riz ou de pâtes alimentaires, auraient peut-être laissé béats d'admiration les contemporains de Giotto. Certains voudront-ils en conclure que ce dessin sur le carton a plus de valeur qu'un Giotto ? Je ne suis pas de ceux-là, mais je crois que le progrès et la vulgarisation des procédés de représentation posent un problème à l'historien aussi bien qu'au critique d'art. Les grecs n'ont-ils pas dit que l'émerveillement est à l'origine du savoir – ainsi, lorsque nous cessons d'être émerveillés, ne couronsnous pas le risque de voir disparaître le savoir ? Le principal objectif, poursuivi dans chacun des chapitres de cet ouvrage, était de faire retrouver à l'homme de notre époque ce sentiment d'émerveillement, devant la faculté humaine d'évoquer par des formes, des lignes, des ombres ou des couleurs, ces fantômes mystérieux de la réalité visuelle que nous appelons des « images ». « Ne doit-on pas dire, déclare Platon, dans Le Sophiste, qu'avec l'art de construire nous créons une maison, et qu'avec l'art de la peinture, nous créons une maison différente, une sorte de rêve artificiel pour ceux qui demeurent éveillés ? » Il n'existe pas, à ma connaissance, de description de l'art de peindre qui soit mieux à même de nous conduire encore à l'émerveillement – et le fait qu'un grand nombre de ces rêves 27/54. L'art et l'illusion artificiels, destinés aux hommes éveillés, soient exclus par nous du domaine de l'art – sans doute à bon droit, car ils réussissent trop bien, que nous nommions pin-up – n'enlève rien de son excellence à la définition de Platon. Même les pin-up et les bandes dessinées peuvent offrir matière à réflexion, quand on les place sous un éclairage convenable. Il me semble que, de même que l'analyse du langage poétique demeurera incomplète sans la connaissance de la prose, des recherches sur la sémantique de l'image visuelle devraient apporter à l'étude de l'art une contribution et un enrichissement important. Nous voyons déjà se dessiner les structures de l'iconologie, qui étudie le rôle des images dans l'allégorie et le symbolisme, et leurs liens avec ce que nous pourrions nommer « le monde invisible des idées ». La façon dont l'art, par ses moyens d'expression, se réfère au monde visible, est à la fois si évidente et si mystérieuse qu'elle demeure encore en grande partie inconnue, sauf pour les artistes qui se servent du langage, sans avoir besoin d'en connaître la grammaire et la sémantique. On trouve, dans les nombreux ouvrages écrits par des artistes et par des professeurs, à l'usage des étudiants et des amateurs, une grande abondance de connaissance pratiques. N'étant pas moi-même un artiste, je me suis gardé de m'étendre sur ces connaissances techniques au-delà des nécessités de mon argumentation. Mais je serais heureux que l'on puisse voir, dans chacun des chapitres de cet ouvrage, une sorte de pilier destiné à soutenir une passerelle qui, de toute nécessité, demande à être construite, et qui relierait le domaine de l'histoire de l'art à celui de l'activité de l'artiste créateur. Nous aimerions pouvoir rencontrer les élèves du cours de dessin d'Alain pour discuter des problèmes qui se posent à eux, dans un langage qui aurait un sens aussi bien pour eux que pour nous, et même, si nous avions le bonheur d'y atteindre, pour tous ceux qui, dans le domaine de la science, se penchent sur les problèmes de la perception. 28/54. L'art et l'illusion III Je conseillerai maintenant au lecteur qui désire sans plus tarder arriver au cœur du sujet, de passer directement au début du premier chapitre. Il existe cependant une bonne vieille tradition (en fait aussi ancienne que les œuvres de Platon et d'Aristote, et non moins excellente) qui exige qu'avant de traiter d'un problème philosophique et de proposer une solution nouvelle, on commence par faire un exposé historique et critique de la question envisagée. Dans les trois sections suivantes de cette introduction, je traiterai donc brièvement de la conception du style, en montrant que l'historique de la représentation en art fait de plus en plus partie intégrante d'une étude psychologique de la perception. La dernière section traitera de la situation actuelle et du programme de recherches du présent ouvrage. Le terme « style » vient évidemment de « stilus », l'instrument dont les Romains se servaient pour écrire ; et ceux-ci ont parlé de « l'excellence du style », un peu comme, à notre époque, on a pu parlé d'une « plume acérée » ou « facile ». L'éducation à la période classique s'attachait surtout au développement de la faculté d'expression et de persuasion ; ainsi les anciens professeurs de rhétorique ont-ils examiné, avec une attention particulière et sous tous ses aspects, le style de la phrase écrite ou parlée. Une profusion d'idées concernant les modes de l'expression artistique proviennent des ces discussions, qui n'ont pas manqué d'exercer sur la pratique une influence prolongée. Ils s'efforçaient principalement d'étudier les effet psychologiques des divers procédés et des traditions stylistiques, de définir, à l'aide d'une abondante terminologie, « les modalités de l'expression », simple ou apprêtée, sublime ou grandiloquente. Mais, comme chacun le sait, ce genre de caractéristiques est difficile à décrire « éclatant », ou « drapé », ou « fondu ». La terminologie stylistique n'aurait peut-être jamais été appliquée au domaine des arts visuels si l'utilisation de l'image descriptive ne s'était pas révélée indispensable. Les moyens de définition efficaces, aimaient se servir de comparaison empruntées aux domaines de la peinture et de la sculpture. Quintilien notamment, pour décrire les progrès de l'art oratoire à Rome, qui, partant de la vigueur la plus rude en arrive au plus subtil raffinement, intercale dans son raisonnement un bref historique de l'évolution des arts qui, de la « grossière rudesse » de la sculpture archaïque, va aboutir à « la douceur de touche » et à la 29/54. L'art et l'illusion « délicatesse » des maîtres du IVe siècle. Quel que soit l'intérêt de tels rapprochements, ils sont souvent à l'origine d'une confusion dont nous souffrons encore à l'heure actuelle. Les problèmes posés par les modes d'expression sont rarement distingués des problèmes qui se posent sur le plan des procédés techniques. Ainsi, ce qui paraît être un progrès dans le domaine de la maîtrise de l'élément matériel peut également faire figure de régression dans le sens péjoratif de la pure virtuosité. Les polémiques entre diverses écoles de rhéteurs font un grand usage des ces arguments, appuyés sur une notion de valeur éthique. L'emphase asiatique est critiquée comme étant l'expression d'une société moralement corrompue, et le retour au vocabulaire d'une tradition purement attique est acclamé comme une victoire de la morale. Dans un essai de Sénèque, la façon dont les Mécènes en sont arrivés à corrompre le style fait l'objet d'une analyse impitoyable, en tant qu'elle serait caractéristique d'une société corrompue où l'affectation et l'obscurité du sens l'emportent sur la claire lucidité. Mais ce genre d'argument ne demeure pas sans réplique. Tacite, dans son dialogue sur l'art oratoire, s'en rend à tous les Jérémies qui critiquent systématiquement les styles de leur époque. Les temps changent, et changent avec eux « l'oreille » du public. Nous recherchons un style oratoire d'un type fort différent. Cet appel aux conditions particulières à chaque époque et aux différences de la sensibilité constitue peut-être le premier, et encore incertain, rapprochement entre une psychologie du style et une psychologie de la perception. On ne trouve, à ma connaissance, dans aucun texte ancien traitant d'esthétique, un rapprochement aussi explicite. Non point que l'Antiquité ait ignoré l'influence que pouvaient avoir les techniques de la peinture sur la psychologie de la perception ; le thème essentiel des Academia, un des dialogues philosophiques de Cicéron, traite de la perception sensorielle considérée comme une des sources de la connaissance. Le sceptique, qui nie la possibilité de la connaissance, s'y voit opposer l'acuité perfectible du sens de la vue. « Voyez toutes ces ombres et ces détails de formes que distinguent les peintres et que nos sens n'avaient pas su voir ! » s'exclame un des interlocuteurs, à qui l'on répond alors que les gens de Rome doivent avoir la vue bien faible puisque les peintres sont en si petit nombre. Il ne semble pas cependant que les hommes de l'Antiquité classique aient pleinement saisi ce que pouvait signifier cette observation. Á vrai dire, la question qui est ainsi posée n'a pas encore trouvé sa solution. Les peintres réussiraient-ils à imiter la réalité, du fait qu'il possèdent une vision plus aiguisée, ou voient-ils mieux parce qu'ils ont acquis l'habileté technique de l'imitation ? Les données de l'expérience quotidienne viennent, en quelque façon, confirmer ces 30/54. L'art et l'illusion deux points de vue. Les artistes savent bien qu'une observation aiguë de la nature leur apporte beaucoup, mais, à l'évidence, il ne suffit pas à un artiste d'exercer sa faculté de vision pour apprendre son métier. Dans l'Antiquité, il y avait si peu de temps que l'illusion avait été mise au service de l'art que le problème de l'imitation, la mimesis, se retrouvait inévitablement au centre des discussions sur la peinture ou la sculpture. On peut aller jusqu'à dire, qu'aux regards du monde de l'Antiquité, le nécessité d'un progrès de la mimesis était aussi évidente que peut l'être, pour le monde moderne, la nécessité du développement de la technique. Les anciens voyaient là l'exemple type du progrès. C'est ainsi que Pline fait l'historique de la peinture et de la sculpture en attribuant à différents artistes les mérites de progrès divers dans l'imitation de la nature : le peintre Polygnotus fut le premier à avoir su représenter des personnages qui ouvrent la bouche et dont les dents sont visibles, le sculpteur Pythagoras a été le premier à indiquer le tracé des muscles et des veines, le peintre Nicias s'est intéressé au contour des ombres et de la lumière. Á l'époque de la Renaissance, Vasari s'est référé à la même conception pour tracer l'historique du développement des arts, en Italie, du XIII e au XVIe siècle. Vasari ne manque jamais de rendre hommage aux artistes du passé qui ont, de son point de vue, apporté une contribution remarquable à la maîtrise de la représentation. « L'art, partant d'humbles origines, a pu atteindre aux sommets de la perfection », du fait que des hommes de génie, comme Giotto, ont défriché le terrain, et qu'ils furent suivis par d'autres qui s'étaient enrichis de leurs acquisitions. Il nous parle en ces termes d'un mystérieux Stefano : « Bien que ses premières esquisses n'aient pas été irréprochables en ce qui touche aux difficultés du rendu, il mérite cependant, étant le premier à les avoir affrontées, une renommée beaucoup plus grande que celle de ceux qui l'on suivi, pouvant ainsi tirer avantage des ses acquisitions dans un style mieux ordonné et plus précis. » Autrement dit, Vasari concevait l'invention des procédés de représentation sous la forme d'une grande entreprise collective où, pour parvenir à triompher des difficultés, une certaine division du travail était indispensable. Parlant plus loin de Taddeo Gaddi : « Taddeo, déclare-t-il, suivit sans cesse la manière de Giotto, mais il n'y apporta que peu d'amélioration, sauf en ce qui concerne le coloris auquel il donna plus de vivacité et de fraîcheur. Giotto s'était si fortement attaché au progrès d'autres aspects de son art et à d'autres sortes de difficultés que ses coloris, tout en étant justes, ne se distinguent pas par une qualité particulière. Ainsi Taddeo, après avoir vu et retenu tout ce qui, grâce à Giotto, lui avait été facilité, eut-il loisir d'apporter sa propre contribution à l'amélioration de la couleur. » 31/54. L'art et l'illusion J'espère pouvoir montrer, au cours de cet ouvrage, que ce point de vue n'est au demeurant pas aussi naïf que l'on voudrait parfois nous le faire croire. Il nous paraît naïf simplement parce que Vasari était, lui aussi, incapable de faire le départ entre la conception de l'invention et celle de l'imitation de la nature. Cette confusion est près de se révéler en clair lorsque Vasari nous parle de Masaccio, auquel il attribue la découverte que « la peinture n'est rien d'autre que la description de la nature vivante au moyen du dessin et de la couleur, tels que la nature elle-même les a produit ». Par exemple, Masaccio « aimait peindre les draperies par le dessin de quelques plis et d'une souple retombée, comme on le voit naturellement dans la vie, et les artistes en ont tiré grand profit, si bien qu'il mérite d'en avoir l'honneur autant que s'il l'avait lui-même inventé ». C'est à ce point que le lecteur aurait quelque raison de se demander quel pourrait bien être l'obstacle qui empêchait les prédécesseurs de Masaccio d'observer par eux-mêmes la retombée d'une draperie. Il fallut du temps pour que cette question soit enfin formulée avec précision, mais son énoncé ainsi que les premières tentatives de réponse constituent encore une partie essentielle des programmes de l'enseignement traditionnel en matière artistique. Le problème se savoir ce que l'on doit entendre par l' »observation de la nature » – qui porte actuellement le nom de « psychologie de la perception » – s'est d'abord posé à propos de l'étude du style, dans le cadre des programmes d'un enseignement artistique. Le professeur d'académie de peinture, recherchant l'exactitude dans la représentation, s’apercevait hier, comme il le voit encore aujourd'hui, que les difficultés éprouvées par ses élèves provenaient, non pas d'une incapacité à copier les formes de la nature, mais d'une incapacité à les percevoir. Á propos de cette observation, Jonathan Richardson remarquait, au début du XVIII e siècle : « Ne diton pas en effet que nul ne voit ce que sont les choses qui n'a pas eu connaissance de ce qu'elles doivent être, La vérité de cette maxime apparaîtra mieux si l'on compare un modèle d'académie, dessiné par quelqu'un qui ignore l'anatomie et la structure et les attaches du squelette, au dessin d'un artiste qui a pleinement assimilé ces connaissances. Tous deux voient les mêmes formes vivantes, mais d'un regard différent. » Partant de ces observations, il ne restait qu'un pas à faire pour concevoir que les changements de styles, tels que Vasari les avaient décrits, ne résultaient pas seulement d'un progrès de l'habileté technique , mais bien de façons différentes de voir le monde. Au XVIIIe siècle, ce pas avait déjà été franchi, et à bon escient, par un professeur de dessin académique, James Barry, au cours d'une série de 32/54. L'art et l'illusion conférence prononcées à la Royal Académy. Barry s'étonnait, qu'aux dires de Vasary, la Madone Rucellai de Cimabue [fig. 4] (que, de nos jours, on attribue en général à Duccio) ait pu, au XIII e siècle, être acclamée comme un chef d’œuvre. « Les très grands défauts de cette œuvre de Cimabue, déclarait Barry, pourraient laisser croire que celuici ne s'attachait nullement à observer la nature lorsqu'il la réalisa. Mais les imitations de l'art primitif sont exactement comme celles des enfants : nous ne percevons rien du spectacle qui se trouve placé devant nos yeux qui n'ait auparavant et en quelque mesure été connu et analysé par nous ; et les innombrables différences qui peuvent être observées entre les époques de l'ignorance et celles du savoir montrent à quel point l'extension ou les limitations de notre sphère de vision dépendent de bien d'autres considérations que la simple référence aux données de notre sensibilité optique. Ainsi, les hommes de cette époque ne voyaient et n'admiraient qu'en fonction de ce qu'ils pouvaient connaître. » Sous l'impulsion du progrès scientifique, et d'un intérêt renouvelé porté à l'observation du réel, ces problèmes qui concernent la vision des objets ont été longuement examinés et discutés par les artistes du début du XIXe siècle. « L'art de voir la nature, disait Constable, dans son style à l'emporte pièce, est, aussi bien que l'art de déchiffrer les hiéroglyphes d'Égypte, une chose qui doit s'apprendre. » Cette déclaration présente un intérêt nouveau du fait que cette fois elle s'adresse au public beaucoup plus qu'aux artistes. Le public est incapable, estime au fond Constable, de juger de la véracité d'une peinture, car l'ignorance et les préjugés obscurcissent sa vision. Et Ruskin était animé de la même conviction lorsqu'il publiait, en 1843, ses Modern Painters, où il prend la défense de Turner. Cette œuvre importante est sans doute le dernier et le plus convaincant des ouvrages d'une tradition qui, avec Pline et Vasari, considère l'histoire du développement artistique comme représentant un progrès continu dans le sens de l'exactitude de la vision. Turner est plus grand que Claude et que Canaletto, affirme Ruskin, parce qu'il est possible de démontrer qu'il l'emporte tous ses prédécesseurs par une connaissance plus complète des aspects de la nature. Mais « cette vérité de la nature ne s'offre pas à des sens inexercés ». Que le critique incrédule se livre à l'analyse de la structure des vagues, et il devra reconnaître que Turner reste toujours dans le vrai. Ce progrès est lent, du fait que nous éprouvons la plus grande difficulté à distinguer ce que nous pouvons simplement savoir de ce que nous voyons réellement, en retrouvant « l'innocence de la vision », – expression qui fut accréditée par Ruskin. Ruskin, sans le savoir, avait ainsi déposé une charge 33/54. L'art et l'illusion explosive qui allait faire sauter tout l'édifice de la tradition académique. Barry estimait que « le simple retour à une vision naturelle » pouvait permettre la réalisation d'une œuvre d'art supérieure à la Madone Rucellai. Pour Ruskin et ses successeurs, le peintre devait avoir pour objectif le retour à la vérité impolluée d'une pure vision naturelle. Les trouvailles de l'impressionnisme, et les controverses enflammées qu'elles suscitèrent, eurent pour résultat d'inciter les critiques et les artistes à se pencher, avec un regain d'intérêt, sur les énigmes de la perception. Les Impressionnistes avaient-ils raison de prétendre qu'ils peignaient le monde comme ils le voyaient, qu'ils reproduisaient « l'image perçue par la rétine » ? Étaitce là le but que l'art devait atteindre au cours de son évolution historique ? L'étude psychologique de perception permettrait-elle finalement de résoudre les problèmes auxquels l'artiste se trouve confronté ? 34/54. L'art et l'illusion Fig. 4 – La Madone Rucellai. Vers 1285. 35/54. L'art et l'illusion IV Ce débat n'a pas apporté de révélation imprévues : il n'a fait que confirmer la neutralité de la science et le fait que l'artiste ne fait appel à ses découvertes qu'à ses risques et périls. La distinction entre les éléments d'une vision réelle et les apports de la mémoire et de l'intellect remonte aux origine d'une réflexion de l'homme sur les problèmes de la perception. Pline résumait brièvement le point de vue de l'Antiquité, lorsqu'il déclarait : « C'est au moyen de l'esprit que nous voyons et observons : les yeux ne sont qu'une sorte de réceptacle qui reçoit et transmet la partie des choses visibles qui parvient à la conscience. » Ptolémée, dans son Optique (vers les années 150 de notre ère), accorde une grande importance au rôle du jugement dans le processus de la vision. Le Lettré arabe Alhazen (mort en 1038) qui s'est longuement intéressé à ce problème, apprit au monde occidental du Moyen Âge à distinguer, dans la perception, l'intervention de trois éléments : la sensation, les données acquises, le résultat perçu. « Par le sens de la vue, disait-il, nous ne percevons aucune chose visible, mais simplement la lumière et les couleurs. » John Locke allait modifier cette conception traditionnelle à la suite d'un nouvel examen des problèmes de la perception. Il nie l'existence de toute idée « innée », antérieure au perçu, et affirme que toute connaissance nous parvient par l'intermédiaire des sens. En effet, comment pourrionsnous percevoir la troisième dimension si l’œil n'était pas capable de nous apporter autre chose que la lumière et la couleur ? Berkeley, dans sa Nouvelle Théorie de la vision (1709), se penchait à nouveau sur ce problème, pour arriver à la conclusion que la connaissance du volume et de la résistance des objets nous est fournie par le mouvement et par le sens du toucher. Cette analyse des « données sensorielles », instaurée par les Empiristes anglais, n'a pas cessé de s'imposer, dans le domaine de la recherche psychologique, au cours du XIXe siècle, cependant que, d'autres part, la physiologie de l'optique, avec des hommes de très grande valeur, tels que Helmholtz ne commirent l'erreur de confondre la vision avec la sensation visuelle. Au contraire, la distinction entre le « simple enregistrement des stimuli » – ce que l'on nommait la « sensation » – et l'acte mental de la perception qui s'appuie, selon la formule de Helmholtz, sur une « déduction inconsciente », devait être, au XIXe siècle, un des lieux communs de la psychologie. Ainsi, aux arguments psychologiques des Impressionnistes affirmant que leurs tableaux nous montraient le monde « tel qu'il le 36/54. L'art et l'illusion voyaient », pouvait-on aisément répondre par d'autres arguments psychologiques, fondés sur le rôle joué par l'intellect et par les connaissances dans l'évolution d'un art traditionnel. Au cours de ce débat, dont les débuts remontaient à la fin du XIX e siècle, on a vu peu à peu se désintégrer la confortable conception de l'imitation de la nature, laissant dans la plus grande perplexité les artistes et les critiques. Deux auteurs allemands ont joué, dans ce processus, un rôle particulièrement important. L'un d'eux, le critique Conrad Fieldler, affirmait, à l'encontre des Impressionnistes, que « même la plus simple des impressions sensorielles, qui semble n'être que la matière première des opérations de la pensée, constitue déjà un phénomène mental, et ce que nous appelons le « monde extérieur » est en réalité le résultat d'un processus psychologique élaboré et complexe ». Mais ce fut un ami de Fieldler, le sculpteur néo-classique Adolf von Hildebrand qui, dans un opuscule intitulé Le Problème de la forme dans les arts figuratifs, s'efforça d'analyser ce processus, et cette analyse devait exercer une très grande influence sur toute une génération. Hildebrand contestait lui aussi les conceptions des naturalistes scientifiques, en se référant à la psychologie de la perception. Si nous analysons nos images mentales, en recherchant les éléments constitutifs de leur forme, nous verrons qu'elles se composent des données sensorielles de la vision et de souvenirs de mouvements et d'impressions tactiles. Une sphère, par exemple, se présente à la vue sous la forme d'un disque plat ; c'est le toucher qui nous indique les propriétés réelles de l'espace et de la forme. Toute tentative de l'artiste pour se débarrasser de cette connaissance acquise serait vaine, car, à son défaut, c'est la perception du monde qui nous échappe. Il lui revient, au contraire, de compenser, dans son œuvre, le défaut de mouvement par la clarté explicite de l'image, offrant ainsi, non seulement des sensations visuelles, mais des souvenirs tactiles qui nous permettent de reconstituer dans notre esprit une forme à trois dimensions. Ce n'est pas le fait du hasard que la période où ces conceptions furent discutées avec tant d'ardeur fut également, pour l'histoire de l'art, une période de libération, où fut rejetée l'emprise des théories anciennes de l'esthétique ou des reconstitutions biographiques. Tout un acquis solidement établi apparut soudain problématique, exigeant d'être remis en question. Dans une remarquable étude, consacrée aux peintres florentins, qui parut en 1896, Bernard Berenson fonde son credo esthétique sur les analyses d'Hildebrand. Dans son style, aux formules ramassées et frappantes, il résume en une phrase l'essentiel de l'ouvrage du sculpteur : « Le 37/54. L'art et l'illusion peintre a pour fonction de donner aux impressions rétiniennes une valeur tactile. » C'est précisément là ce qu'avaient fait Giotto et Pollaiuolo, et pour Berenson, c'est ce qui les rend particulièrement dignes de retenir notre attention. Il s'intéressait, comme Hildebrand, beaucoup plus à l'esthétique qu'à l'histoire. Trois ans plus tard, en 1899, Henrich Wölffin reconnaissait la valeur de l'apport d'Hildebrand et lui rendait hommage dans la préface de son ouvrage : L'Art classique. L'idéal de clarté dans un ordre spatial, que dégage Wölffin en décrivant les chefs-d’œuvre de Raphaël, témoigne de l'influence exercée par Hildebrand, avec autant d'évidence que les commentaires de Berenson sur Giotto. Mais Wölffin avait bien vu que les catégories d'Hildebrand, tout en fournissant d'excellents critères d'appréciation, pouvait également être utilisés dans l'analyse des différents modes de représentations. Les « polarités » qu'il devait en fin de compte dégager, dans ses Principes de l'histoire de l'art, et la distinction entre la « ferme clarté » des modes d'expression de la Renaissance, et les complexités picturales » du Baroque, portent encore la marque des conceptions d'Hildebrand. Ce fut Wölffin qui, en fait, n'a jamais voulu prendre la description pour une explication. Peu d'historiens eurent une conscience plus aiguë des problèmes posés par l'existence des différents styles de la représentation, mais, avec cette scrupuleuse retenue dont son prédécesseur Jacob Burckhardt avait donné l'exemple, il se refusa toujours à spéculer sur les causes dernières de l'évolution historique. Il revint alors à un troisième pionnier de l'histoire de la stylistique, Aloïs Riegl, d'associer les concepts d'Hildebrand à l'étude de l'évolution dans le domaine des arts. Riegl avait pour ambition de rendre l'histoire de l'art irréprochable d'un point de vue scientifique en écartant l'élément subjectif des jugements de valeur. Le travail qu'il effectuait dans un musée d'arts appliqués favorisait cette vision objective. L'étude historique de l'art décoratif, des formes et de l'ornementation, l'avait convaincu de la fausseté des idées qui étaient généralement admises : la théorie « matérialiste », selon laquelle les formes ornementales proviennent des techniques de la vannerie et du tissage, et la théorie technologique, qui voit dans le tour de main et l'habileté manuelle la source de toute réussite. Après tout, les formes d'objets décoratifs provenant de prétendues tribus primitives témoignent d'une dextérité manuelle étonnante. Si les styles ont évolué, n'est-ce pas du fait que les intentions avaient pu changer ? Dans son premier ouvrage, les Stilfragen, de 1893, Riegl démontrait que des questions de cet ordre devaient et pouvaient être envisagées d'une façon purement objective, dégagée de l'influence de notions subjectives, telles que la notion de progrès ou de la décadence. Il 38/54. L'art et l'illusion s'efforçait de démontrer que les formes d'origine végétale de la végétation se transforment au cours d'une évolution traditionnelle ininterrompue qui, du lotus égyptien aboutit à l'arabesque, et que ces changements, loin de se produire d'une façon fortuite, sont l'expression d'un renouvellement de l'orientation des objectifs artistiques, de la « volonté formatrice » dont témoigne la plus minuscule palmette tout aussi bien que les constructions les plus monumentales. De ce point de vue, la notion de « déclin », ne pouvait avoir aucun sens. Le rôle de l'historien n'est en aucune façon de juger mais d'expliquer. Le hasard voulu qu'un autre spécialiste viennois de l'histoire de l'art, Franz Wickhoff, fût également désireux dans le même temps d'effacer le label péjoratif de « déclin » attribué à une certaine période historique. Il publiait, en 1895, un précieux manuscrit datant de la dernière période de l'Antiquité, Vienna Genesis, et il voulait prouver que ce style, prétendument avili et négligé de la Rome impériale, ne méritait pas plus ce genre d'accusation que les Impressionnistes de l'époque moderne, dont Wickhoff avait appris à apprécier les toiles, alors si vivement décriées. L'art de cette période romaine, concluait Wickhoff, témoignait d'un progrès dans le sens de la vision subjective, tout aussi bien que l'art de l'époque contemporaine. Á partir de ces conclusions, Riegl allait jeter les bases d'une théorie d'ensemble d'une plus grande hardiesse. En 1901, il précisait sa position par rapport aux idées d'Hildebrand qui faisait alors l'objet de vives controverses. Du point de vue historique, il reconnaissait la valeur de l'analyse psychologique d'Hildebrand, mais il se refusait à l'appliquer au domaine artistique. Pourquoi se fier au sens tactile plus qu'au sens de la vision ? L'un et l'autre avaient leurs mérites et avaient inspiré tour à tour l'art de différentes périodes. Riegl, qui avait été chargé de rendre compte des résultats de recherche archéologiques concernant la dernière période de l'Antiquité, rédigea alors son ouvrage célèbre : Spätrömishe Kunstindustrie (Les Arts appliqués de la dernière période romaine). Il s'agissait en fait de la plus ambitieuse tentative effectuée jusqu'alors dans ce domaine, et qui cherchait à expliquer toute l'évolution de l'histoire de l'art par les changements intervenus dans les modes de la perception. L'ouvrage est difficile à lire, et encore plus difficile à résumer ; mais Riegl s'efforce, avant tout, de démontrer que l'objectif de l'art antique a toujours été de concevoir et de façonner des objets, plutôt que de décrire un monde sans limites. Dans l'art égyptien, cette attitude se manifeste sans sa forme extrême, car un rôle très secondaire y est assigné à la vision ; les choses sont reproduites comme les révèle le sens du toucher, le plus « objectif » des cinq sens, 39/54. L'art et l'illusion qui précise la forme permanente des choses sans tenir compte des données changeantes des points de vue. C'est ce qui explique également que l'indication de la troisième dimension soit absente de l'art égyptien, car un élément subjectif aurait été introduit par les effets d'éloignement et de perspective. L'art de la Grèce devait faire un premier pas vers la représentation de la troisième dimension, qui fait participer le sens de la vue au tracé indicatif des formes. Mais il faudra attendre la troisième et dernière phase de l'art antique – phase de l'Antiquité plus proche – pour que nous voyions se développer un mode de reproduction des objets purement visuel, tel que l'on peut percevoir ceux-ci par une vue à distance. Mais ce progrès, d'une façon paradoxale, fait figure de régression aux regard de l'observateur moderne, car il fait apparaître le dessin des corps comme aplati et privé de forme ; et du fait que seuls sont reproduits des objets individuels, sans recherche de rapports avec ce qui les entoure, ces lourdes silhouettes ont un aspect d'autant plus ingrat qu'elles se détachent sur un fond d'ombres imprécises ou sur un écran doré. Cependant, envisagé dans la perspective de l'évolution historique du monde, cet art antique tardif ne témoigne nullement d'une régression, mais représente une indispensable phase de transition. Les invasions de peuplades germaniques qui, estime Riegl, ont de fortes tendances à la subjectivité, devaient permettre à l'évolution artistique de se poursuivre sur un plan plus élevé, passant d'une notion tactile de l'espace à trois dimensions, telle qu'elle fut conçue par la Renaissance, au développement de la subjectivité visuelle illustrée par le Baroque, pour aboutir au triomphe de la pure perception optique avec les Impressionnistes : « Chaque style s'efforce à une reproduction fidèle de la nature, mais chacun a sa propre conception de la Nature... » Il y a une touche de génie dans cette perspective globale de Riegl, qui tente, à l'aide d'un unique principe, d'expliquer toutes les transformations des styles, en sculpture, en architecture, dans la conception des modèles ornementaux, aussi bien qu'en peinture. Mais cette perspective globale, qui devait être à ses yeux le label même de l'esprit scientifique, le livrait à ces tendances habituelles aux modes de pensée préscientifiques qui, autour d'un principe unitaire, sont favorables à la prolifération des mythes. La Kunstwollen, ou « volonté formatrice », devient alors une sorte d'esprit fantôme qui, à sa guise, commande les rouages de la machinerie et, en faisant intervenir des lois inexorables, dirige l'évolution artistique. En fait, comme l'a monté Meyer Schapiro, les motivations du processus indiqués par Riegl , ainsi que « l'explication de son développement dans l'espace et dans la durée, sont vagues et souvent fantaisistes. Chaque phase importante correspond pour lui à l'impulsion donnée par une race... Chaque race 40/54. L'art et l'illusion joue le rôle qui lui a été prescrit, et, à son terme, quitte la scène... » On reconnaît aisément, dans ce grand tableau historique à l'échelle du monde, une version nouvelle des mythologies romantiques dont le modèle demeure la philosophie de l'histoire de Hegel. Pour l'Antiquité classique et pour les hommes de la Renaissance, l'histoire de l'art était le reflet et la conséquence du développement de l'habileté technique. Souvent, dans ce contexte, une période d'enfance, puis de maturité, puis de déclin était rattachée à l'évolution artistique et reconnue comme en constituant le résultat. Mais les Romantiques, prenant l'histoire comme un tout, virent en elle le drame de l'humanité tout entière qui, depuis son enfance, se dirige vers la maturité. L'art devenait « l'expression artistique d'une époque », portant symboliquement témoignage d'une certaine phase du développement de l'esprit de l'humanité. Dans le cadre de cette idéologie romantique, le médecin allemand Carl Gustav Carus avait, et en fait qui, en partant de la prédominance du sens tactile, aboutissait à celle de la vision. Plaidant en faveur de la peinture paysagiste, qu'il présentait comme la forme dominante de l'art de l'avenir, il prétendait fonder son argumentation sur des lois irrévocables qui commandent l'évolution historique. « Á l'origine du développement de la sensibilité perceptive d'un organisme, se trouve la sensation tactile. Les sens plus subtils de l’ouïe et de la vue ne se manifestent qu'au moment où l'organisme évolue et se perfectionne. D'une façon parallèle, l'art de l'humanité a commencé par la sculpture. Les premières réactions humaines devaient être passives, solides, tangibles. Et c'est pourquoi la peinture... apparaît toujours à une phase plus tardive... L'art paysagiste... appartient à un niveau de développement supérieur. » J'ai indiqué, dans un autre ouvrage, les raisons pour lesquelles il me semble si périlleux de vouloir rattacher l'histoire de l'art à une mythologie explicative. On s'habitue ainsi à se servir d'une terminologie désignant des ensembles, 'l' »humanité », les « races », les « époques », qui favorise l'instauration d'une certaine tournure d'esprit totalitaire Je ne porte pas à la légère ce genre d'accusation. Je pourrais même fournir des références précises des passages des essais de Riegl dont Hans Sedlmayr, qui, en 1927, rédigea une introduction à son ouvrage, aurait voulu que le lecteur puisse tirer des leçons dont il précisait la nature. Après avoir indiqué ce qui constituait pour lui la « quintessence » de la doctrine de Riegl, Sedlmayr énumérait les idées qui doivent paraître indéfendables à tous ceux qui partagent les vues historiques de Riegl. Parmi les convictions auxquelles il nous faudrait renoncer, figure entre autres : « l'idée que seuls les individus sont des êtres réels, alors que les groupes et leurs ensembles spirituels ne 41/54. L'art et l'illusion seraient que des concepts verbaux ». Il en résulte, prétend Sedlmayr, que nous devons également « nous refuser à croire que l'unité et la permanence sont des éléments fondamentaux de la nature et de la raison humaines, et que cette nature demeure identique à elle-même sous les apparences de ses diverses modalités ». En fin de compte, il nous faudrait renoncer à toute analyse causale de l'histoire qui ne voudrait voir dans l'évolution que la résultante aveugle des chaînes causales séparées : et cela du fait de l'existence « d'un mouvement autonome et significatif de l'esprit, qui est le fondement et la cause effective de la totalité des événements historiques ». Il se trouvait que j'étais moi-même passionnément convaincu du bien-fondé et de la valeur de ces conceptions auxquelles en 1927, Sedlmayr demandait à un public crédule de bien vouloir renoncer, afin de se tourner vers le credo d'un historicisme spenglérien. De même que K.R. Popper, dont je ne puis mieux faire que reprendre les termes, dans cet extraits de The Poverty of Historicism : « Je n'ai pas la moindre sympathie pour les « grands esprits », ni pour leurs prototypes idéalistes, ni pour les conceptions dialectiques et matérialistes dans lesquelles ils s'incarnent, et je sympathise pleinement avec ceux qui les traitent par le mépris. Il me semble toutefois qu'ils peuvent nous signaler l'existence d'une lacune, d'une vide, qu'il appartient à la sociologie de combler par quelque chose de plus sensé, tel que l'analyse des problèmes qui sont posés par l'existence d'un courant traditionnel. » Les styles ne témoignent-ils pas à nos yeux de l'existence de ces courants ? Tant que des explications plus convaincantes ne nous auront pas été offertes, l'existence de modalités uniformes de représentation de la nature sollicitera l'explication trop facile que cette unité provient de l'intervention de quelque force, dominant l'action de la personnalité individuelle, telle que l' »esprit de l'époque », ou l' »esprit de la race ». Je ne nierai pas que les historiens, comme d'autres spécialistes de l'étude des groupes, se trouvent souvent en présence d'attitudes, de croyances, de goûts, communs à un grand nombre d'individus, et qui peuvent être considérés comme formant la mentalité dominante ou représentant le point de vue d'une classe, d'une génération ou d'une nation. Je ne doute pas d'autre part que l'évolution de la mentalité , de la mode, de la sensibilité, soit souvent la conséquence des transformations sociales, et qu'il vaille la peine d'analyser les formes des rapports qui existent entre ces deux lignes évolutives. Les textes de Riegl lui-même, aussi bien que ceux des ses disciples ou commentateurs, tels que Worringer, Dvorak et Sedlmayr, sont riches de suggestions et de passionnantes hypothèses historiques, mais j'aimerais indiquer ici que ce dont ils se sont montrés le plus fiers 42/54. L'art et l'illusion est à l'origine d'une fatale erreur : en se refusant à faire entrer en ligne de compte une notion d'habileté ou de perfection technique, ils ont, non seulement écarté une indispensable ligne de référence, mais ils se sont mis dans l'impossibilité d'atteindre le but qu'ils visaient : rattacher valablement à la psychologie le développement des différents styles. L'histoire de l'évolution des modes et des goûts retrace un processus de préférences, de choix délibérés entre diverses alternatives. Le refus des Préraphaélites de se plier aux normes conventionnelles de leur époque nous en fournit un exemple, de même que l'engouement du Modern style pour une tradition japonaise. Pour expliquer ces changements de styles, ou ces choix délibérés en faveur de certains styles, on pourrait faire appel à la notion de « volonté formatrice », mais l'explication serait alors loin d'être exhaustive, et cette volonté est sans aucun doute symptomatique de tout un ensemble de comportements et d'attitudes. D'un point de vue méthodologique, ce qui est ici important c'est que la décision de choix ne peut avoir qu'une valeur indicative : elle ne signifie quelque chose à nos yeux que si nous sommes capables de retrouver les données de la situation où le choix intervient. Le capitaine qui voit couler son vaisseau et se refuse à abandonner sa passerelle est sans aucun doute un héros ; l'homme qui est surpris dans son sommeil et qui meurt moyé aurait pu également être un héros, mais nous ne le saurons jamais. Si nous voulons considérer les styles comme les éléments symptomatiques d'une certaine réalité (ce qui peut éventuellement offrir un très grand intérêt), une appréciation théorique des alternatives offertes deviendra indispensable. Si chaque transformation devait être complète et inévitable, il ne nous resterait rien à comparer, nous n'aurions plus à reconstruire les données d'une situation, ni à en déterminer les symptômes ou les moyens d'expression. Le changement n'est alors pas autre chose que le signe symptomatique du changement, et pour dissimuler aux regards cette tautologie, on s'efforce nécessairement de recourir à une schématisation grandiose du mouvement de l'évolution, comme s'y sont appliqués Riegl et un grand nombre de ses successeurs. De nos jours, il ne se trouverait guère d'historiens, et moins encore d'anthropologues, pour prétendre que l'humanité ait connu, au cours de la période historique, d'importantes mutations biologiques. Mais ceux-là même qui reconnaissent la possibilité de légères modifications dans le bagage biologique de l'humanité, se refuseront toujours à admettre qu'au cours des trois derniers millénaires, à peine une centaine de générations, l'homme ait pu évoluer au même rythme que nous avons vu se transformer les styles artistiques. 43/54. L'art et l'illusion V Dans l'histoire de l'art l'évolutionnisme est mort, mais les faits qui furent à l'origine du mythe exigent encore une explication cohérente. L'un de ces faits est la reconnaissance, entre l'art enfantin et l'art des primitifs, d'une certaine parenté qui, à premier vue, peut laisser supposer que les primitifs ne peuvent faire mieux parce qu'ils sont aussi malhabiles que des enfants, ou encore parce qu'ils ne désirent pas faire autre chose du fait qu'ils ont la mentalité de l'enfant. Il est bien évident que ces deux conclusions sont fausses l'une et l'autre. Elles se fondent sur l'idée que ce qui nous semble facile a toujours été facile. Un des avantages incontestables que nous procurent les premiers contacts entre l'histoire de l'art et la psychologie de la perception me paraît être la possibilité d'éliminer enfin cette notion fausse ; mais tout en regrettant les erreurs des premières utilisations historicistes de la psychologie, je ne puis me défendre d'une certaine nostalgie à observer la démarche intrépide de ces pionniers optimistes du siècle dernier. Est-ce le fait que j'ai eu le privilège, au tournant du XXe siècle, de bénéficier de l'enseignement de quelques-uns de ces chercheurs aventureux, qui se sont attaqués au problème de savoir pourquoi l'art a une histoire ? L'un d'eux était Emmanuel Loewy, dont la célèbre étude, sur L'Imitation de la Nature au début de l'art attique, parut en 1900. Á mon sens, la part la plus importante des apports de l'évolutionnisme, qui mérite encore d'être préservée, est contenue dans cet ouvrage. Loewy a été influencé, lui aussi, par Hildebrand et par une psychologie fondée sur les données sensorielles. Comme d'autres critiques de son époques, Hildebrand était persuadé que les traits caractéristiques de l'art enfantin devaient être attribués au fait que l'enfant se référait à de très vagues images mnémoniques. Ces images lui paraissaient se composer d'un dépôt de nombreuses données sensorielles, accumulées dans la mémoire et qui se fondaient en des formes caractéristiques, de même que par la superposition de divers clichés photographiques on peut obtenir une image unique et singulière. Au cours de ce processus estimait Loewy, la mémoire filtrait les caractéristiques particulières de chaque objet, les traits, entre autres, qui leur donnent une forme distincte. L'artiste primitif comme l'enfant, utilise au départ ces images mémorisées. Il a tendance à peindre la forme humaine de face, les chevaux de profil, et les 44/54. L'art et l'illusion lézards en surplomb. L'analyse qu'a effectuée Loewy de ces modes de représentation est encore considérée comme valable, bien que l'explication apportée ne touche nullement au fond du problème : puisque, à l'évidence, l'artiste primitif ne copie pas le monde extérieur, on suppose qu'il copie les formes d'un monde intérieur composé d'images mentales. Au demeurant, nous n'avons pas d'autres preuves de l'existence de ces images mentales que les dessins caractéristiques des primitifs. Aucun de nous, je suppose, ne trouve dans son esprit ces images schématiques de corps humains, de chevaux ou de lézards, dont la théorie de Loewy suppose l'existence. Pour chacun de nous, ces mots évoqueront une composition différente, mais elle sera toujours formée d'une masse insaisissable de notions fugitives qu'il est impossible de retracer d'une façon complète. En dépit de ces remarques critiques, l'analyse effectuée par Loewy des caractéristiques communes des œuvres des enfants, des adultes non éduqués et des primitifs, garde toute sa valeur. En choisissant de traiter, non pas de l'évolution de l'humanité, mais de l'art grec primitif, première période historique où ces caractéristiques furent lentement et méthodiquement éliminées, Loewy nous apprenait à prendre conscience des obstacles que doit écarter un art qui s'efforce de donner l'illusion de la réalité. Chaque étape apparaît alors comme la conquête d'un territoire inconnu, dont il importe de s'assurer pleinement la possession en le fortifiant par l'établissement d'une nouvelle conception de la composition des images. Ainsi s'implantent fortement les formes typiques de créations nouvelles, qui demeureront toujours inexplicables dans le cadre des théories artistiques fondées sur l' »impression sensorielle ». Julius von Schlosser, qui fut également mon professeur en histoire de l'art, s'intéressait tout particulièrement au rôle que joue le type, ou prototype, dans la formation d'une certaine tradition. Attiré d'abord par la numismatique, il se consacra finalement à l'étude de l'art du Moyen Age, où s'impose si fortement le respect du canon ou de la formule. Schlosser ne cessa jamais de se passionner pour le problème des « précédents » ou des « images types » dans l'art du Moyen Âge, en dépit du fait que, sous l'influence de Croce, il se méfiait de plus en plus des explications psychologiques. Ceux qui ont pu suivre ses « méditations » sur ces problèmes retrouveront, au cours de cet ouvrage, certains de ses thèmes favoris. Cependant que Schlosser se penchait ainsi sur me Moyen Age, son contemporain, Aby Warburg, étudiait la Renaissance italienne ; et un problème le préoccupait avant tout : savoir ce que les hommes de la renaissance avaient cherché à découvrir chez les maîtres de l'antiquité classique. Warburg, s'attachant à la solution de ce problème, en vint à analyser le 45/54. L'art et l'illusion développement des styles particuliers de la Renaissance, en fonction de l'adoption d'un nouveau langage visuel. Il remarqua que les emprunts des artistes de la Renaissance aux modèles de la sculpture classique n'étaient pas purement fortuits. Ils se produisaient au moment où le peintre éprouvait le besoin de disposer d'une image particulièrement expressive pour suggérer le geste ou le mouvement. Warburg donna finalement à cette tendance le nom de « pathos formel ». Son obstination à proclamer que les maîtres du Quattrocento, qui étaient considérés jusqu'alors comme étant à l'avant-garde de la pure observation, recouraient si fréquemment à l'imitation formelle, produisit d'abord un effet de choc. Les successeurs de Warburg, s'attachant à l'étude des modèles iconographiques, devaient faire ressortir, avec une évidence croissante, que les œuvres mêmes de la Renaissance et du Baroque, considérées jusqu'alors comme étant d'inspiration naturaliste, dépendaient fait étroitement de la tradition. L'analyse des ces constantes l'emporte largement de nos jours sur les recherches anciennes concernant les différences de styles. André Malraux devait pleinement faire ressortir l'importante signification de ces découvertes dans la suite de ses passionnants ouvrages sur La Psychologie de l'art. Dans l'orchestration poétique que Malraux a consacré au mythe et au changement, on peut encore retrouver l'écho des grandes constructions de Hegel et de Spengler, mais une certaines formes d'incompréhension, d'où la caricature d'Alain tirait tout son sel, l'idée que les styles du passé sont un pur reflet de la manière dont les artistes voient le monde, se trouve enfin écartée. Malraux sait que l'art naît de l'art et non pas de la nature. Cependant, en dépit de tout son attrait et malgré certains remarquable aperçus psychologiques, l'ouvrage de Malraux ne nous donne pas ce que nous avait promis son titre : une psychologie de l'art. Nous n'y trouvons toujours pas une explication satisfaisante du problème évoqué par la caricature d'Alain. Nous sommes cependant mieux préparés que ne l'était Riegl à la découverte de cette explication. Nous avons beaucoup appris, et en de nombreux domaines, sur la force des traditions et la contrainte imposée par les conventions. Les historiens ont étudiés l'influence qu'exercent des idées préconçues sur le chroniqueur qui se propose de rendre compte d'événements du présent ; des spécialistes de l'étude de la littérature, comme E. R. Curtius, ont mis en évidence le rôle joué par les « topos », ou les lieux communs traditionnels, dans une texture poétique. Alors que nous avons acquis une connaissance plus sûre de cette force de la tradition, le temps paraît venu d'aborder à nouveau le problème du style. Je sais très bien qu'en insistant ainsi sur la tenace persistance 46/54. L'art et l'illusion de la convention, et sur le rôle des types et des stéréotypes dans la création artistique, je risque de me heurter au scepticisme d'un public peu averti. Le reproche que l'on fait le plus communément à l'histoire de l'art est de se consacrer à la recherche des influences, en ignorant ainsi le mystérieux pouvoir de la création. Mais ce n'est pas là un défaut inévitable. Plus nous deviendrons conscients de la force de cette tendance qui pousse les hommes à la répétition du geste acquis, plus grande sera notre admiration à l'égard d'êtres exceptionnels, qui ont su rompre cet envoûtement et réaliser un progrès significatif dont d'autres sauront à nouveau s'inspirer. Il m'est arrivé parfois cependant de me demander si les réalités de l'histoire de l'art confirmaient pleinement mes propres conclusions, si la nécessité d'une formule type était de nature aussi universelle que je l'avais prétendu. Je me souvenais d'un admirable passage où Quintilien parle du pouvoir créateur de l'esprit humain et se réfère à l'exemple de l'artiste pour illustrer son propos : « Ce que l'art est capable de réaliser ne peut entièrement se transmettre. Quel peintre apprendra à peindre la totalité des choses qui existent dans la nature ? Mais s'il lui a été donné d'acquérir les principes de l'imitation, il sera capable de représenter toutes les formes qui peuvent exister. N'importe quel potier habile pourra créer un vase dont il n'avait jamais vu la forme. » Voilà un fait dont il importe de se souvenir ; mais il n'en demeure pas moins que la forme de ce vase nouveau s'apparente plus ou moins aux formes que le potier avait été à même de voir précédemment, que sa représentation de « toutes les formes qui peuvent exister » aura quelque rapport avec les formes de représentation qui lui furent transmises par ses maîtres. Une fois de plus nous nous retrouvons en face du problème posé par Alain, avec ses jeunes Égyptiens confrontés à leur modèle ; et aucun spécialistes de l'histoire de l'art ne sera tenté de sous-estimer le pouvoir du style, et moins que tout autre l'historien qui, sur cette longue route, s'efforce de relever et de définir les empreintes de l'illusion. VI Il me paraît insuffisant, si l'on veut aborder les problèmes 47/54. L'art et l'illusion cruciaux de notre discipline, de se borner à rappeler la différence qui existe entre « voir » et « savoir », et de se tenir aux généralités en affirmant que toute représentation est fondée sur des conventions. Il nous faut rechercher, sur le plan psychologique, un renouvellement de l'analyse en vue de définir ce qui se trouve réellement impliqué dans le processus de création et celui d'interprétation de l'image. La simple psychologie, à laquelle se référaient, avec tant de confiance, Barry et Ruskin, Riegl et Loewy, s'avère désormais incapable de nous servir de guide. La psychologie a pris conscience de l'immense complexité des processus de la perception, et du fait que personne ne saurait se flatter de les comprendre d'une façon complète. « La psychologie a démontré... », c'est par ces mots remplis d'assurance que Bernard Berenson pouvait encore débuter lorsqu'il s'aventurait dans ce domaine. Ceux qui consulteront des ouvrages plus récents n'y retrouveront pas ce ton de tranquille certitude. J. J. Gibson, par exemple, déclare, dans une intéressante étude sur La Perception du monde visuel : « Les psychologues sont, à l'heure actuelle, incapable de comprendre comment l'homme prend conscience de caractéristiques nouvelles, comment il les explore... » Ainsi les espoirs de l'historien s'effondrent. D. O. Hebb, dans son ouvrage célèbre sur l'organisation du comportement (The Organization of Behavior) va jusqu'à déclarer : « Il faut reconnaître qu'aucune théorie jusqu'à ce jour n'a su expliquer la perception des dimensions, de la luminosité ou de l'amplitude sonore. » Cette incertitude ne concerne pas seulement les problèmes de fond. Ralph M. Evans, étudiant, dans son ouvrage, Introduction to Color, ce qu'on appelle les « effets d'irradiations », la façon inattendue dont les couleurs superposées s'altèrent, déclare : « L'auteur a le sentiments que, aussi longtemps que ces effets ne seront pas expliqués sans avoir recours à des hypothèses trop complexes, nous ne pourrons pas prétendre que nous comprenons le déroulement du processus visuel. » Dans ces conditions, il peut paraître bien imprudent de faire appel aux conclusions d'une discipline incertaine en vue d'expliquer nos propres incertitudes. Toutefois, l'opinion d'un des plus grands parmi les pionniers de la psychologie perceptive, Wolfgang Köhler, peut encore nous encourager à tenter cette aventure. Dans ses conférences sur les lois de la dynamique en psychologie – Dynamics in Psychology (1940) – Köhler expose les avantage que la technique du dépassement peut offrir à la recherche scientifique : « Les périodes les plus fécondes de l'histoire de la connaissance sont celles où des phénomènes qui jusque-là avaient été considérés comme relevant exclusivement d'une discipline particulière ont soudain été rapprochés d'autres phénomènes, apparemment fort 48/54. L'art et l'illusion dissemblables, et sont ainsi apparus sous un éclairage nouveau. Pour que cela puisse se produire dans le domaine de la psychologie, nous devons nous tenir informés de ce qui se trouve au-delà de la matière de notre discipline dans son sens le plus étroit. » Et, demande Köhler : « Dès lors que la situation présente de la psychologie nous offre d'excellentes raisons – devrais-je dire un merveilleux prétexte – d'exercer notre curiosité au-delà des limites de notre domaine, comment ne serions-nous pas impatients d'en saisir l'occasion ? » Un des disciples de Köhler à tout le moins a su saisir cette occasion, en passant du domaine de la psychologie à celui de l'art. Dans son ouvrage, Art an Visual Perception, Rudolf Arnheim se livre à une analyse de l'image visuelle, envisagée du point de vue de la psychologie de la forme. J'ai tiré grand profit de sa lecture. Un chapitre, qui traite de l'évolution des formes artistiques chez l'enfant, m'a paru présenter un si grand intérêt que j'ai pu envisager, avec quelque soulagement, de ne pas inclure dans le domaine de mes recherches ces exemples si controversés. Par contre, pour l'historien qui étudie les problèmes de la stylistique, l'intérêt de l'ouvrage est moindre. L'auteur s'est-il montré exagérément fidèle à la ligne de l' »objectivité » de Riegl, est-il trop désireux de justifier les expériences de l'art du XXe siècle pour voir dans le problème de l'illusion tout autre chose que l'idée préconçue du Béotien ? S'appuyant sur le fait que les normes de la ressemblance ont varié selon les époques, il exprime l'espoir « qu'une évolution de la conception artistique de la réalité » fera que les œuvres de Picasso, e Braque, ou de Klee « ressembleront exactement aux choses qu'elles représentent ». S'il était dans le vrai, le catalogue d'un grand magasin de l'an 2000 nous offrirait des mandoline, des vases et de mobiles frissonnants, exactement conformes à cette nouvelle notion de la réalité. L'ouvrage de W. M. Ivins Jr. : Prints and Visual Communication (Gravures et communication visuelle), est un puissant antidote de cet intellectualisme à la mode du jour. Cet ouvrage démontre en effet que l'histoire de la représentation peut être abordée dans un contexte scientifique, sans se référer aux problèmes de l'esthétique. C'est dans cette perspective que j'aimerais citer également l'ouvrage d'Anton Ehrenzweig : The Psychoanalysis of Artistic Vision and Hearing (Psychanalyse de la vision et de l'audition artistique). La hardiesse des spéculations, au cours desquelles l'auteur s'efforce d'intégrer à une trame d'idéologie freudienne les dernières découvertes de la psychologie de la forme, mérite attention et respect. 49/54. L'art et l'illusion Ehrenzweig se garde de sous-estimer les difficultés que devrait affronter et vaincre le naturalisme scientifique dans l'étude de l'expression artistique. Ses descriptions du chaos visuel que cherche à dominer l’œuvre d'art sont à coup sûr remarquables, mais il me semble qu'il compromet lui aussi les résultats de son analyse, en se refusant à l'examen des critères d'une réalité objective et en masquant le problème par des spéculation évolutionnistes. Les trois derniers ouvrages que je viens de mentionner prouvent bien que certains problèmes sont en ce moment « dans l'air » et réclament des solutions. Du fait qu'au moment de la parution de ces ouvrages j'avais déjà commencé mes propres recherches, je ne puis prétendre les juger sans préventions. Mais ils m'ont paru surtout indiquer avec beaucoup de force que le spécialiste de l'histoire des styles artistiques devait, de son côté, pousser ses recherches au-delà des frontières de sa spécialité, sur le territoire du psychologue. J'espère pouvoir rapporter de cette incursion autre chose encore que le résultat de quelques expériences psychologiques particulières – l'annonce d'un renouvellement radical des anciennes conceptions traditionnelles de la pensée et de l'esprit humain, ce qui certes ne saurait laisser indifférent un spécialiste de l'histoire de l'art. Cette orientation nouvelle apparaît implicitement dans la manière dont Arnheim analyse l'expression artistique de l'enfant et dans les considérations d'Ehrenzweig sur la perception inconsciente, mais l'insistance avec laquelle l'un et l'autre se réfèrent aux conceptions théoriques et à la terminologie d'une école de psychologie bien déterminée a sans doute limité et obscurci la portée de leur analyse. Un vocabulaire de base auquel les critiques, les artistes et les historiens faisaient jusqu'alors confiance, a perdu, au cours de cette réévaluation, une bonne partie de son crédit. Les notions d' »imitation de la nature », d' »idéalisation » ou d' »abstraction », sont fondées sur l'hypothèse de l'antériorité des « impression sensorielles », qui seront ensuite élaborées, déformées ou généralisées. K R. Popper a critiqué cette conception qu'il qualifie de « théorie de l'esprit réceptacle » : on y considère, autrement dit, que les données reçues sont entreposées sans l'esprit où elles subissent un traitement approprié. Il estime que, du point de vue de la théorie de la connaissance et des méthodes d'analyse scientifiques, cette hypothèse fondamentale manque de toute assise réelle, et il préconise le recours à ce qu'il nomme la « théorie du projecteur mobile », qui serait conforme à l'activité de l'organisme vivant qui ne cesse jamais d'explorer et d'éprouver les propriétés de son environnement. Dans le cadre de la recherche psychologique, la fécondité de cette méthode est de plus en plus reconnue. Mais quel que soit le nombre ou la diversité 50/54. L'art et l'illusion des théories, celles-ci s'intéressent de moins en moins à la nature des stimulus pour mettre l'accent sur l'importance de la réaction de l'organisme. Il apparaît clairement que cette réaction, vague et générale à l'origine, se précise et se différencie peu à peu. « La connaissance progresse, non pas en passant de la sensation à la perception, mais en allant de l'indéfini vers le défini. Nous n'apprenons pas à percevoir mais à différencier ce qui est perçu », déclare Gibson en parlant de la vision. Et L. Bertalanffy, cherchant à définir les règles de l'évolution biologique : « Les résultats des recherches modernes semblent bien indiquer que les ensembles, qui sont à l'origine amorphes et inorganiques, se différencient d'une façon progressive. » On pourrait encore tracer un parallèle entre ces points de vue et les exposés de Jean Piaget sur le développement intellectuel des enfants, ou les études de Freud et de ses disciples sur l'évolution de l'affectivité au cours du premier âge. Et des analyses récentes, faisant état de la façon dont, nous dit-on, les machines peuvent « apprendre », indiquent également l'existence d'un processus allant du général au particulier. J'ai parfois eu recours à des parallèles de ce genre dans les développements de cet ouvrage ? Je l'ai fait avec beaucoup de circonspection, car, dans ce domaine, je ne puis même pas faire état de la compétence de l'amateur. Je n'ignore pas d'autre part quels peuvent être, en telle matière, les dangers de l'amateurisme et des influences de la mode du jour. La méthode qui est utilisée dans cet ouvrage ne cherche au fond pas d'autre justification que celle de son utilité dans les travaux quotidiens du spécialiste de l'histoire de l'art. Une étude de l'illusion pouvait difficilement se passer d'une conception théorique de la perception. C'est ainsi que j'ai été conduit à adopter la ligne de pensée dont je viens de donner un aperçu, et qui ma paraissait être d'une utilité essentielle dans ma recherche ; ainsi qu'à faire appel à des notions de classements et de catégories, plutôt qu'à des liens d'association. J'ai emprunté le modèle type de cette méthode, qu'il faudrait au fond rattacher à Kant, à l'ouvrage de F. A. Hayek, The Sensory Order, où elle est définie de façon particulièrement cohérente. Mais j'ai surtout retiré le plus grand profit de la façon dont Popper a fait ressortir avec insistance l'intérêt de l'hypothèse et des tests expérimentaux. C'est la méthode que, dans la recherche psychologique ont préconisée Bruner et Postman, selon lesquels « tous les processus de la connaissance, que ce soient ceux de la perception, de la pensée ou de la mémorisation, prennent la forme « d'hypothèses » formulées par l'organisme... elles attendent d'une expérience ultérieure des réponses qui viendront les infirmer ou les confirmer ». Il paraît logique, dans ce contexte, ainsi que l'indiquait 51/54. L'art et l'illusion Popper, que les confirmations de ce genre d' »hypothèses » ne soient jamais que provisoires, tandis que leur rejet aura un caractère définitif. Il n'y a donc pas, entre la perception et l'illusion, une coupure franche et rigide. La perception se sert de toutes ses ressources pour extirper les illusions malignes, mais ne pourra-t-elle parfois se refuser à « infirmer » une hypothèse illusoire, plus particulièrement lorsqu'il s'agira de l'examen d'une œuvre d'art illusionniste ? Je suis personnellement convaincu qu'une théorie de l'erreur perceptive et de sa correction témoignera de sa fécondité dans d'autres domaines de recherche ; je ne m'attarderai cependant pas sur ce sujet. J'ai principalement pour objectif d'analyser le processus de formation de l'image ; autrement dit, la façon dont les artistes sont parvenus à découvrir certains des secrets de la vision « au moyen des tracés et des comparaisons d'images ». les jeunes Égyptiens d'Alain, qui apprenaient à créer « l'illusion e la réalité », n'avaient nullement à chercher à « copier ce qu'il voyaient », mais à utiliser ces codes de signaux ambigus, qui nous servent au cours d'une vision immobile, jusqu'à ce que leur image ne se distingue plus des formes de la réalité. En d'autres termes, ils n'avaient pas à jouer au jeu qui consiste à voir « le lapin ou le renard », mais ils avaient à inventer le jeu « du tableau ou de la nature », et en se servant de traces colorées créer – tout au moins à une certaine distance – l'illusion d'une forme réelle. Artistique ou non, il s'agit là d'un jeu qui ne se définit qu'au terme d'essais et d'erreurs sans nombre. Expérimentation séculaire des théories de la perception, l'art du trompe-l’œil mérite sans doute notre attention, même en un temps qui l'a rejeté afin de se livrer à la recherche d'autre mode d'expression. Je crois devoir indiquer au lecteur, ou à quelque critique impatient, au risque de dévoiler prématurément mes batteries, que les conclusions qui sont ici esquissées ne feront l'objet d'un examen approfondi qu'au chapitre IX du présent ouvrage, où seront repris certains des problèmes qui ont été abordés dans cette introduction. Je ne saurais lui interdire de s'y reporter sans plus attendre ; mais j'aimerais cependant indiquer que l'argumentation d'un ouvrage doit s'édifier comme une arche. La pierre du faîte paraîtra suspendue dans le vide si l'on n'aperçoit pas comment les autres pierres l'étayent et la soutiennent. Chacun de chapitres de cet ouvrage a été conçu et orienté en fonction du problème central ; mais la structure de l'ensemble devrait justifier et soutenir chacune des parties. Les limites que la matière et sa mise en forme imposent à la présentation, les rapports entre la forme et le rôle qui lui est assigné, mais surtout l'appréciation et l'intervention du spectateur dans l'interprétation 52/54. L'art et l'illusion des ambiguïtés, tout cela doit permettre d'affirmer que l'art a effectivement une histoire, car les illusions en ce domaine ne sont pas seulement le résultat du travail de l'artiste, mais ce sont également, pour lui, des instruments qui sont indispensables à l'analyse des apparences. J'ai l'espoir que le lecteur saura ne pas se contenter de cette affirmation, mais qu'il cherchera, avec moi, à la vérifier en l'appliquant à l'étude des expression du visage, et qu'il s'aventurera un peu plus loin, jusqu'aux frontières de l'esthétique, terre promise dont il n'apercevra que les contours lointains. Je n'ignore pas que cette lente progression, à travers les sables mouvants de la théorie perceptive, doit paraître fastidieuse au lecteur pressé d'atteindre aux sources de la force émotive de l'art. Mais il me semble que ces question essentielles pourront être abordées avec de plus grandes chances de succès lorsque le terrain se trouvera quelque peu déblayé. Je me sens encore affermi dans cette conviction, en me rappelant un passage de Psychoanalytic Explorations in Art de mon ami et regretté mentor Ernst Kris, avec qui j'ai si souvent discuté de ces problèmes et qui n'a pas assez vécu pour pouvoir lire la version définitive de cet ouvrage : « Nous en sommes venus peu à peu à comprendre que la création ne se produit pas dans un espace vide et qu'aucun artiste ne saurait exister indépendamment de ses prédécesseurs et de ses modèles, qu'il n'appartient pas moins que le savant à une certaine tradition et que son œuvre va s'intégrer à une structure problématique donnée. Le degré de maîtrise qu'il atteint, dans les limites de ce cadre, et, au moins à certaines périodes, la possibilité de se libérer de ces contraintes, font vraisemblablement partie des critères complexes qui servent à mesurer la valeur de cette œuvre. Toutefois, la psychanalyse n'a jusqu’ici contribué que dans une faible mesure à faire comprendre quel pouvait être la signification de cette structure ; une étude psychologique du style artistique demeure encore à entreprendre. » Le lecteur ne doit pas s'attendre à voir combler cette lacune au cours des chapitres qui vont suivre. La psychologie de la représentation ne saurait résoudre à elle seule l'énigme du style. Les impulsions et les engouements de la mode n'ont pas encore été analysés d'une manière suffisante et le goût garde ses mystères. Mais si nous voulons parvenir un jour à comprendre de quel poids peuvent peser ces divers facteurs sociaux sur notre attitude devant les essais de représentation artistique – le prestige instable des grands maîtres ou l’écœurement que provoque la trivialité, l'attrait de l'art primitif et la recherche fiévreuse des causes déterminantes de l'évolution des styles – il nous faut d'abord tenter d'apporter une réponse aux questions plus simples qui nous sont posées par le dessin humoristique d'Alain. 53/54. L'art et l'illusion 54/54.