Sportifs au crible de la psychanalyse.

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Sportifs au crible de la psychanalyse.
SPORTIFS AU CRIBLE
DE LA PSYCHANALYSE
La vie sociale nous confronte à
des effets de singularité dont il
est difficile de tenter une
approche explicative sans faire
l’hypothèse du
psychique,
comme irréductible au social,
tout en en intégrant certains
aspects. En sport de haut
niveau, cette variable de I’individu, du particulier, est essentielle puisque la victoire, le
record, sont en eux-mêmes les
marques de cette singularité.
Notre étude tend donc à s’asseoir, à côté des déterminants
objectifs de la performance, la
place des facteurs subjectifs.
C’est un sujet avec une histoire,
des conflits internes, bref un
destin qui est engagé dans la
pratique sportive. L’athlète en
même temps qu’il joue sa partie est joué par des déterminants structuraux. Mettre en
avant une telle dimension, celle
de l’inconscient, dans les productions des athlètes d’élite est
difficilement recevable car le
sport de performance est un
monde où les sujets sont censés agir de manière souveraine,
en
champions,
totalement
éclairés par la conscience d’un
moi fort qui permettrait de vaincre obstacles et adversaires.
Par Patrice Ragni
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PSYCHOLOGIE
L
‘expérience de la réalité diffère cependant de cette idéalisation. Les effets de
ratage sont nombreux lors des rendez-vous
décisifs du calendrier compétitif et certains
exploits surviennent parfois de façon irrationnelle.
On observe ainsi dans la carrière de
nombreux athlètes des séries de difficultés
qui viennent s’opposer à la réussite sportive. Ces athlètes ne parviennent pas à
confirmer totalement à l’âge adulte ou au
cours des compétitions importantes les
performances logiquement attendues de
leurs capacités supérieures, maintes fois
exprimées en début de carrière, à I’entraînement, v o i r e d a n s d e s c o m p é t i t i o n s
secondaires. Ils accumulent alors des contre-performances qu’ils justifient très diversement. Un questionnaire distribué à 33
internationaux lors des championnats de
France d’athlétisme 1987 à Annecy révèle
que la contre-performance par sa fréquence d’apparition peut être considérée
comme symptomatique puisqu’elle n’est
pas, à la différence de la défaite, une composante structurelle de l’activité sportive.
Parmi les causes énoncées par les athlètes
pour justifier ces contre-performances
celles d’ordre psychique apparaissent avec
les blessures, prévalentes.
On note également dans l’histoire de
l’athlétisme toute une série d’exploits inattendus Des records nationaux mondiaux
tiennent 10 ans, 15 ans, 20 ans, sans être
égalés malgré la maîtrise et le développement croissant des procédés d’entraînement et des autres paramètres objectifs de
la performance. Une étude statistique de
l’évolution des 50 meilleures performances
françaises dans 4 disciplines (400 - 1500 hauteur - poids) depuis 1968 atteste que les
progrès ne sont pas seulement liés aux
conditions matérielles et techniques de la
pratique athlétique.
Devant ces faits sans explication véritable, les athlètes et les entraîneurs sont le
plus souvent démunis. Le recours à la glorieuse incertitude du sport permet d’entretenir la légende et peut satisfaire le spectasujetou le journaliste mais elle conduit I’enteur
traîneur à l’impasse de l’irrationnel. Ce dernier ne peut pourtant échapper à la réalité :
la répétition observée de tels phénomènes
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vient contredire la seule référence au
hasard. Les dieux du stade, en fait, sont
des hommes. Or, la psychanalyse a depuis
Freud mis en place un dispositif qui fait
apparaître comme chargées de sens les difficultés des hommes. L’état d’un sujet
donné à un moment donné permet de
trouver leur signification particulière à chaque sujet, et lui échappant, est à dégager
d’une part de la logique du discours qu’il
tient sur ce qui lui arrive, d’autre part de la
logique de sa vie.
Dans
une
d’étayage, une des pièces maîtresses de sa
théorie, Freud montre la relation étroite qui
peut exister entre certaines grandes fonctions corporelles et la pulsion sexuelle.
Cette relation permet d’interpréter certaines contre-performances en termes d’inhibitions fonctionnelles en les déconnectant des nécessités purement organiques
pour les relier à l’investissement pulsionnel
du sujet.
L’INVESTISSEMENT LIBIDINAL
N’EST PAS FIXE
La motivation d’un athlète peut dès lors
être comprise dans un sens différent de
celui qu’elle reçoit habituellement. Tout au
long de leur enfance, de leur éducation,
l’adolescent et l’adulte sportifs attribuent
en effet des significations, des valeurs plus
ou moins fortes à certaines caractéristiques
de l’activité sportive, et c’est cette intensité
d’investissement libidinal dans I’investigation du monde qui à un certain moment de
la carrière athlétique peut s’arrêter, s’inverser, se transformer.
Cette intensité d’investissement libidinal n’est pas fixe, elle se module en fonction des rencontres: de ce point de vue, la
place occupée par l’entraîneur ne peut
donc se limiter à la dimension technique.
L’entraîneur est également celui qui soutient, maintient, oriente, voire organise et
structure l’investissement pulsionnel de
l’athlète. Quand on compare le nombre
d’entraîneurs utilisés par les athlètes
français médaillés individuellement dans les
grands championnats internationaux ou par
les athlètes qui détiennent les records de
France au nombre d’entraîneurs utilisés par
les autres internationaux, on constate des
différences significatives. La proportion des
athlètes qui conservent le même entraîneur
tout au long de leur carrière est plus importante chez les médaillés, chez les recordmen que chez les autres internationaux.
La relation entraîneur-entraîné comme
la relation enseignant-enseigné (Jacobson
et Rosentahl 1968 - l’effet Pygmalion) ou la
relation médecin-malade (Balint 1970) est
une situation structurale qui lie deux désirs.
RÉPONDRE
AU DÉSIR DE L’AUTRE
La force du désir de l’un dépend de la
position que prend le désir de l’autre.
D ’une manière générale nous sommes
déterminés par le désir de l’autre dit Lacan
et la motivation de l’athlète passe en effet
par la demande d’un autre, par le crible de
l’organisation
relationnelle
entraîneurentraîné et/ou par celui de l’institution
sportive. Inciter les jeunes espoirs à rejoindre un lycée sports-études, un centre d’entraînement, organiser de façon systématique des stages qui regroupent des athlètes
venus d’horizons divers, favorise la multiplication des entraîneurs, nuit au suivi relationnel pour un bénéfice technique dont
on surestime peut-être l’importance dans la
réussite du champion. Une telle demande
de la part de l’institution sportive s’apparente à cette «collusion de l’anonymat »
qui aboutit à une dilution des responsabilités que le docteur Balint, psychanalyste, a
mis en évidence dans les institutions médicale et éducative. Cette demande renvoie
en outre à une conception romantique du
sport qui est devenue archaïque dans une
société médiatisée qui survalorise les jeux
du stade et induit les champions à la sublimation. L’activité sportive de haut niveau
trouve ses déterminations majeures non
d’être corporelle mais compétitive. La
caractéristique du champion est moins
d’être sportif que d’être de haut niveau.
TROUVER UNE SOLUTION
À DES DIFFICULTÉS
Prendre en compte les facteurs psychiques,
utiliser une grille de lecture qui fait référence au savoir de la psychanalyse pour
explorer les pratiques sportives de haut
niveau, évite à l’entraîneur de s’égarer dans
des rationalisations aussi diverses qu’inopérantes, fait apparaître une intelligibilité nouv e l l e p o u r comprendre les difficultés
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PSYCHOLOGIE
des athlètes. Les études de cas rapportées
en témoignent. Cependant, la question qui
reste posée, même si elle sert souvent à
masquer les résistances du monde sportif à
ce type d’investigation nouveau, est celle
de la solution des difficultés, après leur
compréhension. La réponse à cette question effectivement centrale est que I’entraîneur étant inclus dans le processus d’entraînement, les relations qu’il entretient
avec l’athlète sont d’un ordre différent des
relations psychanalyste-patient.
ADMETTRE L’ORIGINE
PSYCHIQUE DE L’ÉCHEC
Afin qu’un sujet puisse modifier sa position
face à ses difficultés, il est nécessaire de
comprendre ces difficultés, de les reconnaître. Un certain nombre de «plaintes »
d’athlètes (champions ou recordmen de
France) citées dans les études de cas ne
sont pas reconnues par l’athlète et/ou son/
ses entraîneurs. II n’y a pas de lieu prévu,
ni dans l’espace ni dans le temps, pour
entendre ou dire ces plaintes particulières.
Malgré ces obstacles, les difficultés se
répétant, l’origine psychique de certains
échecs finit par être admise par l’athlète et/
ou l’entraîneur. S’ils se décident à les
affronter, ils le font le plus souvent d’une
manière individuelle, quasi clandestine
avec tous les risques, toutes les déceptions
que suppose une telle démarche.
Sur un autre plan, la connaissance clinique des sujets sportifs est par conséquent
délaissée par les psychologues au profit
d’autres approches (cognitive, sociale).
Quant à la psychanalyse, entrée au CNRS
en 1987, elle souffre, avec le handicap
d’un vocabulaire hermétique, des positions
parfois très critiques vis-à-vis du sport de
compétition, prises en son nom par certains théoriciens freudo marxistes, éloignés
de l’expérience clinique.
Si la situation évolue, le sport français,
l’athlétisme particulièrement, semble en
retard par rapport à ce qui se fait dans ce
domaine à l’étranger.
Bud Winter, célèbre entraîneur des
coureurs noirs américains médaillés aux
Jeux à Mexico en 1968, était relaxateur
dans l’armée pendant la Seconde Guerre
mondiale. La relaxation expérimentée avec
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les cadets de I’US Air Force avait donné de
tels résultats que Winter devenu entraîneur
en avait fait le. fondement de sa méthode à
San José State College. Dès 1956, dans son
livre So you want to be a sprinter, (édition
révisée en 1973), il exposait ses théories et
entamait une très longue collaboration
avec le psychothérapeute Bruce Ogilvie,
élève d’Anna Freud.
Le professeur Ogilvie a écrit en 1964
un livre (Athlètes à problèmes) publié à
Londres en 1966 et en France... en 1981.
Premier psychologue employé à l’année
par une équipe pro de football (les 49es de
San Francisco en 1965), il se plaît à rappeler l’ironie de la presse et des adversaires
des Niners de l’époque.
Aujourd’hui, 38 équipes pro ont un
psychologue du sport et aux Jeux Olympiques à Los Angeles en 1984, Bruce Ogilvie
était le consultant de 48 sélectionnés (individuels et par équipe), dont 26 furent
médaillés.
L’IMPORTANCE DU
PSYCHOLOGUE SPORTIF
Robert Nideffer, président de I’Enhanced
Performance Associates qui a mis au point
le Test Tais, est le psychologue consultant
de l’équipe américaine d’athlétisme.
Observer des entraîneurs américains et
leurs athlètes est très révélateur de la place
qu’occupe l a p r é p a r a t i o n m e n t a l e . L a
durée des séances, les échauffements interminables et les temps où il ne se passe rien
prennent un sens quand Don Quarrie à
USC, Bob Kersee, John Smith, Jackie Joyner, Valérie Briscoe Hooks à Ucla se mettent à parler d’imagerie mentale, de relaxation, de sophrologie.
John Smith particulièrement, entraîneur
de 2 des 3 meilleurs mondiaux sur 400m,
distance sur laquelle il fut lui-même le
meilleur du monde en 1972. John Smith
qui est acteur quand il n’entraîne pas à
UCLA et qui pointe la nécessité de maîtriser la respiration, la concentration avant
d’entrer en scène sur la piste ou au théâtre.
Dans un article paru dans L’Equipe
Magazine en 1987, Yvan Lendl avoue avoir
entamé une psychothérapie après «avoir
perdu 4 finales du Grand Chelem parce
q u e s o n bras tremblait au mauvais
moment ». Une telle démarche, un tel aveu
confirment la place accordée aux facteurs
psychiques par les sportifs américains
directement confrontés à la concurrence
des pays socialistes (Miroslav Vanek, psychologue tchèque accompagnait officiellement l’équipe de basket tchécoslovaque
aux Jeux de 1968).
Des pays comme la Suède font des
expériences et intègrent dès le plus jeune
âge une préparation mentale spécifique
dans l’entraînement des joueurs de tennis
qui ne semble pas nuire aux résultats en
compétition (intervention du psychologue
suédois L. Unestahl au Colloque de psychologie du sport qui s’est tenu à Montpellier en mai 1987).
UNE MÉTHODE POUR AGIR
Cette étude vise à modifier la pratique
voire la formation des entraîneurs mais
nous ne proposons pas une transmission
de savoir de maître à disciple. Nous envisageons un travail en groupes type Balint.
Des groupes restreints de 7 à 8 entraîneurs
permettent de limiter les effets d’amour
propre et de prestance. Au cours des
séances, chaque entraîneur prend tour à
tour la parole pour évoquer un sujet particulier qui pose problème. Une difficulté
qui fait obstacle à la réussite. II évoque les
circonstances vécues à l’entraînement ou
en compétition. II tente de faire apparaître
la répétition des actes manqués et des discours qui leur sont associés par l’athlète
concerné. Le groupe est un lieu où I’entraîneur peut élaborer des possibilités qui lui
échappent quand il est dans une relation
primaire avec l’athlète. II fait émerger le
sens qui lui semble éclairer les difficultés
rencontrées. Ses pairs peuvent intervenir,
pointer dans le discours de leur collègue
un sens qu’ils repèrent et qui peut échapper à l’intéressé. Chacun est témoin des
problèmes des échecs, des frustrations des
autres. La situation créée par le travail de
interdit quasiment de rester
groupe
absorbé dans ses préoccupations propres.
Accepter les appels d’un collègue, tenter
d’y répondre fait prendre conscience du
fait que les progrès des uns et des autres
sont liés.
L’animateur-psychanalyste ne donne
pas de conseil, pas de directive, pas de
réassurance. II peut interpréter le désir des
entraîneurs de recevoir des réponses mais
il se garde d’en fournir. Son rôle est de faire
surgir des questions pour que le hasard ou
la malchance ne soient déjà plus les seules
références. Affirmer par exemple «je ne
comprends pas ce qui m’arrive » suppose
qu’il y a quelque chose à comprendre qui
échappe à l’intéressé et qui n’est plus dû à
la seule fatalité. Cette confrontation du
sujet à son propre discours peut être utilisée dans le cas d’un athlète qui rejette systématiquement sur des causes extérieures à
sa propre personne les responsabilités de
l’échec. Le rejet systématique et répété
contient du sens. La psychanalyse nous
enseigne
que
derrière
les
réalités
rationalisées parfois tromconscientes
peuses qui s’offrent aux yeux de tous existe
un réel, inconscient, non dit, masqué, singulier à chaque sujet.
A haut niveau, c’est peut-être à la part
du sujet, dans son acte sportif, que se
mesurent les différences ultimes.
P. R.
Cet article est de la Revue de l'Amicale des entraîneurs
français d'athlétisme, N° 08,11-12/1988
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