PDF Les Echos - Générations d`idées

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IDÉES
Les Echos - lundi 16 avril 2007
LE POINT DE VUE DE ALAIN TRANNOY
De Jaurès à Barrès, la confusion
C
urieuse campagne où l’un va
de Barrès à Jaurès tandis que
l’autre fait le chemin inverse, le
troisième laissant son programme
dans sa poche. De la part des deux
favoris, on assiste à un zigzag continuel entre une politique du « oui »
et une politique du « non » à la
Constitution européenne, à un
grand slalom sur les pistes glissantes de l’immigration et de la
nation, quitte à ce que l’électeur y
perde son latin. Ce glissement perpétuel dans chaque camp s’organise dans des sortes de concerto
pourcandidat,lepartitenantlerôle
de l’orchestre, auquel Ségolène
Royal ajoute la voix du compagnon, de plus en plus discrète d’ailleurs. La partition, très contemporaine, crée chez l’auditeur ce qu’il
faut de dissonance cognitive. Il n’y
a même plus comme antan
quelques débats avec des journalisteschevronnésoudesface-à-face
pour faire tomber les masques et
démêler l’embrouille, témoignant
là aussi de l’effacement des corps
intermédiaires.
Pourquoi les principaux candidats cherchent-ils à brouiller les
pistes ? Le processus auquel nous
assistons illustre à merveille cette
phrase de Martin Shubik, un des
fondateurs de la théorie des jeux :
« Parties wish to appear to be all
things to all men at the same time »
(que nous proposons de traduire
ainsi : « Les partis désirent se faire
passer pour toute chose auprès de
tout le monde au même mo-
ment »). Comme si les partis introduisaient l’idée auprès des citoyens
qu’ils vont tirer au sort, au lendemain de l’élection, la politique effectivement suivie. Ce comportement n’est pas le fruit du hasard. Il
résulte d’une attitude rationnelle
du candidat, qui peut être décryptée avec la théorie des jeux.
Première condition, les deux
principaux partis doivent être mus
uniquement par le désir de gagner
l’élection, sans préférence partisane marquée.Lamiseen veilleuse
des idéologies après la chute du
Décrypter le brouillage
des pistes
par les candidats
à l’aide de la théorie
des jeux.
mur de Berlin produit là son effet.
Dans ces conditions, laplate-forme
politique est lerésultat d’unraisonnementstratégique. Letesttient en
ce que la définition du programme
de l’un dépend de l’annonce faite
par l’autre. Exemple : Ségolène
Royalsemet àagiter les drapeauxà
la suite de l’annonce par Nicolas
Sarkozy d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale.
Deuxième condition, la France
électorale ne peut plus se lire selon
la ligne de fracture de la redistribution en faveur des plus démunis.
D’autres clivages sont apparus,
commeceluidel’ouverturedupays
à la mondialisation ; on peut ainsi
être redistributeur et national
(Chevènement), redistributeur et
mondialisé (Strauss-Kahn),
conservateur et national (Séguin)
ou conservateur et mondialisé
(Madelin).
Dans ce contexte, chaque parti
recherche la plate-forme politique
qui, compte tenu de la plate-forme
de l’autre, lui permet de gagner la
majorité des suffrages. Existe-t-il
un programmeproposéparchaque
partiquiapparaissecommelameilleure réponse possible au programme proposé par l’autre ? La
réponse de la théorie des jeux est
non (pas d’équilibre de Nash en
stratégies pures) ! En revanche, si
les partis s’autorisent à introduire
chez l’électeur l’idée qu’ils vont
tirer au sort la politique choisie au
lendemain de l’élection, la réponse
estpositive.Ilexisteun programme
tiré au sort qui apparaît bien
comme la meilleure réponse au
programme tiré au sort proposé
par l’autre ; ce programme est
exactement le même pour les deux
partis et il n’y en a qu’un seul (un
unique équilibre de Nash enstratégies mixtes) !
La ressemblance apparaît troublante entre la prédiction de la
théoriedesjeuxetlapartitionjouée
en ce moment où les deux favoris
de l’élection présidentielle ne cessent de se copier. Trois conséquences en découlent. D’abord,
des individus médiatiques ou des
associations ayant perçu le côté
anguille des candidats testent leur
capacité à s’engager à travers des
séances designatures.Il est piquant
de constater que les seuls engagements que les candidats acceptent
de signer sont ceux qu’ils n’ont pas
écrits. Et ils signent tous comme un
seul homme ou une seule femme,
pour se neutraliser ! Il s’ensuit que
le sujet est aussitôt évacué de la
campagne comme on peut le vérifier pour l’environnement.
Ensuite, vu le caractère à la fois
ambigu et ressemblant des annonces, l’importance de l’image et
de la personnalité dans cette campagne. Ségolène Royal martèle
que son identité, c’est son genre.
Bayrou pose avec un tracteur et
non un cheval de course. Et Sarkozy, dont l’image personnelle fait
peur, claironne : « J’ai changé. »
Enfin, une telle confusion ne
peut qu’engendrer la perplexité de
l’électorat, traduite par une incertitude record dans les intentions de
vote à quelques jours du premier
tour. Le résultat ne peut être que
très serré. Il va se jouer sur un coup
de dés, avec le risque qu’une partie
des électeurs écœurés par ce barnum ne se réfugie au dernier momentau premiertour chezceuxqui
ont des convictions fermes et établiesquantauxsolutionsàapporter
àla fracturenationale ou sociale, et
au second tour dans l’abstention.
ALAIN TRANNOY
est économiste, directeur d’études
à l’Ecole des hautes études
en sciences sociales (EHESS).
LE POINT DE VUE DE NATHALIE BRION ET JEAN BROUSSE
Au secours, l’opinion existe !
L
’opinion publique, obscur objet de désir, fantasme du
contrôle absolu décrit par JeanJacques Rousseau en 1762 et qui se
manifeste bruyamment en 1789.
Réalité nourricière des phénomènes sociaux, elle se dérobe à
l’analyse dès qu’elle prétend à la
précision scientifique. On croit la
circonvenir en l’approchant de manière quantitative dans un monde
dechiffresrois,où laconsommation
apaisel’âmeetlesmassmediaorientent l’électeur.
L’opinion publique, après avoir
fait la fortune des sondeurs et des
communicants, la gloire des politiques, se rebelle. Elle échappe aux
analystes, aux leaders d’opinion qui
voudraient l’influencer, aux politiques qui voudraient l’incarner.
Mais, technologies et Internet aidant, elle se manifeste, structure et
influe sur la décision politique et les
comportements des sociétés. En
France, contre les vœux des
« maîtres à penser », elle installe
Jean-Marie Le Pen au second tour
de la présidentielle de 2002 et vote
« non » au référendum européen.
Alors, quid de 2007 ? Angoisse
descandidatsquinelacomprennent
plus. Que nous réserve un électorat
en crise et inabordable ? La révolution ? Un président extrémiste?
Une intendante ou un gestionnaire ? Doc Gynéco ? Rien ? Pour
dialoguer avec l’opinion, encore
faudrait-il la connaître. Or l’électorat a changé et les techniques d’observation n’ont pas évolué.
La nomenclature des catégories
socioprofessionnelles, àlabasedela
composition des échantillons repré-
sentatifs, a été conçue en 1954 et
réévaluée en 1982. 860 professions
et catégories sociales établies par
l’Insee sont regroupées, selon 7 critères, en 8 groupes. Or ces professions et catégories socioprofessionnelles (PCS, qui ont succédé aux
CSP) ne tiennent compte ni des
nouvelles formes de l’emploi
(CDD, temps partiel, CNE) ni dela
précarité. Elles ne retiennent, malgré la féminisation des activités, que
l’homme comme travailleur réfé-
L’électorat a changé
et les techniques
d’observation
n’ont pas évolué.
rent. Elles ne permettent aucune
comparaison internationale.
Les différences dans une même
PCS peuvent être plus fortes
qu’entre deux PCS distinctes. Les
niveaux de diplôme, la disparité des
activités professionnelles, la réalité
des conditionsdetravailetdes organisations créent des différences qui
contribuent à l’apparition de comportements décalés par rapport au
groupe répertorié. Ainsi le monde
ouvrier compte-t-il un nombre
croissant de jeunes diplômés qui ne
consomment ni ne votent comme
leurs aînés.
Il faut enfin ajouter les inexactitudes statistiques : perte de
564.000 personnes entre solde naturel et solde migratoire avec la nouvelle méthode de recensement de
l’Insee en 2004, polémique suscitée
autour des chiffres du chômage, où
LE PACK
l’Insee avait demandé un report de
leur publication pour cause de difficultés rencontrées par les enquêteurs lors de la collecte des informations (baisse des taux de réponse,
impossibilité de joindre les personnes)…
A une approche quantitative approximativedel’opinionquienrend
les analyses discutables vient s’adjoindre une défiance sans cesse plus
profonde des Français envers les
institutions. Les sondés « jouent »
avec le déclaratif. Ils répondent
moins volontiers, quand ils ne livrent pas volontairement l’inverse
de leur opinion. Arguer d’un vote
masquéet complexépour expliquer
l’écart entreurnes et sondeurs, pour
Jean-MarieLePen parexemple,est
trop simpliste pour être convaincant. Lassés de se plier à un jeu
« démocratique » auquel ils ne gagnentjamais,lesFrançaisneveulent
plus répondre aux questions qu’on
leur pose. Les catégories les plus
aisées et les membres de familles à
double revenu sont absents de leur
domicile, les plus défavorisés craignent d’être contrôlés, certains luttent contre un envahissement de
l’intimité et filtrent sondeurs, démarcheursetautrestélémarketeurs.
Enfin, et c’est le plus fondamental, les individus ne se déterminent
plus en fonction de leur âge, de leur
revenu ou de leur profession, mais
en fonction de ce qui fait leur système de valeurs : leur culture, leur
religion, la musique qu’ils écoutent,
les films qu’ils voient. Un patron au
niveau devieélevé,écolo,circule en
vélo. Une institutrice économise
pour un sac à main de marque. Ces
systèmes de valeurs se construisent
sur l’idéologie, la culture et la religion. L’image et les imaginaires y
occupent une place centrale. Leurs
véhicules sont mondiaux.
LadémographeMichèleTribalat
réclame la possibilité de mesurer la
diversité ethno-raciale du territoire
français, non pour stigmatiser certaines populations mais pour extraire du système de valeurs des
éléments objectifs d’interprétation.
Le CRAN (Conseil représentatif
des associations noires) s’en est
chargé dernièrement, malgré des
bases méthodologiques contestables, avec un message politique
clair : 1.800.000 Français originaires
d’Afrique subsaharienne vont aller
voter. Peut-on garantir qu’ils voterontcommelescasesdanslesquelles
les enferment les approches quantitatives ? Ils sont en tout cas
conscients de leur poids dans l’électorat et ont l’intention de le faire
savoir. Car c’est là enfin l’une des
dernières particularités de cette
élection.L’opinionaprisconscience
d’elle-même, de son poids et n’a
nulle intention de ne pas se faire
entendre. C’est ce qui explique l’attention que lui prête chacun des
candidats. Mais faute de se doter
d’outils decompréhensionet d’analyse adaptés au monde actuel, ils
cherchentàlamanipuler,surfentsur
la contingence, sans réponse ni vision, et offrent aux Français un
troisième passage à l’acte plus fort
encore qu’en 2002 ou 2005.
NATHALIE BRION
et JEAN BROUSSE
sont coprésidents
de Tendances Institut.
+
infos, chiffres clés, analyses,
dossiers, palmarès, agenda
...
- 15
Des « hedge funds »
plus transparents !
LA CHRONIQUE DE
KENNETH ROGOFF
L
avolatilitérécentedumarché
des capitaux devrait faire
taire ceux qui disent que les dirigeants allemands se comportent à
l’image d’un boxeur KO en réclamant plus de transparence de la
part des « hedge funds » (fonds
alternatifs, ou spéculatifs). Leurs
homologues américains et britanniques déclarent que les protestations allemandes sont une aberration, car ces fonds − de même que
d’autres entités financières modernes commelessociétésdecapital-investissement −jouentunrôle
novateur dans l’économie mondialisée d’aujourd’hui.Et que sans
eux, la croissance mondiale serait
plus lente et plus volatile.
Cedébat est aussimarquéparle
souci de l’intérêt national. New
York et Londres étant les centres
de gravité de la finance mondiale,
d’énormes profits sont en jeu pour
les Etats-Unis et la GrandeBretagne. On peut donc comprendre qu’ils minimisent la probabilité de voir les risques encourus par le système financier
international répartis plus équitablement que les bénéfices qu’il
procure. Ceux engrangés par les
grandes firmes financières ont de
quoifaire tourner la tête. En 2006,
Goldman Sachs a versé plus de
16 milliards de dollars de rémunération àses25.000salariéset distribué 9 milliards à ses actionnaires
− un total supérieur au PIB de la
plupart des pays africains.
Les profits spectaculaires de la
finance ont un impact macroéconomique considérable. Le déficit
commercialdesEtats-Uniss’élève
à 800 milliards de dollars (hors
secteur nouvelles technologies),
mais le retour sur investissement
des Américains à l’étranger étant
supérieur à celui des firmes étrangèresauxEtats-Unis,ladetteaméricaine se creuse à un rythme modéré.
Même les économistes comme
moi qui pensent que l’innovation
financière est précieuse doivent
admettrequeleboom des« hedge
funds »ressembledeplusenplusà
labulleInternet.Uncertain Eddie
de Los Angeles m’a envoyé un
courrier électronique me deman-
dantderejoindreleconseilconsultatif de son nouveau « hedge
fund ».Normalement,j’envoieàla
corbeille les messages de ce genre.
Ma curiosité a cependant été piquéeparl’absenced’unenoteindiquantlastratégiedelafirme.Jel’ai
demandée. Eddie m’a envoyé la
noteavecunmot :« Noussommes
heureux qu’un homme de votre
importancesoitintéressé.Aucasoù
l’undevoscollèguesoudevosamis
est également susceptible d’être intéressé, pourriez-vous lui faire
suivre ce message ? » Avec la très
grande liquidité actuelle des marchés, il est probable qu’Eddy a pu
réunir une somme importante. Il
n’est pas étonnantqu’un millier de
« hedge funds » sur les 9.000 existant dans le monde ont fait faillite
l’an dernier.
La question est de savoir si ce
comportement présente un risque
systémique. Si un grand nombre
de sociétés pariant collectivement
dans le même sens perdent, une
succession de faillites pourrait affecter le système bancaire qui a
prêté l’argent leur permettant de
réaliser d’énormes bénéfices. Actuellement, la faiblesse la plus évidente est ce que l’on appelle du
« carry trade » sur le yen : l’emprunt de centaines de milliards de
dollarsàdestauxd’intérêtminime
au Japon par les « hedge funds »
pour les réinvestir dans des pays à
taux élevés. Si le yen remonte
brusquement, certains « hedge
funds » verront fondre leurs capitaux.
A l’extérieur des Etats-Unis et
de la Grande-Bretagne, des pressions s’exercent pour réclamer
une réglementation plus stricte
des « hedge funds ». Les Allemands veulent les obliger à diffuser une information plus complète. Les fonds combattent ce
type de proposition en disant que
s’ils doivent révéler leur stratégie
d’investissement, ils ne serontplus
incitésàinnover.Cettepositionest
défendue dans un rapport récent
du gouvernement américain qui a
été réalisé conjointement par plusieurs organismes officiels sous la
direction du secrétaire au Trésor,
HankPaulson,unancien deGoldman Sachs. Selon ce document, la
meilleure protection du système
réside dans le bon sens et les
vérifications voulues par toute
personnedésireused’investirdans
un fond spéculatif. Pourtant, il est
difficile de concevoir qu’un peu
plus de transparence puisse faire
du mal. Les Allemands qui président le G8 cette année ne doivent
paslâcherlemorceau.Aucunpays
ne veut se mettre à la merci des
émules d’Eddie.
KENNETH ROGOFF
est professeur à l’université
de Harvard et ancien économiste
en chef du FMI.
Cet article est publié en collaboration avec Project Syndicate.
LE LIVRE DU JOUR
A chacun ses objets cultes
Le thème. La vue de certains objets éveille
immédiatement des souvenirs : un flacon de
Chanel No 5, un jean Levi’s, une montre
Swatch ou une DS. D’autres comme la chaise
en plastique d’un seul tenant de Verner
Panton ou la lampe Tizio de Richard Sapper
racontent une histoire forte de design. Un
livre rassemble cinquante de ces icônes du
XXe siècle. Par nature, le choix est subjectif. Le
siècle dernier ayant vu se construire la société
de consommation, il y avait pléthore de candidats. Le parcours n’en
permet pas moins de mettre enfin un nom sur certains produits dont on
connaît la forme mais dont on ignore le patronyme.
Les auteurs. Tous les deux journalistes, Christine Sievers et Nicolaus
Schröder sont allemands. Ce qui vaut, malgré le souci d’universalité des
références, de voir apparaître le magazine germanique pour jeunes
« Twen », plutôt inconnu de ce côté du Rhin. Ou de cataloguer parmi les
graphismes cultes le logo d’AEG. En contrepartie, ce prisme donne un
éclairage sur les petites madeleines de nos voisins allemands.
L’objet. Imaginé par trois architectes italiens, le siège Sacco évoque bien
son époque. Né en 1968, ce sac rempli de billes de polystyrène s’affranchit
des codes traditionnels de la chaise pour s’asseoir au ras du sol, voire
s’étendre.
CL. B.
« Objets. Les objets cultes du XXe siècle », de Christine Sievers et
Nicolaus Schröder, Editions de La Martinière, 288 pages, 22 euros.

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