Gratuité et prix : remise en cause des pratiques et des modèles

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Gratuité et prix : remise en cause des pratiques et des modèles
APPEL À CONTRIBUTION
Revue Française de Gestion
Gratuité et prix : remise en cause
des pratiques et des modèles
Rédacteurs invités
Patricia Coutelle-Brillet, Université François Rabelais / IAE de Tours
Marine Le Gall-Ely, Université de Bretagne Sud
Caroline Urbain, Université de Nantes/IEMN
Date limite de soumission : 9 juillet 2012
« Une fois la valeur d’échange neutralisée dans un processus de don, de gratuité, de prodigalité, de
dépense, la valeur d’usage elle-même devient insaisissable ». Cette réflexion de Baudrillard (1972) met
bien en lumière les questions autour du prix et de la gratuité ainsi que les concepts sous-jacents à leur
compréhension.
Longtemps apanage des services publics (l’éducation, les transports, la santé, la culture avec les
bibliothèques, les radios, les télévisions, la fête de la musique, etc.), la gratuité investit aujourd’hui
massivement les espaces privés et marchands. Internet décuple son potentiel et explicite les questions
qu’elle induit. Le téléchargement de fichiers et la téléphonie gratuite se développent. En 2001 est créée
Wikipédia, première encyclopédie gratuite en ligne alors que les journaux et archives scientifiques en
ligne se multiplient (par exemple les revues PLoS ou les archives HAL). La question du piratage et des
droits d’auteur devient alors cruciale et les dispositifs pour y répondre sont en pleine construction et
débats (lois « HADOPI »). Si le Web est un terrain particulièrement propice à la gratuité, y compris pour
son propre fonctionnement (par exemple, le développement de l’open source), il n’en a pas l’exclusivité,
comme en témoigne Le développement de la presse gratuite (Métro, 20 Minutes et autres VillePlus).
Le terme « gratuit » peut signifier tour à tour sans valeur d’échange (sans prix), sans valeur d’usage (sans
utilité), sans rationalité (une affirmation sans preuve), généreux, gracieux (un cadeau) et enfin, pour celui
qui donne, libre, sans obligation et sans exigence de retour, sens le plus contesté, notamment par
différents courants de recherche sur le don1.
Cette polysémie (Godbout et Caillé, 1992) conduit à caractériser, au moins, trois types de gratuité2 :
- la gratuité comme production d’une sphère non-marchande dans l’économie, soutenue par des
financements publics : c’est le modèle de service public (école, bibliothèques, hôpital, musées et
monuments – Le Gall-Ely et al., 2008…) ;
1 Sagot-Duvauroux (1995) remarque que « le donateur adresse son don de façon souveraine et crée
éventuellement une dette, une dépendance, une réciprocité de celui qui reçoit. La gratuité est une mise à
disposition anonyme ou quelconque. » Un acte gratuit aurait un caractère désintéressé, sans fondement,
tandis que le don engendrerait une relation fondée sur la dépendance de celui qui reçoit (Godbout et
Caillé, 1992 ; Mauss, 1923-1924).
2 Voir les articles de la Revue Vacarme, hiver 2010, n°50, – Défendre la gratuité. « Ce n’est pas que la
gratuité ne vaut rien, c’est que toutes les gratuités ne se valent pas ».
- la gratuité comme refus des individus de se soumettre aux lois du marché : piraterie, perruque dans
les ateliers, auto-réductions dans les supermarchés, mais aussi travail coopératif, développement de
logiciels libres ;
- la gratuité, enfin, comme technique de vente : produits gratuits appelant des versions payantes,
lecture gratuite sur fond de clignotement publicitaires, business models (presse, radios, moteurs de
recherche) construits sur une offre gratuite financée par la publicité ou les produits dérivés.
Ces types de gratuité obéissent à différentes logiques. La multiplication des domaines et des formes de
gratuité, dont certains sont investis depuis longtemps (offres promotionnelles de gratuité telles que
produit gratuit, produit « en plus », offre d’essai…) en rend plus difficile leur repérage et leur
compréhension. En effet, de nouveaux modes de tarification apparaissent, prenant la forme, par exemple,
d’un mixage gratuit/payant (complémentarité de gamme avec offres de base et premium), de contribution
volontaire (Pay What You Want, illustré lors du lancement de l’album de Radiohead en 2007) ou
d’enchères (Name Your Own Price). Cette coexistence de modalités d’échange perturbe les frontières
entre gratuité, don, contribution volontaire et prix. La diffusion de la gratuité dans des sphères
marchandes, l’introduction de logique de prix dans des sphères non marchandes, l’évolution des rapports
de force entre les acteurs remettent en cause les repères, les processus de décision, les comportements des
individus ainsi que les modèles d’affaires et les modèles économiques de certaines filières.
Ce constat renvoie à la question du prix qui, en science de gestion, peut se regarder selon deux points de
vue ; celui de l’acheteur qui considère le prix dans son processus de décision d’achat ; celui de
l’entreprise ou de l’organisation qui intègre le prix comme un générateur de ressources.
Du point de vue de l’acheteur, les mécanismes de perception des prix se fondent sur des jugements
comparatifs vis-à-vis des offres proposées du type « ce produit est trop cher ou bon marché par rapport
à… ». Les acheteurs disposent ainsi d’un prix de référence (prix d’un produit alternatif, prix barré dans le
cadre d’une promotion, seuil de prix, mémorisée par le consommateur, forgée à partir de l’expérience
passée ou d’un objectif fixé par rapport à des contraintes budgétaires), élément de comparaison qui sert de
référence pour évaluer le prix d’une offre (Hamelin, 2000 ; Zollinger, 2004). De façon générale, au-delà
du niveau de prix de vente proposé, c’est l’écart entre le prix de vente et le prix de référence qui influence
la décision. Ce cadre théorique général explique deux importants phénomènes actuels : l’élargissement de
l’éventail de comparaison et la vigilance et la défiance à l’égard des prix. Des augmentations brutales de
prix mêlées à un développement généralisé des offres à bas prix (y compris dans les échanges business to
business) ont conduit les acheteurs à accroître leur vigilance mais ont aussi brouillé leurs repères et
développe une défiance à l’égard des offres. Dans une consommation finale notamment, sous la
contrainte de sauvegarde du pouvoir d’achat, les consommateurs élargissent leur éventail de comparaison
au sein d’une gamme de prix et entre les marques. Cette réaction influence la perception des prix d’une
gamme ainsi que l’estimation de la moyenne de prix mais aussi le choix des marques. Le juste prix, parmi
les prix de référence, revêt une importance particulière dans la perception des offres proposées dans un
contexte de pouvoir d’achat dégradé et de défiance vis-à-vis des prix, 0et aussi d’accès à l’information
(avec les comparateurs de prix, par exemple). Les consommateurs défiants à l’égard des prix pratiqués
ont donc tendance à développer des stratégies réactives de résistance aux politiques de prix considérées
comme injustes (Robert-Demontrond, 2008). Ces réactions sont plurielles et apporte un regard nouveau
sur la segmentation des comportements : désaffection pour les marques, attrait pour les formules hard
discount, recours aux déstockeurs, recherche du gratuit ou des bonnes affaires, émergence d’une
consommation engagée orientant le consommateur vers des circuits d’approvisionnements alternatifs tels
que les groupements d’achats solidaires, recours à systèmes d’échanges locaux ou au « freeganisme ». De
plus, la compréhension du comportement de l’acheteur vis-à-vis des prix demande d’adopter une
conception élargie du prix, en intégrant ses composantes monétaires et non monétaires.
Du point de vue des entreprises et des organisations, les problématiques du prix et de la gratuité
interviennent à plusieurs niveaux. Bien entendu, les politiques de prix, qui peuvent s’appuyer sur des
configurations nouvelles, voient leur rôle renforcé dans la construction du positionnement de l’offre. Audelà, les nouveaux dispositifs sont à intégrer dans la construction d’une tarification qui concrétise le
modèle d’affaires. Enfin, la proposition de gratuité ou de low-cost fait évoluer la relation entre client et
fournisseur par un processus de co-construction de services : le client devient acteur de l’offre. Dans les
économies du numérique, la gratuité génère des flux croissants qui procèdent de la construction de valeur
pour l’entreprise. Ces nouvelles approches du prix invitent donc entreprises et organisations à repenser en
profondeur leurs modèles (Dang Nguyen et Pénard, 2004).
Par conséquent, même si la gratuité n’est pas chose nouvelle, ces interrogations devront être nourries par
des réflexions et des regards nouveaux. En effet, l’intérêt que portent les gestionnaires – praticiens ou
chercheurs – à ces phénomènes relève de préoccupations sporadiques et fragmentaires, en général
instrumentales, alors qu’il ne convient ni d’ignorer, ni de craindre les enseignements qu’un regard attentif
aux réactions des consommateurs et des entreprises permettrait de porter sur les conséquences de ces
nouveaux modes de rémunération, ou rétribution, des échanges.
Ces réflexions pourront porter sur les axes suivants, dont la liste n’est qu’indicative :
Quel traitement des prix par les consommateurs : évolution de la relation à l’argent, différences
culturelles et générationnelles dans la relation à la valeur, au prix et à la gratuité, perception des prix,
recherche de bonnes affaires, expertise sur les prix, vigilance et défiance à l’égard des prix, formation du
concept de juste prix ;
Pour quoi payer : consentement à payer pour des attributs altruistes (produit responsable, achat
solidaire…), coûts écologiques jusqu’à présent « gratuits » et demain payants ?...;
Pourquoi payer et faire payer (ou non) : gratuité et lien social, contribution volontaire et acte gratuit,
téléchargement illégal...
Que payer : seuils et marges de prix, Name Your Own Price, Pay What You Want…Quelle stratégie de
prix : modes de tarification, promotions fondées sur le prix ou la gratuité (et problème juridiques
associés), commerce équitable, prix dans les circuits directs, nouveaux modes de tarification des services
publics et culturels (ticket modérateur…), target costing ;
Quand faire payer : enjeux de la tarification dans les services ;
Quels modèles d’affaires : hybridation des ressources…
Cette liste non exhaustive peut être enrichie par des contributions traitant de la thématique au sein
d’autres disciplines.
Les articles doivent être envoyés avant le 9 juillet 2012 aux adresses suivantes :
[email protected], [email protected] et caroline.urbain@univnantes. fr en
mentionnant le titre du dossier « RFG – gratuité et prix ».
Les articles doivent respecter les consignes de la revue disponibles sur le serveur
:http://rfg.revuesonline.com/appel.jsp. Ils ne devront pas excéder 25 pages (bibliographie comprise) et
peuvent être soumis au format.doc ou .pdf.
Ils feront l’objet d’une évaluation en « double aveugle ».
Références
Baudrillard J. (1972), Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard.
Dang Nguyen G. et Pénard T. (2004), La gratuité à la croisée de nouveaux modèles d’affaires sur
Internet, Réseaux, 124, 2, 81-109.
Godbout J.T. et Caillé A. (1992), L’esprit du don, Paris, La découverte.
Hamelin J. (2000), Le prix de référence : un concept polymorphe, Recherche et Applications Marketing,
15, 3, 75-88.
Le Gall-Ely M., Urbain C., Bourgeon D., Gombault A., Petr C. (2008), La gratuité : un prix !, Revue
Française de Gestion, 34, n°186, 35-51.
Mauss M. (1923-1924), Essai sur le don. Formes et raison de l’échange dans les sociétés archaïques,
Paris, Presses Universitaires de France.
Robert-Demontrond P. (2008) ; Mesurer le juste prix des produits issus d’une filière «commerce équitable
local » : principes, enjeux et limites épistémologiques d’une approche, Management et avenir, 6, 20, 216239.
Sagot-Duvauroux J.L. (1995), Pour la gratuité, Paris, Desclés De Brouwer.
Zollinger M. (2004), Le jugement comparatif de prix par le consommateur, Recherche et Applications
Marketing, 19, 2, 73-97.