LA CULTURE EN QUESTION

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LA CULTURE EN QUESTION
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LA CULTURE EN QUESTION
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L’universalité à l’épreuve de la diversité des cultures :
1/ La nature humaine est-elle autre chose qu’une invention culturelle ?
« L’homme reçoit du milieu, d’abord, la définition du bon et du mauvais, du
confortable et de l’inconfortable. Ainsi le Chinois va-t-il vers les oeufs pourris et
l’Océanien vers le poisson décomposé. Ainsi, pour dormir, le Pygmée recherche-til la meurtrissante fourche de bois et le Japonais place-t-il sous sa tête le dur billot.
L’homme tient aussi, de son environnement culturel, une manière de voir et de
penser le monde. Au Japon, où il est poli de juger les hommes plus vieux qu’ils ne
paraissent, même en situation de test et de bonne foi, les sujets continuent de
commettre des erreurs par excès. On a montré que la perception des couleurs, celle
des mouvements, celle des sons - les Balinais se montrent très sensibles aux quarts
de ton par exemple - se trouve orientée et structurée selon des modes d’existence.
On peut en dire autant de la mémoire - toujours thématique - et de l’ensemble des
fonctions cognitives. L’homme emprunte enfin à l’entourage des attitudes
affectives typiques. Chez les Maoris, où l’on pleure à volonté, les larmes ne
coulent qu’au retour du voyageur, jamais à son départ. Chez les Eskimos, qui
pratiquent l’hospitalité conjugale, la jalousie s’évanouit, comme à Samoa ; en
revanche, le meurtre d’un ennemi personnel y est considéré normal, alors que la
guerre, - combat de tous contre tous, et surtout contre des inconnus - paraît le
comble de l’absurde ; la mort ne semble pas cruelle, les vieillards l’acceptent
comme un bienfait et l’on s’en réjouit pour eux. Dans les îles d’Alor le mensonge
ludique est tenu pour naturel : les fausses promesses à l’égard des enfants sont le
divertissement courant des adultes. Un même esprit de taquinerie se rencontre dans
l’île de Normanby où la mère, par jeu, retire le sein à l’enfant qui tète. La pitié pour
les vieillards vaire selon les lieux et les conditions économico-sociales : certains
Indiens, en Californie, les étouffaient, d’autres les abandonnaient sur les routes.
Aux îles Fidji, les indigènes les enterraient vivants. Le respect des parents n’est pas
moins soumis aux fluctuations géographiques. Le père garde le droit de vie et de
mort en certains lieux du Togo, du Cameroun, du Dahomey ou chez les Négritos
des Philippines. En revanche, l’autorité paternelle était nulle ou quasi nulle dans le
Kamtchatka précommuniste ou chez les aborigènes du Brésil. Les enfants
Tarahumara frappent et injurient facilement leurs ascendants. Chez les Eskimos encore eux - le mariage se fait par achat. Chez les Urabima d’Australie un homme
peut avoir des épouses secondaires qui sont les principales d’autres hommes. A
Ceylan règne la polyandrie fraternelle : le frère aîné se marie et les cadets
entretiennent des rapports avec la femme. (...)
A ceux qui pourraient croire que ces choix historiques nous replacent face à la race
comme principe explicatif, c’est-à-dire face à une hérédité biologique particulière,
toute l’anthropologie répond par la voix de Ruth Benedict qu’il ne saurait être
question d’y songer. D’abord les civilisations sont mortelles, tels peuples
resplendissent provisoirement dans une gloire précaire et retournent à l’ombre
initiale : ainsi en fut-il de cultures africaines fastueuses, celle de l’Egypte antique,
celle de l’Ethiopie au début de l’ère chrétienne ou du Bénin au Xvème siècle.
Ensuite, comme dans le cas des jumeaux élevés séparément, les sciences de
l’homme disposent d’une possibilité d’ « expérience cruciale » par l’examen des
populations émigrées ou déplacées. Soit les Zuni et les Kwakiutl, Indiens, de même
race : groupés dans des « réserves » distinctes, ils se sont orientés vers des modes
de comportements parfaitement opposés. La société Zuni est calme, paisible,
sereine, possède des protocoles religieux complexes ayant une valeur en euxmêmes, cultive la courtoisie, l’affabilité, la modestie. La société Kwakiutl est
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agitée, tourmentée, compétitive, méprise le formalisme rituel au profit d’un culte
extatique, entretient l’agressivité, la rudesse, l’arrogance. Chez les Zuni on ne
connaît pas le suicide, chez les Kwakiutl il est fréquent.(...) La race, commune aux
deux peuples, a donc permis les contraires, c’est-à-dire qu’elle ne joue qu’un rôle
négligeable dans les conduites, si tant est qu’elle en joue un. On sait qu’il n’y a de
vérité scientifique qu’au-delà du négligeable. Si l’on ne peut nier de front
l’influence de l’hérédité raciale c’est de la même manière qu’on ne peut contester a
priori l’influence des signes du zodiaque sur la destinée ou de la position de
Saturne sur la température d’ébullition de l’eau. On a dépensé des trésors
d’imagination pour persuader, jadis, de l’action du donné biologique dans les faits
ethniques. Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ? Absolument rien. A l’inverse, on
avait affirmé l’existence d’une « nature » unissant, en dépit des différences, tous les
hommes de la terre. Que reste-t-il, là encore, de cette autre hasardeuse notion ?
Peut-être pas grand-chose. »
LUCIEN MALSON, Les enfants sauvages.
2/ Les rôles masculin et féminin sont-ils des rôles naturels ou
bien sont-ils façonnés par les règles culturelles ?
« Il nous est maintenant permis d’affirmer que les traits de caractère que nous
qualifions de masculins ou de féminins sont pour un grand nombre d’entre eux,
sinon en totalité, déterminés par le sexe d’une façon aussi superficielle que le sont
les vêtements, les manières, ou la coiffure qu’une époque assigne à l’un ou l’autre
sexe. Quand nous opposons le comportement typique de l’homme ou de la femme
arapesh à celui non moins typique de l’homme ou de la femme mundugumor, l’un
et l’autre apparaissent, de toute évidence, être le résultat d’un conditionnement
social. Comment expliquer autrement que les enfants arapesh deviennent presque
uniformément des adultes paisibles, passifs et confiants, alors que les jeunes
Mundugumor, d’une façon tout aussi caractéristique, se transforment en être
violents, agressifs et inquiets ? Seule la société, pesant de tout son poids sur
l’enfant, peut être l’artisan de tels contrastes. Il ne saurait y avoir d’autre
explication – que l’on invoque la race, l’alimentation ou la sélection naturelle.
Nous sommes obligés de conclure que la nature humaine est éminemment
malléable, obéit fidèlement aux impulsions que lui communique le corps social. Si
deux individus, appartenant chacun à une civilisation différente, ne sont pas
semblables (et le raisonnement s’applique aussi aux membres d’une même société)
c’est, avant tout qu’ils ont été conditionnés de façon différente, particulièrement au
cours de leurs premières années : or, c’est la société qui décide de la nature de ce
conditionnement. La formation de la personnalité de chaque sexe n’échappe pas à
cette règle : elle est le fait d’une société qui veille à ce que chaque génération,
masculine ou féminine, se plie au type qu’elle a imposé. »
MARGARET MEAD, Mœurs et sexualité en Océanie.
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La culture est l’expression d’un imaginaire collectif par lequel chaque société
soumet la moindre expérience à un système de valeurs.
« Chaque société définit et élabore une image du monde naturel, de l’univers où elle vit, en
essayant chaque fois d’en faire un ensemble signifiant, dans lequel doivent trouver leur
place certainement les objets et êtres naturels qui importent à la vie de la collectivité, mais
aussi cette collectivité elle-même, et finalement un certain « ordre du monde ». Cette
image, cette vision plus ou moins structurée de l’ensemble de l’expérience humaine
disponible, utilise chaque fois les nervures rationnelle du donné, mais les dispose selon et
les subordonne à des significations qui comme telles ne relèvent pas du rationnel (ni, du
reste, de l’irrationnel positif), mais de l’imaginaire. Cela est évident aussi bien pour les
croyances des sociétés archaïques que pour les conceptions religieuses des sociétés
historiques ; et même le « rationalisme » extrême des sociétés modernes n’échappe pas
totalement à cette perspective (…)
L’image de soi que se donne la société comporte comme moment essentiel le choix des
objets, actes, etc., où s’incarne ce qui pour elle a sens et valeur. La société se définit
comme ce dont l’existence (l’existence « valorisée », l’existence « digne d’être vécue »)
peut être mise en question par l’absence ou la pénurie de telles choses et, corrélativement,
comme activité qui vise à faire exister ces choses en quantité suffisante et selon les
modalités adéquates (choses qui peuvent être, dans certains cas, parfaitement
immatérielles, par exemple « la sainteté »). (…)
Il est clair ainsi qu’aucune interprétation « rationaliste » ne peut suffire à rendre compte de
cette élaboration culturelle. On ne connaît pas de société où l’alimentation, l’habillement,
l’habitat obéissent à des considérations purement « utilitaires », ou « rationnelles ». On ne
connaît pas de culture où il n’y ait pas d’aliments « inférieurs », et nous serions étonnés s’il
en avait jamais existé une (…)
Comment se fait cette élaboration ? C’est là un problème immense, et toute réponse
« simple » qui ignorerait l’interaction complexe d’une foule de facteurs (les disponibilités
naturelles, les possibilités techniques, l’état « historique », les jeux du symbolisme, etc.)
serait désespérément naïve. Mais il est facile de voir que ce qui constitue le besoin humain
(comme distinct du besoin animal) c’est l’investissement de l’objet avec une valeur qui
dépasse, par exemple, la simple inscription dans l’opposition « instinctuelle » nutritif-non
nutritif (qui « vaut » aussi pour l’animal) et qui établit à l’intérieur du nutritif la distinction
entre le mangeable et le non-mangeable, qui crée l’aliment au sens culturel et ordonne les
aliments dans une hiérarchie, les classe en « meilleurs » et « moins bons » (au sens de la
valeur culturelle, et non pas des goûts subjectifs) (…) Ce n’est ni la disponibilité, ni la rareté
des escargots et des grenouilles qui font que, pour des cultures parentes, contemporaines
et proches, ils sont ici, plat de fin gourmet, là, vomitif d’efficacité certaine. On n’a qu’à faire
le catalogue de tout ce que les hommes peuvent manger et ont effectivement mangé (en
se portant très bien) à travers les différentes époques et sociétés, pour s’apercevoir que ce
qui est mangeable pour l’homme dépasse de loin ce qui a été, pour chaque culture, aliment
et que ce ne sont pas simplement les disponibilités naturelles et les possibilités techniques
qui ont déterminé ce choix. Cela se voit encore plus clairement lorsqu’on examine les
besoins autres que l’alimentation. Ce choix est porté par un système de significations
imaginaires qui valorisent ou dévalorisent, structurent et hiérarchisent un ensemble croisé
d’objets et de manques correspondants, et sur lequel peut se lire, moins difficilement que
sur tout autre, cette chose aussi incertaine qu’incontestable qu’est l’orientation d’une
société. »
CORNELIUS CASTORIADIS, L’institution imaginaire de la société (Chapitre III)
L’homme : une interaction du naturel et du culturel ?
« Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou
d’embrasser dans l’amour que d’appeler table une table. Les sentiments et les
conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la
paternité, paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité des institutions. Il
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est impossible de superposer chez l’homme une première couche de
comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel
fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire,
en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à
l’être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité
de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte
d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir
l’homme. Déjà la simple présence d’un être vivant transforme le monde physique,
fait apparaître ici des « nourritures », ailleurs une « cachette », donne aux
« stimuli » un sens qu’ils n’avaient pas. A plus forte raison la présence de l’homme
dans le monde animal. »
MERLEAU PONTY, La phénoménologie de la perception.
LA REGLE, MARQUE DE CULTURE
1/ L’humanité n’est pas un fait spontané mais le produit d’une discipline.
« La discipline transforme l’animalité en humanité. Par son instinct un animal est déjà
tout ce qu’il peut être, une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais
l’homme doit user de sa propre raison. Il n’a point d’instinct et doit fixer lui-même le plan
de sa conduite. Or, puisqu’il n’est pas immédiatement capable de le faire, mais au
contraire vient au monde pour ainsi dire à l’état brut, il faut que d’autres le fassent pour
lui (…)
La discipline empêche que l’homme soit détourné de sa destination, celle de l’humanité,
par ses penchants animaux. Elle doit par exemple lui imposer des bornes, de telle sorte
qu’il ne se précipite pas dans les dangers sauvagement et sans réflexion. La discipline
est ainsi simplement négative ; c’est l’acte par lequel on dépouille un homme de son
animalité ; en revanche l’instruction est la partie positive de l’éducation.
L’état sauvage est l’indépendance envers les lois. La discipline soumet l’homme aux lois
de l’humanité et commence à lui faire sentir la contrainte des lois. Mais cela doit avoir
lieu de bonne heure. C’est ainsi par exemple que l’on envoie tout d’abord les enfants à
l’école non dans l’intention qu’ils y apprennent quelque chose, mais afin qu’ils
s’habituent à demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur
ordonne, en sorte que par la suite ils puissent ne pas mettre réellement et sur le champ
leurs idées à exécution »
KANT, Traité de pédagogie (1803)
2/ La culture consiste dans la transmission des règles du groupe à
l’individu.
« Cette absence de règles semble apporter le plus sûr qui permette de distinguer
un processus naturel d’un processus culturel. Rien de plus suggestif, à cet égard,
que l’opposition entre l’attitude de l’enfant, même très jeune, pour qui tous les
problèmes sont réglés par de nettes distinctions, plus nettes et plus impératives,
parfois, que chez l’adulte, et les relations entre les membres d’un groupe simien,
toutes entières abandonnées au hasard et à la rencontre, où le comportement d’un
sujet n’apprend rien sur celui de son congénère, où la conduite du même individu
aujourd’hui ne garantit en rien sa conduite du lendemain. C’est, en effet, qu’il y a
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un cercle vicieux à chercher dans l’origine de règles institutionnelles qui
supposent – bien plus, qui sont déjà – la culture, et dont l’instauration au sein d’un
groupe peut difficilement se concevoir sans l’intervention du langage. La
constance et la régularité existent, à vrai dire, aussi bien dans la nature que dans la
culture. Mais au sein de la première, elles apparaissent précisément dans le
domaine où, dans la seconde, elles se manifestent le plus faiblement, et
inversement. Dans un cas, c’est le domaine de l’hérédité biologique, dans l’autre
celui de la tradition externe. On ne saurait demander à une illusoire continuité
entre les deux ordres de rendre compte des points par lesquels ils s’opposent. »
LEVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté.
LA RECONTRE DES AUTRES CULTURES
1/ Estimer que les autres cultures sont primitives, sauvages et
barbares, c’est là la forme première et la plus primitive de toutes les
cultures. Rien n’est donc plus primitif et sauvage que de juger les
autres cultures primitives et barbares.
« L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements
psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous
sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et
simplement les formes culturelles, morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont
les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de
sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc.,
autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en
présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi
l’antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis grécoromaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le
terme de sauvage dans le même sens. Or, derrière ces épithètes se dissimule un même
jugement – il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion
et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage
humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animal
par opposition à la culture humaine (…)
Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux
qu’on choisit de de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la
plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes (…)
L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du
village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent ellesmêmes d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois –dirons-nous avec plus de
discrétion ? – les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les
autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature
humaine, mais qu’ils sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de
« singes de terre », ou d’ « œufs de pou ». On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce
dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se
réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la
réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique,
pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si
les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des
blancs prisonniers, afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était
ou non sujet à la putréfaction (…)
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En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou
« barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes
typiques ; Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ».
CLAUDE LEVI-STRAUSS, Race et histoire (1952)
Pourquoi connaître les autres cultures ? Pour pouvoir transformer la
nôtre.
« Les autres sociétés ne sont pas meilleures que la nôtre ; même si nous sommes
enclins à le croire, nous n’avons à notre disposition aucune méthode pour le prouver. A
les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non
point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c’est la seule dont
nous devions nous affranchir : nous le sommes par état des autres. Nous nous mettons
ainsi en mesure d’aborder la deuxième étape qui consiste, sans rien retenir d’aucune
société, à les utiliser toutes pour dégager ces principes de la vie sociale qu’il nous sera
possible d’appliquer à la réforme de nos propres mœurs, et non de celles des sociétés
étrangères : en raison d’un privilège inverse du précédent, c’est la société seule à
laquelle nous appartenons que nous sommes en position de transformer sans risquer de
la détruire ; car ces changements viennent aussi d’elle, que nous y introduisons ».
CLAUDE LEVI-STRAUSS, Tristes Tropiques (1955)