shimmies - RevEl@Nice - Université Nice Sophia Antipolis

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shimmies - RevEl@Nice - Université Nice Sophia Antipolis
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Pour citer cet article :
",
Elisa Lhortolat,
" L’American Tribal Style (ATS) : le contre-pied à l’image fantasmée de la danseuse orientale de 1970 à aujourd’hui
Loxias-Colloques, , ,
mis en ligne le 29 mai 2016.
URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=877
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L’American tribal style (ATS) : le contre-pied à
l’image fantasmée de la danseuse orientale de
1970 à aujourd’hui
Elisa Lhortolat
Elisa Lhortolat appartient au laboratoire CTEL et à
l’équipe pédagogique de la licence « danse », actuellement
en doctorat, sous la direction de Marina Nordera et la codirection de Federica Fratagnoli à l’université Nice
Sophia Antipolis.
Encore peu représentée aujourd’hui dans le champ des
« danses du monde », l’American Tribal, née au États-Unis
dans les années 1970, s’appuie pourtant sur une discipline
bien plus visible : la danse orientale. Néanmoins au-delà
d’une hybridation
des pratiques,
on assiste
à un
positionnement fort, tant organisationnel, esthétique que
discursif, contre l’image fantasmée de la danseuse
orientale héritée des stéréotypes coloniaux.
American Tribal, danse orientale, stéréotypes, fantasmes
de l’Orientale, contre-culture, genre
anthropologie de la
histoire de la danse
danse,
étude
du
mouvement
dansé,
Période contemporaine
États-Unis, France
Dans les années soixante-dix, à San Francisco, dans le contexte de la contreculture américaine, une nouvelle discipline voit le jour à l’initiative d’une
professeure de danse orientale, Jamila Salimpour : l’American Tribal. Né d’un
bouillonnement d’idées et de questionnements sur l’image de la danseuse orientale
dans la société contemporaine, l’American Tribal va peu à peu évoluer et être
façonné par des actrices emblématiques. La plus marquante d’entre elles restera
Carolena Nericcio, créatrice de ce qu’on appelle « l’American Tribal Style » (ATS)
et directrice artistique de la compagnie « FatChance Bellydance ».
Pensée au départ comme la recréation d’une forme « authentique » de la danse
orientale dite « classique », loin des modifications apportées notamment par la
colonisation occidentale en Égypte1, l’American Tribal, dont la base technique
provient essentiellement de la danse orientale, rompt pourtant avec celle-ci. En effet,
la représentation de la danseuse, l’esthétique et les techniques de corps en sont très
éloignées.
Nous analyserons comment les danseuses d’American Tribal au cours de leur
histoire, et actuellement, entendent se démarquer des clichés sur la danseuse
orientale : quels sont leurs discours ? Leurs actions ? Qu’est-ce que cela implique
dans le milieu de la danse orientale aujourd’hui ?
1
L’Égypte est le pays qui a popularisé la danse orientale dite « classique », que j’appellerai danse
orientale « sharki » dans la suite de cet article.
La construction de l’American Tribal Style (19631987) : une « artification » de la danseuse orientale
« sharki »
La construction de l’American Tribal est un processus continu de cause à effet,
avant tout marqué par la démarche de deux professeurs qui amènent à une
progressive reconstruction de la danse orientale, et liée à une volonté de
revalorisation de l’image de la danseuse, souffrant de clichés colonialistes. En effet,
cette volonté d’artification2 de la danse orientale « classique » doit faire écho avec la
permanence de préjugés sur elle et les danseuses.
Danse orientale et construction d’une image de la féminité
orientale : l’influence de stéréotypes colonialistes
Pour comprendre la démarche des premières théoriciennes de l’American Tribal,
il est primordial de comprendre la construction de la danse orientale classique
appelée « sharki ».
Il faut d’abord rappeler que l’origine exacte de la danse orientale « sharki » reste
une énigme aujourd’hui même si de nombreuses théories liées à la féminité, à la
fertilité, sont avancées. Les sources historiques disponibles sur son histoire
commencent à partir de la colonisation occidentale (française et anglaise) en Égypte
(XVIIIe -XXe siècle), pays qui a popularisé la danse orientale « sharki », forme qui
est enseignée aujourd’hui encore dans les cours de danse orientale. On assiste à cette
période à une co-construction Orient/Occident du « sharki » puisqu’il naît de
l’influence des chorégraphes et danseurs occidentaux qui vont à la fois former les
danseuses, leur apporter différents savoirs théoriques et une terminologie du ballet
occidental (port de bras, port de tête, arabesque, solo notamment) mais vont aussi
modifier l’espace scénique, le costume3, afin de convenir au public occidental. C’est
cette formalisation influencée par l’Occident, puis diffusée ensuite dans le monde
par le cinéma égyptien, qui est appelée aujourd’hui « danse orientale classique » ou
« sharki ».
Il faut rappeler aussi qu’aujourd’hui encore, l’image de la danseuse orientale
« sharki » souffre de préjugés et stéréotypes et ce dans le monde entier. Ceux-ci sont
nourris par de nombreux fantasmes hérités de l’époque coloniale et du courant
orientaliste. Largement repris aujourd’hui dans la culture populaire notamment au
cinéma, le stéréotype contemporain de la danseuse au ventre dénudé et au costume à
paillettes provient pourtant d’une construction historique. En Europe, le personnage
de la « Fatma » va s’imposer comme l’effigie de la danseuse du ventre, notamment
lors des expositions universelles entre le XIXe et le XXe siècle. Les regards se
2
Cette notion est développée par Roberta Shapiro et Nathalie Heinich dans leur ouvrage :
Nathalie Heinich, Roberta Shapiro et François Brunet (dir.), De l’artification : Enquêtes sur le
passage à l’art, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2012, coll. « Cas de
Figure » 20. L’artification décrit des démarches et des pratiques qui entendent élever une pratique au
rang d’art, en changeant sa définition et son statut afin de lui donner une légitimité.
3
Le costume deux pièces (soutien-gorge et jupe) que les danseuses portent encore actuellement
est créé à cette époque sur le modèle des costumes des danseuses des cabarets parisiens.
concentrent sur le torse et le ventre nu des danseuses à une époque où les corsets, les
gaines, les longues jupes limitent les mouvements du corps des femmes.
Dans la section égyptienne [de l’exposition parisienne de 1889], avait
été reconstituée une Rue du Caire où des figurants vendaient des produits
locaux […]. À l’extrémité de la rue, se trouvait le Café égyptien. À la
fois animation et temps de repos dans le parcours du visiteur, il proposait
des spectacles de danse sur une estrade recouverte d’un tapis épais, où se
tenaient des musiciens coiffés d’un turban. Plusieurs interprètes s’y
succèdent, et notamment deux danseurs « soudanais », un « derviche
tourneur », mais ce sont surtout les apparitions féminines qui marquèrent
les spectateurs […]. La Rue du Caire révéla la « danse du ventre » […].
Celle-ci suscita un tel engouement qu’elle devint l’attraction
incontournable jusqu’en 19374.
La seule dénomination occidentale de « danse du ventre » uniformise et
conditionne la perception des spectateurs qui « n’attendirent plus des danses
d’Orient que des déhanchements et des tremblements abdominaux5. »
La littérature de l’époque et les artistes reprennent également cette image et la
diffusent, notamment le courant orientaliste. De nombreux textes littéraires ou
œuvres picturales rendent compte d’un attrait pour l’exotique et produisent des
fantasmes sur les femmes orientales. La figure du harem dans la littérature ou la
peinture mais aussi des personnages comme de Kutchuk Hanem peuvent être des
exemples pertinents. La femme orientale est alors, dans l’imaginaire occidental,
l’objet d’une plénitude amoureuse et sexuelle, fascinante et inaccessible, qui suscite
l’attraction et la répulsion à la fois.
On doit souligner aussi le rapport entre la danseuse et la prostitution. Djamila
Henni-Chebra6 rappelle d’ailleurs le lien dans l’histoire de la danse orientale avec ce
milieu, lui causant souvent de graves préjudices. « Danse de la guêpe » et « danse de
l’abeille », très recherchées par les Occidentaux, s’apparentent d’avantage à un striptease et diffusent une image sexuelle vulgaire de la danse orientale « sharki ».
Nous pourrions penser que ces représentations ont évolué depuis la période
coloniale. Pourtant, la même image stéréotypée de la danseuse orientale va circuler
dans tout l’Occident dès lors, notamment aux États-Unis par le biais du cinéma.
Conscientes que la danse qu’elles pratiquent et enseignent dans les années 19601970 à San Francisco souffre de ces nombreux préjugés et n’est souvent présentée
quand dans le cadre d’animation dans des restaurants à thème, deux professeures,
Jamila Salimpour et Masha Archer, vont vouloir mener un projet pour donner à la
danseuse « sharki » son statut d’artiste et revaloriser son image.
Les premières théoriciennes de l’American Tribal : Jamila
Salimpour et Masha Archer
Dans les années 1960-1970, les États-Unis connaissent un contexte d’ébullition
culturelle appelé par les historiens « contre-culture américaine ». De nombreux
4
Anne Decoret-Ahiha, Les Danses exotiques en France (1880-1940), Pantin, Centre National de
la Danse, 2004, p. 26-27.
5
Anne Decoret-Ahiha, Les Danses exotiques en France (1880-1940), Pantin, Centre National de
la Danse, 2004, p. 28.
6
Christian Poché et Djamila Henni-Chebra, Les Danses dans le monde arabe ou l’héritage des
almées, Paris, L’Harmattan, 1996.
événements culturels sont ainsi organisés notamment des festivals. En 1963, Jamila
Salimpour, professeure de danse orientale « sharki », décide de présenter sa
compagnie au festival « Renaissance Pleasure Faire » à San Francisco, ayant pour
thème le Moyen-âge et son imaginaire 7. Toutefois, la performance de sa compagnie
est passée à côté du thème, selon l’organisatrice Carol Le Fleur. Elle demande alors
à la chorégraphe de travailler sur les origines de la danse orientale, ses racines
tziganes, l’influence des styles folkloriques : qu’aurait-elle été avant l’influence
occidentale ? Les sources premières de Jamila Salimpour sont des reportages du
« National Geographic » sur les tribus, des peintures de Gérôme, des films
d’Hollywood qui évoquent le Moyen-Orient, et des photographies trouvées dans des
livres sur la cuisine marocaine. Sa démarche est donc tournée vers une recherche des
origines de la danse orientale, un état qui serait « originel » et « authentique », loin
des transformations occidentales que nous avons développées ci-avant8. Lors d’une
interview accordée au magazine « Habibi », Jamila revient sur les débuts de la
compagnie et raconte comment elle a dû réinventer sa pratique, notamment
scénique9. Plusieurs performeurs participent alors aux représentations, originaires de
tous les États-Unis voire même d’Europe. Le dépliant de présentation expliquait
d’ailleurs que les danseurs venaient de différentes « tribus » : cette expression aurait
été, selon Jamila Salimpour, à l’origine de ce qu’on appellera le « tribal style ». Avec
la volonté d’apporter un regard nouveau au public, le spectacle qu’elle propose va
peu à peu s’étoffer et proposer une grande variété de danses qui représente pour elle
l’expression des origines primitives de la danse. Elle ajoute enfin différents autres
styles de danse à ses prestations, qui ne font pas partie de la danse « sharki » mais
qui restent des danses considérées comme exotiques, notamment du katak.
Dans la lignée de ces propositions chorégraphiques, une de ses élèves, Masha
Archer, influencée par ces nouvelles façons de concevoir la danse orientale, décide
de ne jamais chorégraphier ses solos mais d’improviser. En outre, elle avoue être
dérangée par la connotation sexuelle que peut avoir le « sharki ». Son but personnel
est alors de l’éloigner des boîtes de nuit et des restaurants où on la cantonne à
l’époque, la danseuse étant souvent considérée comme une animatrice de soirée
plutôt que comme une artiste. Elle veut ainsi démontrer qu’on l’on peut créer de
vraies prestations artistiques de cette danse qui n’est pas simplement composée de
mouvements réalisés avec la poitrine ou les fesses. On peut lire ici de la part de
Masha Archer, une volonté d’« artification » de la danse orientale ; elle entend
élever une pratique au rang d’art, en changeant sa définition et son statut afin de lui
donner une légitimité.
Mais le véritable tournant dans la théorisation de la danse American Tribal est
venu d’une élève de Masha Archer, Carolena Nericcio, qui crée en 1987 le style
7
Ce type de reconstruction historique peut s’apparenter aux fêtes médiévales organisées de nos
jours.
8
Ces sources paraissent bien sûr scientifiquement contestables. Pourtant la question d’une
recréation non-conforme n’est pas celle que l’on doit poser ici car, en réalité, en considérant d’autres
influences que celle du ballet occidental sur la danse orientale, sa volonté première, et celle que nous
devons prendre en compte, reste celle de recréer une nouvelle façon de danser la « danse orientale »,
« lavée » de toutes influences occidentales.
9
« From Many Tribes | The Best of Habibi », cons. mai 2015, http://thebestofhabibi.com/vol-17no-3-spring-1999/from-many-tribes/.
American Tribal Style (dit ATS) et la première compagnie de danse dite « tribale » :
les FatChance Bellydance (FCBD). Appelée aujourd’hui par les pratiquantes du
Tribal « mother of Tribal10 », Carolena Nericcio va amener les premiers
balbutiements du style vers une théorisation et une reconnaissance mondiale. Son
œuvre paraît centrale aujourd’hui tant elle a marqué des générations de danseuses.
Définissant un nouveau langage dansé et de nouvelles dynamiques, elle introduit une
fracture, voulant à son tour défendre sa propre idée de la « danse orientale », bien
loin de la forme « classique » connue.
Carolena Nericcio et « FatChance Bellydance » : la
formalisation de l’American Tribal Style
Carolena Nericcio apprend la danse orientale auprès de Masha Archer en 1974,
qui l’amène à l’improvisation de groupe dans le cadre des cours. Quand Carolena
commence à enseigner à son tour, elle conserve ce processus mais elle développe
aussi un système de signes envoyés aux autres danseurs et qui permettrait de rendre
l’ensemble plus homogène tout en conservant une certaine spontanéité.
En 1987, Carolena Nericcio crée « FatChance Bellydance », sa première
compagnie, ainsi que son format, l’« American Tribal Style » (ATS), inspiré de ses
premiers processus créatifs. Le format ATS est une danse de semi-improvisation
dont la composition dépend d’une succession de séquences de mouvements que
chaque membre doit apprendre et connaître. Ces séquences forment un véritable
vocabulaire dans lequel les danseuses piochent pour créer une chorégraphie de
manière aléatoire. Le groupe de danse11 est dirigé par ce que l’on appelle un
« leader », poste qui varie tout au long de la prestation. Chaque séquence de pas est
amorcée par une clef visuelle (une torsion du buste, un geste du bras ou même une
inclinaison de tête) lancée par le leader. Les autres danseurs reconnaissent cette clef
et enclenchent alors la séquence chorégraphique.
Carolena définit sa compagnie comme une équipe de femmes, aucun danseur n’y
participant. Cette idée du groupe, qu’elle appelle également « tribu » est primordiale
pour elle.
La démarche de Carolena Nericcio poursuit aussi la démarche de Jamila
Salimpour et de Masha Archer. D’une part, elle poursuit la recherche d’une
authenticité12. Elle va mêler trois vocabulaires dansés différents : la danse orientale
classique bien sûr, mais aussi la danse indienne et le flamenco. D’autre part, elle
entend aussi démanteler des fantasmes qui peuvent animer le public masculin à la
vue d’une danseuse orientale. La compagnie « FatChance Bellydance » est d’ailleurs
un pied de nez au voyeur masculin habitué au spectacle « sharki » et elle découle
d’ailleurs d’un jeu de mot trouvé par son ami Jim Murdoch, inspiré des questions
récurrentes que chaque danseuse orientale a au moins entendues une fois dans sa
carrière : « Fat chance he will get a private show ! Fat chance he’ll get a date with
one of the dancers13 ».
10
Littéralement « la mère du tribal ».
L’ATS peut être dansé à partir de deux personnes. Le solo n’existe pas.
12
Néanmoins gardons à l’esprit que le point de vue de cette recréation est avant tout occidental et
ethnocentré : le passé reste fantasmé et idyllique.
11
Il est intéressant de noter que c’est réellement avec Carolena Nericcio que le
processus de différenciation vis à vis de la danse orientale aboutit. Elle introduit une
fracture via divers éléments : le costume, l’esthétique et les techniques de corps.
FatChance Bellydance et American Tribal style :
redéfinir la danse orientale
Comme nous l’avons mentionné précédemment, le costume, les techniques de
corps, les musiques qui définissent la danse orientale « sharki » sont héritées d’une
co-construction Orient/occident. Nous avons aussi expliqué comment l’American
Tribal se positionne contre cette forme dite « classique » de danse orientale.
Néanmoins, pour un public néophyte, il est souvent très difficile de comprendre
réellement la différence entre les deux pratiques puisqu’elles proviennent sans
conteste de la même base technique.
J’ai mené entre décembre 2012 et avril 2014 une enquête de terrain auprès des
pratiquants des deux disciplines afin d’interroger le rapport qu’elles entretenaient
avec les pratiquantes de leur propre discipline et de la discipline « adverse ».
Souvent, la volonté de se démarquer de l’autre est forte. Grâce à des entretiens mais
aussi à une observation sur le terrain dans le cadre de cours ou de festivals de danse,
j’ai pu identifier plusieurs éléments qui servent à marquer la différence. Nous
essaierons donc d’illustrer en quoi et comment l’American Tribal redéfinit une
nouvelle façon de pratiquer et concevoir la danse orientale.
Costumes et esthétique en ATS : marquer la différence
Revenons avant tout sur l’esthétique de la danse orientale « sharki ». Le costume,
créé sur l’influence des chorégraphes occidents, est composé d’un ensemble deux
pièces (soutien-gorge et jupe), perlé et pailleté, conçu pour briller sous les
projecteurs. Les cheveux, symbole de la féminité, sont longs et lâchés. La danseuse
s’en sert d’ailleurs dans ses chorégraphies, utilisant sa chevelure dans les
mouvements comme n’importe quelle autre partie de son corps à part entière.
L’ensemble souligne le corps de la danseuse, dévoile son ventre.
Esthétiquement, la danse ATS casse cette image. Si on s’intéresse plus en détail à
quelques éléments du costume, on découvre qu’ils proviennent de zones
géographiques et d’influences diverses. Les jupes très longues se retrouvent dans le
nord de l’Inde et de l’Asie Centrale. On en trouve dans les danses Kathak par
exemple. Les miroirs sur les vestes proviennent d’Afghanistan et d’Asie Centrale.
L’inspiration provient de photographies sur l’Afrique du Nord, l’Asie centrale et
l’Inde. Tout doit être fait avec des matières naturelles comme du coton ou du lin,
appuyant la démarche de recherche des origines. Des maquillages reprennent les
tatouages des peuples Nord-Africains avec le dessin sur le visage de motifs berbères
ou kabyles.
Si on cherche une quelconque filiation entre l’esthétique en danse orientale et en
American Tribal, on constate davantage de différences que de points communs. Si le
ventre reste découvert, à la différence des costumes deux pièces de danse orientale,
13
Il y a peu de chance pour qu’il ait une démonstration privée ! Il y a peu de chance pour qu’il ait
un rendez-vous avec l’une des danseuses !
la poitrine est couverte, le soutien-gorge n’étant ici qu’un accessoire de plus servant
à habiller la tenue, comme les bijoux ou les divers autres accessoires. Les danseuses
superposent aussi les jupes et les ceintures, créant du volume mais, paradoxalement
gommant les formes des hanches. Les cheveux sont aussi attachés voire couverts,
certaines danseuses arborant parfois un turban en guise de coiffe. Il n’y a aucun
strass, aucune paillette. Les bijoux sont mats.
Esthétiquement nous sommes donc face à deux univers différents, voire deux
conceptions de la féminité. Néanmoins, L’American Tribal, même s’il mêle le
vocabulaire du flamenco et de la danse indienne, reste quand même techniquement
basé sur la danse orientale « sharki ». Quelles différences techniques note-t-on
alors ?
Analyse du mouvement : le cas des vibrations (shimmies)
Une autre point important de la différenciation provient paradoxalement de la
nature même de cette danse : le mouvement, pourtant issu de la danse orientale. En
effet, l’analyse du mouvement de l’American Tribal Style est intéressante car elle
permet de saisir le positionnement des créatrices de l’American tribal du point de
vue du corps dansé. Sans entrer dans une analyse précise qui nécessiterait un
développement seul et à part entière, nous pouvons d’abord remarquer différents
éléments intéressants et qui semblent rompre avec l’utilisation du corps dans la
danse orientale, dont elle naît pourtant.
Qu’elles soient passées par la danse orientale « sharki » ou non, les pratiquantes
d’American Tribal que j’ai pu interroger ou rencontrer, estiment que c’est une danse
qui permet un travail musculaire approfondi et une qualité de mouvements
différente. Le travail de base est le même que dans la danse orientale mais il est,
pour elles, effectué différemment. Ces considérations m’ont amenée alors à analyser
différents mouvements présents dans les deux pratiques afin de vérifier si cette
différence notifiée par les danseuses est réelle ou fantasmée.
Plusieurs exemples nous permettraient de comprendre la différence entre danse
orientale et American Tribal du point de vue du mouvement, notamment dans
l’utilisation des différentes parties du corps symboles de la féminité (hanche,
poitrine) et de la maternité (ventre). Si visuellement, pour quelqu’un qui ne maîtrise
pas ces styles, ils semblent identiques dans les deux disciplines, la danse orientale
les met en avant, quand l’American Tribal les gomme. De fait, nous avons décidé
pour cette présentation de nous concentrer sur un type de mouvement précis et
caractéristique de ces danses : celui des vibrations appelées aussi « shimmies » ou
« tremblements ». Les deux danses les utilisent mais leur exécution reste encore une
fois globalement différente14.
En danse orientale, il existe différentes formes de vibrations. Certaines
s’effectuent grâce à un jeu de genoux alternant flexion et extension de façon très
rapide, le reste du corps étant totalement détendu, notamment les fessiers. D’autres
s’effectuent grâce à une oscillation du bassin de bas en haut. Ces différentes formes
14
Corpus : à partir de deux exemples vidéo disponibles en ligne : « The art of drum solo with
Sonia and Issam Houssan » (disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=8b1JGGBq4a8 ) et
« FCBD shimmy drill with Marsha » (disponible sur https://www.youtube.com/watch?
v=WXGYWJsMUPo ).
permettent de varier les intensités. Certaines sont statiques. D’autres servent à se
déplacer. Les vibrations sont typiques de la danse orientale « sharki ». Bien les
exécuter avec à la fois de la force dans le bassin et de la douceur dans le reste du
corps, particulièrement le visage et les bras, force le respect des spécialistes du
milieu de la danse orientale. À ces exercices peuvent s’ajouter des ondulations grâce
à un savant jeu de superposition de mouvements et d’isolations des parties du corps.
En American Tribal Style, il n’existe qu’une seule forme de vibrations :
l’oscillation du bassin de bas en haut. Cette forme sert uniquement à se déplacer. Il
n’existe pas de tremblements statiques comme en danse orientale. Les bras sont
fixés par le format de manière stricte. Si en danse orientale, les tremblements sont le
clou du spectacle, ici ils restent très discrets et accompagnent d’autres mouvements.
Le costume freine aussi considérablement le mouvement : le volume des jupes
d’ATS gomme les formes. Les muscles du bassin sont bien plus mobilisés
notamment les obliques qui se contractent et se relâchent successivement et par
alternance, à la différence de la danse orientale qui utilise essentiellement les genoux
pour effectuer ce mouvement et où le tremblement n’est qu’une conséquence de ce
jeu de jambe alternant flexion et extension.
Pour comprendre cette différence technique il est utile d’illustrer que ce
mouvement caractéristique de la danse orientale n’en est pas moins très stéréotypé.
Voici pour exemple l’extrait d’un article de presse cité par Anne Decoret-Ahiha dans
son ouvrage :
Tout à coup les sagats résonnent, un frisson parcourt le ventre de la
danseuse… Peu à peu ce frisson se précise : c’est un lent et rythmique
mouvement qui fait refluer la rondeur qu’enserrent les hanches, vers la
ceinture. Mais ce frémissement monte, arrive jusqu’aux seins, qui sans
que bougent les bras ni les épaules, se soulèvent, surgissent, puis
s’abaissent, sont secoués comme par un spasme intérieur. Plus haut
encore, le frisson s’est propagé : les yeux maintenant fixes, la face
étrangement calme des sphinx de pierre, c’est la tête qui bouge par
saccades de gauche à droite, sans s’incliner […]. Puis tout le torse
ondule, tourne de plus en plus vite et, dans une finale érection de tout son
être, la danseuses s’épuise et s’arrête […]15.
On se rend compte par cette description de l’époque, que le public sexualise ce
mouvement ; nous pourrions y lire la description d’un orgasme. Ce stéréotype
conditionne par la suite cette danse et les spectateurs n’attendent plus que « la danse
des frissons ». Cette violence du mouvement donne une certaine animalité à la
danseuse et suggère à la fois l’érotisme et la sexualité.
La volonté pour l’ATS de gommer dans les chorégraphies les longs moments de
tremblements des danseuses fait alors sens.
Il y a quelques éléments qui doivent être laissés en dehors d’une
performance de « danse orientale tribal fusion » car je pense qu’elles sont
contraires à l’essence de l’American Tribal Style. Bien sûr ce n’est
qu’une
opinion
personnelle.
Ce
sont :
–
Les
expressions
du
visage
de
type
« cabaret »
–
Lever
ses
cheveux
avec
les
mains
– Des mouvements suggestifs comme de larges cercles de hanche à la
Dina [danseuse égyptienne très célèbre, si ce n’est la plus célèbre]
15
Rodolphe Darzens, « La danse du ventre », La Revue illustrée, 1er août 1889, in : Anne
Decoret-Ahiha, Les Danses exotiques en France (1880-1940), Pantin, Centre National de la Danse,
2004, p. 26.
– Les vibrations du buste très sauvages. Les danseurs d’ATS les utilisent
mais plus subtilement, plus « tranquillement »16.
Définir ici des comportements et des pratiques corporelles qui ne sont pas propres
à l’American Tribal Style demande en réalité de prendre de la distance avec ces
attitudes qui sont en fait venues de la danse orientale. Ici encore, l’adoption d’une
corporéité et la façon d’utiliser et d’exécuter certains mouvements matérialisent la
différence et la prise de distance.
Mais au delà de la simple différenciation entre deux danses et des danseuses, ne
peut-on pas voir des questions plus larges sur la façon de concevoir la féminité dans
ces deux danses ?
Des questionnements sur le genre au cœur du débat ?
Dans les entretiens que j’ai pu mener au cours de mon enquête, deux archétypes
caractérisant la danseuse rivale ont émergé dans les discours : la « Barbie orientale »
et la « guerrière tribale ». Les mots ne sont pas choisis au hasard.
Les danseuses tribales contestent encore aujourd’hui la connotation sexuelle que
peut avoir la danse orientale. Même si les termes employés sont plus ou moins durs,
beaucoup estiment qu’elle est l’emblème d’une féminité caricaturale singularisée par
les costumes à paillettes, la nudité et surtout les mimiques utilisées sur scène. La
danseuse dite « de restaurant17 » revient souvent dans le discours et est présentée
comme le summum de la vulgarité, cette pratique semblant intolérable car elle
reviendrait à « consommer » de la danse entre le plat et le dessert.
Il faut apprendre aux gens qu’il n’y a pas que la danseuse de
restaurant. Je pense que le meilleur moyen de se rendre compte, c’est de
poser la question au grand public. La majorité du temps, quand tu dis que
tu fais de la danse orientale, les hommes ont les yeux qui brillent : « Ah
oui ? tu vas venir me faire une petite danse ». Il faut expliquer. Mais en
même temps qu’est-ce qu’on peut attendre d’autre du public masculin
quand on rentre en costume deux pièces avec la poitrine qui déborde, des
attitudes suggestives, des mouvements qui peuvent être mal interprétés.
Il faut faire attention à l’image que l’on renvoie18.
On comprend bien alors que selon les danseuses tribales, ce type de pratique
mène à la dévalorisation de l’image de la danseuse et donc par extension de la
femme. En parallèle, les danseuses tribales revendiquent aussi également leur image
de femme forte et indépendante, illustrée par l’archétype de la « guerrière tribale ».
À la différence de la danseuse orientale, elles estiment n’avoir pas besoin de se
dénuder ni d’être dans le « paraître » pour exister sur scène. Face à ces éléments du
discours, on prend conscience que les pratiquantes définissent chacune deux visions
de la danseuse avec des caractéristiques et des pratiques propres à chacune.
Il est à noter que le sentiment d’exclusion est partagé par les danseuses orientales
qui, elles, par d’autres revendications et arguments, pointent du doigt une forme de
danse qui tend à s’éloigner de son modèle de départ. Elles revendiquent également à
16
Asharah, « The Trouble with Tribal (Fusion) », Tribal Bellydance [en ligne], mis en ligne en
2008, cons. 8 nov. 2014, http://www.tribalbellydance.org/articles/tribalfusion.html.
17
La danse orientale a, au cours de l’histoire, été présentée sur plusieurs types de scènes : les
cabarets, les rues, les mariages, la scène de théâtre et donc les restaurants. Bien souvent, les
restaurants orientaux demandent à une danseuse d’animer le repas pour divertir les clients.
18
Extrait de l’entretien avec C. V., professeur de danse orientale fusion et d’American tribal Style,
février 2013.
leur tour le droit d’exprimer une féminité que la société freinerait, aimant jouer de
leur sensualité et des attributs de la féminité. On se rend compte très vite alors que
c’est le serpent qui se mord la queue puisque que ce que les unes reprochent aux
autres, accusant de porter préjudice à la condition féminine, ces dernières le
revendiquent au contraire comme un argument de leur libération. Les pratiquantes
de danse orientale et de danse American Tribal semblent développer ici la théorie
d’une identité féminine fabriquée et structurée par la danse.
Dans son ouvrage L’art chorégraphique occidental, une fabrique du féminin :
essai d’anthropologie esthétique, Virginie Valentin explique comment le féminin est
généré et se transmet à travers le langage dansé, gravé dans le corps. La danse est
« un univers de socialisation féminine19 » et qui semble mettre en avant une féminité
différente selon les styles20. De même, le corps étant le support du mouvement
dansé, la fabrique d’une féminité par la danse n’est pas à exclure, notamment dans
ces deux danses où les pratiquants sont essentiellement des femmes21.
Hélène Marquié22 quant à elle, affirme que l’association danse/femmes et
danse/féminité dépend d’une construction culturelle. Celle-ci entraîne des préjugés
tenaces qui ont pourtant été très peu questionnés par la recherche en danse mais
aussi par la recherche sur le féminisme.
Conclusion
Influencé par une histoire et un contexte historico-social particuliers, l’American
Tribal se définit avant tout comme le contre-pied à l’image fantasmée de la danseuse
orientale. La différenciation passe par des processus clairement identifiés et
identifiables reproduits encore aujourd’hui par les pratiquantes : l’esthétique, le
mouvement et la mise en scène de soi. Au-delà de la simple différenciation, il
semblerait que nous sommes face à deux incarnations de la féminité, tout en
contraste, qu’il est intéressant de comprendre et d’analyser.
Les réflexions que j’ai pu amener ici constituent un point de départ pour une
recherche plus complète sur les représentations de genre dans ces danses à travers le
mouvement23.
19
Virginie Valentin, L’Art chorégraphique occidental, une fabrique du féminin : essai
d’anthropologie esthétique, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 244.
20
Il s’agit avant tout de définir ces termes : la « féminité » et le « féminin ». La féminité est « un
ensemble de caractéristiques, conscientes ou inconscientes, qui spécifient la femme ». La féminité est
donc avant tout rapprochée du sexe biologique féminin. Jacqueline Godfrind fait une distinction
intéressante entre la féminité et le féminin (Jacqueline Godfrind, Comment la féminité vient aux
femmes, Paris, Presses universitaires de France, 2001, coll. « Épîtres », p. 18-22). Le féminin serait
quelque chose d’« originel qui évoque l’ineffable, l’insondable, l’impensable. Il désignerait une
catégorie de l’humain dépassant le cadre de la sexualité féminine et de la féminité et non spécifique
aux femmes ». Cette notion n’est donc pas exclusive à un sexe.
21
D’après l’ouvrage dirigé par Christophe Apprill, Aurélien Djakouane et Maud Nicolas-Daniel,
L’enseignement des danses du monde et des danses traditionnelles, Paris, L’Harmattan, 2013, 2%
d’hommes enseignent actuellement la danse orientale en France.
22
Hélène Marquié, « Sources et fondements d’une essentialisation féminine de la danse »,
Résonances n° 12, Penser l’origine n° 2 (2011), p. 65-83.
23
Je dois donc indiquer que si, ici, j’ai essentiellement parlé de femmes (car ce sont des pratiques
en grande majorité féminines), quelques hommes les pratiquent : comment alors définir l’« homme »
dans un univers essentiellement féminin ?
APPRILL Christophe, DJAKOUANE Aurélien et NICOLAS-DANIEL Maud
(dir.), L’Enseignement des danses du monde et des danses traditionnelles, Paris,
L’Harmattan, 2013
DECORET-AHIHA Anne, Les Danses exotiques en France (1880-1940), Pantin,
Centre National de la Danse, 2004
DECORET-AHIHA Anne, « L’exotique, l’ethnique et l’authentique : regards et
discours sur les danses d’ailleurs », Civilisations, vol. LIII, n° 1-2, 2006, p. 148-166
GODFRIND Jacqueline, Comment la féminité vient aux femmes, Paris, Presses
universitaires de France, coll. « Épîtres », 2001
HEINICH Nathalie, SHAPIRO Roberta (dir.), De l’artification. Enquêtes sur le
passage à l’art, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », 2012
HENNI-CHEBRA Djamila, POCHÉ Christian (dir.), Les Danses dans le monde
arabe ou l’héritage des almées, Paris, L’Harmattan, 1996
MARQUIÉ Hélène, « Le genre, un outil épistémologique pour l’historiographie
de la danse, Paris » in : Roxane MARTIN, Marina NORDERA (dir.), Les Arts de la
scène à l’épreuve de l’histoire. Les objets et les méthodes de l’historiographie des
spectacles produits sur la scène française (1635-1906), Honoré Champion, 2011,
pp. 211-222
MARQUIÉ Hélène, « Sources et fondements d’une essentialisation féminine de
la danse », Résonances n 12, Penser l’origine n° 2, 2011, p. 65-83
SAID Edward W., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [Orientalism,
1978], trad. Catherine Malamoud, Paris, Le Seuil, 1980 (rééd. 2003)
VALENTIN Virginie, L’Art chorégraphique occidental, une fabrique du
féminin : essai d’anthropologie esthétique, Paris, L’Harmattan, 2013

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