Mon Vieux - lAraFaim

Transcription

Mon Vieux - lAraFaim
Mon Vieux
Version : interprétation 1974 de Daniel Guichard (en conclusion, une allusion à la version des
Prêtres pourra intervenir, en particulier sur le rôle des silences dans la mélodie).
[Concernant la vie de Daniel Guichard, l'article sur Wikipédia donne quelques pistes. Pour
les origines du texte, cet article est limpide. Michelle Senlis est évoquée sur Wikipédia. Jean Ferrat,
compositeur, est évoqué ici : « Au début des années 1960, il compose, sur des paroles de Michelle
Senlis pour Jacques Boyer et Jean-Louis Stain, une chanson qui, réécrite partiellement dans
les années 1970, devient Mon vieux, interprétée par Daniel Guichard.» (extrait de l'article Jean Ferrat
sur Wikipédia). Les enfants de Daniel Guichard sont présentés sur ce lien. Qui a réalisé les
arrangements : Daniel Guichard (voir ci-contre), ou Frédéric Chauvigné ? Ou encore Tony Rallo,
Léo Misir ?Pour l'instant, mystère. La controverse sur l'origine des paroles, et les versions
précédentes de cette chanson, sur ce blog. ]
Après avoir, en quelques phrases, présenté les biographies des protagonistes, il faut décrire
le texte littéraire, les éléments musicaux ; dans une seconde partie, la relation entre paroles et
musique doit être abordée, précédant quelques mots sur l'interprétation retenue.
Le poème est constitué de douze strophes de trois fois quatre vers, plus une strophe de
quatre vers. Chaque paragraphe se divise en trois vers de huit pieds plus un vers de deux ou quatre
pieds. Les rimes sont plates (aabb). Le texte retenu ne possède pas de refrain, mais « vieux », et
« Mon vieux » reviennent dix fois (dont sept fois en fin de strophe), et donnent son titre à la
chanson. Les paroles racontent les relations entre un père et son fils, avec le recul du temps.
Oscillant entre la description a priori sans émotion (« il »), et l'appropriation (« mon »), Daniel
Guichard nous fait rapidement comprendre qu'il évoque son père, nommé ici « mon vieux ». Ceci
fait immédiatement référence à une catégorie socio-professionnelle, le monde des ouvriers, avec
une connotation affectueuse : ce n'est pas « le » vieux, mais « son » vieux. Cependant, le mot
« père » n'apparaitra jamais : il mettra en relief, par son absence, le dernier mot du chant : « papa ».
Les autres membres de la famille ne sont pas précisés : le « nous » est anonyme, il apparaît dans la
huitième strophe, après plusieurs « on »(strophes trois, six, sept) imprécis par nature (le père et le
fils, ou bien la famille?). Reste un mystérieux « tu » (troisième strophe) : à qui s'adresse le
narrateur ?
Musicalement, il faut maintenant distinguer le travail du compositeur de celui de l'arrangeur.
En effet, le squelette de la chanson, théorique, ne prend forme et vie qu'avec l'orchestration et
l'interprétation.
D'un tempo moyen, à deux temps, et précédée d'une introduction, cette chanson suit la répétition
du vers « Dans son vieux pardessus râpé », en découpant en quatre parties identiques les douze
premières strophes, la treizième reprenant l'harmonie et la tension de la douzième, permettant par
cette répétition de conclure avec le mot clé (« papa »), sur une « semi-détente » musicale. Cela ne
laisse pas grande liberté à l'orchestrateur, qui se servira principalement de doublures pour gonfler
l'intensité sonore. L'accordéon, symbole de l'univers populaire de Daniel Guichard, est présent dès
l'introduction: il sera secondé, puis relayé par les cordes frottées. Son rôle est mélodique, son
timbre évoque le milieu prolétaire dans lequel évolue le personnage principal. A l'opposé, la
contrebasse, présente du début à la fin, dont le rôle est ici d'appuyer l'harmonie (la grammaire de la
musique), est discrète. De même, la batterie prend le relais des guitares acoustiques en striant le
temps avec les plus petites valeurs de ce morceau, huit croches par mesure, sur la cymbale
charlestone,mf, ce durant les strophes c, f, i, l et m 1 ; son entrée en scène, un roulement sur les
toms, mp,dynamise sans esbrouffe inutile, et apporte l'énergie nécessaire au chanteur pour lancer sa
note la plus aigüe (un la4);les quelques coups sur la caisse claire ne sont pas agressifs (mf).
Evoquées ci-dessus, les guitares acoustiques tissent des arpèges qui s'entrecroisent, sous les notes
tenues de l'accordéon. Le piano, plus sonore et donc plus propice à jouer avec la batterie et les
cordes frottées, tient le même rôle, de deux manières différentes : sur les strophes c, f, i, l et m, les
battements permettent de jouer forte, tandis qu'à partir de la strophe d, les arpèges descendants
s'ajoutent au jeu des guitares de manière plus paisible, piano. Quant aux cordes frottées, violons
principalement, elles doublent l'accordéon, amplifiant légèrement l'intensité de la seconde partie,
mais interviennent mélodiquement dans les strophes dont le volume sonore est forte , dessinant des
contrechants dans l'aigu, ajoutant à l'émotion par leur stridente clarté. Pour être complet, il faut
ajouter les nappes discrètes, pp, de l'orchestre, constitué d'alti, de violoncelles et de cors : il reprend
le rôle de l'accordéon en même temps que les violons, mais surtout donne de l'ampleur au crescendo
précédent la strophe l et les suivantes. La voix du chanteur sera décrite plus tard, le rapport au sens
des paroles étant indispensable.
Plus difficile est la description de l'harmonie composée par Jean Ferrat. Il se sert d'une part d'une
formule d'ostinato, et d'autre part de cadences(lien sur le mot), jouant sur l'ambigüité des tons relatifs2.
Un ostinato (lien sur le mot) est une formule répétitive. Vieux comme le monde, il peut être rythmique,
mélodique ou, plus récemment, harmonique (accords). Ce dernier procédé, très en vogue dans le
style baroque, sert d'accompagnement, et permet l'improvisation, la variation. Jean Ferrat se sert ici
d'un motif très connu: sur une tonalité mineure mélodique , quatre notes (une par mesure)
descendent conjointement, tranquillement. Comme de coutume, l'ostinato est présenté dans
l'introduction. Et puisqu'il s'agit de musique populaire, la mélodie jouée à l'accordéon renforce
l'identité de l'ostinato, en doublant à la tierce (distance de trois notes) la ligne de basse. La dernière
note grave n'est pas tout à fait conforme à un ostinato harmonique (un mi est attendu en place du
sol) ; elle est cependant plausible dans un contexte mélodique. MAIS surprise : l'auditeur, en terrain
connu, entend un arrêt, en place de la répétition du motif. Il s'agit d'une ponctuation musicale forte,
importante, une cadence parfaite(lien sur le mot), jouée ici comme un point final. Or c'est précisément à
ce moment que débute la mélodie vocale, suivie de l'ostinato. De plus, cette mélodie correspond à
celle de l'accordéon. Et cela nous donne un découpage de cinq mesures, ce qui est inhabituel ! Mais
cependant, l'écriture du chant est identifiable à celui d'un récitatif (lien sur le mot), ce qui projette
l'attention sur le sens des paroles, et nous écarte définitivement de tout mouvement physique
nécessitant une carrure binaire : il faut écouter !
Autre manière de rompre avec les attentes de l'auditeur : dans la troisième strophe, chaque vers est
séparé des suivants par une note longue, correspondant à la dernière syllabe. Harmoniquement, les
mesures fonctionnent par deux, et non plus par quatre ou cinq : tension, puis détente, mais avec un
horizon qui s'ouvre. C'est ce qui explique cet accord de septième majeur (fa majeur 7M),
immobilisant le discours, qui est audible sous les mots « mer », mais aussi lors de la qualification
des dimanches, « monotones », de l'absence de « télé », et de l'âge du fils, « quinze ans ». La suite
des paroles est énoncée de la même manière, avec des cadences dont on ne sait dans quelle
direction la musique se dirige (demi-cadence, cadence rompue) . La cadence parfaite, utilisée dans
le début de chaque partie, est évidente, rassurante, or l'utilisation de la tonalité de do majeur, depuis
le début de la chanson, lui confère un aspect presque froid. C'est donc dans cette troisième strophe
(idem pour la sixième, neuvième, douze et treizième strophe) que tout devient plus flou : la tessiture
devient aigüe, l'intensité forte, et les cadences plus « faibles », parce que dans des tonalités moins
affirmées (sommes-nous en fa majeur ? En do majeur ? En la mineur?). Le temps de la mélodie
vocale est également suspendu : l'ostinato est perceptible une mesure sur deux. Les écarts entre les
notes font référence à l'aria, et non plus au récitatif, celui-ci étant cependant toujours présent...une
mesure sur deux.
1 Voir le texte en annexe.
2 Des gammes différentes qui ont beaucoup de notes communes, comme do majeur et la mineur « naturelle ».
La chanson française contient une bonne part d'éléments intranscriptibles, parce qu 'elle est
vivante. Les partitions sont incomplètes et simplifient le discours musical, entre autre parce qu'il
s'agit souvent d'une création collective, dans des conditions d'enregistrement plus ou moins planifié
à l'avance, et parce que l'interprète peut laisser une trace enregistrée de son travail. S'inspirant de la
partition, Daniel Guichard utilise plusieurs techniques pour rendre vivant son flot de paroles. Il ne
respecte pas la ponctuation littéraire, et ne récite pas son texte de manière scolaire (comparer par
exemple avec « Mon Frère », chantée par Maxime Le Forestier). Parfois il semble hésiter (« Dire
que j'ai passé des ….années »), d'autres fois il s'arrête (« Dans son vieux....pardessus râpé), ou
encore il parle (« Eh ouais »); « On ne recevait.... » devient « On n'recevait.... »; dans « Nous, on
connaissait la chanson », le « Nous » est ensoleillé, comme un clin d'oeil goguenard; certains mots
sont finement accentués, comme par exemple le « pas » dans « Ça ne le rendait pas malheureux, ».
Et bien sûr, il est impossible de passer au travers de l'émotion perceptible dans la voix du chanteur
lorsqu'il termine par cette phrase: « J'aimerai bien qu'il soit près de moi, papa... ». Il ne s'agit plus de
jouer au « gros dur », qui n'a pas vraiment de sentiments: l'auteur le dit sans emphase, il a besoin de
son papa, et son absence lui pèse.
Peut-on parler de progression dramatique dans le texte? Je ne crois pas. Chaque partie évoque la
solitude du père, des conditions de vie modeste, et les besoins d'un adolescent. L'orchestration ne
produit pas d'effets particuliers, elle accompagne la structure et les courbes mélodiques:
l'augmentation légère de l'intensité sonore dans la seconde partie correspond à un schéma courant,
qui consiste à modifier « quelque-chose », pour éviter la monotonie; de même, le chanteur, devant
produire des notes aigües, doit pouvoir puiser de l'énergie dans le soutien des instruments qui
l'accompagnent.3 Plus intéressants sont le départ a cappella et le décalage des phrases mélodiques:
en effet, chaque partie débute avec la voix de baryton de Daniel Guichard, mise en relief par une
petite réverbération; discours ou prêche? De même, toutes les phrases sont décalées, c'est-à-dire que
l'appui habituel sur les temps ne correspond pas au départ de chaque mesure, et c'est la rime qui
tombe sur les appuis pris en compte par le chef d'orchestre (le premier temps): elle est donc
accentuée, ce qui donne de l'allant, puisqu'en déséquilibre permanent par rapport à une diction
« normale », dans laquelle la fin de phrase correspond à un decrescendo.
Si l'on prend en compte ce décalage, et que l'on repense à ce discours harmonique, au sein
duquel des éléments anciens (ostinato, cadences) sont modelés d'une manière inhabituelle, le regard
sur la relation père-fils s'éclaire : Daniel Guichard est le grain de sable qui rompt cette
communication difficile entre un adolescent et un adulte. Il clame la souffrance rétrospective de
l'adulte qui n'a pas pu dire à son père qu'il l'aimait. Le « Tu vois » s'adresserait-il à ses enfants ? Ou
à nous ? Comme une sorte de harangue aux parents et à leurs enfants, exposant une douleur
éternelle qu'il faut éviter de reproduire...
3 Le travail de mixage des différentes pistes enregistées est évident : l'objectif est de maintenir cette chanson dans un
registre mélancolique, et non d'instaurer un climat de révolte.
Annexe 1: Le poème (les lettres sont ajoutées par le rédacteur de l'article).
a) Dans son vieux pardessus râpé,
Il s'en allait l'hiver, l'été,
Dans le petit matin frileux,
Mon vieux...
=>
d) Dans son vieux pardessus râpé,
Il a pris, pendant des années,
Le même autobus de banlieue,
Mon vieux...
b) Y'avait qu'un dimanche par semaine,
Les autres jours, c'était la graine,
Qu'il allait gagner comme on peut,
Mon vieux...
e) Le soir, en rentrant du boulot,
Il s'asseyait sans dire un mot,
Il était du genre silencieux,
Mon vieux...
c) L'été, on allait voir la mer.
Tu vois, c'était pas la misère,
C'était pas non plus le paradis.
Eh oui, tant pis...
f) Les dimanches étaient monotones,
On ne recevait jamais personne.
Ça ne le rendait pas malheureux,
Je crois, mon vieux...
g) Dans son vieux pardessus râpé,
Les jours de paye, quand il rentrait,
On l'entendait gueuler un peu,
Mon vieux...
j) Dire que j'ai passé des années
À coté de lui, sans le regarder.
On a à peine ouvert les yeux,
Nous deux...
h) Nous, on connaissait la chanson,
Tout y passait: bourgeois, patron,
La gauche, la droite, même le Bon Dieu.
Avec mon vieux...
k) J'aurais pu, c'était pas malin,
Faire avec lui, un bout de chemin
Ça l'aurait peut-être rendu heureux
Mon vieux...
i) Chez nous, y'avait pas la télé,
C'est dehors que j'allais chercher,
Pendant quelques heures, l'évasion.
Je sais, c'est con...
l) Mais quand on a juste quinze ans,
On n'a pas le coeur assez grand
Pour y loger toutes ces choses-là
Tu vois...
m) Maintenant qu'il est loin d'ici,
En pensant à tout ça, je me dis:
J'aimerai bien qu'il soit près de moi,
Papa...
Annexe 2: en couleur bleue, rose et verte, les ostinati. En rouge, le second accord de la cadence
parfaite en do majeur.
Pour reprendre la structure musicale de la troisième section du « corps de la chanson », il est
nécessaire de modifier les deux dernières mesures dans la partie quatre, strophe l.
Ne subsiste dans la coda, que la voix (do) et les accords. Le timbre des violoncelles, profonds,
ajoutent à l'émotion.