LE «STAMMTISCH» EN ALSACE ISABELLE BIANQUIS Introduction

Transcription

LE «STAMMTISCH» EN ALSACE ISABELLE BIANQUIS Introduction
LE «STAMMTISCH» E N ALSACE
ISABELLE B I A N Q U I S
Introduction
Le «Stammtisch» ou table du clan, revêt en Alsace un caractère d'institution et
son aspect systématique nous a conduit à nous interroger sur ses origines et sa
fonction sociale.
Lieu de rencontre, garante de la tradition orale, la table des habitués occupe u n e
place d ' h o n n e u r dans la plupart des débits de boisson. Il nous est apparu au cours
de nos investigations que n o u s n'étions pas u n i q u e m e n t en présence d'une spécificité locale mais au contraire d'un p h é n o m è n e de plus vaste étendue géographique
que l'on retrouvait en Allemagne, en Autriche, en Suisse Allemande.
Omniprésente à la ville où on la rencontre dans tous les débits de boisson, et
dans les campagnes proches du centre urbain, l'institution est moins fréquente
dans les campagnes reculées et totalement inconnue dans les régions viticoles où la
cave tient par excellence, de par son caractère privilégié, le rôle de pôle de fusion
de la société masculine du village.
On peut établir des nuances entre ces deux types de rencontres. Le support de la
réunion dans la cave semble être avant tout la dégustation collective.
Les h o m m e s viennent goûter tonneau après tonneau, les récoltes du propriétaire. On déguste, on devine le cru, on établit des comparaisons. Toutes ces opérations gardent u n caractère sérieux, solennel, car il y va de la qualité du palais de
chacun, m ê m e si certaines plaisanteries ou jeux viennent divertir les membres.
Les femmes des viticulteurs, qui sont rarement conviées à ce genre de
cérémonies, racontent que leurs maris s'y amusent beaucoup et y boivent plus que
de raison bien souvent.
Chez les jeunes gens il existe toute une série de jeux, dont l'alibi principal est
naturellement la boisson, car l'enjeu m ê m e du divertissement réside dans l'absorption d'alcool.
Le premier but de la réunion réside malgré tout dans l'intention de pratiquer ses
dons de connaisseurs.
La n u a n c e entre la réunion dans la cave et le «stammtisch» se situe dans la
motivation qui conduit les membres de ces institutions à se rendre à la réunion.
On va au «stammtisch» p o u r boire une b o n n e bière ou un quart de vin blanc
bien sûr, mais on y va d'abord parce que les autres y sont et que l'on va pouvoir se
rencontrer entre personnes de m ê m e catégorie sociale ou de m ê m e s intérêts.
La communication verbale apparaît là, primordiale, et ces réunions sont
toujours l'objet d'une grande animation.
D a n s les deux cas cependant, cave ou bistrot, on retrouve dans la fonction de
boire u n m o y e n de c o m m u n i o n .
LE «STAMMTISCH» E N ALSACE
165
Cette forme de libation héritée de la société paienne, s'est transformée et au
caractère cultuel dont le but était de réaliser la communion au m o y e n de la boisson
entre les h o m m e s et le dieu invoqué, s'est substitué un caractère culturel, conservant en quelque sorte le m ê m e but bien que toute notion religieuse ait disparue.
L'invocation du dieu n'existe plus mais il subsiste l'idée de c o m m u n i o n entre les
hommes.
A u m ê m e titre que les «Chambrettes» (') dont nous parle Lucienne Roubin, le
«stammtisch» se distingue par son caractère essentiellement masculin. Il est par
définition la «table de la tribu», u n lieu de réunion dont la fonction manifeste est le
divertissement et la consommation d'alcool. Il revêt cependant u n importante
fonction sociale : endroit privilégié de rencontre, c'est à cette table que circulent les
informations, que se font et se défont les intrigues du village ou du quartier.
Les origines de l'institution du Stammtisch
A.
Étymologie
Pour mieux saisir l'institution que nous avons choisi d'étudier, il nous fallait
c o m p r e n d r e les racines linguistiques de son appellation. Stammtisch est un terme
allemand composé de deux n o m s juxtaposés : «Tisch» qui signifie la table et
«Stamm» dont le premier sens est le tronc.
Le dictionnaire Sachs-Villate nous donne de s t a m m un certain n o m b r e de
définitions. Plusieurs nous ont p a r u d'un grand intérêt, car elles nous fournissaient
u n e base à l'étude de cette association que forment les habitués, à un niveau concret mais aussi à un niveau symbolique.
D a n s le terme de stamm, nous retrouvons le radical indo-européen STA qui a
d o n n é : Stehen en allemand, stand en anglais, stare en latin = être debout.
D e là nous arrivons à s t a m m (tronc, mais qui prend également d'autres sens :
stable, cadre, tribu, souche, famille, ligne, lignée, race ; s t a m m b a u m : arbre généalogique ; stammtisch : table des habitués.
Il est évident que le stammtisch qui au départ désigne un lieu de rencontre
prend une dimension beaucoup plus large.
Centre de l'auberge, il acquiert par là m ê m e u n double sens : base de la clientèle
dans le sens «stable» mais aussi tronc c o m m u n formé par les m e m b r e s qui la
fréquente «tribu» dont le but est de récréer u n e famille artificielle, dont les liens de
«parenté» se définissent par des liens d'affinité, de ressemblance, d'intérêts.
La table était autrefois, et cela se retrouve encore beaucoup en Allemagne u n e
table ronde située au milieu de l'auberge. La particularité de cette table résidant
dans le «tronc», pilier central qui la traversait pour aller supporter le plafond.
Cette représentation symbolique de l'abre nous donne précisément les moyens
de c o m p r e n d r e l'importance revêtue par ce stammtisch dans sa fonction sociale.
(1) L. ROUBIN. «Les chambrettes des Provençaux», Pion, 1970.
166
I.
BIANQUIS
Il est à la fois support d'un lieu de rencontre privilégié et garant d'une h o m o généité dans les rapports sociaux.
N o u s connaissons l'importance symbolique de l'arbre. Pratiquement toutes ces
interprétations s'articulent autour de l'idée du cosmos vivant en perpétuelle régénérescence.
Symbole de vie en évolution continuelle, il sert à symboliser en outre le
caractère cyclique de l'évolution cosmique : la m o r t et la régénération. Le pilier
central du stammtisch apparaît dès lors c o m m e un axe du m o n d e . Il assure la
cohérence de ce m o n d e et sa cohésion. Il le tient «debout». Pierre angulaire de
l'institution, il permet d'assurer sa continuité dans le temps.
Il symbolise l'immortalité de la vie, l'évolution permanente de l'institution.
À ce titre il peut être assimilé à la femme et à son rôle fécondant, celle qui
perpétue l'espèce, celle que l'on appelle aussi arbre de vie.
U n e interprétation symbolique définitive du tronc nous paraît délicate car nous
disposons de trop peu d'éléments pour ceci.
Ces réinions autour de ce pilier central, constituées la majeur partie du temps
par des h o m m e s d'âge m û r (autrefois) et par des retraités aujourd'hui, n'est pas
sans nous faire penser également aux arbres de justice par exemple.
E n effet le stammtisch n'est-il pas l'endroit où se règlent les comptes entre
h o m m e s du reste de la c o m m u n a u t é villageoise. Lieu de discussion animée,
chaque stammtisch est défini par I élite qui le compose. Cette assemblée de «sages»
forme le noyau de la vie sociale. C'est par lui que transitent les informations
concernant la c o m m u n a u t é .
B.
Histoire
La fonction et la composition sociales du stammtisch sont sans aucun doute une
réminiscence des anciennes tribus corporatives supprimées sous la Révolution, et
dont le centre était constitué par le poêle de la corporation.
Groupés par corps de métiers les membres de la tribu se retrouvaient quotidiennement pour boire, deviser et jouer aux cartes.
Cependant ces corporations n'étaient pas suffisamment anciennes pour nous
donner des explications exhaustives, si tenté qu'il puisse y en avoir, sur la fonction
de l'institution et son caractère symbolique.
Aussi sommes-nous remontés à ces associations nées vers le x i siècle dans
l'Empire Franc et qui se sont rapidement répandues dans tout le N o r d de l'Europe
G e r m a n i q u e : les guildes de marchands dans lesquelles on rencontre u n certain
n o m b r e de rites conservés jusqu'à nous au sein du stammtisch.
Pour retrouver ceci nous n o u s s o m m e s basés sur l'étude qu'en a fait Maurice
Cahen ( ) dans son livre sur la libation.
Ces guildes regroupaient des marchands dans le but d'assurer u n e entr'aide
commerciale. Fondées sur la c o m m u n i o n alimentaire et n o t a m m e n t sur la libae
2
(2) Maurice CAHEN, «La libation, étude sur le vocabulaire religieux du vieux Scandinave», éd.
Librairie ancienne Honoré Champion. Paris, 1921.
LE «STAMMTISCH» E N ALSACE
167
tion, elles nous nous semblent bien être les ancêtres des corporations et de notre
stammtisch.
Au sein de ces guildes, les motifs de réunion et de boisson sont étroitement liées
et l'acte de boire ensemble apparaît c o m m e le symbole tangible de la c o m m u n i o n
alimentaire dans la mesure où il crée u n lien de fraternité entre les m e m b r e s .
Maurice Cahen nous apporte u n élément de comparaison intéressant, en relation avec la table ronde dont nous avons parlé. L'auteur n o u s apprend qu'en Norvège, u n e institution antérieure à la guilde existait : le «hvifingr». Or ce terme signifie le rond, le cercle et le mot «hvifingr» é v o q u e l'idée de s'asseoir en rond. «Il
désigne donc à p r o p r e m e n t parlé u n groupe d ' h o m m e s qui forment un cercle p o u r
pratiquer la libation rituelle. La hvifingrdrykkja est précisément cette libation
rituelle qui trace à la corne de bière u n trajet circulaire, la fait tourner dans la
chaîne des mains, dans le sens du soleil» (page 57).
N o u s avions parlé de famille artificielle à propos du stammtisch, ce qualificatif
s'applique particulièrement bien aux guildes. Les m e m b r e s réunis par le c o m m u n
désir de s'assurer une protection mutuelle, affirment leur solidarité dans l'acte de
boire ensemble.
,.
Ce rite c o m m u n i e l que représente la libation regroupe des m e m b r e s de m ê m e
sexe, qui ayant des intérêts c o m m u n s , créent, u n e nouvelle cellule familiale dont
les adhérents sont unis par des liens sacrés. Pour créer ces liens on avait instauré le
rite d'initiation qu'est le serment, tout c o m m e dans les corporations, p o u r
l'entretenir : la c o m m u n i o n alimentaire qui donne le r y t h m e à la vie collective.
P o u r ce faire la société se constituait u n fonds c o m m u n et prélevait u n e certaine
s o m m e d'argent pour organiser à date fixe des banquets, mais aussi pour assurer
u n enterrement décent aux m e m b r e s de la guilde, car les anciennes cérémonies de
la guilde se faisaient pour c o m m é m o r e r les morts et l'on trinquait en souvenir des
disparus.
Il est intéressant de souligner que n o u s avons retrouvés cette c o u t u m e très
vivace dans certains stammtisch de campagne sous la forme actualisée du «Sparclub». Ce club de l'épargne regroupe tous les habitués qui donnent régulièrement
tous les samedis u n e s o m m e d'argent. La s o m m e globale économisée pendant
l'année leur est restituée à Noël. Elle sert à acheter des cadeaux pour la famille
mais également à faire un banquet entre h o m m e s , généralement la veille de Noël.
Il faut tout de m ê m e ajouter encore que le stammtisch, les corporations et les
guildes sont des institutions urbaines. Et si l'on retrouve le stammtisch dans
certaines campagnes d'Alsace, ce sont toujours des localités proches de Strasbourg.
Le Stammtisch : étude de sa composition sociale
et de sa fonction
T o u t c o m m e dans les Chambrettes, on peut distinguer différentes formes de
regroupement au sein du stammtisch.
D a n s les petits villages, on trouve u n e association u n i q u e regroupant l'ensemble
du groupe masculin.
168
I.
BIANQUIS
D a n s les villes, le regroupement se fait davantage par quartiers avec des critères
de classe d'âge et d'appartenance à u n niveau social équivalent.
La composition sociale des m e m b r e s est différente en effet suivant que Ton se
trouve en milieu urbain ou en milieu rural. La périodicité des rencontres varie
également en fonction de ce paramètre. E n ville où l'on se retrouve dans les
quartiers entre gens du m ê m e âge il faut considérer deux types de stammtisch.
D a n s le premier cas seule l'appartenance à u n e m ê m e classe d'âge justifie la
rencontre. L'expérience de la vie, les souvenirs de guerres, le besoin de c o m m u n i cation représentent suffisamment d'éléments c o m m u n s pour donner lieu à u n e
rencontre quotidienne à des heures régulières. D a n s le deuxième cas, et là nous
pensons qu'il s'agit de stammtisch plus récents, le choix des m e m b r e s est déterminé par u n e activité c o m m u n e , passée ou présente.
C'est ainsi que l'on constate l'existence de stammtisch d'anciens étudiants en
médecine ou en droit, ou bien un stammtisch de banquiers ... Il s'agit bien là de
nouvelles formes de regroupement, sortes d'amicales mais dont la préoccupation
première est d'avoir u n lieu de rattachement où la c o m m u n i o n par la libation a u r a
autant d'importance que la communication verbale.
D a n s ce cas les réunions sont moins fréquentes que dans le premier cas cité, car
les participants encore en activité, ne bénéficient pas de la m ê m e disponibilité que
les retraités.
Il faut q u a n d m ê m e préciser que m ê m e dans le cas des réunions de retraités, on
ne se trouve pas en présence d'un brassage complet des catégories sociales, et la
répartition, si elle ne se fait pas en fonction des métiers, du moins apparemment, se
fait suivant l'appartenance à tel ou tel débit de boisson plus ou moins «bien fréquenté».
On se retrouve au stammtisch en général en fin d'après-midi ou parfois en fin de
matinée pour prendre l'apéritif (surtout le dimanche après la messe).
Ces réunions sont toujours très animées et la cloche de l'Église voisine est là
p o u r rappeler les habitués à l'ordre. Dès qu'elle sonne sept heures, chacun rentre
chez soi diner.
Autrefois on restait très tard ensemble. Mais la télévision a changé les coutumes
et aujourd'hui plus personne ne revient après le diner.
D a n s les faubourgs de Strasbourg, n o u s avons pu relever un autre type de
stammtisch, le dernier ayant conservé l'aspect corporatif de ces réunions à la
Wantzenau, village de pêcheurs, et à la Robertsau, village de jardiniers.
D a n s ces stammtisch on se regroupe encore par professions et de ce fait chaque
stammtisch a gardé un saint patron.
À la Robertsau par exemple, dans les quartiers des maraîchers nous avons
trouvé u n stammtisch qui rassemble essentiellement des maraîchers de profession.
Tous les soirs à la m ê m e heure ils se réunissent et leur groupe est placé sous la
protection de Saint Fiacre, patron des jardiniers.
C h a q u e dernier dimanche du mois d'Août, ou le premier dimanche de Septembre, o n fête la Saint Fiacre.
D a n s le petit restaurant, sur la colonne centrale on arrange de merveilleuses
gerbes de légumes et de fleurs qui courent de la base de la colonne jusqu'au
plafond.
LE «STAMMTISCH» E N ALSACE
169
Autrefois, le deuxième jour, q u a n d on enlevait cette garniture, il y avait dans le
restaurant de véritables bagarres à coup de poireaux, de carottes, d'oignons ...
Cette c o u t u m e existe encore de nos jours, mais on laisse le plus longtemps
possible la colonne décorée. Après on se partage les légumes entre patrons et
habitués.
Tous les ans la Saint Fiacre reste une fête importante et ce j o u r là les habitués
viennent accompagnés de leur famille déjeuner à midi au restaurant faire un repas
de fête.
À la Wantzenau, quartiers des pêcheurs, on fête la Saint Wendelin qui est le
patron de l'Église.
Il y a encore u n e dizaine d'années, les deux occasions de se retrouver dans
l'année avec les familles mariées à l'extérieur du village, étaient la Toussaint et la
saint Wendelin.
Aujourd'hui le Saint Patron est u n peu oublié. Les seuls à le fêter encore sont les
m e m b r e s du stammtisch d'un petit restaurant situé au bord de la rivière et
composé presque exclusivement d'anciens pêcheurs.
U n fait curieux cependant est à noter. Saint Wendelin a été remplacé par u n
Saint Joseph ou plus exactement u n Saint Zeppele (diminutif de Joseph) car il est
fêté par ces m e m b r e s du stammtisch, qui appartiennent tous à peu près à la m ê m e
classe d'âge et ont de ce fait presque tous pour p r é n o m Joseph ou Zeppele.
Ils ont ainsi tout simplement substitué le n o m du Saint Patron au leur.
D a n s les campagnes du Kochesberg, le stammtisch est formé par des agriculteurs.
Si deux restaurants sont installés dans le village, on se regroupera par affinités.
Et l'étranger qui arrive là suivant qu'il se rende à l'un ou à l'autre stammtisch pour
avoir des nouvelles du village, sera déconsidéré par l'autre. II y a véritablement des
oppositions très nettes suivant que l'on appartienne à l'un ou à l'autre clan.
Les heures de rencontre sont différentes de celles de la ville, et il semble qu'elles
soient réglées sur le calendrier des travaux. En hiver les réunions sont b e a u c o u p
plus fréquentes, mais cela dépasse rarement u n e réunion par semaine (le samedi
soir ou le dimanche à midi).
Les paysans n'ont pas le temps c o m m e les gens de la ville de consacrer leurs fins
de j o u r n é e à bavarder ensemble, trop de travaux les accaparent.
Aussi le stammtisch campagnard a-t-il lieu souvent le dimanche après la messe.
On vient aujourd'hui boire l'apéritif, autrefois on prenait de la bière ou du vin
blanc et l'on jouait aux cartes.
Tout se fait le m ê m e j o u r contrairement à la ville ou le n o m b r e d ' h o m m e s est
moins restreint, et où les joueurs de cartes ne sont pas les m e m b r e s du stammtisch.
E u x aussi forment une association à part. Ils ont leur table réservée, généralem e n t dans u n coin de l'établissement pour être plus tranquilles. Ils ont des jours de
rencontre fixes et la patronne conserve soigneusement le tapis de jeu, les cartes et
les dés dans un endroit particulier derrière le bar.
Cependant malgré ces nuances entre les différents lieux géographiques le
fondement, la raison d'être de l'institution ne varie pas. Elle reste avant tout le lieu
de communication privilégié, la manifestation concrète d'une solidarité entre la
170
I.
BIANQUIS
gent masculine du coin. Cette solidarité se manifeste à divers égards. On ne peut
pas à p r o p r e m e n t parlé définir u n e e n t r a i d e c o m m e le fait Lucienne Roubin dans
les Chambrettes où u n rôle spécifique est attribué à chaque institution.
Cependant la solidarité dans le stammtisch se manifeste de façon implicite sous
la forme de l'amitié.
Lorsque l'un des adhérents est malade, on prend de ces nouvelles ; on va le voir.
Quand il décède, on assiste à son enterrement, on réconforte la famille endeuillée et on se retrouve au bistrot à la table du stammtisch p o u r évoquer le souvenir du disparu autour d'un verre.
Il existe une solidarité aussi à u n autre niveau, qui nous conduit à soulever le
problème de la permissivité dans l'acte de boire. L'ivresse est tolérée, elle n'est
d'ailleurs jamais considérée c o m m e u n défaut de la part de celui qui est concerné
et on se fera u n devoir de raccompagner chez lui, sans a u c u n e moquerie, celui qui
«sans le faire exprès» en sera arrivé à u n état d'ébriété avancé.
L'attitude des m e m b r e s de la table est radicalement différente face au buveur
solitaire, celui qui s'ennivre consciemment pour oublier. Il sera taxé d'ivrogne dans
le sens le plus péjoratif et l'on évoque c o m m e prétexte pour ne pas l'aider le fait
q u e ses réactions sont inconnues et imprévisibles : la peur de l'étranger.
N o u s voyons là de façon toute à fait nette, la limite entre ce qui est autorisé et ce
n'est m ê m e pas toléré.
Le c o m p o r t e m e n t de l'individu isolé est épié, s'il se conduit mal il est méprisable, alors qu'on ne qualifiera jamais d'ivrogne u n m e m b r e de la table si ce
dernier n'a plus ses esprits.
N o u s constatons par cet exemple que le «clan» possède dans ces occasions u n e
conscience collective d'entraide mais aussi de refus face à l'extérieur qui peut nuire
à sa cohésion.
Cependant l'étranger n'est pas dans tous les cas exclu du groupe des habitués et
s'il sait se montrer habile et chaleureux, il p o u r r a peut-être avec le temps doucement s'intégrer au sein du stammtisch. Trois conditions fondamentales sont
pourtant requises à l'acceptation d'un nouveau m e m b r e : parler le dialecte, aimer
c o m m u n i q u e r , se montrer jovial et enclin à la plaisanterie, et enfin faire partie
approximativement de la m ê m e classe d'âge ou de la m ê m e structure sociale
suivant le cas.
La réunion du stammtisch revêt un caractère quasi obligatoire et les membres
ne font défaut que lorsque vraiment il y a une raison importante (maladie/....).
Autrefois q u a n d on se rencontrait dans l'après midi, on se disait «à ce soir au
stammtisch». Actuellement ce terme tend à disparaître et on lui substitue
fréquemment le n o m du patron ou de la patronne. Le n o m du bistrot est rarement
mentionné.
On ne va pas au Cerf mais on va chez la Claus' ...
U n élément de vocabulaire qui permet de mieux saisir la relation qui existe
entre les patrons et leurs clients préférés ...
La patronne sait c o m m e n t leur parler, elle les connaît si bien qu'elle plaisantera
avec celui qui aime la plaisanterie ... la complicité est là ...
LE «STAMMTISCH» E N ALSACE
171
La position des m e m b r e s autour de la table est définie, et il ne viendrait pas à
l'idée d'un m e m b r e de prendre la place d'un autre ...
Le souci de rentabilité a souvent poussé les patrons de ces endroits à modifier la
position de la table, et le stammtisch central, a disparu en m ê m e temps que sa
colonne pour faire place à u n e table rectangulaire toujours située au m ê m e
endroit : la sortie du comptoir ...
Cependant des règles ont survécu à ces déménagements et on observe par
exemple que le plus âgé des m e m b r e s de la table est toujours placé de façon à ce
que personne ne le dérange en s'asseyant ou en se levant.
De plus il est assis face à l'entrée afin de contrôler les m o u v e m e n t s d'entrée et de
sortie du lieu.
Il paraît ainsi trôner au milieu de ses amis. C'est lui qui détient le plus d'expérience de la vie, de la souffrance, de la guerre ... Il est curieux de constater que
traditionnellement dans tous ces petits restaurants, le crucifix est placé lui aussi
face à l'entrée, dans la m ê m e position que le plus «sage» du stammtisch.
Généralement on trouve suspendu au dessus de la table du stammtisch, sur le
m u r une photographie de la classe d'âge des occupants au m o m e n t de leur conscription.
A p p a r e m m e n t on c o n s o m m e indifféremment de la bière ou du vin durant ces
réunions.
Le vin rouge était autrefois u n e m a r q u e de snobisme, dans la mesure ou il
n'était pas bien vu du reste de la c o m m u n a u t é de boire des produits étrangers car
ils étaient bien sûr plus chers que les produits locaux.
Vin blanc et bière se font ainsi concurrence. Mais il faut préciser que cette
concurrence n'existe que dans les «bistrots» c o m m u n s , n'ayant aucun caractère
local.
Parallèlement à ceux-ci, deux grandes institutions abritant des stammtisch se
font face surtout en ville : la «Bierstub» et la «Winstub». (débits de bière et débits
de vin).
C h a c u n e de ces deux particularités locales reçoit u n e clientèle avertie, qui sait
apprécier les produits de la maison.
On se fait conseiller et l'on déguste le demi de bière ou le petit blanc tout c o m m e
on dégustait le précieux liquide sorti du tonneau dans la cave.
Bierstub et w y n s t u b sont radicalement opposées, d'abord par les c o n s o m m a tions qu'elles proposent, puis par la clientèle, mais aussi au niveau du décor.
La wynstub
La w y n s t u b est d'abord u n débit de vin caractérisé par l'exiguité de ses locaux et
son cachet rustique.
Grâce à son peu d'ouverture sur le dehors, sa lumière faible, elle sait recréer u n e
ambiance familiale où les habitués du stammtisch entrent avec des airs de
conspirateurs, car il existe u n e véritable complicité entre eux et le patron ou la
patronne q u e l'on appelle par son petit n o m .
172
I. B I A N Q U I S
Etre admis au stammtisch est u n privilège et cette table d'hôte est réservée dans
chaque endroit à la patronne et aux habitués. L'intimité du décor de la w y n s t u b se
retrouve dans ses différentes appellations : on le s u r n o m m e également wynkashele
ou kashele qui signifie m u r m u r e r .
On c o m p r e n d dans ce n o m que l'étroitesse des locaux favorise la confidence.
On échange les nouvelles du jour, les problèmes propres à chacun, les ragots du
quartier ou de la ville ...
La Bierstub
La bierstub est tout l'opposé de la wynstub. Elle correspond à la brasserie. U n
local vaste, des gens qui parlent fort, la bière qui circule rapidement car elle se boit
plus facilement que le vin de par son caractère moins alcoolisé.
La coutume du verre personnalisé
Au m ê m e titre que chacun a sa place au stammtisch, pour y asseoir sa personnalité, chacun y possédait autrefois son verre particulier (et l'on retrouve encore cette c o u t u m e en Allemagne).
La forme singulière de ce verre a retenu notre attention, car en effet elle nous
rappelle étrangement cette idée de tronc que nous avons évoqué dans la première
partie de cette étude.
Cette c o u t u m e du verre personnalisé, héritée très certainement des poêles
corporatifs où les m e m b r e s de la tribu avaient u n verre à leurs initiales et aux
emblèmes de la corporation, dans certains stammtisch on retrouve la présence de
ce récipient de forme tronconnique.
Sa contenance varie entre u n demi et deux litres. C'est un récipient dans lequel
on sert de la bière.
N o u s avons retrouvé au Musée Alsacien chez M. K I . E I N le conservateur, deux
modèles datant d'une cinquantaine d'années.
Seuls les habitués ont droit à ce verre, les autres clients se contentant d'un verre
ordinaire, sans a u c u n e marque distinctive.
N o u s avons dit que c'est dans ce récipient qu'est servie la bière, or il est
intéressant de noter qu'en grec stamnos signifie récipient debout, cruche.
D'autre part à Strasbourg et dans la plupart des régions d'Allemagne le verre de
bière est appelé «stamm».
D a n s les campagnes alsaciennes, ce terme est absolument inconnu et l'on
n o m m e «zeidel» (le demi), le verre de bière.
On peut donc affirmer que l'introduction du terme dans le sens demi de bière,
n o u s vient d'outre Rhin où il correspond exactement à la forme du récipient qui la
contient.
Le stammtisch représente en Allemagne la table des b u v e u r s de bière. N o u s
savons que cette institution est d'origine germanique. Il existe bien une analogie
entre le terme de stammtisch, table du tronc et stamm, verre à bière de forme
tronconique.
LE «STAMMTISCH» E N ALSACE
173
Ces déductions nous simplifieraient la tâche si la bière était la boisson unique
c o n s o m m é e à ces réunions.
Or il s'avère qu'en Alsace, il n'y a pas d'homogénéité à ce niveau, du fait probablement que cette institution importée des pays germaniques a subi des transformations locales dans la pratique. Et l'Alsace étant u n pays grand producteur de
vin, des stammtisch se sont créés dans les w y n s t u b .
L'emblème
N o u s avons vu que la table des habitués se distingue de façon très nette des
autres tables du débit de boisson, de différentes manières : les verres personnalisés
réservés à ces membres, la position de la table dans le local, toujours au m ê m e
endroit, à la sortie du comptoir car de cette façon les habitués sont plus vite servis
et la patronne ou le patron peuvent facilement discuter et intervenir dans leurs
conversations.
Enfin u n e dernière distinction qui tend à disparaître en Alsace mais que l'on
trouve fréquemment en Allemagne : l'emblème toujours situé au dessus de la
table.
Cet e m b l è m e répétant le symbole des corporations, n'est pourtant pas u n e
représentation d'un corps de métier quelconque.
À notre connaissance il n'existe que deux emblèmes : l'os d'omoplate ou la cloche. Le premier étant beaucoup plus répandu que le second.
Intrigué par ceci nous avons entrepris de sonder les différents habitués que nous
avons pu rencontrer afin de connaître la signification qu'ils donnaient à ce qu'ils
représentaient et qui leur servait de prétexte à certaines plaisanteries et à certains
jeux.
A p p a r e m m e n t l'os dont le terme alsacien est «blauer Knoch» : os sanguinolent
est la représentation d'une situation provoquée au cours de certains jeux.
D a n s chaque stammtisch il y a toujours une tête de turc, à qui il est tentant de
raconter des histoires invraisemblables, car il n'a aucun mal à les croire.
Lorsque ce dernier se lève pour rentrer chez lui afin de répéter ce qu'il vient
d'entendre, une fois qu'il a le dos tourné, on dira «qu'il va raconter cette histoire
qui n'a aucun sens, que les gens qui l'écouteront se m o q u e r o n t de lui et qu'il s'en
m o r d r a les doigts jusqu'à l'os».
Quand on pense à la symbolique de cette image, il faut tout de m ê m e connaître
l'évolution qu'a pu observer ce symbole dont la signification première a complètement disparue.
Aidée de mademoiselle Roubin nous avons entrepris quelques recherches sur
cet os qui n'est pas n'importe lequel ; c'est u n os d'omoplate.
Or dans toutes les sociétés d'Europe Centrale, la conservation des os joue un
rôle essentiel dans le rituel de transmission de forces et de vie.
L'os a u n e importance chamanique, il permet d'établir le contact avec le m o n d e
des esprits.
Certains chasseurs en conservant les os du gibier tué permettent à l'espèce de se
reproduire et de durer. D'autres en conservant la tête de l'ennemi tué s'accaparent
174
I.
BIANQUIS
la puissance du défunt. Il y a u n p h é n o m è n e de réincarnation de la force tuée, de
sa vitalité dans la conservation de l'os.
À la fois symboles de fécondité et de passation de la vie, le terme os
sanguinolent est intéressant doublement dans la mesure ou il fait intervenir à la
fois la notion de passation (os) et le concept de vie (sang).
La m a r q u e de l'os présente à côté du mot de stammtisch nous permet d'évaluer
l'importance de la survivance de l'institution. Celle-ci revêt u n caractère obligatoire dans la structure m ê m e de la société et au m ê m e titre que l'arbre, que son
rappel dans le verre de forme tronconique, pilier central, l'os est le garant de la
continuité, indispensable à la cohésion de la société présente.
L'arbre est comparé dans les traditions juives et chrétiennes au pilier qui
soutient le temple ou la maison. Il est la colonne vertébrale du corps. L'os d'omoplate, c o n n u c o m m e moyen de prédiction en Corse fait partie des os les plus larges
du corps et les plus solides. N o u s pensons que son choix est lié en partie à son
aspect physique.
La part la moins périssable du corps étant formée par ces os, on peut dire que
ceux-ci expriment la matérialisation de la vie et donc la reproduction.
Conclusion
Après cette rapide étude du stammtisch, on peut conclure sur le fait que nous ne
s o m m e s pas en présence d'une institution bourgeoise relativement m o d e r n e
c o m m e on aurait pu être tenté de le penser au départ.
Le stammtisch est une institution beaucoup plus profonde. Les symboles qui la
caractérisent nous le prouvent.
Structurée différemment des chambrettes, elle représente pourtant u n p h é n o m è ne tout à fait cohérent et dont les origines sont très anciennes.
Si ce stammtisch a été «récupéré» par un certain n o m b r e de groupes sociaux
tout à fait ignorant de l'importance historique de cette structure, c'est sans doute
parce q u ' u n besoin de communication important se fait de plus en plus sentir dans
nos sociétés où l'on ne se parle plus.
Se retrouver autour d'une boisson que ce soit de la bière ou du vin est devenu le
prétexte unique à une rencontre régulière qui permet de garder le lien et de ne pas
se retrouver seul.
Dans nos enquêtes nous avons pu observer un stammtisch de femmes. Mais ce
dernier paraît être d'inspiration tout à fait récente, et répondant aux besoins que
nous venons de citer. Il s'agit d'un stammtisch de femmes ouvrières d'une
manufacture de tabac dans le quartier de la krutenau. A p p a r e m m e n t les femmes
n'ont pas créés de groupes aussi forts et structurés que les h o m m e s . Leurs lieux et
leurs heures de rencontre sont beaucoup plus flous. C'est le marché, l'école ...
N o u s ne retrouvons pas du tout le m ê m e esprit de clan, la m ê m e solidarité que
dans le groupe masculin.