La question du temps chez Aristote

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La question du temps chez Aristote
PASCAL DUPOND
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
Physique IV
Chapitres X-XIV
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
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LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE SELON PHYSIQUE IV
CHAPITRES X-XIV
NOTE D’INTRODUCTION
La question de l’essence du temps a connu un profond remaniement avec la publication
de Etre et temps, en 1927. Deux points centraux y apparaissent.
L’un est l’idée que la pensée métaphysique dans son ensemble a oblitéré le temps ou du
moins a omis de l’interroger sous l’angle qui est seul capable d’atteindre son essence, c’est-àdire sous l’angle de son rapport avec l’être. Il en est ainsi parce que la pensée métaphysique,
qui est, certes, depuis son origine, orientée vers l’être, s’en enquiert cependant sous un angle
qui ne permet pas de développer la question de l’être (et celle également de son rapport au
temps) en toute son ampleur et sa radicalité ; elle s’enquiert de l’être à partir de l’étant qu’elle
trouve dans le monde, et qui est l’objet de notre préoccupation quotidienne, l’étant intramondain. Cet être de l’étant intra-mondain, les Grecs l’ont appelé ousia, littéralement
“étantité” . Ousia est un mot qui est très proche, par le sens, du mot parousia, qui signifie
présence, par opposition à apousia, qui signifie absence. Le rapprochement ousia-parousia a
suggéré à Heidegger l’idée que le mot qui désigne en grec l’être de l’étant implique une
référence, une référence implicite, oblitérée, méconnue, au temps ; l’étant,
« métaphysiquement compris », est le présent; il est saisi quant à son être comme présence
déployée ; il est compris par référence à un mode déterminé du temps: le présent ponctuel; et
cette compréhension va pour ainsi dire de soi; elle est soustraite à toute interrogation
explicite. On peut donc dire que le temps a dans la pensée métaphysique traditionnelle une
fonction ontologique fondamentale, puisque l’être est compris dans un horizon foncièrement
temporel; mais la métaphysique comme telle ne s’interroge jamais expressément sur cette
fonction dévolue au temps dans la compréhension de l’être: « le temps lui-même est pris pour
un étant parmi d’autres étants, et l’on tente de le saisir dans sa structure d’être à partir de
l’horizon d’une compréhension de l’être orientée sur lui de façon inexprimée et naïve” (SZ, p.
26). D’où l’interrogation de Heidegger : est-il possible de s’affranchir de la compréhension
« métaphysique » de l’être, du temps et de leur lien - est-il possible de penser l’être
indépendamment de la compréhension métaphysique (implicite) de l’être comme présence
déployée ? le lien de l’être et du temps peut-il devenir vraiment, explicitement,
problématique, de telle sorte que la question du « sens de l’être » soit à nouveau ouverte ?
Telle est l’interrogation de Heidegger, qui lie solidairement la question de l’être et la question
du temps: l’être et le temps sont si étroitement intriqués que l’un ne peut pas être compris sans
l’autre.
L’autre est la réévaluation très profonde des rapports entre temps et éternité. En 1915,
Heidegger fait un exposé sur « Le concept de temps dans la science historique », dans lequel
le temps est encore saisi dans son opposition à l’éternité ; l’exposé est inspiré par une parole
de Maître Eckart qui dit : « le temps, c’est ce qui se transforme et se diversifie, l’éternité se
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LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
maintient dans sa simplicité ». En revanche, dans une conférence de 1924 intitulée: « Le
concept de temps », le temps est pensé en dehors de toute référence directe à l’éternité. En
effet, seule la foi, dit Heidegger, donne accès à l’éternité véritable qui se confond avec Dieu;
pour la philosophie qui, en tant que telle, est étrangère à la foi, l’éternité n’est que le concept
vide d’un être permanent qui, loin d’être l’origine du temps, est en fait dérivé de notre
expérience ordinaire de la temporalité. Par là une notable différence sépare la compréhension
heideggerienne du temps de celle d’Augustin ou de celle de Husserl. Il est vrai que Augustin
et Husserl, comme Heidegger, affirment une co-originarité des trois dimensions du temps,
mais c’est tout autrement que Heidegger. Chez Augustin, cette co-originarité est comprise
comme la triple présence du passé, du futur et du présent ; chez Husserl, elle est comprise
comme unité de la protention et de la rétention du futur et du passé immédiats dans le présent
vivant: l’unification des dimensions du temps prend place à l’intérieur d’un privilège dévolu
au présent; et ce privilège du présent dans le temps peut être compris comme un privilège de
l’éternité sur le temps : le triple présent de la conscience humaine fait signe, chez Augustin,
vers le présent éternel de Dieu qui contraste avec la « distension » de l’âme créée ; de même
que l’unité de la protention et de la rétention est fondée, chez Husserl, sur une « présence à
soi » de la conscience, capable par elle-même de surmonter sa propre dispersion et de se
rassembler parce que son « noyau » est un ego transcendantal « immortel ». En remettant en
question le privilège traditionnel du présent dans le temps, c’est aussi d’une certaine façon le
privilège de l’éternité qui est remis en question : il s’agit de comprendre le temps non plus à
partir de l’éternité, mais à partir de lui-même. Corrélativement s’affirme le lien du temps et de
notre propre être; car le Dasein n’est pas simplement dans le temps, comme l’étant intramondain; il n’est pas non plus simplement la condition d’une mesure du temps, comme chez
Aristote ou Augustin: il est en son fond temporel, il est temps ; le temps est la modalité de son
propre être; et c’est pourquoi c’est à partir de lui et de lui seul que peut être déchiffré le
temps.
On présentera ici la théorie aristotélicienne du temps, telle qu’elle est exposée dans le
livre IV de la Physique ; cette théorie est décisive au sens où elle met en œuvre, selon
Heidegger, les « décisions » fondamentales régissant la compréhension du temps jusqu’à Sein
und Zeit..
Trois grands commentaires peuvent guider la lecture
V. Goldsmith (VG), Temps physique et temps tragique chez Aristote (Vrin)
P. Ricœur (PR), Temps et récit (TR), III, p. 19-36 (Seuil)
M. Heidegger (MH), Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, p. 287-308
(Gallimard)
Le traité aristotélicien sur le temps1 comporte un noyau central qui va de 218b9 (p. 248)
à 219b2 (p. 252) ; il aboutit à la thèse selon laquelle le temps est le nombre du mouvement
selon l’antérieur et le postérieur.
Précédant ce noyau central un premier chapitre (10) amorce la problématique en
soulevant des difficultés.
Suivent ce noyau central un certain nombre de traités annexes, traitant en particulier
a/ de l’unité du temps dans la multiplicité de la série des instants : l’instant constitue la
véritable continuité ou cohésion (sunecheia) du temps (ch. 13) ;
b/ de la question du rapport du temps et de l’âme et de la question du rapport du temps
avec le mouvement qui le mesure originairement : la révolution de la sphère céleste (14).
1
Je me réfère à la pagination et à la traduction de P. Pellegrin, GF Flammarion, 2002, tout en confrontant les
différentes traductions disponibles, celle de A. Stevens (Vrin, 1999), de Goldsmith, de Ricœur ou de Heidegger
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LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
CHAPITRE X : LES APORIES INITIALES
[217b31] Comme il en a l’habitude, et comme il l’a fait au sujet de l’infini, du lieu et du
vide, Aristote aborde la question d’une manière topique et dialectique, « à travers les
arguments extérieurs <dia tôn exôtérikôn logôn> », c'est-à-dire, vraisemblablement, à partir
de l’état du débat sur la question en dehors du Lycée
D’abord, comme au sujet du lieu, on se demande si le temps existe ou non, s’il fait
partie des êtres <tôn ontôn> ou des non êtres <(mè ontôn> et quelle en est la nature, c'est-àdire l’essence, en tant qu’aspect du mouvement de l’être naturel. La deuxième question
présuppose la première, pour autant qu’elle porte sur la définition réelle, et non pas seulement
nominale du temps : on ne peut définir l’essence − l’ousia seconde − que d’une chose
existante.
La difficulté est plus grande encore qu’au sujet du lieu : le temps est constitué du passé,
du présent et du futur, il est constitué avec ce qui n’est plus et avec ce qui n’est pas encore ; or
« ce qui est composé de non-êtres semble ne pouvoir pas participer à l’ousia » ; le terme ousia
répond à la question de l’existence et à la question de la nature : ce qui est composé de non
êtres ne peut participer ni de l’existence ni de la substance (le temps n’est pas une substance,
il accompagne la substance ou plus précisément le mouvement de la substance).
Cette aporie concerne le temps infini <apeiros> mais aussi le temps « qui est pris à tout
moment » ou [Stevens] « toujours recommencé » (quel que soit le laps de temps, quel que soit
l’intervalle que l’on considère, cet intervalle comprend en lui ce qui n’est plus et ce qui n’est
pas encore ; non seulement le temps infini mais n’importe quel laps de temps paraît donc
composé de non êtres).
Le même argument se présente sous une autre forme en 218a3-6 : si une chose divisible
existe, il est nécessaire que ses parties aussi existent ; or bien que le temps soit divisible,
aucune de ses parties n’existe ; dans ces conditions on peut douter qu’il existe.
[218a6-8] On ne peut pas non plus chercher l’ousia du temps du côté du
« maintenant » ; en effet, 1/ pour que le temps reçoive son être du maintenant, il faudrait que
le temps soit composé de maintenant comme d’autant de parties ; 2/ une partie doit pouvoir
être mesurée ; 3/ le maintenant n’est pas mesurable et ne constitue pas une partie du temps
[Les réflexions ultérieures sur le continu montreront que le maintenant doit être considéré
comme une limite entre futur et passé, comme un instant indivisible, analogue au point sur
une droite : to nûn = l’instant, qu’il s’agisse de l’instant effectivement présent, ou de
n’importe quel instant envisageable dans le temps comme point de passage entre un passé et
un avenir, que ceux-ci soient eux-mêmes envisagés dans le passé ou dans le futur.
[218a9-218a25] Nouvelle difficulté : le maintenant est-il toujours « un et identique »
(comme le donnerait à penser l’expérience de la constante actualité du présent : le présent est
toujours le même en ce qu’il est à chaque instant présent) ou est-il toujours différent (comme
le donnerait à penser la succession ou le flux) ? On est au comble de l’aporie : les deux
lectures paraissent nécessaires, mais elles sont contradictoires et également impossibles
1/ Le maintenant ne paraît pas pouvoir être toujours différent :
Les parties du temps ne sont pas simultanées mais successives (sauf cas d’inclusion
d’un temps plus petit dans un temps plus grand) ; on retrouvera cet « axiome » dans
l’Esthétique transcendantale (§ 4, n° 3) : « des temps différents ne sont pas simultanés, mais
successifs ».
Donc les maintenant qui délimitent les parties du temps sont eux aussi non pas
simultanés mais successifs (si un laps de temps a disparu, les maintenant qui le délimitaient
ont eux aussi disparu).
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LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
Mais comment le maintenant a t-il pu disparaître ? Ici surgit une aporie :
Le maintenant peut–il disparaître dans le moment même où il est ? l’hypothèse est
absurde, puisqu’il serait supposé demeurer dans sa propre destruction.
La maintenant peut-il disparaître dans un autre moment ? cela apparaît tout aussi
impossible parce qu'il n’y a pas de successivité envisageable entre des instants distincts.
Aristote fait intervenir ici une démonstration géométrique, appliquée par analogie au
temps, et qui est à la base des célèbres arguments de Zénon : entre deux points distincts, à
quelque distance qu’ils soient l’un de l’autre, il est toujours possible d’assigner la même
infinité de points intermédiaires.
Aristote pense que le temps est continu comme la ligne [sur la continuité, voir Physique
VI, I, p. 307] ; la ligne n’est pas composée de points de même que le temps n’est pas composé
de maintenant ; les points dans une ligne, les maintenant dans le temps ne sont pas contigus
ou juxtaposés [ou plus littéralement : « ne se suivent pas »] ; la ligne renferme une infinité de
points et le temps une infinité de maintenant ; dans ces conditions, soutenir que le maintenant
disparaît dans celui qui lui est contigu, ce serait affirmer que le maintenant qui disparaît est
simultané avec l’infinité des maintenant qui sont intermédiaires entre lui-même et celui dans
lequel il disparaît ; or une telle simultanéité est clairement contradictoire avec l’essence du
temps. Donc on ne peut pas rendre compte de la variation des maintenant par la substitution ;
la substitution est impossible dans la continuité.
Redoutable aporie : nous sommes tentés d’appuyer la réalité du temps sur la réalité du
maintenant et de comprendre l’écoulement du temps comme une substitution de maintenant
quasi substantiels ; or le maintenant n’a rien de substantiel2 : on peut indéfiniment multiplier
les maintenant dans n’importe quel laps de temps donné ; c’est donc la réalité du temps et
même la possibilité de penser le flux du temps qui se dérobent.
2/ Le maintenant ne paraît pas pouvoir être toujours identique :
Le temps fait partie des choses divisibles limitées (dans l’infini du temps, il est possible
de délimiter une durée quelconque) ; toute chose divisible limitée a deux limites, celle où elle
commence et celle où elle se termine ; donc le maintenant où commence une certaine durée et
celui où elle se termine sont nécessairement différents.
Suit un second argument : si le maintenant est toujours le même, il n’y a plus de
distinction possible entre l’antérieur et le postérieur, c’est l’écoulement du temps, c’est le
temps qui disparaît.
[218a31] L’interrogation se déplace vers la question de la nature du temps. En droit,
cette question suppose résolue la question de la réalité du temps, et le doute sur celle-ci ne
peut que rendre « obscure (adèlon) » l’appréhension de sa nature. C'est pourquoi la nouvelle
aporie est présentée comme résultant à la fois des arguments précédents et des conceptions
formulées par les philosophes antérieurs.
« Les uns prétendent qu’il est le mouvement du tout, d’autres qu’il est la sphère ellemême » : les deux thèses ont en commun de ne pas attribuer au temps de réalité propre (et
elles résolvent ainsi à leur façon l’aporie de la réalité du temps).
La première de ces doctrines serait celle du Timée (voir 37d3 et 39c-d, passage dans
lequel Platon parle de la mesure du temps par les révolutions célestes : chaque corps céleste a
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Métaph, B 5 1002a30-b8 : « On admet que la substance, lorsque, n’existant pas auparavant, elle existe maintenant
ou que, existant auparavant, elle n’existe pas maintenant, s’est accompagnée d’un processus de génération et de corruption
qui lui a fait subir ces affections ; or les points, les lignes et les surfaces ne comportent ni génération ni corruption, quand ils
existent ou n’existent pas (...) Est tout à fait voisin le cas de l’instant dans le temps : lui non plus ne comporte ni génération ni
corruption, et pourtant il semble toujours être autre que lui-même : c’est qu’il n’est pas une substance ».
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Or, quand le Père qui l’avait engendré comprit qu’il se mouvait et vivait, ce Monde, image née des dieux éternels, il
se réjouit et dans sa joie il réfléchit aux moyens de le rendre plus semblable encore à son modèle. Et de même que ce vivant
se trouve être un Vivant éternel, il s’efforça, dans la mesure de son pouvoir, de rendre éternel ce tout lui-même également.
Or, c’est la substance du Vivant-modèle qui se trouvait être éternelle, nous l’avons vu, et cette éternité, l’adapter entièrement
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LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
un temps propre qui correspond à la période de son mouvement sur son orbite ; comme
chaque corps céleste a son temps propre, on pourrait dire que l’univers a le sien, le temps
serait le mouvement de la sphère céleste ou la période du mouvement de la sphère céleste).
Aristote critique cette conception (qui a cependant son importance dans l’étude du
temps puisqu’elle fait apparaître l’idée de mouvement et même l’idée de mesure) ; il
remarque qu’on ne peut pas identifier le temps et le mouvement circulaire, ce qui paraît
vouloir dire deux choses : 1/ le temps n’est pas le mouvement (mais quelque chose du
mouvement) ; 2/ « une partie de la révolution est un certain temps, mais n’est pas une
révolution » : une partie de la révolution n’est pas la révolution entière, elle n’est donc pas la
période entière (la durée de la révolution complète) et pourtant elle a une certaine durée, elle
est mesurée par le temps ; on ne doit pas confondre le temps comme tel et l’unité que l’on
choisit pour le mesurer (la révolution du soleil ou de la sphère céleste ou de ce qu’on voudra).
Il fait aussi valoir que le temps ne peut pas être assujetti au support matériel qu’on
voudrait lui donner : s’il y avait plusieurs cieux (hypothèse qu’Aristote. présente ici comme
concevable), il y aurait autant de temps que de mondes ; mais ces mondes seraient aussi dans
le même temps, puisqu’ils seraient simultanés.
La seconde des deux conceptions est probablement celle de Pythagore. Son motif est
que « toutes choses sont dans le temps et dans la sphère de l’univers... ». Aristote la considère
comme trop naïve pour devoir la réfuter.
[Ricœur donne une attention particulière à ce caractère cosmique du temps, et plus
précisément au caractère circulaire de ce mouvement qu’est le temps; le cercle n’est pas
seulement ici, dit-il, une figure géométrique; il est aussi un symbole, le symbole de notre
encerclement ; dans le pythagorisme ou dans le Timée se fait encore entendre l’antique
sagesse « qui a toujours su que le temps nous encercle, nous entoure comme l’Océan » (TR.,
III, p. 27) ; et cette antique sagesse nous rappelle, à nous qui venons après Augustin, Husserl,
Heidegger, c’est-à-dire après des pensées qui ont mis fortement l’accent sur le lien du temps
et de l’âme, que « nul projet de constituer le temps ne peut abolir l’assurance que, comme
tous les autres existants, nous sommes dans le temps » et qu’il y a dans le temps ce que
Ricœur appelle « le roc du temps astral »].
[218b9] De l’examen des doctrines antérieures, comme de l’expérience commune,
Aristote retient l’idée que le temps paraît être un mouvement ou un changement.
La pensée va de la sphère au mouvement de la sphère puis de celui-ci au mouvement
comme tel c’est-à-dire comme réalité physique ; le temps est détaché de son support cosmique
et rapporté au domaine où nous en avons tout d’abord l’expérience : celui de la nature ; en
d’autres termes, le temps est ici assujetti aux substances physiques multiples en lesquelles
seules peut résider le mouvement et le changement.
Mais Aristote critique immédiatement ce qui n’est somme toute qu’une apparence ; il y
a deux raisons de ne pas identifier temps et mouvement :
1/ « un mouvement et un changement réside seulement dans ce qui change… », alors
que « le temps est de la même manière partout… » ; si le temps était le mouvement des
réalités physiques, comme ces réalités physiques sont multiples, il n’y aurait pas un temps,
mais des temps multiples ; or cela contredirait à l’essence du temps puisque le temps « est de
la même manière partout et s’étend sur toutes choses » ;
2/ on ne peut pas attribuer au temps certaines caractéristiques du mouvement : un
mouvement dure un certain temps mais le temps ne dure pas un certain temps ; un mouvement
est plus ou moins rapide, mais le temps n’est pas plus ou moins rapide, puisqu’il permet de
à un monde engendré, c’était impossible. C’est pourquoi son auteur s’est préoccupé de fabriquer une certaine imitation
mobile de l’éternité, et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de l’éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse
selon la loi des nombres, cette chose que nous appelons le temps ».
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LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
déterminer le lent et le rapide ; ce qui est la condition de la rapidité ou de la lenteur n’est pas
lui-même qualifiable par la rapidité et la lenteur.
Donc le temps n’est pas identifiable au mouvement.
CHAPITRE XI
Après avoir montré que le temps n’est pas mouvement, Aristote. va montrer que le
temps n’est pas sans le changement <aneu metabolès>
Cette proposition fait l’objet d’une vérification empirique a contrario : on perd la
conscience du temps qui passe lorsqu'on perd la conscience du changement
Aristote ne se réfère pas à un changement externe (le mouvement d’une chose physique
extérieure à nous), mais à un changement interne ou « psychique » : « quand nous ne
changeons pas de pensée [ou qu’il y a fixation de la pensée sur une même idée] ou quand
nous ne voyons pas que nous changeons [quand nous sommes privés de conscience], nous ne
sommes pas d’avis que du temps s’est écoulé » ; quand nous sombrons dans un sommeil
profond puis nous éveillons, nous identifions comme les dormeurs de Sardaigne le moment de
l’endormissement et le moment du réveil, et le temps intermédiaire, qui existe pour le témoin
éveillé de notre sommeil n’existe pas pour le dormeur à cause de l’absence de sensation <dia
tèn anaisthèsian>; pour lui aucun temps ne s’est écoulé.
La conscience du temps exige donc non pas seulement l’altérité des maintenant mais la
conscience de l’altérité des maintenant, laquelle exige à son tour la conscience d’un
changement ou d’un mouvement, interne ou externe. Quand nous n’avons l’expérience
d’aucun changement, nous perdons la conscience de l’altérité des maintenant, donc aussi la
conscience du temps.
Le temps est donc quelque chose du mouvement.
On observe la récurrence du terme de sensation : 218b25-27 [« à cause de
l’anesthésie »], 219a3-6 [« c’est ensemble que nous sentons <aisthanometha> le mouvement
et le temps], 218b29-32 [« c’est quand nous avons senti et avons déterminé <orisômen> que
nous disons qu’il s’est passé du temps »], 219a22-25 [« nous disons que du temps s’est écoulé
quand nous prenons sensation <aisthsin labômen> de l’antérieur et du postérieur dans le
mouvement »], 219a31-34 [« quand donc nous sentons le maintenant comme unique… »]
Quel rôle accorder à la sensation dans l’étude du temps ? Deux lectures sont possibles.
On peut y voir apparaître le lien du temps et de l’âme (qui sera traité plus loin) et dire
que le temps inclut dans sa nature même l’acte de l’âme qui le perçoit (ce serait la lecture de
Heidegger)
On peut au contraire souligner qu’Aristote se tient ici sur un registre topique : il fait
référence à ce qui donne lieu à une énonciation du temps (« on est d’avis... », « nous
disons... »), et à ce qui y fait obstacle. C’est la lecture de PR et de VG ; PR écrit : Aristote
« ne met pas l’accent principal sur l’activité de perception et de discrimination de la pensée et
plus généralement sur les conditions subjectives de la conscience du temps », il met l’accent
sur le lien du temps et du mouvement : d’une façon générale, il n’y aurait pas de physique
sans une sensation, sans une expérience ; mais ce qui compte, pour le physicien, ce n’est pas
la sensation comme telle, mais ce que la sensation (accompagnée de l’induction) nous
apprend sur l’être physique ; que la perception du temps ne soit pas possible sans la
perception du mouvement montre seulement que l’existence du temps ne va pas sans celle du
mouvement.
Conclusion : 1/ nous percevons le temps en percevant le mouvement ; pas de perception
du mouvement sans perception du temps, pas de perception du temps sans perception du
mouvement ; c’est « quand nous avons senti et déterminé que nous disons que le temps s’est
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LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
écoulé… » (218b32) ; il y a deux conditions de l’expérience du temps : l’expérience d’un
mouvement ou d’un flux et un acte de détermination
2/ le temps est quelque chose du mouvement : si le temps n’est pas mouvement, le lien
du temps et du mouvement ne peut être qu’un lien d’appartenance.
[219a10] Dans la mesure où le temps est quelque chose du mouvement, l’analyse du
temps doit prendre appui sur celle du mouvement et en particulier sur celle du mouvement
local ; la question est de savoir ce que le temps retient du mouvement, comment le temps peut
être quelque chose du mouvement sans être le mouvement.
Ce que le temps retient du mouvement, c’est la continuité et la relation avant/après : le
temps possède en commun avec le mouvement et avec la grandeur la propriété d’être un
continu ordonné selon la relation avant/après
1/ La continuité. En 219a 11-14, Aristote énonce trois propositions
a/ le mouvement local se fait entre un point de départ et un point d’arrivée <ek tinos eis
ti> dans une grandeur4 ; la continuité d’un mouvement consiste d’abord en ce qu’il est d’un
point à un autre ; si le mobile s’arrête puis repart, on a deux mouvements et non pas un seul ;
b/ le mouvement suit la grandeur comme le temps suit le mouvement ;
c/ la grandeur étant continue, le mouvement qui la suit l’est aussi ;
d/ et le temps qui suit le mouvement l’est également : « quelle que soit la quantité du
mouvement, on est d’avis que le temps aussi a une quantité correspondante » ; tout
mouvement a une quantité de l’ordre de la grandeur continue − aller d’ici à là, ou plus loin −,
et le temps a une quantité associée à celle-là : il faut moins de temps pour aller, à la même
vitesse, d’ici à là que pour aller plus loin ; il y a une correspondance entre les deux quantités −
exprimée en grec par le couple <tosoûtos... hosè..>, indication d’une correspondance
quantitative (autant que....) qui ne peut exister qu’entre deux grandeurs continues, et qui serait
impossible si le temps n’était pas lui-même continu.
C’est donc à la lumière de la continuité de la grandeur que peut être pensée celle du
mouvement et à la lumière de la continuité du mouvement que peut être pensée celle du temps
2/ La relation avant/après ou antérieur/postérieur ( 219a15-22)
« Antérieur » fait partie des termes que la tradition aristotélicienne a appelés
postprédicaments, parce qu’Aristote en traite à la suite des catégories, au ch.12 de son traité,
où il indique notamment que le terme a aussi une acception logique : l’antériorité d’un
principe par rapport à ses conséquences. Dans toutes ses acceptions, le terme connote toujours
l’idée d’un ordre irréversible : on dit par exemple que le un est antérieur au deux, parce que,
si le deux implique le un, l’inverse n’est pas vrai (le deux ne peut pas être sans que le un soit,
tandis que le un peut être sans le deux).
L’avant/après sont d’abord <kuriôs> dans le lieu, au sens, précise Aristote, où ils y sont
par position.
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Voir note 1 p. 251. Simplicius relève l’absence d’une prémisse dans le texte d’Aristote : « ce qui se meut de quelque
chose vers quelque chose se meut dans une grandeur ».
Cette précision de Simplicius donne à penser que le mouvement est pris ici en un sens plus restreint qu’au chapitre
précédent : la grandeur est en effet une espèce de la quantité, et les mouvements dans lesquels la grandeur est impliquée en
tant que telle sont les changements, quantitatif ou local. En fait, non seulement le mouvement local est pour Aristote le plus
connaissable parce que le plus évident empiriquement, mais il a en outre une sorte de primauté ontologique, parce que le
mouvement primordial dans l’univers est celui du premier mobile, à savoir le ciel, c'est-à-dire les astres de la sphères des
fixes, lequel est local et seulement local.
On peut étendre ce qui est dit ici du changement quantitatif ou local au changement qualitatif ; mais non pas au
changement de « non sujet » à « sujet », lequel est pour Aristote instantané ; c’est ce qui fait la différence entre l’introduction
d’une forme substantielle dans la matière (changement instantané) et l’acquisition d’une forme accidentelle par une substance
donnée.
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LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
Dans l’étendue, continu immobile, l’antérieur/postérieur ont une signification spatiale ;
ils sont situés ou déterminés par leur position ; soient les points A, B, C, D, sur une ligne qui
est parcourue par un mobile ; le point A est avant le point B, qui est avant le point C, qui est
avant le point D ; si le mouvement va dans l’autre sens, l’ordre se renverse ; le même lieu peut
être antérieur ou postérieur suivant le point de référence adopté, mais l’ordre relatif à ce point
de référence est chaque fois irréversible.
Dans le traité des Catégories, c’est l’antériorité selon le temps qui est citée en premier.
Ici c’est l’inverse : le lieu impose au mouvement qui s’y déroule un certain ordre irréversible,
et ce rapport d’antérieur à postérieur qui est inhérent au mouvement du fait qu’il se déroule
dans la grandeur doit être inhérent au temps aussi s’il est vrai que celui-ci « suit (akoloutheïn)
toujours » le mouvement (219a 19)5.
« Mais la relation d’antériorité et de postériorité dans le mouvement est ce qui fait qu’il
y a mouvement… » : l’avant/après est dans le mouvement et il est - sous l’angle de ce que
désigne la formule <o pote on> - le mouvement même, mais quant à son essence <to einai
autô> il est différent et n’est pas le mouvement » ; l’avant/après, n’est, d’un certain point de
vue rien d’autre que le mouvement même, mais quant à son essence, il est différent du
mouvement.
La formule <o pote on> ne présente que 10 occurrences dans l’œuvre d’Aristote, dont 7
dans la Physique, 2 dans Parties des animaux et une dans le traité De la génération et de la
corruption. Le texte où la formule se rencontre le plus souvent passe pour être le plus ancien ;
en outre l’emploi de ce terme dans la Physique est relativement circonscrit : six emplois dans
le chapitre 11 (p. 219 de l’adition Bekker) et une dans le chapitre 14.
Le premier emploi de la formule dans l’œuvre d’Aristote serait donc 219a20 : <esti de
to proteron kai usteron en tè kinesei o men pote on kinèsis [esti]>
Habituellement on supprime le second <esti> et on rend la formule <o pote on> par
sujet ou substrat ; on en fait un équivalent de <hypokeimenon> : la relation avant/après est
identique au mouvement quant à son sujet mais en diffère quant à son essence.
Pellegrin prend un autre parti et maintient le second esti (voir note 4 p. 251) ; sa
traduction se rapproche de celle que propose Rémi Brague : « l’antéro-postérieur est dans le
mouvement ce qu’étant à un moment donné celui-ci est mouvement ; mais être, pour lui, est
autre chose et n’est pas mouvement » ; traduction, il faut le reconnaître peu intelligible, mais
qui s’éclaire par la paraphrase que RB en propose : « la structure antéro-postérieure est, dans
le mouvement, ce dont l’actualisation à un moment donné permet au mouvement d’être
mouvement, sans que cette structure soit elle-même mouvement. A chaque moment, le
mouvement met en rapport un avant et un après. Mais la structure elle-même, la polarité de
l’avant et de l’après, n’est pas du mouvement ». Nous reviendrons sur ce problème de
traduction à l’occasion de la seconde occurrence de la formule, en 219b14.
On peut préciser trois points
5
On voit ici qu’Aristote fonde l’irréversibilité du temps − la flèche du temps − sur celle du mouvement, donc aussi
sur l’existence et la nature des êtres mobiles. Dans L’évolution créatrice, Bergson, et après lui Prigogine dans La nouvelle
alliance, soulignent qu’un des paradoxes de la mécanique classique est que l’irréversibilité du temps n’y joue aucun rôle : la
modélisation géométrique et la traduction algébrique des phénomènes (par exemple l’équation qui formule la loi de la chute
des corps) resterait la même s’ils se déroulaient en sens inverse. On sait pourtant que non seulement il faut attendre, comme
dit Bergson, que le sucre fonde, mais qu’il est impossible de reconstituer le morceau de sucre une fois fondu. Cette évidence
empirique commune n’a repris droit de cité dans la science qu’à partir de la formulation, par Carnot et Clausius, du second
principe de la thermodynamique : la loi d’accroissement de l’entropie, liée aux propriétés de la forme calorique de l’énergie
redonnait une signification d’abord physique à l’irréversibilité de l’avant et de l’après. − De même, on ne voit pas ce que
pourrait signifier l’idée de succession irréversible dans un temps supposé séparé des mobiles physiques, tel le temps absolu
que Newton mettait au principe de sa mécanique, ou sa transposition kantienne comme forme a priori de la sensibilité : de
tels temps sont nécessairement représentés comme vides, et, ce vide excluant toute différence, il exclut aussi toute
successivité, et a fortiori toute irréversibilité dans la succession (Michel Nodé-Langlois)
10
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
1/ Dire que le mouvement suit la grandeur (219a12), c’est dire qu’il n’y aurait pas de
mouvement s’il n’y avait « quelque chose » que l’on peut appeler « extension » pour
accueillir le déploiement de ce mouvement.
L’analyse de Heidegger est éclairante ; il remarque que le caractère le plus général du
mouvement est la métabolè, le virage ou le passage de quelque chose à quelque chose. Il y a
dans tout mouvement un procès « ek tinos...eis ti », d’un point de départ à un point d’arrivée,
procès qui peut être, mais qui n’est pas nécessairement, une translation d’un lieu à un autre,
et qui ne doit donc pas nécessairement être compris en terme d’espace. Ce procès, Heidegger
l’appelle « dimension » ou « tension » (Dehnung), et il précise que l’extension (Ausdehnung),
c’est-à-dire la tension au sens spatial [extension, étendue] n’en représente qu’une
modification particulière (PF p. 292). Ce que Aristote appelle megethos, ce serait à la fois la
tension, la dimension, l’écart, et, si l’on parle du mouvement local, l’extension, l’extension
n’étant qu’une modalité de la tension ou de la dimension.
2/ Le verbe grec traduit par suivre est akolouthein ; Goldsmith pense que ce terme, au
sens où Aristote l’emploie, n’implique pas une dépendance ontologique ; il signifie que la
continuité et la relation avant-après se retrouvent dans différents phénomènes où elles sont
plus ou moins visibles ou reconnaissables ; le terme doit donc être traduit par suivre ou
accompagner, plutôt que par obéir. Si « l’antérieur/postérieur est d’abord dans le lieu et y est
par la position », c’est au sens où il est plus visible dans le lieu où il y a simultanéité du divers
que dans le temps où la relation avant/après n’est plus de position mais d’ordre. L’idée
d’Aristote serait donc que la relation avant/après est plus connue pour nous (non en soi) en
tant que relation de position qu’en tant que relation d’ordre ; et par conséquent l’intelligence
soucieuse de clarté doit saisir la relation d’ordre d’abord dans le lieu, puis dans le
mouvement, puis dans le temps. Préséance non ontologique, mais gnoséologique de la
grandeur sur le mouvement et du mouvement sur le temps.
La lecture que Heidegger donne du verbe akolouthein est différente : il le comprend
comme exprimant une relation apriorique de fondation (PF p.293) : si megethos signifie la
tension ou la dimension, alors on peut dire que le mouvement fait suite à la dimension - au
sens où sans la dimension qui accueille le mouvement, il n’y aurait pas de mouvement,
comme le temps fait suite au mouvement
3/ La relation qui unit la grandeur, le mouvement et le temps est une relation d’analogie
(219a18). L’analogie est une identité de rapports entre des êtres appartenant à des catégories
différentes ; elle met en évidence une identité de structure transversale à la différence
catégoriale (Métaph, N 1093b18 : « les choses sont toutes mutuellement apparentées sous une
unité qui n’est qu’une unité d’analogie : ce qu’est le rectiligne dans la longueur, le plan l’est
dans la surface, l’impair, probablement, dans le nombre, le blanc dans la couleur… »). On
peut donc dire que le mobile est au mouvement ce que le point est à l’étendue ou l’instant au
temps ; et ce qui permet la construction de l’analogie, c’est l’idée de continuité qui est
commune aux trois domaines. La relation entre les trois continus se dit dans trois termes :
« analogie », « suivre », « semblablement » (voir par exemple 219b15-17 : « le mouvement
suit la grandeur […] Et assurément il en va de même pour le point <omoiôs> »)
Qu’est-ce qui caractérise en propre le temps par rapport au mouvement ?
« Mais le temps aussi nous le connaissons <gnôrizomen> quand nous distinguons le
mouvement, et nous distinguons celui-ci par l’antérieur et le postérieur [quand nous avons
déterminé <orisômen> le mouvement en le déterminant <oridzontes> par l’avant/après] et
nous disons qu’un temps s’est écoulé quand nous avons eu une perception [prenons sensation
<aisthèsin labômen>] de l’antérieur et du postérieur dans le mouvement ».
Pour que nous connaissions le temps, pour que le temps apparaisse, il est nécessaire que
nous déterminions le mouvement selon l’avant/après ; et pour que cette détermination ait lieu,
il est nécessaire que nous saisissions par l’intelligence <noèsômen> l’un et l’autre [des
11
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
maintenant] comme distincts, ainsi que l’intervalle qui les sépare ; ainsi le temps apparaît
comme ce qui est déterminé par le maintenant. Deux choses en résultent :
1/ Aristote anticipe à nouveau sur ses ultimes développement en faisant référence à
l’âme <psuchè> : c’est que le discernement des extrémités ne consiste pas seulement à les
distinguer dans l’espace, par leur position, mais à discerner qu’un mobile s’y trouve tour à
tour, et jamais dans les deux à la fois, alors que les positions, en tant que telles, coexistent
dans la simultanéité. Ce discernement, tout à la fois, du mouvement et du temps, suppose la
mémoire, car il serait impossible autrement de distinguer et aussi de relier l’origine et la fin
du mouvement comme deux instants différents, alors que l’instant initial, à la différence de la
position initiale, a disparu.
2/ Le maintenant est donc la clé de l’intelligence du temps.
Avant que l’interrogation ne se porte sur le maintenant, vient une sorte de pause qui se
présente comme une confirmation par l’expérience de ce qui vient d’être acquis ; Aristote
revient sur ce qui a été montré en 218b27-29 [« si on ne voit pas que le maintenant est autre,
on n’est pas d’avis qu’il y a un temps intermédiaire »] : si nous percevons le maintenant
comme unique et non pas comme déterminant de l’antérieur et du postérieur, alors nous
n’avons pas de conscience du temps parce que nous n’avons pas eu de conscience de
mouvement ; si au contraire nous percevons le maintenant comme fin de l’antérieur et début
du postérieur (séparant deux périodes) ou si nous le saisissons comme situé avant ou après un
autre maintenant (délimitant un intervalle de temps), alors nous disons que du temps s’est
écoulé. Il y a temps lorsque, dans ce continu successif qu’est le mouvement, nous
déterminons grâce au maintenant de l’antérieur et du postérieur.
Vient alors la dernière phase de la construction de la définition du temps. Elle fait
intervenir la notion de nombre ; « elle complète la relation entre l’avant et l’après par la
relation numérique » (VG). Lorsque, par la pensée nous distinguons des maintenant successifs
et les intervalles qu’ils délimitent, nous sommes capables de compter ces intervalles ou de les
comparer entre eux sur la base d’une unité fixe. Ainsi le temps peut-il être compris comme le
nombre du mouvement selon l’antérieur/postérieur6.
Ce que confirme l’indice ou signe exposé juste après (et tiré de l’expérience ou de la
pratique ordinaires): « le plus et le moins, nous le discernons par le nombre, et le plus et le
moins du mouvement par le temps »7 ; le nombre est ce qui nous sert à exprimer les
différences quantitatives, et nous attribuons de telles différences au mouvement en référence
au temps, par exemple lorsque nous disons qu’un mouvement a été plus long ou plus court,
plus rapide ou plus lent.
6
La définition aristotélicienne du temps est-elle circulaire ? Thomas d’Aquin (avant Heidegger) pose la question et
montre (d’une autre façon que Heidegger) qu’elle ne l’est pas : « Si l’on objecte contre la définition susdite que l’antérieur et
le postérieur sont des déterminations temporelles, et qu’ainsi la définition est circulaire, il faut répondre que l’antérieur et le
postérieur sont inclus dans la définition du temps du fait que c’est la grandeur qui les cause dans le mouvement, et non pas en
ce qu’ils sont mesurés d’après le temps. C'est pourquoi Aristote a montré que l’antérieur et le postérieur sont dans la grandeur
avant d’être dans le mouvement, et dans le mouvement avant d’être dans le temps, ce qu’exclut cette objection ».
On voit ce qui invalide selon Thomas l’objection : l’ordre de succession temporelle est fondé sur l’ordre des phases
du mouvement physique, qui est lui-même fondé dans la nature du mobile ; si ce mouvement est une croissance (de
l’embryon à l’âge adulte), ce sont les phases de la croissance (et leur ordre irréversible : l’embryon précède l’enfance qui
précède l’adolescence…) qui commandent l’ordre temporel.
7
Dire que « le temps est un certain nombre » ne signifie pas qu’il soit le seul nombre envisageable au sujet du
mouvement. Le mouvement peut être quantifié à d’autres points de vue : par exemple celui de l’espace parcouru ; mais dans
ce cas, la considération de l’avant et de l’après ne joue aucun rôle − on peut mesurer la distance dans un sens ou dans l’autre,
indifféremment −, alors qu’elle est indispensable s’il s’agit de mesurer la durée ou la vitesse d’un mouvement. La référence à
l’antérieur et au postérieur est donc bien ce qui spécifie le temps dans l’ensemble des quantifications dont le mouvement peut
être l’objet.
12
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
Aristote. précise enfin sa définition du temps en distinguant deux sens de la notion de
nombre : d’une part ce qui est nombré <to arithmoumenon> et ce qui est nombrable <to
arithmèton>, d’autre part ce par quoi nous nombrons, le nombrant. Le premier est l’objet en
tant que grandeur (quantifiée ou quantifiable), le second est l’expression numérique de cette
grandeur, résultant de la mesure ; et il y a plusieurs « nombrants » possibles pour un même
« nombré » : suivant qu’on compte en mètres ou en centimètres pour la distance, en minutes
ou en secondes pour la durée, on aura des nombres nombrants divers pour un même intervalle
d’espace ou de temps.
Le nombre qui intervient dans la définition du temps, c’est le nombré ou le nombrable,
non le nombrant : celui-ci n’est qu’une expression reposant sur la fixation conventionnelle
d’unité de mesure, alors que le temps est une dimension du mouvement indépendante de ces
conventions.
Cette question a son importance si l’on se demande quelle est la part de l’âme dans la
constitution du temps : Aristote appuie le temps sur le mouvement (le nombré) plutôt que sur
l’âme, le nombrant.
En 219b9 commence le premier des « traités annexes », consacré à l’identité et à
l’altérité du temps (1) et plus précisément à l’identité et à l’altérité du maintenant (2).
(1) Le mouvement est toujours autre (alors même que nous parlons d’un seul et même
mouvement continu et faisant unité avec lui-même) dans la mesure où nous y distinguons des
phases qui sont toutes différentes les unes des autres ainsi que du processus total.
« … de même en est-il du temps… » - par suite de la correspondance analogique entre
les trois continus.
Aristote ajoute « mais <de> tout temps simultané est le même... ». Plusieurs façons de
comprendre ce passage.
D’abord on peut comprendre la formule <o d’ama pas chronos> comme signifiant non
pas « tout temps simultané » mais « le temps pris tout entier à la fois » (Stevens) ; Aristote
dirait : « le temps pris tout entier à la fois est le même, car – littéralement : « le maintenant qui
était à ce moment là est le même »8 [Stevens : car ce qu’était l’instant à un certain moment est
le même] mais son essence est différente ». Aristote soulignerait ici le paradoxe du temps qui
est la fois variation et invariance, qui est invariablement la dimension du toujours nouveau,
qui est invariant en sa qualité même de source de variation. Kant ferait écho à ce qu’Aristote
dit ici lorsqu’il énonce : le temps demeure et ne change pas ; ce qui change, ce sont les
phénomènes dans le temps (1e analogie de l’expérience, édition B : « le temps dans lequel doit
être pensé tout changement des phénomènes demeure et ne change pas… »).
Ensuite il y a un certain nombre d’incertitudes sur la phrase qui a été traduite : « or le
maintenant mesure le temps en tant qu’il délimite un antérieur et un postérieur » ; certaines
versions du texte portent orizei au lieu de metrei ; certaines versions suppriment le 2e verbe
(orizei), d’autres non (si on le supprime, on traduira : « c’est le maintenant qui mesure
<metrei> [ou délimite <orizei>] le temps, en ce qu’il est avant et après »
Enfin certains commentateurs disent que le passage b10-12 manque de cohérence et
qu’on rétablit facilement la cohérence si l’on supprime la formule <o pot èn – to d’einai autô
eteron> ; si l’on fait cette suppression, le passage se comprend ainsi : « de même que le
mouvement est toujours autre, de même le temps. En revanche <de> tout temps simultané est
un seul et même temps : en effet <gar> le maintenant est le même […] or c’est le maintenant
qui mesure <metrei> [ou délimite <orizei>] le temps…»
8
La construction la plus vraisemblable fait de to nun l’antécédent du relatif : le maintenant qui était à ce
moment là est le même ; mais pourquoi l’imparfait ? et comment la formule « qui était à ce moment là » peutelle signifier que le nun est pris « de façon abstraite » (note 3) ?
13
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
La formule qui a été supprimée serait une interpolation d’un lector eruditus inspirée par
la suite du passage sur l’identité et l’altérité des maintenant
VG conserve la formule <o pot èn – to d’einai autô eteron> et traduit (en déplaçant la
fermeture de la parenthèse : « (mais tout temps simultané est le même, puisque <gar> l’instant
reste le même, bien qu’il soit différent dans son essence ; or c’est l’instant qui mesure le
temps selon l’avant et l’après) » et il explique le passage ainsi (c’est la même idée que dans la
note 3, p. 253) : s’il y a simultanéité, il y a co-existence de choses multiples en un seul et
même instant ; l’instant (considéré par l’esprit) est le même, mais il est différent dans son
essence, au sens où il peut être rapporté à l’un ou à l’autre des événements simultanés ayant
lieu à cet instant ; ce n’est pas la même chose d’être un instant dans la bataille de Salamine et
d’être un instant dans la bataille de Sicile.
(2) Ensuite vient la question de l’identité et de l’altérité de l’instant.
« Mais le maintenant est en un sens le même… » - VG traduit : « quant à l’instant, en un
sens il est le même, en un autre, non : dans la mesure où il réside en ce qui change, il est autre
(car c’était en cela que consistait son essence [et non son substrat puisque la formule grecque
est <touto d’èn autô to nun einai>] ; mais d’après son substrat <o pote on>, il est le même
... » ; Stevens traduit littéralement la formule <o pote on> : « l’instant est d’une certaine
manière le même, d’une autre pas : en effet, en tant qu’il est toujours ailleurs, il est différent
(c’est cela qu’était l’instant), mais ce qu’étant à un certain moment l’instant est, est le
même ».
Cette phrase nous explique comment le maintenant peut être à la fois même et autre,
sous quel angle il est même, sous quel angle il est autre.
Comme cette proposition est difficile, Aristote va l’éclairer en revenant à la grande
analogie qui unit les trois continus que sont la grandeur (continu immobile), le mouvement et
le temps (continus mobiles). L’analogie signifie sans doute qu’une prise directe de la pensée
sur son objet (le maintenant) est difficile ; un détour est nécessaire [autre exemple : là où il
s’agit de penser l’acte, dans le livre thèta de la Métaph, un détour est nécessaire : « la notion
d’acte que nous proposons peut être élucidée par l’induction à l’aide d’exemples particuliers,
sans qu’on doive chercher à tout définir mais en se contentant d’apercevoir l’analogie… »
(Thèta 6, 1048a35)]
Dans la phrase qui commence en b16 par <akolouthei gar> (« En effet… »), Aristote
montre que, s’il y a analogie entre les trois continus, il doit y avoir aussi analogie entre les
trois indivisibles qui déterminent, dans le continu qui leur correspond, la relation d’ordre
antérieur/postérieur : le transporté (pour le mouvement), le point (pour l’étendue) et l’instant
(pour le temps)9 ; l’idée d’Aristote, c’est que, quelles que soient les différences intrinsèques
entre le mobile, le point et l’instant, l’instant est avec le temps dans le même rapport que le
point avec l’étendue ou le mobile avec le mouvement (la comparaison porte sur le rapport
mais non sur les termes du rapport).
La comparaison entre ces trois rapports se fait dans un certain ordre : 1/ Le point est à
l’étendue ce que le transporté est au mouvement ; 2/ l’instant est au temps ce que le transporté
est au mouvement ; 3/ l’instant est au temps ce que le point est à l’étendue.
Et c’est le jeu entre ces trois rapports qui doit nous faire comprendre que le maintenant
est à la fois même et autre.
9
Thémistius : « Il a été dit que le mouvement est conséquent à l’étendue, le temps au mouvement. Les principes de
ces trois sortes d’être, ce qui, pour ainsi parler les fait et les engendre, doit donc raisonnablement comporter les mêmes
relations de conséquence. Or ce qui fait l’étendue, c’est le point, ce qui fait le mouvement, c’est le transporté, ce qui fait le
temps, c’est le maintenant <nun>. Ainsi donc que le point demeure un et la pierre une, qu’on les transporte ici ou là, mais
qu’ils diffèrent en raison <logô>, ainsi en est-il du présent »
14
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
Le premier rapprochement est celui du point et du transporté : « Et assurément il en va
de même pour le point et pour ce qui est transporté… »10. Si l’analogie permet un transfert
d’intelligibilité, celui-ci paraît aller du rapport point/étendue au rapport
transporté/mouvement : de même que le point nous fait connaître l’avant/après dans
l’étendue, de même le transporté nous fait connaître « le mouvement et ce qui en celui-ci est
avant/après » ; le point que l’on trace sur une ligne permet d’y déterminer ce qui est avant et
ce qui est après ; de même le transporté nous fait connaître le mouvement et l’avant/après
parce qu’il permet de discriminer un facteur d’invariance et un facteur de variation :
l’invariant, c’est le transporté (Coriscus), le variable, ce sont les positions successives du
transporté (à l’agora, puis au Lycée, puis à l’Académie, etc), s’ordonnant selon l’avant/après ;
d’où la proposition (Stevens) : « Or ce qu’étant à un certain moment le transporté est est le
même […] mais par la définition <tô logô> il est autre » ; logos a ici le sens technique de
définition (la définition est facteur de variation parce qu’elle consiste à considérer le sujet
(invariant : Corsicus) du point de vue des prédicats successifs et variables qui lui sont
inhérents (au Lycée, à l’Agora, à l’Assemblée, etc).
Le second rapprochement11 est celui de l’instant et du transporté : [219b23] « Et le
maintenant suit le transporté comme le temps suit le mouvement » [VG « l’instant
accompagne le transporté comme le temps le mouvement »]. Cette fois le transfert
d’intelligibilité va se faire du rapport transporté/mouvement au rapport maintenant/temps : le
transporté est, par ses positions successives, le principe de détermination de l’avant/après du
mouvement ; de même le maintenant est le principe de détermination de l’avant/après du
temps ; ou plus précisément : si le maintenant est le principe de détermination de l’avant/après
du temps c’est en tant qu’il est nombré, ou que les maintenant sont comptés, distingués l’un
de l’autre ; et c’est pourquoi Aristote écrit en 219b25 : « … et ce par quoi l’antérieur et le
postérieur sont nombrables, c’est le maintenant ».
L’analogie permet de transférer ce qu’on dit du transporté (il est à la fois même et autre)
au maintenant : le maintenant comporte deux aspects, l’un par lequel il est toujours identique,
l’autre par lequel il est toujours autre et donne lieu à la succession temporelle.
Ce qui joue dans les deux cas, c’est la relation substrat/essence : l’invariance est du côté
du substrat, la variation du côté de l’essence
Le transporté est le substrat du mouvement, mais l’essence du mouvement est différente
du transporté
Le mouvement est le substrat de l’avant/après, mais l’essence de l’avant/après est
différente du mouvement : la relation d’ordre avant/après est comme telle indépendante du
mouvement dans lequel elle se réalise (elle se réalise tout aussi bien dans la grandeur et dans
le temps).
L’avant/après est le substrat du maintenant, mais l’essence du maintenant est
différente : il est ce par quoi l’avant/après est nombrable (219b28 : « ce par quoi l’antérieur et
le postérieur sont nombrables, c’est le maintenant »).
On peut donc parler d’un triple étayage du maintenant : il s’étaye sur l’avant/après
(substrat du maintenant) qui lui-même s’étaye sur le mouvement (substrat de l’avant/après)
qui lui-même s’étaye sur le transporté.
10
VG : « au point, on peut comparer le corps mû,… » ; Stevens : « semblablement le point est accompagné par le
transporté… »
11
On remarque que la formule grecque n’est pas identique dans les deux cas (« il en va de même pour le point et
pour ce qui est transporté » / « Et le maintenant suit le transporté » : l’identité de l’instant ne peut pas être comparée à celle
du mobile comme l’était celle du point ; l’identité de mobile est substantielle ; l’identité du point est quasi-substantielle ;
celle de l’instant n’est plus du tout substantielle : l’invariance de l’instant n’est pas celle d’un « sous-jacent » (et c’est
pourquoi Aristote emploie la formule o pot èn et non pas le terme hupokeimenon.
15
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
Mais l’étayage est aussi un écart : ce qui s’étaye sur… se détache de ce sur quoi il
s’étaye.
Et c’est ce qui permet de comprendre l’invariance et la variation du maintenant.
Ce que l’instant a d’identique, il le doit à son ancrage substantiel (c’est-à-dire en
dernier ressort au transporté), ancrage qui est distendu mais n’est jamais rompu ; ce qu’il a de
variable, il le doit à cette distension : le mouvement n’est pas le mobile, l’avant/après n’est
pas le mouvement et le maintenant n’est pas l’avant/après
Comment, dans ces conditions comprendre l’identité du maintenant ?
L’interprétation qui me paraît la plus conforme au texte d’Aristote et en particulier aux
lignes 219b29-33 est celle de VG ; VG rappelle que le mouvement dont il est question dans
tout le passage est celui d’une substance physique concrète et une, et qui, en son mouvement
naturel, tend vers l’acte ou l’achèvement.
Cette substance physique communique au mouvement 1/ son unité et 2/ sa finalité :
c’est parce que la substance tend vers l’acte (tension qui est le mouvement même) que le
mouvement peut être défini comme l’acte de ce qui est en puissance en tant qu’il est en
puissance ; et cette unité/finalité du mouvement communique au maintenant une identité et un
sens ; cette identité est double : 1/ le maintenant est identique dans la mesure où « c’est un
seul et même mouvement qui en est le substrat » ; et 2/ comme le mouvement est lui-même
l’acte de ce qui est en puissance en tant qu’il est en puissance, on peut dire aussi que le
maintenant est identique au sens où chaque maintenant « fait passer à l’acte la potentialité du
mobile » - acte inachevé, puisque le mouvement se poursuit et que de nouveaux instants font
à leur tour passer à l’acte la potentialité du mobile.
L’identité de l’instant serait donc l’identité de ce qui a lieu en chaque instant, soit le
passage à l’acte du mobile. Il s’agirait donc d’une fondation « physique » de l’identité de
l’instant.
Cette analyse éclaire le passage 219b29-32 : « Et cela est tout à fait connaissable
<gnörimon>… » ; ce qui est désigné comme connaissable, c’est d’un côté le transporté, de
l’autre le maintenant ; comme le dit la note 254/3, c’est le mobile qui nous fait connaître le
mouvement comme c’est le maintenant qui nous fait connaître le temps ; le transporté,
substrat du mouvement, est principe d’intelligibilité du mouvement au sens où il lui donne
son unité et sa finalité ; de même le maintenant est principe d’intelligibilité du temps au sens
où il y introduit l’invariance (le maintenant toujours même en tant qu’actuation du mobile) et
la variation (le maintenant toujours autre en tant que cette actuation est inachevée et se
relance à chaque nouveau maintenant) ; le maintenant est ce qui est proprement connaissable
dans le temps au sens où il y introduit l’articulation de l’invariance et de la variation.
Comment penser l’altérité du maintenant ?
Aristote nous dit que l’essence du maintenant implique une incessante altérité (« le
maintenant est toujours autre et c’est en cela que consiste son essence ») et il nous dit aussi
que l’essence du maintenant, c’est l’avant/après en tant qu’ils sont nombrables ; on doit
admettre que ces deux aspects de l’essence du temps sont interdépendants et que c’est, sinon
le dénombrement, du moins la possibilité de dénombrer qui donne consistance à l’altérité.
Dire que le maintenant est nombrable, c’est dire qu’on peut inscrire les instants dans une série
et repérer chacun par l’indice d’un nombre à l’intérieur d’une relation d’ordre ; et une telle
série établit les maintenant dans leur altérité réciproque.
On peut signaler d’autres lectures.
Ross pense l’identité du maintenant comme identité spécifique : l’instant serait
identique dans la succession des instants comme l’humanité est identique dans la diversité des
humains
Heidegger donne une attention particulière aux formules <ho pot èn> [219 b12: <to gar
nun to auto ho pôt èn; to d’einai autô heteron>] et <ho pote on> [219b18 et 219b27]. Il
16
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
traduit b12 en commentant : « le maintenant est le même du point de vue de ce qu’il était déjà
à chaque fois ; c’est à dire qu’à chaque instant il est le maintenant (in jedem Jetzt ist es Jetzt) ;
son essentia, son quid sont toujours les mêmes; et cependant chaque maintenant est à chaque
instant (jedes Jetzt in jedem Jetzt) selon son être (seinem Wesen nach) un autre ; l’être
maintenant (das Jetzt sein) est à chaque fois un être autre (mode d’être, existentia) ». « En
chaque maintenant le maintenant est un autre, mais chaque autre maintenant est, en tant que
maintenant, pourtant toujours maintenant. Les maintenant à chaque fois différents sont, en
tant que différents, pourtant toujours la même chose, à savoir des maintenants » (PF p. 298).
Le même mot allemand Jetzt doit être traduit de deux façons différentes : si Jetzt = maintenant
quelconque, on le traduit par « instant » ; si Jetzt = maintenant présent (maintenant à table !)
on traduit par maintenant.
Donc, selon Heidegger, le nun serait le même en tant que maintenant présent, et il serait
autre en tant que simple instant. Si le maintenant est identique, c’est parce qu’un « dire » peut
en chacun des instants différents désigner un « maintenant », au sens de « son propre
présent ».
Mais cette interprétation ne rend pas compte de la référence, explicite dans les textes, de
l’identité du maintenant à l’identité du transporté, que celle de l’instant suit ou accompagne.
L’interprétation de Bröcker (voir l’analyse de PR) paraît bien aller dans le sens de celle
de Heidegger (« ce qui est à chaque fois maintenant est le même dans la mesure où il est
présent <Gegenwart>... » ; mais l’instant serait toujours différent dans la mesure où « chaque
point de temps était d’abord futur, vient dans le présent et va dans le passé »).
Quant à l’interprétation de Conen, elle s’abstient de recourir, par fidélité au texte à la
dualité instant/présent et s’énonce ainsi : l’identité de l’instant serait la simultanéité partagée
par des mouvements différents (c’est un souvenir de 219b11) ; mais cette lecture, observe
Ricœur, ne tient pas compte du fait qu’Aristote fait reposer l’identité du maintenant sur la
relation avant-après (qui est le maintenant quant à son substrat)
Concluons cette analyse en observant qu’il ne peut être question, avec le nun
aristotélicien, d’un présent augustinien, un présent défini par l’instance de discours qui
l’énonce. Mais la référence constante du temps au mouvement (qui lui même est défini par
Aristote comme acte de ce qui est en puissance), l’insertion du nun dans le dynamisme de
l’actualisation d’une puissance, « introduit une certaine notion de présent liée à l’avènement
que constitue [cette] actualisation ». L’instant présent serait la pointe de l’actualisation. En
d’autres termes, l’instant ne peut pas avoir chez Aristote., c’est-à-dire dans une conception
finaliste, téléologique, du mouvement le statut d’instant quelconque qu’il recevra dans une
conception purement mécaniste du mouvement.
[219b32] « Il est aussi manifeste que si le temps n’existait pas… »
Le second des petits traités annexes consacrés à l’instant comporte deux parties : la
première, traitant de la solidarité entre l’instant et le temps, est introductive à la seconde qui
se demande comment le temps peut être à la fois continu grâce à l’instant et divisé selon
l’instant.
L’interdépendance du maintenant et du temps, Aristote l’établit par une analogie : le
transporté et le transport sont « ensemble » (ou simultanés), comme le nombre du corps
transporté et celui du transport. Aristote se fonde sur la co-existence évidente du transport et
du transporté (sans mobile pas de mouvement, sans mouvement pas de mobile) pour établir,
par analogie, la co-existence du nombre du transporté et du nombre du transport, co-existence
à travers laquelle doit apparaître la solidarité du temps et du maintenant.
Le nombre du transport, c’est le temps (le temps est le nombre du mouvement selon
l’avant/après) ; le « nombre du transporté », c’est donc, selon l’analogie, le maintenant.
17
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
Le transporté permet de déterminer (et nombrer) l’avant/après du mouvement, au sens
où il permet d’y repérer des positions successives ; on peut donc dire que le transporté sert
d’unité pour la mesure du mouvement ; de même, les maintenant successifs du mobile
déterminent et permettent de nombrer l’avant/après du temps et on peut donc qualifier le
maintenant lui aussi comme unité (car c’est l’unité qui permet de nombrer) : il est comme
l’unité dans le nombre, non au sens où il serait partie d’un nombre cardinal (car le temps
n’est pas la somme d’un nombre fini d’instants), mais comme principe de la progression d’un
nombre ordinal (1e, 2e, 3e, etc), dont il permet de compter continûment la marche en avant.
On peut aussi remarquer qu’Aristote appelle unité ce qui sert en chaque genre de
principe de connaissance (Métaph I, 1, 1052b24-26 : « de là vient que dans les autres
catégories (autres que la quantité), on donne le nom de mesure à ce par quoi primitivement
chaque chose est connue, et que la mesure de chaque genre est une unité »
Résumons l’argument en disant que la solidarité évidente entre le mobile et le
mouvement fait voir la solidarité moins évidente entre le nombre du corps transporté et le
nombre du transport, c’est-à-dire la solidarité du maintenant et du temps.
Sans temps, pas de maintenant : le maintenant n’existe qu’en raison du flux dont il
nombre la succession
Sans maintenant pas de temps : le flux ne devient du temps que s’il y a détermination de
l’avant/après, et de cette détermination, c’est le maintenant qui est le principe
Puis vient la question centrale : la solidarité du maintenant et du temps doit faire
comprendre les deux attributs du temps mentionnés précédemment : la divisibilité du temps
(218a6) et la continuité du temps (218a23).
Ces deux attributs sont solidaires, ainsi que le montre Physique, VI, 2, 232b24 (314) :
« j’appelle continu ce qui est divisible en parties toujours divisibles » ; la continuité n’est rien
d’autre que la possibilité de diviser à l’infini une grandeur.
Et cette solidarité va s’éclairer, dans le cas du temps, par la mise en évidence de leur
commune fondation dans le maintenant : « le temps est continu par le maintenant et il se
divise selon le maintenant » (220a5).
L’argumentation d’Aristote est à nouveau conduite par l’analogie entre le transporté
(a7), le point (a10) et le maintenant (a14).
Aristote considère d’abord le transporté et dit : « le mouvement et le transport <è
kinèsis kai è phora> sont un <mia> par le transporté, parce que celui-ci est un <en> ».
Le mouvement (et en particulier le mouvement local, le transport) ne pourrait pas avoir
d’unité si le sujet du mouvement (et en particulier le sujet du transport, le transporté) n’avait
pas lui-même d’unité.
Comment faut-il comprendre l’unité du transporté pour qu’elle fonde l’unité du
mouvement ?
Elle ne consiste pas en « ce qui fait qu’il est ce qu’il est – car il pourrait y avoir une
interruption… » : l’unité du transporté en tant que substrat ne garantit pas l’unité du
mouvement ; si le mouvement s’arrête, puis reprend plus tard, il n’y a plus d’unité du
mouvement mais l’unité du substrat demeure.
Elle consiste dans l’unité du transporté selon sa définition (logos).
Dans les passages antérieurs, l’un était du côté du substrat et le multiple ou la différence
du côté de la définition. Ici l’unité est attribuée au transporté selon sa définition ; l’unité du
transporté selon sa définition, c’est l’unité du substrat dans son mouvement, à travers les
prédicats successifs qu’il reçoit de son mouvement., unité que le lien prédicatif exprime dans
le langage.
Pour résumer : l’unité du transporté fonde bien la continuité du mouvement pour la
pensée qui « saisit » ou « comprend » le sujet dans ses positions successives.
Le second des analogues est le point (220a10).
18
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
Le point est, comme le mobile pour le mouvement et comme la maintenant pour le
temps, facteur de continuité et de division : il est à la fois ce qui rend la ligne continue et ce
qui la divise (a11 : « le point à la fois rend continue et délimite la grandeur »).
Cependant Aristote souligne nettement la limite de l’analogie (« … cela suit d’une
certaine manière <pôs> du point » [« cela aussi correspond en quelque manière au point »]) ;
« en quelque manière » exprime une restriction : pour qu’il y ait un maintenant, il est
nécessaire qu’il y ait du mouvement ; mais le concept de point n’implique pas celui de
mouvement : un point peut être en mouvement, comme il peut ne pas l’être.
Et par conséquent ce n’est pas de la même façon que le point et le maintenant
respectivement divisent et unissent ; la différence vient de ce qu’ils ne relèvent pas du même
continu : le point relève d’un continu immobile, le maintenant d’un continu mobile.
Le point divise et unit en étant à la fois fin <teleutè> [d’un premier segment] et principe
[commencement] <archè> [d’un autre]. Or tel il n’est que si l’on s’en sert deux fois, une
première fois pour clore un premier segment, une autre fois pour commencer le suivant.
Quand on fait ce double usage du point, « il est nécessaire de s’arrêter ». Donc la bivalence du
point (unificateur/diviseur) suppose que le point soit immobile.
« Le maintenant, par contre, du fait que l’objet transporté est mû, est toujours
différent » : l’immobilité qui permettait de faire un double usage de la limite (terminus ad
quem, terminus a quo) est exclue dans le cas du maintenant, puisque le temps ne s’arrête pas.
Si donc on veut comparer le point et le maintenant, on ne peut plus s’en tenir à un point
unique, qui serait à la fois commencement et fin, c’est-à-dire qui serait immobile ; on doit
considérer les points qui constituent les extrémités d’une ligne. Puisque le maintenant
participe du flux continu du temps, puisqu’il est toujours autre, il n’est pas possible que le
même maintenant soit commencement et fin ; deux sont nécessaires : l’un est commencement
et l’autre fin ; « la dualité de fonctions assumée par un point unique, écrit VG, est ici répartie
entre deux instants [maintenant] que sépare une durée [et qui sont les limites de cette durée]
et l’“arrêt” s’est élargi en durée »12.
Comme cela a été montré antérieurement, l’expérience du temps n’est pas possible à
partir de la conscience d’un maintenant unique, mais seulement si le maintenant est perçu
« comme antérieur et postérieur dans le mouvement » (219a31), ce qui veut dire qu’il y a
deux maintenant que sépare un laps de temps.
Aristote précise en outre que les maintenant/extrémités sont de pures limites et non pas
des parties de la ligne temporelle ; le maintenant n’est pas une partie du temps, pas plus que le
point qui divise une ligne en deux n’est une partie du continu qu’il divise.
Quelques mots, pour conclure, sur la lecture que fait Heidegger de la page consacrée au
lien de l’instant et du temps.
Comment se fait-il, demande Heidegger, que pour Aristote. le temps soit d’un côté
« contenu en soi » (sun-eches) par le maintenant, c’est-à-dire trouve le fondement de sa
continuité dans le maintenant, et d’autre part divisé par le maintenant ? Et Heidegger répond :
continuité et divisibilité du temps relèvent originairement de la dimension appartenant au
maintenant. Car dans la mesure où le maintenant comporte en soi l’extension (Erstreckung)
12
On peut exprimer aussi la différence entre le point et le maintenant de la façon suivante : le point divise
essentiellement et unit par accident ; le maintenant unit essentiellement et divise par accident [a22 : « en tant qu’il est limite,
le maintenant n’est pas un temps mais est accident du temps »]. Soit une ligne AB ; je la divise en y portant le point C qui
délimite les segments AC et CB ; l’opération essentielle du point C est de diviser ; s’il unit aussi les deux segments, c’est
parce l’unité de la ligne initiale précède les deux segments que le point C y fait apparaître ; ce n’est pas le point C qui unit la
ligne à elle-même : l’unité de la ligne le précède. Dans le cas du temps, c’est différent : le temps ne précède pas le
maintenant, puisque c’est le maintenant qui fait apparaître le temps (en en déterminant le flux) ; et il fait apparaître le temps
en unissant le temps à lui-même (en liant ce qui n’est plus à ce qui n’est pas encore) ; il est essentiellement unissant ; et s’il
est aussi divisant, c’est par accident (au sens où ce qui relie le ne plus au pas encore ne peut les relier sans les séparer.
19
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
en direction d’un pas encore et d’un ne … plus, l’instant divise (il sépare ce qui n’est pas
encore et ce qui n’est plus). Mais dans la mesure où cette tension vers... est en même temps le
passage de l’un à l’autre, il unit. Et par conséquent ce double pouvoir qu’a le maintenant
d’unir et de séparer fait apparaître le maintenant comme une certaine épaisseur de durée.
On voit bien par là ce qui sépare et ce qui unit la lecture de MH et elle de VG. VG.
identifie l’instant aux limites du laps de temps et H. l’identifie plutôt au laps de temps luimême.
Pour étayer sa lecture, Heidegger cite la proposition suivante: « en tant que l’instant est
limite, il n’est pas le temps mais n’en est qu’un accident » (220 a 21) et il la commente ainsi :
« le maintenant n’est limite, au sens de clôture, de fini, de pas plus loin, qu’accessoirement,
par rapport à ce qui cesse dans un maintenant en un point déterminé du temps » ; ce qui veut
dire : le maintenant dans son essence n’est pas limite, puisqu’il est nécessairement ouvert, en
tant que maintenant, vers un pas encore et vers un ne ...plus, qu’il sépare, certes, mais pour les
unir. Mais dans la mesure où l’on fait coïncider un maintenant avec un arrêt du mouvement, il
apparaît, d’une façon contingente, comme limite.
Heidegger donne également toute son importance à la distinction entre limite et nombre,
qui termine le ch. 11: « les limites appartiennent à la chose dont elles sont les limites, alors
que le nombre qui compte ces chevaux-ci, par ex. le 10 est encore nombre ailleurs ».
Il appartient à l’essence d’une limite, commente Heidegger, d’être liée à ce qui est par
elle délimitée : « les limites d’une chose ne sont ce qu’elles sont que dans leur unité avec
l’étant qu’elles délimitent ». Au contraire le nombre est indépendant de ce qu’il sert à
nombrer : avec le 10, je peux dénombrer des chevaux, mais aussi des bateaux, des triangles,
des arbres. En disant que le temps est de l’ordre du nombre, non de la limite, Aristote voudrait
souligner que si le temps est quelque chose du mouvement qui est quelque chose du mobile, il
n’est identifiable ni au mobile (à sa réalité ou à son mode d’être), ni au mouvement comme
tel. Et si le maintenant n’est pas de l’ordre de la limite, alors on doit plutôt le considérer
comme un laps de temps.
Conformément à la logique de son interprétation, VG. commente le passage sur la limite
et le nombre autrement. Les instants, dit-il, sont du temps, non en tant que limites pures, mais
en tant que limites déterminant l’avant et l’après, c’est-à-dire en tant que nombre ; si on
considérait les instants en tant que limites pures, ils seraient relatifs à ce qu’ils mesurent, par
ex. l’écoulement de l’eau dans la clepsydre ; or l’avant/après qu’ils déterminent n’est pas
relatif à ce seul processus (l’écoulement de l’eau) puisqu’ils déterminent également le temps
de parole accordé à l’orateur ; donc ils peuvent servir ailleurs ; et de ce point de vue, ils sont
du côté du nombre et non de la limite.
Pour résumer cette discussion, on pourrait dire ceci :
Selon Heidegger, l’instant unit et divise en qualité de maintenant tendu vers un ne...plus
et vers un pas encore, c’est-à-dire peut-être en qualité de présent.
Pour Goldsmith, suivi en cela par PR, la double fonction de l’instant, comme coupure et
comme lien ne doit rien à l’expérience du présent et dérive entièrement de la définition du
continu par la divisibilité sans fin (l’instant distingue et unit comme n’importe quelle coupure
dans un continuum distingue et unit).
Corrélativement, VG et PR (et surtout le second) soulignent la dépendance du temps par
rapport au mouvement et le lien entre la puissance unitive de l’instant et l’unité dynamique du
mobile qui, tout en passant par une multiplicité de positions, reste un seul et même « mobile
en mouvement » (PR). Au contraire, MH souligne fortement l’autonomie du maintenant par
rapport au mouvement (cf p. 296: « si nous lisons le temps sur le mouvement de la montre,
c’est que nous avons déjà prédonné le temps à la montre » ; p. 301 : « le temps n’est lié ni à
la teneur réelle du mobile ou à son mode d’être, ni au mouvement comme tel ») de telle sorte
que le lien du temps et de notre propre être (chez Aristote le lien du temps et de l’âme) s’en
20
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
trouve d’autant accentué. MH fait apparaître chez Aristote l’ébauche de ce qu’il appelle
« temps originaire » qui est « lié au concept du monde [au sens existential, non au sens
cosmologique] et par là à la structure elle-même du Dasein » (p. 306).
CHAPITRE XII
Aristote formule ou reformule d’abord quatre thèses, qui visent à préciser le sens et les
implications de sa définition du temps.
1/ [220a27 – 220a32] Premier moment qui se conclut sur la proposition : « Selon la
grandeur il n’existe pas de temps minimum <élachistos> »
La thèse est déjà acquise puisqu’elle signifie la même chose que l’infinie divisibilité de
la grandeur continue. Cependant Aristote éprouve le besoin de la réaffirmer en réponse à une
objection qui pourrait résulter de sa définition du temps comme nombre.
Aristote reprend ici la distinction établie auparavant entre nombre nombrant et nombre
nombré. Le nombre nombrant est appelé ici nombre au sens absolu <aplôs> [=celui qui
compte, le nombre abstrait] et le nombre nombré est appelé nombre déterminé [= celui qui est
dans les choses, le nombre concret]
Dans le domaine du nombre absolu, le minimum est deux. Position commune des
mathématiciens grecs : l’Un, étant « principe et mesure du nombre » (Métaph, Delta 15,
1021a13, p. 296), n’est pas un nombre ; la dyade – deux fois l’unité – est la plus petite
totalisation de l’unité avec elle-même [Métaph, N 1, 1088a4, p. 802 : « …l’Un n’a d’autre
caractère que d’être mesure de quelque multiplicité, et le Nombre, d’être une multiplicité
mesurée et une multiplicité de mesures [ou d’unités] »].
Dans le domaine du nombre concret, soit le minimum existe, soit il n’existe pas.
Aristote prend la ligne comme exemple de chose nombrée ; cela veut dire que la ligne
n’est pas ici considérée comme quantité continue mais comme se prêtant à un dénombrement
des unités de mesure que l’on peut y décompter (3 cm : 3 fois l’unité de mesure) ; ceci admis,
on peut prendre pour minimum un segment unique (l’unité de mesure : le centimètre), ou
déclarer minimale, numériquement parlant, la ligne qui mesure deux centimètres ; la ligne
minimale sera soit l’unité de mesure choisie, soit celle qui est mesurée par le premier nombre
obtenu par addition de l’unité à elle-même.
Mais ces grandeurs, arbitrairement considérées comme minimales suivant le point de
vue adopté, n’en seront pas moins aussi infiniment divisibles l’une que l’autre ; si donc la
ligne est considérée sous l’angle de la grandeur (ou de la quantité continue), il n’y a pas de
minimum, puisque la ligne est divisible à l’infini (l’unité de mesure que l’on s’est donné : la
minute ou la seconde peut être (indéfiniment) divisée.
Le temps peut être considéré sous ces deux perspectives : si l’on considère le temps
sous l’angle du dénombrement, soit le minimum est un 1 (si on décide que le minimum est
l’unité de mesure), soit il est 2 (si on décide que le minimum est égal à deux fois l’unité de
mesure) ; et si l’on considère le temps du point de vue de la quantité continue, la divisibilité
va à l’infini.
Ce qui monte à nouveau que le nun n’est pas un temps minimal.
2/ [220b1 – 220b6] Second moment : on ne peut pas attribuer au temps les prédicats de
vitesse ou de lenteur
Il y a plus et moins dans le temps au sens où nous disons beaucoup de temps ou peu de
temps, ou bien un temps long ou un temps court. Pour que la quantité continue (« long » ou
« court) » devienne une quantité discrète (« beaucoup » ou « peu »), il est nécessaire
qu’intervienne, comme on l’a vu ci-dessus, une unité de temps, seconde ou minute, journée ou
année.
21
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
Mais il n’y a pas dans le temps de plus ou moins au sens de plus rapide ou du plus lent
(on pourrait en effet le supposer en se souvenant que le temps est quelque chose du
mouvement : si un mouvement peut être plus rapide ou plus lent, pourquoi n’en irait-il pas de
même du temps ?) ; et Aristote donne la raison suivante : « il n’y a pas non plus de nombre
nombrant qui soit rapide ou lent » : si le nombre n’a pas rapidité ou lenteur, le temps, qui lui
doit sa qualité de nombre du mouvement n’aura pas non plus rapidité ou lenteur.
Que signifie au juste cette référence au nombre ? on vient de se poser la question : si le
mouvement peut être plus rapide ou plus lent, pourquoi n’en irait-il pas de même du temps ?
on voit immédiatement pourquoi c’est impossible : si le temps s’accélérait en même temps
que le mouvement (ou ralentissait en même temps que le mouvement), accélération et
ralentissement disparaîtraient ; accélération et ralentissement ne sont identifiables que si le
temps n’accélère pas en même temps que le mouvement, que si le temps a une indépendance
par rapport au mouvement, indépendance qu’Aristote exprime en disant qu’il est non
mouvement mais nombre du mouvement.
On reconnaîtra ici une sorte de tension dans la pensée d’Aristote. D’un côté, le temps
est inhérent au mouvement, donc au mobile, de même que le lieu est inhérent aux corps. D’un
autre côté, il ne peut avoir toutes les propriétés du mouvement qu’il mesure, et il a une sorte
d’indépendance par rapport à elles ; cette situation annonce les deux grands thèmes de la fin
du traité du temps : le lien du temps et de l’âme et le lien du temps et du mouvement du
premier ciel.
3/ [220b6 – 220b14] Troisième moment : retour sur le thème de l’identité et de la
différence du temps
La question de la simultanéité a déjà été abordée antérieurement (218a25, p. 248 : « si
être simultané selon le temps […] c’est être dans le même et unique maintenant… » et
218b13, p. 249 : « Mais le temps est de la même manière partout et concernant toutes
choses »)
Ici Aristote paraît vouloir établir que la simultanéité n’abolit pas mais au contraire
présuppose l’avant/après, c’est-à-dire l’attribut qui entre dans la définition du temps ;
l’ubiquité du temps permet la simultanéité de certains événements comme elle permet la
succession d’autres événements.
Nous retrouvons donc ainsi ce qu’Aristote montre depuis le début, à savoir que « le
même » et « l’autre » se conjuguent étroitement dans la constitution du temps.
Le passage qui commence par : « or le temps est un nombre … » donne la raison de
cette situation mais dans la perspective du nombre.
Aristote rappelle explicitement que le temps relève du nombre nombré ; mais on peut
dire aussi qu’il relève du nombre nombrant : si l’on considère le temps par rapport au
mouvement, on fera du temps un nombre nombré – car il est nombre nombré du mouvement ;
mais si l’on considère le temps sous l’angle du maintenant, on peut le dire aussi nombrant,
puisque le maintenant permet de déterminer l’avant/après comme il permet aussi de se donner
une certaine unité de temps servant à la mesure des durées.
Dans la mesure où le temps est pris comme nombre nombré, il est toujours différent,
puisque les maintenant sont différents
Mais dans la mesure où le temps est pris comme nombre nombrant, il est le même, au
sens où le nombre abstrait (par exemple cent) est le même, qu’il nombre des hommes ou des
chevaux.
Et il est le même en deux sens :
Il est le même au sens où, en vertu de l’ubiquité du temps, chaque maintenant est
commun à tous les événements simultanés de l’univers entier
Il est le même aussi (comme le dit la phrase commençant par : « De plus… ») au sens
où un mouvement - comme le mouvement circulaire d’une roue ou la révolution apparente du
22
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
soleil autour de la terre – peut être considéré non seulement en sa diversité interne, mais aussi
en sa récurrence à l’identique. Dans le premier cas, le mouvement est considéré comme
toujours autre, dans le second cas, comme toujours même. Il en va de même pour le temps qui
nombre ce mouvement : le maintenant est toujours autre en tant qu’il nombre une variation ;
mais il est toujours même en tant qu’il donne une unité de mesure de la durée.
On pourrait ainsi distinguer trois aspects du maintenant
a/ Quant à son sujet, il est toujours identique, au sens où il est pensé comme le présent
actuel du mobile dans lequel il trouve son fondement ontologique
b/ Quant à son einai, il est sans cesse différent
c/ Dans la mesure où 1/ il s’étend à tous les événements simultanés de l’univers ou bien
2/ délimite une unité de temps (maintenant = aujourd’hui ou maintenant = cette année), il est
identique.
4/ [220b15] Quatrième moment : mesure réciproque du temps et du mouvement
Cette mesure réciproque reprend et développe ce qui a été établi précédemment, à
savoir que c’est ensemble que nous percevons le temps et le mouvement (218b29-35)
(1) Nous mesurons le mouvement par le temps : la durée d’un mouvement permet de
mesurer la distance parcourue par un mobile ; (à vitesse égale) plus est le long le temps du
trajet, plus la distance parcourue est grande
(2) Nous mesurons le temps par le mouvement : on mesure la durée par le trajet d’un
mobile (par exemple par l’écoulement du sable dans le sablier).
[220b17] « En effet le temps définit [détermine] le mouvement en en étant le
nombre… » : cette mesure réciproque se fonde sur une détermination réciproque : le temps
détermine le mouvement en en étant le nombre, comme le mouvement détermine le temps en
en étant le substrat
[220b18] « Et nous parlons de beaucoup et de peu de temps en le mesurant par le
mouvement… » : c’est le proposition (2) qui est ici reprise et elle est explicitée par une
analogie : le temps est par rapport au mouvement comme le nombre par rapport au nombrable
ou comme le cheval unique par rapport au nombre de chevaux : le cheval unique donne au
nombre de chevaux à la fois son substrat ontologique et son unité de mesure (pour déterminer
par le nombre (nombrant) la quantité du nombrable, il faut d’abord recevoir du nombrable
l’unité de mesure) ; de même le mouvement donne au temps son substrat ontologique et son
unité de mesure (un mouvement correspondant à un certain arc de cercle dans la révolution
apparente du soleil autour de la terre détermine une durée d’une heure) ; pour mesurer le
temps, on doit se donner un mouvement étalon, qui servira de « chronomètre », c’est-à-dire de
point de comparaison permettant de mesurer la durée des autres mouvements, simultanés ou
successifs.
[220b20] « D’une part, en effet, c’est par le nombre… » : cette proposition explicite la
réciprocité ; le nombrable donne au nombrant (ou à l’esprit nombrant) l’unité de mesure (le
cheval unique, l’arc de cercle de la trajectoire du soleil) dont il a besoin pour que l’opération
de nombrer soit possible ; et inversement le nombrant donne au nombrable la détermination
numérique de sa quantité.
[220b24] « Et c’est là une inférence raisonnable… » : la réciprocité de mesure entre
temps et mouvement est justifiée par la réciprocité de mesure analogue entre la grandeur et le
mouvement (« nous mesurons aussi bien la grandeur par le mouvement que le mouvement par
la grandeur »).
Aristote rappelle d’abord l’analogie, mise en évidence dès le départ, entre les trois
continus que sont la grandeur, le mouvement et le temps : le temps suit le mouvement qui suit
la grandeur ; la grandeur est continue et divisible, ce qui la rend capable de mesure, et comme
le mouvement suit la grandeur et le temps le mouvement, la continuité/divisibilité sont aussi
dans le mouvement et le temps ; c’est une reprise de 219a14-18 : de même que
23
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
l’antérieur/postérieur est d’abord dans la grandeur et de là passe dans le mouvement et le
temps, de même on doit avoir une unité de mesure dans la grandeur (un angle de 6° sur le
cadran) pour avoir une unité de mesure dans le mouvement (le mouvement de l’aiguille d’une
limite à l’autre de l’angle) qui elle même donne une unité de mesure de temps (la seconde)
Puis il montre qu’il y a mesure réciproque entre la grandeur et le mouvement : nous
mesurons la grandeur (le chemin) par le mouvement (le voyage) – on ne peut connaître la
grandeur qu’en la parcourant - comme le mouvement par la grandeur – le mouvement n’est
déterminé que par la grandeur qu’il franchit. Donc, en vertu de l’unité d’analogie entre les
trois continus, il est raisonnable <eulogôs> de transférer la mesure réciproque qui existe entre
les deux premiers analogues aux deux derniers.
[220 b 32 - 222 a 9] La deuxième partie du chapitre vise à préciser le sens à donner à
l’expression « être dans le temps » ; c’est un prolongement de 218b6 (« toutes choses sont
dans le temps ») qui annonce les analyses lexicales du chapitre 13.
Ce passage comprend trois moments :
a/ que signifie pour le mouvement, être dans le temps
b/ quelles sont différentes significations de être dans le temps,
c/ quelles sont les catégories d’êtres auxquels on peut attribuer l’être dans le temps
Premier moment [221b32-222a9]
Le mouvement général me paraît plus clair si l’on suit la construction d’Alexandre
donné en note (259/3) que dans la construction proposé par Pellegrin ; l’apodose commence
bien avec les mots <dèlon esti> ; il y a deux phases : une première phase, commençant en
221a1, où Aristote dit : le mouvement est dans le temps signifie le mouvement est mesuré par
le temps et une seconde phase, commençant en 221a8, où il dit « les autres choses » sont dans
le temps signifie elles ont leur existence mesurée par le temps. Il s’agit d’articuler ces deux
phases en se demandant si les expressions être dans le temps et avoir son existence mesurée
par le temps ont exactement le même sens pour le mouvement et pour « les autres choses » (=
le repos mais aussi les êtres et les non êtres corruptibles dont traite la fin du chapitre, à partir
de 221b23)
[221a1] « Puisque le temps est mesure du mouvement et du fait de se mouvoir… »
Cette proposition reprend ce qu’Aristote a établi antérieurement (le temps est nombre
du mouvement et mesure le mouvement), mais il précise cette fois que le temps mesure le
mouvement et le se mouvoir
La distinction entre <kinèsis> et <kineisthai> correspond à la différence entre une chose
et son essence ; il s’agit ici de la différence entre le mouvement considéré en son essence
universelle, abstraitement (= l’acte de ce qui est en puissance en tant qu’il est en puissance) et
le mouvement au sens de ce mouvement en train de s’accomplir, dans sa réalité actuelle.
Habituellement, la différence entre le tode ti et l’essence universelle, c’est la différence
entre un terme variable (la chose, la substance, qui varie en tant qu’elle reçoit des attributs
successifs différents) et un terme invariant (son essence). Or, ici comme le dit le commentaire
d’Alexandre (note 1), cette différence s’efface ; le se mouvoir n’est pas quelque chose de
variable et le mouvement quelque chose d’invariant ; si le mouvement est l’essence du se
mouvoir, il exprime la variation constitutive du se mouvoir ; le concept de mouvement est un
invariant (dans la pensée) mais ce que désigne ce concept, le mouvement comme tel, est une
variation ; c’est pourquoi il n’y a réellement de mouvement que là où un se mouvoir est
concrètement en train de se faire ; il n’y a de kinesis que dans le kineisthai.
Le temps mesure le mouvement et le se mouvoir ; il mesure le mouvement en tant
qu’essence commune à tout ce qui se meut en nombrant selon l’avant/après ; il mesure le
mouvoir des êtres physiques particuliers en mesurant l’extension de chacun de ces
mouvements à l’aide d’une unité de mesure (et c’est parce que le temps mesure le mouvement
par le maintenant selon l’avant/après qu’il mesure le mouvoir selon son extension).
24
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
[221a2] « … et qu’il mesure le mouvement en définissant un certain mouvement… » :
« un certain mouvement » signifie : une unité de mesure, un mouvement-étalon : de même
qu’il faut se donner une longueur-étalon (la coudée) pour mesurer une distance entre deux
points, de même il faut se donner un mouvement étalon – le mouvement du premier ciel (avec
la durée qui lui correspond : la période de la révolution) pour mesurer tous les autres
mouvements et leur durée respective.
[221a4] « … et que pour un mouvement, être dans le temps, c’est être mesuré par le
temps… » : l’élément nouveau que cette proposition apporte, c’est le lien entre être dans le
temps et être mesuré par le temps ; ce qui suit paraît être une reprise de ce qui vient d’être
établi, c’est-à-dire que le temps est nombre du mouvement sous deux points de vue, c’est-àdire selon que le mouvement est considéré en lui-même <kai autèn>, c’est-à-dire selon son
essence universelle, ou selon son existence <kai to einai autès> (selon la réalisation
particulière de cette essence dans le mouvement concret, de telle durée, de telle réalité
physique)
[221a7] « pour lui, c’est cela être dans le temps : avoir son existence mesurée… » [et
c’est cela, pour lui [le mouvement] être dans le temps : être mesuré du point de vue de son
être [réalisé] en tel mouvement particulier]
[221a8] « en même temps qu’il est évident que pour les autres choses… »
Vient, avec la fin de l’alinéa, le second terme de la comparaison : on a vu ce que
signifiait, pour le mouvement, être dans le temps ; pour les autres choses, être dans le temps
signifie : « avoir leur existence mesurée par le temps » ou « être mesurées par le temps quant
à leur être <autôn to einai> ». Entendons : les autres choses sont dans le temps non selon leur
essence mais selon leur mouvoir ; c’est parce que « les autres choses » se meuvent (sans être
le mouvement) et que le se mouvoir est lui-même dans le temps et mesuré par le temps
qu’elles sont aussi dans le temps et mesurées par le temps
[221a9] « En effet être dans un temps… »
Comme on vient de préciser à quelle condition les choses sont dans le temps, on doit à
présent préciser ce que signifie être dans le temps13
Ce passage rappelle le chapitre 3 : « l’être dans le temps » répond à « l’être dans un
lieu ». En outre un rapprochement est esquissé en 221a21.
Mais il n’y a pas de véritable symétrie. Le rôle des deux passages n’est pas le même
dans l’ensemble qui les contient. Dans le chapitre 3, Aristote examine les différents sens de
l’expression « être dans de l’autre » et il s’agit de faire apparaître que le sens premier de
l’expression « être dans de l’autre », c’est « être dans un lieu » ; on en est encore à l’examen
dialectique et il s’agit donc de conduire la pensée à la définition scientifique du lieu. Dans le
passage qui concerne le temps, en revanche, l’essence du temps est déjà établie au moment où
on s’interroge sur ce que signifie « être dans le temps ». En outre, l’enquête sur être dans un
lieu porte sur « l’être dans » - l’inesse, alors que l’enquête sur être dans le temps porte sur les
êtres qui sont ou ne sont pas dans le temps. Enfin, même si le temps et le lieu « enveloppent »,
l’enveloppement n’y a pas exactement le même sens
Deux grandes significations sont envisagées :
1/ être dans le temps = être quant le temps est
2/ être dans le temps = être à la manière dont nous disons que certaines choses (= les
choses nombrées) sont dans un nombre ou enveloppées par le nombre.
13
Selon VG, cette analyse annonce d’entrée de jeu une sorte de renversement de préséance entre temps et
mouvement. Jusqu’alors, le temps, nombre du mouvement, a surtout été présenté du point de vue de sa dépendance vis-à-vis
du mouvement (qu’il suit, comme le mouvement suit la grandeur). Ici, le temps va prendre une certaine indépendance par
rapport au mouvement et même une prééminence sur lui, prééminence s’exprimant par la formule (hyperbolique, précise
VG., car elle n’est pas littéralement exacte): toutes choses sont dans le temps.
25
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
Le premier sens de la formule être dans le temps (= coexister avec le temps) est
examiné et critiqué en 221a19. Son invalidité est mise en évidence par rapprochement avec la
formule être dans un lieu. Si être dans un lieu = être quand le lieu est, alors il suffira que le
ciel coexiste avec le grain de mil pour être dans le grain de mil ; de même, si être dans le
temps = être quand le temps est, comme la formule quand le temps est n’indique aucune
détermination temporelle (car le temps est toujours), tous les êtres seront confondus dans une
simultanéité universelle, où un jour équivaut à un siècle.
En 221b23, Aristote donne la raison de l’absurdité de cette première réponse : elle
réduit l’être dans le temps à une coexistence accidentelle entre le temps et l’être temporel, au
lieu de penser une liaison nécessaire. Liaison nécessaire il ne peut y avoir qu’entre la chose
temporelle et le temps déterminé pendant lequel elle se meut : une chose est dans le temps
pour autant qu’un temps déterminé mesure l’extension de son mouvement ; Aristote nous
parle donc ici d’un temps étroitement lié au mouvement d’une réalité physique déterminée, un
temps qui certes en mesure le mouvement, mais qui est également mesuré, c’est-à-dire
déterminé par celui-ci.
On peut de ce point de vue rapprocher la question du lieu et la question du temps : le
lieu d’un corps est défini par Aristote. comme la surface interne du corps enveloppant ; de
même que le lieu d’un mobile coïncide avec les limites de l’enveloppant, de même le temps
de son mouvement serait exactement co-extensif à ce mouvement.
Ce rapprochement est cependant limité : le lieu d’un mobile ne s’étend pas au delà de
ses contours, alors que le temps ne s’épuise pas dans la durée limitée mesurant le mouvement
d’une réalité physique. Comme le dit le début du passage commençant en 221b27, « puisque
être dans le temps c’est comme être dans le nombre, on pourra se donner un temps plus long
que tout ce qui est dans le temps ».
Mais avant d’étudier ce passage, il faut d’abord examiner la seconde réponse : être dans
le temps = être dans un nombre (le temps est en effet le nombre du mouvement)
Cette réponse donne lieu à une subdivision, et Aristote va montrer que c’est le second
terme qu’il faut choisir.
Etre dans un nombre signifie
soit 1/ être une partie <meros> et une propriété [affection] <pathos> ou en général
<olôs> quelque chose du nombre,
soit 2/ être en nombre, être mesuré par le nombre (au sens où l’est un ensemble d’êtres
réels)
De la première façon d’être dans un nombre relève la façon dont « le maintenant,
l’antérieur, et toutes les choses de ce genre sont dans le temps » (221a14) ; cette façon d’être
dans le temps comme dans un nombre sera traitée au chapitre 13.
De la seconde façon d’être dans un nombre relève la façon dont les êtres sont dans le
temps ; cela est traité dans la suite du chapitre 12.
1/ Le maintenant, l’antérieur et toutes les choses de ce genre sont dans le temps de la
même façon que sont dans un nombre l’unité, l’impair et le pair »
Aristote propose une analogie entre maintenant et unité, antérieur et pair/impair
Le maintenant est dans le temps au sens où il fait partie du temps et même constitue le
temps, de même que l’unité fait partie du nombre ou constitue le nombre (on ne peut pas
définir le nombre sans l’unité ni le temps sans le maintenant)
L’antérieur est dans le temps comme le pair/impair est dans le nombre, c’est-à-dire à
titre de pathos, propriété ou qualité (on ne peut pas définir le pair/impair sans le nombre ni
l’antérieur sans le temps)
2/ Un être est dans le temps de la même façon que le nombré est dans le nombre : il est
mesuré par le temps, parce que le temps mesure la durée de son mouvement.
26
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
[221a27] Le nombre qui mesure la durée de tel mouvement peut être, comme tout
nombre, surpassé par un nombre plus grand, et celui-ci par un nombre plus grand, et cela
indéfiniment ; on peut donc « se donner » un temps plus grand que tout ce qui est dans le
temps ; et c’est pourquoi le temps enveloppe14 les êtres temporels, comme ce qui est dans un
lieu est enveloppé par le lieu (221a29)
Aristote confirme son énoncé par une comparaison entre le statut des êtres temporels et
celui des êtres éternels.
1/ Les êtres temporels sont dits subir l’usure du temps (ils « subissent donc aussi
quelque chose par le temps ») qui les consume et les détruit (« le temps consume, tout vieillit
du fait du temps…)
On trouve dans la sagesse et la philosophie grecque trois figures du temps
Soit le temps possède un « pouvoir compensateur » au sens où il ordonne l’alternance
des générations et des corruptions.
Ainsi chez Anaximandre (Samos, fin du 7e/milieu du 6e), auquel on attribue un
aphorisme qui serait la plus ancienne parole de la pensée occidentale. Cette parole dit (selon
une traduction de Nietzsche (destinée au traité intitulé : « La philosophie à l’époque tragique
des Grecs ») : « D’où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent sombrer en
perdition, selon la nécessité ; car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon
l’ordre du temps ». Les alternances des générations et des corruptions sont assujetties à
l’« ordre fixe du temps » ; l’idée d’une régularité de ces alternances serait même « le plus
important héritage légué par Anaximandre à la pensée grecque », un héritage que l’on
rencontre chez Aristote lui-même.
Soit le temps possède un pouvoir créateur (Thalès, Xénophane)
Soit il possède un pouvoir destructeur
En 221a30-221b3, puis plus loin en 222b17, Aristote en souligne surtout le pouvoir
destructeur : « car par lui-même, le temps est plutôt responsable de corruption »
Ce qui prête à attribuer au temps un pouvoir destructeur, c’est le fait qu’on doit agir
pour que les choses adviennent et progressent, alors qu’il suffit de ne rien faire pour que les
choses tombent en ruine. Et cette ruine est comprise comme un effet du temps : « le temps est
plutôt responsable de la corruption » (221b2)
Ce jugement n’est cependant, pour Aristote, rien de plus qu’une façon de parler, comme
le montre le passage 222b17. Le changement destructeur a lieu, comme tous les changements,
dans le temps. Mais que le changement, temporel, soit destructeur (plutôt que constructeur),
cela est indifférent à l’essence même du temps et est donc du point de vue du temps un
accident.
Réponse de philosophe, commente Ricœur, réponse conceptuellement impeccable, mais
qui ne parvient pas à abolir « une collusion secrète » aperçue par la sagesse immémoriale
entre le changement qui défait (oubli, vieillesse, mort) et le temps qui simplement passe.
2/ Toute réalité temporelle possède le double caractère d’être enveloppée par le temps et
de pâtir du temps. Ces deux caractères vont permettre de discriminer les êtres qui sont et les
êtres qui ne sont pas dans le temps
Aristote va considérer successivement les êtres éternels, les êtres en repos et les non
êtres
14
Pour Heidegger (PF, p. 303), ce moment d’enveloppement « souligne le fait que le temps n’appartient pas luimême à l’étant qui est dans le temps », ou encore que « le temps est ce qui, par rapport au mouvement et à tout étant qui se
meut ou demeure en repos est extérieur et au delà ». Cet au delà du temps peut être appelé transcendance ; en tant
qu’enveloppant, c’est-à-dire en tant que transcendant, le temps est au delà de tout étant, ce qui veut dire : il relève de l’être de
l’étant. Heidegger exprime cette même idée d’une façon kantienne en disant: le temps précède l’être qu’il enveloppe ; il est
de l’ordre de l’a priori.
27
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
Les êtres éternels – les êtres immobiles (les êtres mathématiques) et les êtres sensibles
éternels ou incorruptibles ne sont pas dans le temps (ce dont le signe est « qu’ils ne subissent
rien de la part du temps) ; l’existence des substances sensibles incorruptibles s’étend aussi
loin que le temps et elles ne sont donc pas enveloppées par le temps ni mesurées par le temps.
[221a7] « Mais puisque le temps est mesure du mouvement, il est aussi mesure du
repos… »
S’il est manifeste, comme le dit 218b33 « qu’il n’y a pas de temps sans mouvement et
sans changement », on peut se demander si le repos n’exclut pas le temps.
Ce n’est pas le cas ; ce qui vient d’être établi des êtres éternels ne vaut pas des êtres en
repos : ils sont dans le temps et le temps est mesure de leur repos.
Cela résulte de trois propositions
1/ On doit distinguer ce qui est immobile et ce qui est en repos. Cela est établi en V, 2,
226b8-16 (285) et signalé aussi en 221b12 : « ce n’est pas tout ce qui est immobile qui est en
repos, mais ce qui, ayant été privé de mouvement, est néanmoins naturellement apte à se
mouvoir » ; le repos n’est pas négation mais privation de mouvement ; la nature est principe
de mouvement, mais cela n’implique pas que les êtres naturels soient tous et à chaque instant
en mouvement : ils sont tantôt en repos, tantôt en mouvement et Aristote formule même une
réfutation de l’hypothèse du mouvement universel, en VIII, 3, p.395 et sv.).
Bref ce qui vient d’être dit de l’atemporalité de l’être immobile ne peut pas s’appliquer
à l’être en repos
2/ Si le mobile est mesurable par le temps, ce n’est ni en tant que mobile, ni en tant que
quantité (par exemple « long de trois coudées »), c’est uniquement en tant que son
mouvement est une quantité ou un nombre.
3/ Ce qui est en repos ne peut être dans le mouvement aussi longtemps qu’il est en repos
mais rien ne l’empêche d’être dans le nombre du mouvement. Ou, comme le dit Aristote : ce
qui est en mouvement ne peut pas ne pas être en mouvement aussi longtemps qu’il est en
mouvement ; mais ce qui est dans le temps n’est pas nécessairement en mouvement.
Au demeurant, on ne peut déterminer le nombre d’un mouvement qu’en le comparant à
un autre mouvement (le mouvement étalon ou mouvement chronomètre) ; or il n’est pas plus
difficile de comparer à ce mouvement chronomètre un repos qu’un autre mouvement.
En bref, les choses qui sont soumises au mouvement mais qui en sont accidentellement
privées sont mesurées par le temps, puisque le temps n’est pas mouvement mais nombre du
mouvement.
[221b23] « Il est donc manifeste que tout non être ne sera pas non plus dans un
temps… ». Ici Aristote envisage un dernier cas de figure : la situation temporelle des non
êtres.
Le non être se prend en trois sens : selon les catégories de l’être, comme identique au
faux ou comme non être en puissance (Métaph, N 2, 1089a15-31)
Aristote va distinguer ici deux catégories de non êtres, correspondant aux 2e et 3e sens
La première réunit les choses qui ne sont pas mais qui ont été ou seront, donc les choses
contingentes ; toutes sont dans le temps parce que, comme Aristote l’avait déjà dit
précédemment, « il y a un temps qui dépassera leur existence et ce qui mesure leur existence »
La seconde réunit les « non êtres » que le temps ne peut envelopper « d’aucune façon »,
c’est-à-dire les non êtres qui ne peuvent être autrement que non êtres, parce que leur
génération est impossible : est impossible la génération d’un être qui est contraire au à un être
nécessaire. Si une diagonale incommensurable avec le côté du carré est un être nécessaire, une
diagonale commensurable ne peut entrer dans l’être, donc elle est hors du temps.
VG fait un rapprochement avec Du ciel : « L’incorruptible, dans son sens fondamental,
se définit pas l’impossibilité de se corrompre et d’être à tel moment donné mais non pas à tel
autre ; on appelle encore ingénérable l’impossible, c’est-à-dire ce qui ne peut pas se produire
28
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
de manière à passer d’une non existence antérieure à l’existence ultérieure, par exemple la
commensurabilité de la diagonale » (I, 11, 281a3-7)
Si les êtres nécessaires et éternels sont au dessus du temps, leurs contraires sont
éternellement en dehors du temps.
CHAPITRE XIII
Ce chapitre examine le second groupe des choses qui sont dans le temps comme dans un
nombre, non plus celles dont il y a nombre (les choses qui sont dans le temps), mais celles qui
sont une partie ou une affection du nombre (de ce nombre qu’est le temps) : le maintenant,
l’antérieur et choses semblables.
Et la perspective d’Aristote n’est plus exactement la même que dans ce qui précède : il
ne s’agit plus du temps dans son devenir indifférencié ; il s’agit d’un temps structuré à partir
du maintenant présent.
« Le maintenant est <esti> la continuité du temps … ». Reprise de 220a5 (« le temps est
continu par le maintenant »), mais sous un jour différent.
Le maintenant et l’avant/après ont été considérés d’abord comme entrant dans la
définition du temps. Dans ce chapitre, ils sont envisagés comme étant « dans » le temps et
comme faisant partie de ces « autres choses » [que le temps] qui sont dans le temps (220a8)
Et Aristote, dans une enquête de tournure sémantique, va montrer comment le
maintenant, l’avant, l’après servent à situer les choses ou les événements dans le temps.
En 222a10-20 comme en 220a5 et sv,, le maintenant reçoit deux attributs ou plutôt 2 +
1 : il unit, il délimite, il divise
Unification et division « sont le même et selon le même mais non le même quant à l’être
<tauto kai kata tauto, to d’einai ou tauto> » ; PP traduit : elles « sont la même chose et plus
exactement se rapportent à la même chose, mais leur être n’est pas le même » ; Stevens
traduit : « la division et l’unification sont même chose selon la même chose, mais leur être
n’est pas le même » ;VG traduit : « division et unification sont une même chose eu égard à
leur sujet, mais leur essence n’est pas la même » ; VG fait donc apparaître la catégorie de
sujet ou de substrat, qui est apparue explicitement antérieurement : quant au sujet la division
et l’unification sont la même chose, mais quant à l’être, ce n’est pas la même chose »
On peut comprendre ainsi : si on rapporte le maintenant non seulement au mouvement
mais au mobile qui en est le vecteur ontologique, si on comprend le maintenant comme le
présent actuel, la pointe de l’actualisation du mobile, unification et division sont
indiscernables ; le maintenant n’est ni unifiant, ni divisant ; la distinction entre un pouvoir
unifiant et un pouvoir divisant n’est pas encore apparue
Ce qui fait apparaître la différence entre unification et division, ce qui les fait apparaître
comme différentes en leur <einai> (être/essence), c’est la façon dont l’esprit vise le temps et
le maintenant : l’esprit peut saisir le mouvement et le temps, soit dans leur unité indivise (et le
maintenant sera alors unissant), soit dans la multiplicité des phases que délimitent les
positions successives du mobile (et le maintenant découpera le mouvement et la durée en
phases successives.
Même situation pour le point : portons un point sur une ligne ; ce point qui unifie et
divise la ligne est en lui-même absolument un ; mais la pensée peut le considérer comme
deux : soit comme fin du premier segment, soit comme commencement du second (traduction
de VG : « le même point n’est pas toujours un pour la pensée : quand on divise il se scinde en
une altérité, mais en tant que c’est un même point il est à tous égards le même »).
Aristote reprend à nouveau l’analogie avec le point, mais pour en souligner la limite.
29
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
Le maintenant et le point se ressemblent au sens où l’un et l’autre relient et divisent leur
continu respectif. Mais ils sont dissemblables au sens où le point demeure en repos, alors que
le maintenant est « toujours autre ». Et alors que le point divise en acte les segments dont il
est la limite commune, c’est en puissance que le nun divise
Aristote fait intervenir trois termes : unification, limitation, division.
Dans le cas du point immobile, la délimitation est une division en acte : si je délimite
deux segments sur une ligne, le point qui les délimite divise la ligne en acte. Le point divise
en acte parce qu’il suppose l’existence de la ligne sur laquelle il est inscrit et parce qu’il existe
en même temps que les segments qu’il y délimite
Dans le cas du maintenant toujours autre, la délimitation est une division en puissance :
si j’inscris un maintenant dans le flux du temps et si je délimite ainsi deux durées successives,
a/ le flux du temps n’est évidemment pas interrompu par le maintenant que j’y inscris, il y a
eu délimitation mais non pas division ; b/ les parties que le maintenant délimite n’existent pas
en acte ; seul le maintenant présent existe en acte, en tant que pointe de l’actualisation du
mobile.
Le point délimite en divisant en acte, le maintenant délimite en divisant en puissance
C’est pourquoi le pouvoir limitant/non divisant du maintenant est moins manifeste que
le pouvoir limitant/divisant du point.
C’est pourquoi aussi en 222a18, Aristote marque une césure entre le maintenant
unifiant/limitant et le maintenant divisant : la limite est plutôt unifiante que divisante puisque
le flux du temps ne s’arrête pas, et si elle est aussi divisante, ce n’est que par accident.
[222a21] « Tel est donc l’un des sens en lesquels on parle du maintenant… ».
Au delà du maintenant présent, maintenant peut désigner un passé proche ou un futur
proche, c’est-à-dire dire tout ce que nous englobons dans le terme aujourd’hui, cet
aujourd’hui pouvant lui-même avoir des limites variables ; mais le maintenant ne va pas au
delà de notre champ de présence : la guerre de Troie ni le déluge ne font partie de note
maintenant.
[222a25] L’expression à un moment ou un jour désigne la place, la situation, la date que
l’on attribue à un événement en déterminant la durée qui le sépare du présent, soit dans le sens
du passé, soit dans le sens du futur.
Aucun événement, aussi éloigné soit-il du présent, n’échappe à la possibilité de le situer
de cette façon par la distance qui le sépare du présent (« il n’y a aucun temps qui ne soit à un
moment »). Et tout événement étant ainsi à un moment, tout temps sera limité, borné par deux
maintenant : le maintenant de l’événement qui s’est produit à ce moment là et le maintenant
présent.
Mais si tout temps est limité, le temps ne viendra t-il pas à manquer ?
Aristote suggère d’abord qu’il en va du temps comme du mouvement, et que la
perpétuité du premier suppose celle du second − qu’il admet : « comme il en va du
mouvement, il en va de même pour le temps » (a 31), qui existera donc toujours si « le
mouvement existe toujours » (a 30).
Ce qui montre que le temps existera toujours, c’est qu’il « est toujours au début et à la
fin » (b4), comme « le cercle a dans la même figure d’une certaine manière le convexe et le
concave », il est toujours en train de commencer.
[222b16-29] « Mais tout changement par nature fait sortir d’un état…<Métabolè de
pasa phusei ekstatikon> »
Cette phrase peut être rapprochée de 221b3 <H de kinèsis existèsi to uparchon>.
Pellegrin traduit : « le mouvement renverse ce qui existe » ; Aubenque fait remarquer que
existanai ne signifie pas défaire ou détruire mais faire sortir de, mettre hors de soi, et par
30
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
suite plonger dans l’extase ; il propose donc de traduire : « le mouvement15 fait sortir de soimême le subsistant », en comprenant le terme uparchon comme équivalent de upokeimenon
(= le substrat du changement) et commente : le mouvement est ce par quoi le sub-sistant ne se
maintient dans l’être qu’en ex-sistant […] Cet éclatement de l’être mis hors de soi par le
mouvement a pour effet de l’user, de le faire vieillir et finalement de le détruire, mais ce ne
sont là que des effets de ce qu’il y a de fondamentalement « extatique » dans le mouvement ».
Voir aussi dans le même sens Du ciel II, 3, 286a19 et De l’âme, I, 3, 406b13.
Si le mouvement met l’être hors de soi et l’use, on comprend que le mouvement soit
responsable à la fois de génération et de corruption mais plutôt de corruption que de
génération : le mouvement est le signe d’une déficience ontologique, d’une incomplétude :
être en mouvement signifie ne pas être, ne pas pouvoir être dans l’immobilité de l’acte ou de
l’achèvement (dans les êtres, l’éternité du mouvement est ce qui est le plus ressemblant à
l’energeia akinèsias). Cette déficience, elle se fait voir directement, immédiatement, dans la
corruption ou la corruptibilité des êtres sublunaires et indirectement ou médiatement dans
l’envers de la corruption qu’est la génération.
Si le changement est responsable de génération et de corruption, on en dira autant du
temps, à cette nuance près que « le temps n’accomplit même pas cette corruption » : il ne
l’accomplit que dans la mesure où il accompagne le mouvement.
Remarque : quand Aristote dit : « une chose se corrompt sans subir aucun
mouvement », sans doute faut-il comprendre qu’elle se corrompt sans acte expres de
destruction : il suffit pour qu’elle se corrompe qu’elle soit matière, puissance des contraires.
CHAPITRE XIV
Le début de ce chapitre reprend les réflexions précédentes sur ce que signifie « être dans
le temps », avec les deux cas de figure qui ont été distingués : 1/ « tout changement et tout mû
sont dans un temps » (222b30) ; 2/ « l’avant est dans un temps » (223a4).
1/ La première proposition fonde l’universalité de la correspondance entre le
changement et le temps sur l’universalité des prédicats du mouvement que sont le « plus
rapide » et le « plus lent » : si tout mouvement est qualifiable de cette façon et si cette
qualification suppose le temps, alors la corrélation du temps et du mouvement est universelle
et nécessaire : « le temps et le mouvement vont ensemble aussi bien en puissance qu’en acte »
(223a20)
D’où la reprise du thème de l’ubiquité du temps : toutes les réalités naturelles sont
soumises à la condition temporelle ; il y a mouvement (ou repos, étant admis que le repos
appartient à la mobilité de l’être) dans la terre, la mer et le ciel ; il sont donc aussi soumis au
temps.
15
On rappellera que
1/ le mouvement affecte de part en part l’être en mouvement ; il est sinon son essence, du moins une affection
essentielle , celle qui l’empêche radicalement de coïncider avec son essence
2/ le repos est absolument incomparable à l’immobilité de l’éternel : mouvement et repos sont des contraires, à
l’intérieur d’un même genre qui serait celui de la mobilité
3/ le repos de l’être naturel est un repos inquiet, arrêt provisoire du mouvement précédent, attente du mouvement
suivant
4/ le mouvement est pour l’être naturel comme une sorte de vie : « Immortel et ne connaissant pas de pause, le
mouvement appartient-il aux êtres comme une sorte de vie pour tout ce qui existe par nature ? » (VIII, I, 250b13)
5/ le mouvement introduit dans l’être la divisibilité (I, 7, 190b11 : « tout ce qui est devenu est composé ; il y a d’un
côté ce que c’est devenu, de l’autre ce qui est devenu cela, et ceci s’entend en deux sens : soit le sujet, soit l’opposé »), la
scission, la dissociation : la dissociation qui s’exprime dans le discours prédicatif dans la distinction du sujet et du prédicat, et
la scission qui s’exprime dans la triplicité des principes : substrat, privation et forme]
31
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
2/ La seconde proposition introduit des réflexions sur la conscience « chronologique »
du temps : a/ quand on parle de l’avant ou de l’après, on pense à un intervalle de temps qui se
détermine par rapport au maintenant (non plus comme instant indivisible ou comme limite
mais comme présent) ; b/ le maintenant est la limite du passé et du futur; c/ dans la direction
du passé, l’avant désigne le plus éloigné (ce qui est « avant hier » est plus éloigné du présent
que « hier »), dans la direction du futur, c’est l’inverse (ce qui est « avant demain » est plus
proche du présent que « demain »).
Tout cela conduit à une conclusion qui paraît nous reconduire à la première proposition
(« …il est manifeste que tout changement et tout mouvement sont dans un temps »), mais qui
conduit aussi et surtout à la question des rapports du temps et de l’âme : le rapport ordonné,
chronologique (qui vient d’être mentionné) entre l’antérieur et le postérieur dans le passé et le
futur ne suppose t-il pas l’âme ? l’existence du mouvement suffit-elle pour qu’il y ait du
temps ? Le temps peut-il exister sans l’âme, c’est-à-dire sans l’acte de nombrer ?
La proposition qui suit esquisse la réponse :
« … Car s’il est impossible qu’existe quelqu’un qui nombrera <tou arithmèsontos>, il
est impossible qu’il y ait du nombrable <arithmèton> et par suite il n’y aura évidemment pas
de nombre <arithmos> : est nombre en effet ou le nombré <arithmèmenon> ou le nombrable
<arithmèton>. Si d’autre part rien d’autre ne peut par nature nombrer que l’âme et dans l’âme
l’esprit <psuchès nous>, il est impossible qu’il existe du temps sans l’âme, à moins que le
temps ne soit ce qui en est le substrat, comme si on disait que le temps peut être sans
l’âme… »
L’avant/après peut-il être considéré comme nombrable avant l’intervention de l’acte de
l’esprit qui nombre ou indépendamment de lui ?
Un mot d’abord sur ce qui rend nécessaire cette problématique.
1/ La question remonte au Timée de Platon. Platon y enseigne que le temps « est né
simultanément avec le Ciel », lequel est enveloppé par l’Ame du Monde. La question du lien
du temps et de l’âme est classique depuis Platon, ce qui explique déjà sa reprise par Aristote.
2/ La question est aussi centrale dans la pensée de certains sophistes qui réduisent le
temps à la pensée. Ainsi le sophiste Antiphon donne du temps la définition suivante, reprise
ensuite par le péripatéticien Critolaos: « le temps est une pensée (noèma) ou une mesure, non
une substance ». Aristote. pourrait donc chercher à situer sa compréhension du temps par
rapport à celle d’Antiphon.
3/ Il y a enfin une justification purement interne de cette analyse : l’âme a été
mentionnée dès le début de l’enquête sur le temps en 218b29-35 : il n’y a pas de conscience
du temps sans conscience du mouvement ; puis le temps a été défini comme le nombre du
mouvement ; or, si seule l’âme est capable de nombrer, faut-il en conclure que sans âme il
n’y aurait pas de temps ?
Quant à la réponse d’Aristote, elle a été lue de deux façons
* Pour certains (VG et PR), le temps a une réalité tout à fait indépendante de l’âme.
Deux arguments l’établissent
1/ D’une façon générale Aristote pose la priorité et l’indépendance de l’objet de
connaissance par rapport à la connaissance. Si le mouvement n’a pas besoin de l’âme pour
exister, le temps qui est « quelque chose » du mouvement, qui est un attribut du mouvement
(lequel est le substrat du temps) n’en a pas besoin non plus
2/ On arrive à la même conclusion en considérant l’essence du temps. Le temps est
nombre du mouvement ; le nombre s’entend soit au sens du nombrable, soit au sens du
nombré. Si le temps en tant que nombre nombré suppose l’âme, il ne la suppose pas en tant
que nombre nombrable. L’argument avancé par l’aporie : sans quelqu’un pour compter, il
serait impossible aussi qu’il y ait du nombrable est invalide; il faudrait dire seulement : sans
quelqu’un pour nombrer, pas de nombre nombré.
32
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
3/ L’importance de la distinction entre le nombrable et le nombré est corroborée par
deux autres arguments
a/ Le mouvement circulaire de la sphère est éternel et son temps est un temps infini. Or
un temps infini est nombrable plutôt que nombré (aucune âme ne pourra jamais le mesurer) ;
comme le dit Plotin, « le temps étant infini, comme on l’enseigne [Phys. VIII, 10, 267 b 25]
comment y en aurait-il un nombre ? ».
Si le temps est nombre nombrable, non nombre nombré, il n’implique pas l’âme dans sa
définition.
b/ Un texte des Topiques fait bien voir le défaut argumentatif qu’implique la
substitution du nombré au nombrable
« Pour détruire une thèse, il faut voir si le répondant, quand il a donné le propre par la
puissance, a placé par là le propre dans la puissance par rapport au non-être, alors que cette
puissance ne peut pas appartenir au non-être ; dans ce cas, ce qui a été posé comme un propre
ne sera pas un propre. Par exemple, celui qui a défini le propre de l’air par le respirable a bien
donné le propre par la puissance (le respirable est bien quelque chose susceptible d’être
respiré), mais il a aussi donné le propre par rapport au non-être (car s’il n’y avait pas d’animal
capable naturellement de respirer, l’air peut fort bien exister, et pourtant en l’absence
d’animal, il n’est pas possible de le respirer; si bien que ce ne sera pas le propre de l’air d’être
susceptible d’être respiré, au moment où il n’y aura pas d’animal capable de le respirer); le
respirable ne saurait donc être le propre de l’air »
VG montre (p. 120) que ce qui est incriminé dans ce passage des Topiques,
- ce n’est pas que le propre soit défini par la puissance (en l’occurrence le respirable , ou
bien, en ce qui concerne le temps, par le nombrable), car l’être peut être défini par la
puissance de pâtir et d’agir,
- c’est qu’il dépende d’une chose (l’animal, d’un côté, l’âme, de l’autre) dont la nonexistence n’entraînerait pas celle de la chose définie (la non-existence de l’animal
n’entraînerait pas celle de l’air, pas plus que la non-existence de l’âme n’entraînerait celle du
temps) (voir même argument chez Descartes contre la définition du corps par la tangibilté)
Les deux arguments ne sont pas strictement identiques.
Ce qui est fautif, dans la définition de l’air condamnée par les Topiques., c’est
l’intervention d’une puissance qui dépend d’une chose (l’animal) dont la non-existence
n’entraînerait pas celle de la chose définie (l’air).
Ce qui est fautif dans l’implication de l’âme dans la définition du temps, ce n’est pas
l’intervention d’une puissance, mais le passage de cette puissance (nombre nombrable) à
l’acte (nombré nombré), lequel dépend d’une chose (l’âme) dont la non existence entraînerait
celle de l’acte mais non celle de la puissance.
Même conclusion : le propre du temps n’est pas d’être nombré par une âme (puisque le
mouvement et le temps peuvent exister sans l’âme), mais c’est d’être nombrable selon l’avant
et l’après du mouvement. Le temps ne peut pas exister sans qu’existe aussi et nécessairement
le nombrable du mouvement; mais il peut exister sans qu’une âme existe nécessairement pour
faire de ce nombrable du nombré.
Ricœur résume cette situation ainsi : « l’activité noétique peut ainsi rester impliquée par
l’argumentation, sans être incluse dans la définition même du temps »
* Pour d’autres, le lien de l’âme et du temps ne doit pas être sous-estimé.
Heidegger minore l’importance de la différence du nombrable et du nombré : « Sans
âme, il n’y aurait pas de nombrer, pas de nombrant ; sans nombrant, il n’y aurait pas de
nombrable ni de nombré [je souligne] ; sans âme, il n’y aurait pas de temps ».... « Il appartient
33
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
manifestement à l’essence du temps d’être nombré, de telle sorte que, sans nombrer, il n’y
aurait pas de temps, et inversement »16.
Pour tenter au moins de rendre compte de cette divergence d’interprétation, on peut
souligner les points suivants
1/ Il n’y a pas de nombre nombré sans âme, mais ce qu’elle nombre, c’est-à-dire « ce
qui fait qu’il y a du temps » (223a 27), c'est-à-dire le mouvement qui est le sujet du temps,
existe indépendamment d’elle, avant elle et sans elle
Réalisme d’Aristote : l’âme ne pourrait pas percevoir le temps si elle ne percevait dans
le mouvement des différences et leur ordre irréversible.
Ce qui du mouvement rend possible le temps, c’est la structure ek-statique que le
mouvement introduit dans l’être : si le mouvement ne faisait pas « sortir de soi-même le
subsisant », il n’y aurait aucun temps, aucune « durée » des choses ; la structure ek-statique
du temps est d’abord celle du mouvement.
2/ Mais s’il n’y avait pas l’âme, cette structure ek-statique du mouvement (et du temps)
se perdrait pour ainsi dire dans sa propre dispersion ; elle se réduirait à la pointe de
l’actualisation continue du mobile, comme le temps se réduirait à un maintenant, toujours
renouvelé, limite toujours nouvelle entre le passé et le futur.
Ce maintenant qui est nombrable puisqu’il est multiple, ne devient du temps ou ne
constitue le temps qu’au moment où l’âme le nombre en retenant les maintenant passé et en
anticipant les maintenant futurs ; l’âme est capable de recueillir, de rassembler la diversité
inhérente à la structure ek-statique (du mouvement et du temps) par la mémoire et
l’anticipation et de révéler ainsi pour ainsi dire la durée des choses17.
Troisième problème : de quel mouvement le temps est-il le nombre ?
[question paradoxale : dans sa littéralité, elle paraît supposer (contre tout ce qui a été dit
antérieurement) que le temps pourrait ne pas être le nombre de n’importe quel mouvement]
[223a35] « … dans la mesure où il y a un mouvement, il y a un nombre de chaque
mouvement… ».
S’il y plusieurs mobiles, plusieurs mouvements, y a t-il un ou plusieurs temps ?
S’il y a plusieurs temps, peut-on cependant admettre un temps fondamental et unique
enveloppant les différents temps particuliers ?
S’il y a un temps fondamental et unique, où doit-il être cherché ? Doit-il être cherché
dans l’âme qui nombre le mouvement ou dans la constitution de l’univers ?
La réponse à ces différentes questions se développe en quatre moments
1/ [233b1-12] la diversité des mouvements n’exclut pas l’unité du temps : « les
mouvements sont différents et séparés mais le temps est partout le même »
16
Heidegger cherche à rendre aussi fidèlement que possible la pensée d’Aristote en disant que « le temps est plus
objectif que tous les objets et en même temps il est subjectif », objectif parce qu’il étreint tout objet, subjectif parce qu’il n’y
a de temps que s’il y a l’âme et son pouvoir de nombrer.
17
Commentaire très éclairant de Thomas d’Aquin : « Si le mouvement avait une existence (esse) fixe dans les
choses, comme une pierre ou un cheval, on pourrait dire absolument que, tout comme il y a un nombre de pierres même s’il
n’existe pas d’âme, pareillement, même dans ce cas, il y a un nombre du mouvement, qui est le temps. Mais le mouvement
n’a pas d’existence fixe dans les choses, et on ne trouve rien en elles, quant à leur mouvement, qui soit en acte, si ce n’est un
indivisible de mouvement [= la fine pointe de l’actualisation du mobile, correspondant, du point de vue du temps, au
maintenant indivisible], qui divise le mouvement ; mais le mouvement est pris en totalité par une considération de l’âme,
quand elle compare la disposition antérieure du mobile à sa disposition ultérieure. Ainsi donc, le temps n’a pas non plus
d’être en-dehors de l’âme, si ce n’est selon son indivisible [= le maintenant] ; mais le temps est pris en totalité par l’ordination de l’âme qui nombre l’antérieur et le postérieur dans le mouvement (...). C'est pourquoi le Philosophe dit de manière
significative que le temps, en l’absence de l’âme, est en quelque manière un étant (utcumque ens), soit qu’il l’est
imparfaitement, tout comme si l’on disait que, sans l’âme, il se trouve que le mouvement existe imparfaitement. On résout
ainsi les raisons destinées à montrer que le temps n’est pas, parce qu’il est composé de parties inexistantes. Ce qu’on a dit fait
apparaître que le temps, pas plus que le mouvement, n’a en-dehors de l’âme une existence parfaite »
34
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
2/[223b12-24] Il y a une mesure unique pour tous les mouvements : le mouvement
circulaire du premier ciel
3/ [223b24-224a1] Confirmation par l’opinion selon laquelle « les choses humaines sont
un cercle »
4/ [224a2-fin] l’identité du nombre dans la comparaison ou la mise en ordre des choses
nombrées
Dans le 1e et le 4e moment Aristote souligne l’unité du temps du point de vue de l’esprit
qui nombre ; dans le 2e et le 3e moment, il souligne l’unité du temps du point de vue du 1e
nombrable qui sert à mesurer tous les autres
Premier moment
Aristote rappelle en 223b12 que « chaque chose est mesurée par une unité du même
genre… »
Cela vaut aussi pour le temps qui sera mesuré par « un certain temps défini », une durée
élémentaire choisie comme unité de mesure du temps.
Cette unité de temps est aussi une unité de mouvement (une certaine durée correspond à
un arc de x° dans le trajet du soleil), en vertu de la réciprocité de mesure, traitée
antérieurement du temps et du mouvement (223b15 : « le temps est mesuré par le mouvement
comme le mouvement par le temps »)
Cette unité de mesure permet d’évaluer les durées par des nombres : seront égales des
durées qui, simultanées ou non, seront un même multiple de l’unité de mesure
Ceci établi, on pose la question : les mouvements sont multiples ; y a t-il des temps
aussi différents que le sont les mouvements ? Plusieurs temps peuvent-ils exister
simultanément ?
Aristote distingue deux cas de figure
Supposons des durées égales mais qui ne sont pas simultanées ; cette fois elles ne sont
pas identiques quant au temps, puisqu’elles n’ont pas lieu en même temps
Supposons plusieurs mouvements, qualitativement différents (altération, dilatation,
croissance) mais ayant lieu « en même temps » <ama>, commençant et finissant dans les
même maintenant (ou [223b7] « délimités simultanément) ; dans ce cas, il n’y a qu’un temps,
« car c’est bien le même temps, de la même manière un et simultané » [Stevens : « tout temps
égal et simultané est le même »] ; bien que mesurant des mouvements différents en qualité,
ces différentes durées se confondent en un temps unique.
Les durées sont différentes si on les rapport à leur substrat, mais elles font un temps
unique si on les rapport à l’âme qui nombre le mouvement et rapporte au même maintenant
initial et terminal la diversité de ces mouvements.
On doit donc distinguer le nombré et le nombrant (comme en 219b7-9) ; sept chiens et
sept chevaux (223b5) sont différents du point de vue du nombré mais mêmes du point de vue
du nombrant ; et de même dix chiens et dix moutons (224a3) : le dix ou les différentes
dizaines ne sont pas les mêmes en tant que nombre nombré ; et de même le triangle scalène et
le triangle équilatéral sont différents en tant que triangles mais mêmes en tant que figures
(c’est-à-dire en tant qu’ils s’opposent ensemble à toutes les figures qui ne sont pas triangles)
Faut-il en conclure qu’il n’y a d’unité du temps que par et pour l’âme qui nombre les
différents mouvements synchrones et les situe ainsi dans un seul et même temps ?
Le passage 223b19-24 montre que non : parmi les différents mouvements synchrones, il
y en a un qui joue à l’égard des autres le rôle d’étalon et qui donne à l’unité du temps un
fondement cosmologique : c’est le mouvement du premier ciel.
Aristote argumente ainsi :
[223b12] « chaque chose est mesurée par une unité du même genre » ; donc le temps se
mesure par un certain temps défini
35
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
[223b15] « le temps est mesuré par le mouvement… » ; il y a réciprocité de mesure du
mouvement et du temps ; trouver une unité de mesure pour mesurer la durée des différents
mouvements, c’est donc trouver le mouvement qui nous donnera cette unité de mesure.
Pour déterminer quel est ce mouvement, trois arguments interviennent
1/ « ce qui est premier est mesure des choses du même genre »
2/ le transport en cercle est premier : en tant que transport, il est premier par rapport à
tous les autres mouvements ; en tant que circulaire, il est premier par rapport à tous les autres
transports. Deux raisons sont données : « son nombre est le mieux connu » (il est le plus facile
à diviser et à compter) et il est le plus régulier
Depuis l’antiquité jusqu’à la montre à quartz, le problème de la mesure du temps a
consisté à découvrir un mouvement aussi parfaitement régulier que possible et qui pourrait
ainsi servir à la mesure du temps. Or parmi tous les mouvements que nous connaissons, le
transport circulaire est celui qui répond le mieux à cette condition : il est un et continu alors
que les autres mouvements oscillent entre deux contraires et sont obligés au rebroussement.
Ce mouvement circulaire premier est le mouvement de la sphère céleste qui est continu,
uniforme, éternel18.
Etant éternel, il peut être synchrone à n’importe quel temps et étant parfaitement
régulier, il est le meilleur chronomètre de tous les autres
En 223b24, Aristote. commente, à partir des réflexions précédentes, la formule courante
selon laquelle « les affaires humaines forment un cercle ».
VG rapproche ces lignes d’un passage des Problèmes qui les éclaire (XVII, 3, 916, a
18-41)
Ce passage est en effet une réflexion sur la relativité de l’antérieur et du postérieur :
Aristote. montre que l’antérieur et le postérieur ne peuvent pas avoir exactement le même
statut si l’on se représente le temps linéairement ou si on se le représente circulairement.
Si le temps est linéaire, la remontée dans l’antériorité nous éloigne toujours davantage
de l’instant présent et de ce qui est postérieur à l’instant présent ; la direction du passé et la
direction du futur sont opposées, de sens contraire, et ne peuvent donc pas se rejoindre.
Si en revanche le temps est circulaire, quand, en vieillissant on se rapproche de la
limite, on retourne au commencement; et ainsi « nous serions aussi bien “antérieurs” », ce qui
veut dire : nous serions antérieurs à ceux qui nous sont, eux-mêmes, d’une autre façon,
antérieurs.
Et c’est cette circularité qui a la préférence d’Aristote. Sa réflexion sur la relativité de
l’antérieur et du postérieur le conduit à comparer la permanence du devenir à un cercle; cette
relativité est illustrée d’abord par le phénomène naturel de l’alternance de la génération et de
la corruption; mais le fait d’observation est ici pour ainsi dire étendu et universalisé jusqu’à
devenir la supposition d’un retour universel des choses. Et dans cette supposition est incluse
la croyance en la métempsychose, que le Phédon appelait une “antique tradition”, et que
Aristote. n’accepte qu’en substituant l’identité spécifique à l’identité numérique des individus.
Toujours est-il que la circularité du devenir explique dans une certaine mesure la
formule selon laquelle les affaires humaines sont un cercle, cercle imparfait, au demeurant,
18
« Si la translation du ciel constitue la mesure des mouvements du fait qu’elle seule est continue, constante et
éternelle, si d’autre part, dans chaque genre, c’est la quantité la plus petite qui est mesure, et si le mouvement le plus rapide
est le plus bref, alors il est clair que, de tous les mouvements, celui du ciel doit être le plus rapide. Mais de toutes les lignes
qui partent d’un point et y reviennent, la circonférence est la plus courte. Dès lors, si le ciel est transporté circulairement et
animé du mouvement le plus rapide, il est nécessairement sphérique » (II, 4, 287 a 27-30).
Dans ce passage, Aristote montre que le mouvement circulaire a des qualité de continuité, de constance, d’éternité et
il en déduit qu’il est le mesurant des autres mouvements; puis en considérant que « c’est la quantité la plus petite qui est
mesure » et que « le mouvement le plus rapide est le plus bref », il déduit que de tous les mouvements, le mouvement du ciel
est le plus rapide. Et enfin une troisième déduction conclut que le ciel “est nécessairement sphérique”.
36
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
dans la mesure où les hommes (sans doute faut-il comprendre ici les individus, par opposition
à la suite des générations) “meurent parce qu’ils ne peuvent pas rattacher le commencement à
la fin”, vivent “linéairement, non “circulairement”.
Cet éclairement d’une formule commune à partir des considérations physiques sur le
temps constitue également une confirmation de ces considérations physiques. L’enquête
scientifique se confirme par sa capacité à rendre compte des apparences, et en particulier
celle-ci, platonicienne, selon laquelle le temps serait le mouvement de la sphère. Certes cette
apparence doit être redressée, mais non sans qu’apparaisse son noyau de vérité. Le temps a pu
être identifié au mouvement de la sphère parce que le temps est en vérité mesuré par la
translation circulaire du ciel.
REMARQUES DE CONCLUSION
Le « maintenant » aristotélicien est plutôt « instant » que « présent »
Le maintenant, c’est la pointe de l’actualisation du mobile en son mouvement, la limite
entre l’actualisation passée et celle qui est en train de survenir ; et ce maintenant se multiplie,
se renouvelle à mesure que se poursuit l’actualisation du mobile.
Le maintenant est donc en principe « quelconque » : les multiples maintenant successifs
sont tous équivalemment des maintenant. Il est vrai que le maintenant fait apparaître la
relation antérieur-postérieur ; mais n’importe quel maintenant est également capable de faire
apparaître cette relation.
Tout autre est le présent “augustinien” : il peut être défini (cf Benveniste) comme « tout
instant désigné par un locuteur comme le “maintenant” de son énonciation »; le présent est
caractérisé par la relation de sui-référence qui s’atteste dans l’acte même d’énonciation.
Il est vrai que certaines analyses d’Aristote portent sur le présent, le passé, le futur
(chapitre 13) ; mais ces analyses sont relativement secondaires ; et ces notions ne possèdent
pas la signification pleine que leur donnerait un présent sui-référentiel.
On peut faire l’hypothèse d’une sorte de bi-polarité de la pensée du temps.
Sur le versant cosmologique, le « maintenant » au sens de « l’instant » est le moment
central, mais ce maintenant/instant ne peut pas rejoindre le présent. La simple relation de
succession (avant-après) ne permet pas de dire que A serait passé et B futur. Aucun chemin
ne conduit de la relation formelle de succession à l’articulation “historique” du présent, passé,
futur.
Sur le versant psychologique, Augustin rend bien compte, avec la dialectique de
l’intentio et de la distensio, de la triple présence du présent, du passé et du futur, mais la
succession comme telle est présupposée, mais non explicitée par cette dialectique.
Chacune de ces deux orientations a besoin de l’autre, mais ne peut pas la rejoindre.
L’analyse augustinienne, en présupposant la succession, c’est-à-dire le temps, a besoin
d’une analyse de type aristotélicien, que ses prémisses cependant excluent.
De même l’analyse aristotélicienne « avoue » son besoin du « présent » par la difficulté
à « maintenir jusqu’au bout la correspondance entre l’instant et le point dans son double rôle
de division et d’unification » (Ricœur).
Et en effet ce double rôle ne peut pas être assumé par un seul et même maintenant : le
maintenant divisant-unifiant, c’est le maintenant dédoublé en deux extrémités délimitant un
certain laps de temps. Nonobstant l’analogie unissant les trois continus, le nun ne correspond
au point qu’en quelque manière. D’où le parti de Heidegger, consistant à soutenir que le nun
aristotéliocien (qui, ainsi compris, n’est
plus exactement l’instant) est constitué
intérieurement par le structure formelle “ek tinos……eis ti” (laquelle est tout à fait étrangère
au point comme tel). Mais cela nous fait déjà passer du côté du présent augustinien, avec
37
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
peut-être un certain effet d’occultation sur la dimension cosmologique du temps. De fait,
lorsque Heidegger rencontre, dans son commentaire d’Aristote le thème du caractère
enveloppant du temps, il l’interprète comme la transcendance de l’a priori.
Cette situation est l’une des apories du temps ; elle consiste dans la dualité
irréconciliable de l’instant et du présent ; Ricœur souligne qu’aucune continuité ne conduit de
l’un à l’autre : « C’est par un saut que l’on passe d’une conception où l’instant présent n’est
qu’une variante, dans le langage ordinaire, de l’instant dont la Physique est le dépositaire, à
une conception où le présent de l’attention réfère à titre primaire au passé de la mémoire et au
futur de l’attente » (p. 35).
Cette aporie peut être abordée également du point de vue des rapports de l’âme et du
temps. Le texte de la Physique se prête à deux lectures “radicales”, qui ont chacune leurs
raisons, et leurs bonnes raisons, mais n’en sont pas moins infidèles à Aristote
Celle de Heidegger met l’accent sur un lien d’essence de l’âme et du temps, mais en
oblitérant la différence du nombrable et du nombré.
L’autre pourrait être illustrée par Plotin qui écrit : « Ensuite, pourquoi faut-il
l’adjonction du nombre (qu’on l’entende comme mesuré ou comme mesurant, puisque le
même nombre peut fort bien être mesurant aussi bien que mesuré), pourquoi donc, avec la
présence du nombre y aura-t-il du temps, alors qu’avec la réalité du mouvement, avec
l’antérieur et le postérieur qui lui appartiennent parfaitement, il n’y aura pas de temps ? C’est
comme si l’on disait que la grandeur n’est pas une quantité, s’il n’y a pas quelqu’un pour
déterminer cette quantité” (Ennéades III, 7, 9, 673). Cette lecture montre clairement que
l’avant et l’après sont dans le mouvement, et avec eux le temps, sans qu’il y ait besoin d’une
âme pour que cet avant-après devienne le nombre du mouvement.
Ces difficultés montrent au moins qu’ « il n’est pas possible d’attaquer le problème du
temps par une seule extrémité, l’âme ou le mouvement. La seule distension de l’âme ne peut
produire l’extension du temps ; le seul dynamisme du mouvement ne peut engendrer la
dialectique du triple présent » (Ricœur).
38
LA QUESTION DU TEMPS CHEZ ARISTOTE
SOMMAIRE
La question du temps chez Aristote selon Physique IV.................................................. 3
Note d’introduction................................................................................................... 3
Chapitre X : les apories initiales................................................................................ 5
Chapitre XI............................................................................................................... 8
Chapitre XII ........................................................................................................... 21
Chapitre XIII .......................................................................................................... 29
Chapitre XIV.......................................................................................................... 31
Remarques de conclusion ....................................................................................... 37
39