Deuxième partie - Conceptions de la Matière
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Deuxième partie - Conceptions de la Matière
Deuxième partie - Conceptions de la Matière Soazig Le Bihan CH 284 - Premier semestre Introduction Qu'est-ce que la matière ? Un concept fuyant sous l'analyse : la matière est le "quelque chose", ce dont les choses sont faites. La notion ne semble pas avoir d'autre unité que celle donnée par son pouvoir explicatif de l'ordre du monde. La grande énigme : le cosmos. Les conceptions de la matière répondent à la question de la constitution des phénomènes. Les débats sont en ce sens toujours liés aux questions du changement et du mouvement. Quelles sont les caratères de la matière qui lui permettent de se transformer de telle sorte à constituer le monde ? D'où deux grandes questions : de quoi sont faites les choses, et comment se transforment-elles ? Et comme réponse : deux grandes conceptions de la matière autour desquelles les discussions vont tourner : 1. la matière comme matériau : matière fondamentale, permanence de la réalité par delà les changements : substrat (opposition matière / forme) modèle de la statue - notion de mélange 2. la matière comme constituée d'éléments : constituants du monde, sufsant à l'explication de la diversité des phénomènes (opposition matière / vide ) - modèle des lettres de l'alphabet - notion de combinaison Qu'est-ce qu'une science de la matière ? La physique, puis la chimie, se dénissent comme études systématiques de la matière. Mais ces sciences vont devoir en retour dénir leur objet. Comment la matière peut-elle être objet de science ? La physique et la chimie se trouvent ici concurrentes. Plus précisément, la chimie aura beaucoup de mal à s'armer comme science des qualités, face au modèle réductioniste du mécanisme. Perspective de ce cours (vu le temps imparti) : il s'agit pour nous de regarder l'histoire des conceptions de la matière au travers de deux grandes 1 lignes : - l'histoire de la chimie, et la complexité de sa constitution comme science - l'histoire de l'hypothèse atomiste, et la permanence des controverses qu'elle a suscité. Ceci nous permettra de comprendre combien l'image idéalisée de la constitution de la chimie comme véritable science parallèlement à la marche triomphale de l'atomisme est faussée historiquement, et relève de la reconstruction positiviste a posteriori. 1 1.1 Les théories de l'antiquité L'unité de la matière : la matière comme substrat ecture : Aristote Physique, I, 7 L La matière est le matériau de toute chose, matériau que l'on suppose unique en son fond. La matière est certes composée d'éléments (voire section suivante), mais ceux-ci ne consituent pas la matière première, puisqu'ils sont encore diérenciés par une certaine forme. Selon cette conception, le monde est en dénitive "fait" d'une seule et même matière. En tant que réalité sous-jacente, la matière-matériau s'oppose conceptuellement à la notion de forme : statue. Cette conception de la matière s'appuie sur l'expérience de la construction, du travail de la matière : sculpture, maçonnerie, charpente. L'origine du mot grec : ulè veut dire bois, coupé ou non. La matière est donc ce qui garantit la permanence. Bateau de Thésée. Au contraire, la forme est ce qui donne la possibilité du changement. La matière est avant tout conçue comme puissance de recevoir des déterminations contraires et changeantes. En ce sens, deux caractéristiques apparemment contradictoires de la matière : 1. La matière est indétermination - dénition négative. Pb : caractère insaisissable de cette matière première : on en a jamais ni l'analyse. C'est une conception plus épistémologique qu'ontologique de la matière : sujet (logique) du changement, ou cause matérielle : l'explication du réel exige le principe matériel comme substrat. Priorité de la forme sur la matière (controverse chez les commentateurs d'Aristote) : rôle secondaire de la matière ? 2. La matière est potentialité - dénition positive. En ce sens, elle n'est pas seulement privation de déterminations, mais puissance. La statue est en puissance dans le marbre, et ce n'est pas la même statue qui peut être en puissance dans du marbre et dans du bois. 2 Il reste que cette conception de la matière par Aristote est anti-réductioniste et anti-matérialiste, au sens où la matière ne sut pas à expliquer l'ensemble des phénomènes (BTP) : l'image est celle de l'ouvrier, le donneur de forme à une matière indéterminée. 1.2 La question des éléments fondamentaux On peut être insatisfait par la conception aristotélicienne de la matière précisément en ce qu'elle ne sut pas à expliquer la diversité et la régularité des phénomènes. C'est surtout cette dernière idée d'ordre dans le changement, qui tend à faire penser que la matière est constituée d'éléments fondamentaux, pourvus de qualités bien distinctes, et susant à rendre compte de l'ordre naturel. Les doctrine monistes : selon Aristote, un grand nombre de présocratiques étaient "monistes" (les choses ne sont constituées que d'un seul élément) : Thalès-eau, Anaximène-air etc. Mais attention : l'Ecole de Milet au moins s'intéresse moins à ce qui constitue les choses, qu'à ce dont elles proviennent (germe). En un sens, ces écoles ont une idée similaire à celle d'Aristote : la matière est une. Mais elle est aussi fondamentalement qualiée, contrairement à la matière aristotélicienne. Ces auteurs ont en eet élu un élément comme germe de toute chose. Parménide lance un dé à la pensée moniste de la matière. Si la matière doit rester toujours semblable à elle-même, alors le changement est impossible. Que "ce qui est, est, et ce qui n'est pas, n'est pas" est tout ce qu'on peut dire du monde. Empédocle d'Agrigente (Sicile) est l'auteur de la première philosophie "pluraliste" (= matière composée d'éléments fondamentaux) : quatre éléments : terre, eau, air, feu. Le pluralisme répond au dé de Parménide. Il s'agit de penser l'unité de la matière et la possibilité du changement. D'où l'idée de plusieurs espèces d'éléments fondamentaux aux qualités diérenciées. La diversité et la régularité des phénomènes proviennent alors de ce que chacun des éléments est caractérisé par deux des quatre qualités fondamentales : chaud, froid, humide, sec. Le principe de mouvement de ces éléments : deux forces : haine et amour (attraction / répulsion). Les phénomènes du monde sont alors explicables par le mélange des éléments en des proportions bien dénies. Il n'y a pas de génération au sens propre. La matière, donc les éléments, restent toujours égaux à eux mêmes : ils ne se transforment pas. Remarque : Aristote et la doctrine des éléments : reprend, mais la transformation est pour lui possible : les éléments ont une matière et une forme. 3 1.3 L'atomisme antique ecture : Lucrèce De rerum natura, Choix de textes par Marcel Conche L L'hypothèse des atomes est d'abord un principe d'explication du monde tel qu'on le voit, sent, touche. Ils sont la seule façon de comprendre les phénomènes sans postuler d'intervention divine. Les notions de vide et d'atome ont un contenu expérimental. D'après la méthode épicurienne, le réel ne nous est connu que par la sensation ou le raisonnement. Or la sensation nous le donne comme corporel. On ne peut donc postuler que du corporel et sa négation, c'est-à-dire les atomes et le vide. Il reste alors à raisonner à partir de notre notion empirique de corps, pour déterminer la nature du principe d'explication corporelle. Premier Principe : rien ne naît de rien - Raisonnement par l'absurde basé sur l'expérience sensible. Conséquence : expliquer le monde, c'est expliquer le détail de la production de la diversité et de la régularité des choses. La matière indiérenciée, pas plus qu'une puissance divine, ne peuvent donner une explication susante. Ce sont en eet des principes uniques, alors que seuls des principes diérenciés peuvent rendre raison du monde. L'atome comme germe peut être le principe d'une bonne explication des phénomènes : à la fois cause matérielle, car il contient ce dont les choses sont faites, formelle, car il contient la possibilité des choses, et eciente, dans les conditions données par la physique épicurienne (mouvement, chocs et combinaison) Les choses ne sont rien d'autre qu'assemblage et combinaison d'atomes. Analogie : lettres de l'alphabet. Nature de ces atomes : "petits corps solides" : corporels (parfaitement pleins), caractérisé par sa forme et sa grandeur dans l'espace (limite de la divisibilité des corps), indestructibles et éternels, invisibles (analogie : grains de poussière dans un rayon de soleil). Nous avons donc ici une troisième gure de la matière. En un sens, la matière est unique, comme pour Aristote ( tous les atomes sont identiques quant à leur "matière" corporelle). Mais, comme chez Empédocle, la matière est un principe susant d'explication pour tous les phénomènes. L'épicurisme est ainsi un matérialisme réductioniste : il n'est pas besoin de principe supplémentaire. Ce qui diérencie cependant enn l'épicurisme des pluralismes présocratiques, est l'idée d'une diférenciation spatiale, et non qualitative, entre les principes. Les atomes ne se voient pas attribuer de qualités particulières qui puissent rendre compte de la diversité et de la régularité des phénomènes : il leur sut d'être en mouvement. Les chocs et combinaisons diverses susent. 4