LE HARCÈLEMENT MORAL PAR LES IMAGES ET LES

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LE HARCÈLEMENT MORAL PAR LES IMAGES ET LES
LE HARCÈLEMENT MORAL PAR LES IMAGES ET LES REPRÉSENTATIONS
Stella BRESCIANI*
« Il n’est pas de voie plus propre à transmettre les affections
d’une âme à l’autre, que celle des mots : tous les autres
moyens de communication sont très insuffisants » (Edmund
Burke — 1756)2.
Cette phrase d’Edmund Burke fait suite au paragraphe suivant, dans lequel il met en rapport
divers types de langages selon leur pouvoir soit sur la raison, soit sur l’imagination :
« L’affection que causent en nous les objets naturels est soumise aux lois de ce rapport que la
providence a établi entre certains mouvements et configurations des corps et certaines sensations
conséquentes que notre esprit reçoit. La peinture agit sur nous de la même manière mais avec un
surcroît de plaisir dû à l’imitation. L’architecture affecte par les lois de la nature et par la loi de la
raison. De cette dernière dérive les règles de la proportion, d’après lesquelles un ouvrage est loué ou
censuré, en tout ou en partie, selon qu’il répond ou ne répond pas à la fin pour laquelle il a été fait.
Mais pour les mots, il me semble qu’ils nous affectent d’une manière bien différente de celle dont
nous sommes affectés soit par les objets naturels, soit par la peinture ou par l’architecture ;
cependant les mots ont autant de pouvoir et quelquefois plus de pouvoir qu’aucun de ces objets pour
exciter des idées du beau et du sublime... ».
Ces observations d’Edmund Burke, en cette lointaine année 1756, disent le pouvoir qu’il
attribue aux mots, celui d’« exciter une plus forte émotion par la description, que je ne pourrais le
faire par le plus excellent tableau »3.
La conviction quant au pouvoir de persuasion des mots est, me semble–t–il, partagée aussi
par tous ceux qui étudient la question du harcèlement moral. Le rapport proche, voire intime,
Stella Bresciani, docteur en Histoire sociale et professeur titulaire du domaine Histoire Contemporaine à
Universidade Estadual de Campinas (UNICAMP) à São Paulo et membre du Núcleo de História e Linguagens
Políticas.
*
2
Burke, 1803, p. 289-290.
3
Idem, p. 107.
Cahiers du Brésil Contemporain, 2004, n°55/56, p. 11-22
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Stella BRESCIANI
entre celui qui harcèle et sa victime fait clairement ressortir la force expressive de la parole orale
et ce qu’elle implique1.
Que dire alors d`une situation différente, où cette relation s’instaure au travers de la parole
écrite ? La parole, dont le rôle est si important dans les fictions littéraires, peut sans doute
comporter une dimension affective sous jacente à nos émotions.
Pourrions–nous dire la même chose de la manipulation du langage dans l’espace
académique ? Je pense à des commentaires ou comptes–rendus de livres dans lesquels nous
induisons ou sommes induits à considérer un certain auteur comme peu crédible, que ce soit en
raison de ses idées, de l’usage qu’il fait des informations ou de sa position politique. Que dire
encore de la souffrance psychologique infligée à la population d’un pays, en l’occurrence le Brésil,
en en faisant la cible de sociologues, d’historiens, d’économistes ? Or, les analyses de la société
qu’ils présentent ont donné jusqu’à nos jours à la population brésilienne une identité refoulée,
des caractéristiques négatives, sous le couvert d’analyses scientifiques, voire objectives. Dans
leurs textes certaines expressions employées dévoilent des jugements de valeur dépréciatif.
Pouvons–nous dire que cette dégradation infligée à la population brésilienne par des
hommes politiques, des intellectuels, des universitaires tout au long du XXe siècle constituerait
une forme de domination insidieuse, voire de harcèlement ?
D’une façon générale, les essais d’analyse de la société brésilienne partagent un travers
très répandu dans les Sciences sociales françaises de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Je
fais référence ici au caractère du peuple, à l’identité nationale, celle–ci étant perçue comme
instable, pas assez profondément ressentie. Cela est vrai, pour la France après la défaite de
1870 et la difficile instauration de la Troisième République2 ; pour le Brésil, après la proclamation
de la République, en 1889, événement considéré par bon nombre de penseurs politiques et
romanciers comme la véritable indépendance vis–à–vis du Portugal. Les nationalismes, très
Dans le livre où elle rapporte son expérience en tant que psychiatre spécialisée en psychanalyse et
psychothérapie familiale, Marie–France Hirigoyen décrit d’innombrables situations où une personne se voit
soumise à des observations dégradantes qui finissent par lui faire perdre confiance en soi et, à la limite, par
l`amener à se sentir coupable des sentiments de mépris, de haine manifestés par celui qui la harcèle par
des mots et des actes humiliants. Voir Hirigoyen, 1998.
1
2
Voir Haroche Claudine, 1993.
Le harcèlement moral par les imagens et les représentations
13
répandus en Europe à partir de la fin du XIXe siècle, et surtout pendant et après la Grande guerre
gagnent aussi de l’importance au Brésil grâce à un mouvement de la pensée érudite et politique
qui rapproche l’histoire d’une démarche sociologique qui accorde de l’importance à la
connaissance des us et des coutumes, aux rapports sociaux, au détriment des événements
politiques. On retrouve ici des similitudes avec les méthodes adoptées en France par la pensée
historique, en particulier par les pionniers de l’École des Annales, Marc Bloch et Lucien Febvre.
Il s’agit en fait d’un mouvement de pensée qui, au Brésil, s’amorce dans les années 1910,
dont les caractéristiques les plus frappantes font partie d’un projet de « révision » de l’histoire du
pays depuis le début de la colonisation portugaise. Ce renouveau de la pensée brésilienne
attribuerait ainsi les problèmes politiques, économiques et sociaux dont souffrirait le pays, soit à
l’héritage de la colonisation portugaise, soit à l’écart existant entre les idées propagées par la
majeure partie de l’intelligentsia nationale —qui serait, selon ces auteurs, fascinée par la pensée
européenne et nord–américaine— et la réalité nationale « arriérée » parce qu' encore soumise
aux valeurs de la société patriarcale.
Le glissement vers l’analyse des us et coutumes d’une population ethniquement très
diversifiée amène ces auteurs, par des approches psycho–socio–anthropologiques, à relever les
spécificités nationales et les différences régionales sur le très large territoire brésilien. Ce
mouvement intellectuel politiquement très marqué rassemblera, dès 1920, avec Populações
Meridionais do Brasil de Francisco de Oliveira Vianna1 des auteurs appartenant à des tendances
politiques très divergentes et pourtant tous voués à la quête des vrais « racines » nationales ou
d’une vraie histoire du peuple brésilien, c’est–à–dire une histoire de la vie privée.
Deux ans plus tard, en 1922, la diffusion du Manifesto do Movimento Modernista au Théâtre
Municipal de São Paulo, par un groupe d’artistes, écrivains et intellectuels, développe encore
davantage les critiques aux interprétations traditionnelles de la société brésilienne, amorçant un
mouvement radical de réflexion aux forts accents nationalistes. Raízes do Brasil de l’historien
Sérgio Buarque de Holanda2, paru en 1936, est une des œuvres paradigmatiques dans le
Oliveira Vianna n’a pas été le premier à souligner les différences et même les disparités régionales, déjà
indiquées par des auteurs tels qu’Euclides da Cunha dans Os Sertões (1894).
1
Sérgio Buarque de Holanda est considéré comme l’un des plus grands interprètes modernes de l’histoire
brésilienne ; son livre Raízes do Brasil (Racines du Brésil), dont l’édition originale chez José Olympio Editora
(Rio de Janeiro) date de 1936, est édité jusqu’à nos jours (plusieurs fois revue à partir de la 2e éd. (1947).
Son livre Visão do Paraíso publié par la même Maison d’éditions en 1959 est également lecture obligatoire
2
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domaine de l’histoire. De même, Casa–Grande & Senzala de l’anthropologue Gilberto Freyre1,
paru en 1933, apporte le point de vue d’un groupe d’intellectuels du nord–est du pays, de Recife
en particulier, sur la société coloniale brésilienne2.
Dans leurs grandes lignes, ces « interprétations » du Brésil tendaient à une description
assez dévalorisante des caractéristiques physiques et mentales des Brésiliens. Quand une
évaluation plus positive en sera faite, comme dans le cas de Gilberto Freyre, elle se limitera à la
société patriarcale de la zone productrice de canne à sucre du nord–est et exclusivement à la
période coloniale, puisque l’indépendance (1822) marquera, pour Freyre, le début de la perte
des caractères authentiques et spontanés de la culture brésilienne désormais imprégnée
d’influences exogènes. Le thème du déphasage entre les idées libérales et une société
brésilienne aux traits archaïques, ce que Roberto Schwartz, critique littéraire, a dénommé les
« idées hors contexte », est devenu et constitue encore de nos jours un lieu commun amplement
accepté parmi les intellectuels brésiliens3. Cette même vision critique du libéralisme basée sur les
conditions de la société brésilienne avait déjà été avancée par la pensée nationaliste–
conservatrice du début du XXe siècle, dont Oliveira Vianna était l’un des propagandistes les plus
systématiques. Dans ces interprétations on doutera même de l’existence d’un « peuple » ou, du
moins, on le désignera comme « la masse », ignorante, apathique, non consciente de ses droits4.
Il s’agit là d’analyses profondément dépréciatives, qui ont été volontairement partagées et
acceptées par les intellectuels étrangers et qui dépeignent jusqu’à nos jours la société brésilienne
comme arriérée et du « Tiers Monde ».
pour tout étudiant d’histoire.
1 Casa Grande e Senzala de Gilberto Freyre a été publié en diverses langues, dont le Français (Maîtres et
esclaves). Cet ouvrage forme une trilogie avec Sobrados e Mucambos et Ordem e Progresso. Je me suis
servie pour Casa Grande e Senzala de l’édition sans date ; pour Sobrados e Mucambos de la 9e éd. de 1996
et pour Ordem e Progresso de la 3e éd. de 1974.
2 L’année 1946 voit enfin paraître Formação do Brasil Contemporâneo du marxiste Caio Prado Junior. Cet
ouvrage compose avec ceux de Gilberto Freyre et de Sérgio Buarque de Holanda la triade célébrée par le
sociologue et critique littéraire Antonio Candido de Mello e Souza dans sa préface à la 4e éd. de Raízes do
Brasil (1966), comme étant les vrais pionniers de l’interprétation moderne du Brésil.
Roberto Schwartz a d’ailleurs construit ce « concept explicatif » à partir d’une analyse de la société basée
sur l’économie politique marxiste et a formulé la notion du déphasage entre idées — institutions politiques
(superstructure) et relations sociales (infrastructure).Cf. Schwartz, 1977.
3
4
Voir mes articles 1998 et 2002.
Le harcèlement moral par les imagens et les représentations
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Elles constituent, à mon sens, une forme de domination insidieuse sur la population, d’une
violence symbolique exercée par le savoir et accentuée par les médias. Nous pouvons affirmer
que ces analyses sont à l’origine d’un complexe d’infériorité profondément intériorisé —
notamment au sein de la fraction lettrée de la population— voire d’un affaiblissement de l’estime
de soi, crucial pour l’action politique vers l’émancipation, quelle qu’elle soit.
Dans cette contribution, j’ai voulu comparer Oliveira Vianna1 et Sérgio Buarque de Holanda
dans leurs interprétations de la population brésilienne, en particulier de sa fraction lettrée et
politiquement active, parce qu’elles constituent des interprétations hautement représentatives,
toujours présentes dans les analyses actuelles. Ce sont certainement deux auteurs aux tendances
politiques différentes. Le premier, Oliveira Vianna, est un intellectuel conservateur, ayant des
sympathies pour la politique du New Deal nord–américain et pour le fascisme italien. Le second,
Buarque de Holanda, est un intellectuel ayant eu une formation libérale, encore que critique du
libéralisme brésilien. Mon choix se justifie enfin par le fait que Sérgio Buarque de Holanda a été
un critique sévère de l’œuvre de Oliveira Vianna et un opposant radical à son action politique.
STYLE D’ÉCRITURE ET HARCÈLEMENT MORAL
COMMENT DISCERNER LE PROCÈS D’INTENTION ?
En 1949, dans le dernier paragraphe d’un compte rendu d’Instituições Políticas Brasileiras
de Oliveira Vianna2, Buarque de Holanda affirmait que Vianna partageait avec les philosophes
romantiques et les culturalistes les plus radicaux la notion d’organique qui était à l’origine de tout
l’endoctrinement des fascismes : la doctrine du sang et de la terre du Dr Darré, ministre d’Hitler.
Recourant à des figures de langage inspirées de l’organicisme et du romantisme, Oliveira
Vianna a effectivement choisi la notion d’organisme pour parler du Brésil : l’affirmation répétée du
Oliveira Vianna faisait constamment référence à la proposition de démocratie autoritaire fondée sur une
stratégie d’État corporatiste à laquelle il a collaboré activement en qualité de consultant juridique du
Ministère du Travail, de l’Industrie et du Commerce entre 1932 et 1940, principalement pour ce qui est de la
législation du travail, toujours accusée d’être d’inspiration fasciste. L’objet majeur des plus dures critiques
de ses opposants était néanmoins l’acceptation explicite de théories raciales dans ses études sur
l’hétérogénéité de la population brésilienne, dont le but principal —l’intégration nationale— présupposait
de forger une identité : celle du « peuple brésilien ». Pour le débat sur la question de l’« identité nationale »,
voir mon article : « Un regard sociologique sur l’identité nationale » op. cit.
1
2
Ce livre a été le dernier publié du vivant de l’auteur.
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caractère inorganique de la société brésilienne, comparée à un conglomérat ganglionnaire, et la
physionomie ganglionnaire. Ce recours à la métaphore du conglomérat ganglionnaire pour
représenter ce pays implique l’intention de causer une gêne rationnelle et affective, la suggestion
subliminale de maladie dans une image associée aux autarcies patriarcales et au régime de clan.
Il mêlerait ces notions d’organicisme considérant que les classes dissociées, de type amorphe et
inorganique, [se trouvent] dans un état de désintégration profonde et vivent dans une semi–
conscience de leurs propres droits et intérêts, et dans une inconscience absolue de leur force1.
Selon Paul Ricœur, dans son essai sur le processus métaphorique, le recours à la
métaphore constitue un transfert de signification, qui n’est autre que ce changement ou cette
altération de la distance logique, de l’éloigné vers le proche. Il s’agit, dit–il, du concept de Kant
d’imagination productive comme schématisation d’une opération synthétique composée de trois
phases. La première serait celle de l’insight à l’intérieur de la ressemblance — aussi bien un
penser qu’un voir, rendant semblables ou sémantiquement proches les termes que l’énoncé
métaphorique réunit. Cette première phase permet de « voir la ressemblance et de voir le même
malgré, et au travers de, la différence » ; elle produit une parenté générique sans éliminer les
différences. Dans la deuxième phase, le caractère figuratif de la métaphore imprime dans
l’imagination sa dimension picturale, et se comporte comme la teneur et le véhicule [focus et
frame] qui désignent la signification conceptuelle et son enveloppe picturale. Dans ce processus
se produisent des images schématisées : non seulement une figure mentale de quelque chose
mais, encore, un mode figuratif d’exposer des relations. Dans ce processus interne à
l’imagination, la troisième phase serait celle que Ricœur dénomme l’interruption, ou le moment de
négativité apporté par l’image dans le processus métaphorique, qui se dirige vers ce qui n’existe
pas, c’est–à–dire vers la capacité de projeter de nouvelles possibilités. Le procédé d’usage de
métaphores maintient imagination et sentiment intimement liés pour persuader ou plaire. En
somme, la métaphore ne serait pas l’énigme, mais sa solution, comme le dit l’auteur.
Nous se saurions toutefois oublier que l’image métaphorique peut être la présentation apaisée et
apaisante d’une situation de menace, car elle introduit dans le domaine de la parole et de la classification,
c’est–à–dire du raisonnement, une situation auparavant prétendument restreinte au cadre des phénomènes
naturels. Autrement dit : l’image organise les pièces dispersées d’un puzzle qui, une fois complété, dévoile
un certain ordre ou ordonnancement sous–jacent et permet de proposer une solution à la recomposition de
sa dispersion en une architecture harmonieuse. Il serait donc constitutif du jeu métaphorique de pouvoir
rapprocher deux champs sémantiques et d’établir une ressemblance ou parenté entre des idées
hétérogènes.
1
Le harcèlement moral par les imagens et les représentations
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Dans la perspective de la notion de métaphore proposée par Paul Ricœur1, je pense que,
chez Oliveira Vianna, la référence à la notion d’utopie organique constitue un procédé rhétorique
traduisant son projet d’organiser solidairement la nation brésilienne2.
Ces figures de langage dotées d’une force imagées sont d’ailleurs également présentes
dans les écrits de ces deux auteurs et peuvent nous introduire à une autre dimension du
dénigrement, de la stigmatisation, à laquelle tous deux, parmi tant d’autres interprètes de
l’Histoire du Brésil, ont soumis la population du pays. Les métaphores auxquelles ils ont recours
pour traduire en images ce que le concept présente de manière générale et abstraite occupent
une place importante dans leurs écrits et n’ont pas seulement une dimension poétique stylistique.
Cette force expressive du langage devient manifeste dans les écrits d’Oliveira Vianna, non
seulement dans les métaphores d’inspiration organiciste mais encore architecturale pour
dramatiser sa critique politique, procédé qui possède un pouvoir esthétique extraordinaire et qui
illustre la rhétorique de persuasion :
« ... nos législateurs […] construisent […], pour flatter et enchanter nos yeux autochtones, une
superbe architecture de façades somptueuses, copiées, dans tous leurs détails, de celles qui existent
en France, en Angleterre ou aux États–Unis. Et, assoiffé d’exotismes, l’étranger qui nous rend visite
commence par s’extasier face à ces merveilleux frontispices... Les plus intelligents, toutefois, ne s’y
trompent pas. Ils comprennent vite —avec sagacité et ironie— que ces Constitutions impeccables ne
sont que de belles paillettes chatoyantes. Des reflets de la culture européenne ou américaine […]
brillent ici […], qui n’illuminent que les sommets les plus élevés de notre hiérarchie sociale ; leurs
constellations convergent sur les grandes métropoles des États et sur Rio ; ils ourlent d’un trait
lumineux fort vif le contour de nos côtes ; ils ne descendent cependant pas jusqu’aux couches
rurales ; et pénètrent moins encore dans le cœur du pays, ses vastes et obscurs sertões. Ils laissent
donc intact, endormi dans cette vaste pénombre, où il a vécu ignoré jusqu’à présent, le peuple–
masse brésilien —qui constitue néanmoins la plupart de la nation. […] Parfois, comme une lueur
météorique, ils passent au loin, sillonnant ses horizons —et s’éteignent aussitôt, sans laisser de
vestiges »3.
1
Voir Ricœur, 1992.
En effet, Buarque de Holanda lui–même reconnaît qu’Oliveira Vianna avait parfois utilisé des mots liés à
des notions d’organicisme pour faire référence à une chose fabriquée, susceptible d’être fabriquée ou
rectifiable par l’action de l’intellect humain, sans la restreindre au cercle strict de la pensée romantique
réactionnaire.
2
3
Voir Oliveira Vianna, 1949, vol. II, p. 98.
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Stella BRESCIANI
Comment ne pas reconnaître la force expressive de cette représentation parasite de la vie
intellectuelle et de l’action politique sur les terres brésiliennes ? La notion de reflet, dans ce texte,
place le lecteur face à face avec ce qui, à partir du découpage national et de ses présupposés
d’analyse, apparaîtrait comme l’image éloquente des conséquences de l’imitation1. Considéré
comme une réaction automatique et involontaire d’un organisme vivant ou simple attitude
mimétique, le reflet2 « brille », atteint les sens sans passer par la raison, ne s’appuie ni sur le
discernement, ni sur des convictions solides, ne structurant ainsi que des « façades ».
Ses arguments dépassent l’évocation de la précarité des institutions politiques ; ils
s’étendent à la hiérarchie sociale, elle aussi précaire, en mettant côte à côte la Charte
constitutionnelle qui soutient les institutions et l’image d’un édifice vide et plus encore, de la
simple façade privée de fondement, privée également de toit et de murs intérieurs. L’idée de
fragilité s’impose. Il n’y a pas de base, un peuple conscient de ses droits et de ses devoirs.
Derrière la façade, des lois donnant une protection égale à tous, l’absence de cloisons indique la
prédominance de la structure clanique qui impose la loi du plus fort propre à l’état de nature. Les
« belles paillettes chatoyantes » renforcent l’idée de précarité, de faux brillant, fragile et trompeur.
Ce rapprochement entre les institutions brésiliennes et la métaphore de l’édifice précaire permet
d’introduire, par une représentation iconique, la fragilité qu’il veut attribuer à la lettre de la loi
dans une société où, croyait–il, régnaient encore des formes primitives de pouvoir. Il permet, en
même temps, d’imbriquer conceptuellement deux images qui convergent vers la solution :
l’importance d’une structure bien ancrée, pour procurer une base solide aussi bien aux édifices
qu’aux constitutions politiques. Il s’agit donc d’une démarche sous–jacente à un projet politique.
Cette superposition d’images atteint son sommet dramatique avec le déplacement
progressif de la lumière qui va du « contour des côtes », passe par les « couches rurales » pour
aboutir au « cœur du pays », les « vastes et obscurs sertões », « cette immense pénombre ». Ce
jeu d’ombre et de lumière s’allie à l’image des édifications de façades somptueuses qui
composent une représentation du Brésil politique aux tons contrastés de la rhétorique du
sublime3.
1
Il reprend la notion d’imitation de Gabriel Tarde (1979).
2
L’original utilise le mot reflexo, qui peut se traduire aussi bien par reflet que réflexe (NdT).
Je renvoie au livre d’Edmund Burke dans sa version française de 1803. Pour une étude plus approfondie
de la théorie esthétique de Burke, voir Baldine Saint Girons, 1993.
3
Le harcèlement moral par les imagens et les représentations
19
Il présente cette construction imagée pour, tout de suite après, conduire ses lecteurs vers
l’effet de la « lueur météorique » : la rupture de la stabilité des systèmes traditionnels
d’organisation coutumière et l’éloignement du vécu politique ressentis par le « peuple–masse »
des campagnes. Une construction rhétorique d’une grande efficacité pour démontrer la
dangereuse inconsistance de l’élection directe, du suffrage universel, de l’autonomie municipale,
du régime fédératif, quand ils président de manière illusoire aux destinées politiques d’un pays
encore dominé par la « politique de clan », qui exerce souverainement son pouvoir sur ce que l’on
appelle les « complexes retardataires », situés dans les régions Nord et Nord–est du pays.
Les observations d’Oliveira Vianna contiennent un clair appel politique d’adhésion au projet
qui devrait conduire à la « transformation des mentalités », et, au moyen de stimulations externes,
donner un nouvel élan à la lenteur de l’évolution des réalités sociales1, aussi bien celle des
complexes culturels retardataires que [celle de] la civilisation politique, de type métropolitain et
marginal. Le pouvoir de séduction du texte accompli sa mission persuasive.
Buarque de Holanda a également recouru à cet appel émotionnel : l’image de racines révèle
une grande force pour parler d’un pays ayant une culture greffée qui ferait de ses habitants des
exilés sur [leur] propre terre. Argument d’inspiration largement organiciste et écologique, faisant
en effet allusion à des racines dont la tentative d’implantation par le colonisateur portugais s’est
traduite par un échec du fait qu’elles étaient étrangères à l’environnement. Racines superficielles
mais suffisamment résistantes pour se maintenir pendant quatre siècles avec toutes les
conséquences qui en ont découlé : ainsi du « manque de cohésion de notre vie sociale », de la
culture de la personnalité, d’où surgit l’homme cordial ; ainsi encore de la fragilité des
associations qui impliquent de la solidarité, du manque de distinction entre famille et État, entre
public et privé, qui fait que peu d’individus deviennent des citoyens et surtout, encore, le refus de
la réalité, une « réalité dégoûtante », par l’intelligentsia brésilienne, isolée dans un monde fictif.
Image puissante, au sens suffisamment vaste pour exprimer l’idée de « révolution », quand il
exhorte les penseurs du Brésil à la tâche urgente d’anéantir les racines ibériques de notre
culture. L’appel à l’oubli de l’héritage des aïeux ibériques, orchestré par l’intelligentsia
brésilienne, a révélé une importance cruciale dans les arguments de Buarque de Holanda :
« Un amour prononcé pour les formes fixes et les lois génériques, qui circonscrivent la réalité
complexe et difficile au cadre de nos désirs, est l’un des aspects les plus constants et significatifs du
caractère brésilien. Ces constructions d’intelligence représentent un repos pour l’imagination,
comparable à l’exigence de régularité par laquelle la mesure musicale invite le corps du danseur. Le
1 En
italique dans l’original.
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prestige de la parole écrite, de la phrase lapidaire, de la pensée inflexible, l’horreur du vague, de
l’hésitant, du fluide qui obligent à la collaboration, à l’effort et, par conséquent, à une certaine
dépendance et même abdication de la personnalité ont assidûment déterminé notre formation
spirituelle. Tout ce qui dispense un travail mental constant et fatigant, et les idées claires, lucides,
définitives qui favorisent une espèce d’atonie de l’intelligence, semblent constituer, pour nous, la
véritable essence de la sagesse »1.
L’auteur n’exempte pas le groupe brésilien cultivé de cette condition dégradante ; lui–
même s’y inclut avec le pronom « nous ». L’historien définit le « caractère brésilien » par des mots
relevant des sentiments plutôt que de la rationalité. Sa thèse véhicule l’image dégradée et
dépréciée du Brésilien —par opposition à celle des peuples au caractère rationnel— c’est–à–
dire, un peuple dont le caractère est formé par l’acceptation passive des «constructions
d’intelligence » faciles à retenir, comparables à la mesure de la musique qui emporte le danseur. Il
cherche à pousser le lecteur à sentir l’horreur de sa propre condition passive, complaisante et
peu réflexive dûe au soi–disant relâchement du raisonnement, le repos de l’intelligence. Bref, il
veut produire dans le lecteur l’horreur de faire partie d’un peuple dont le caractère le rend
incapable de rompre ses liens avec le retard rural, héritage des colonisateurs. Le « nous » utilisé
par Buarque de Holanda a pourtant une dimension ambiguë.
Buarque de Holanda n’utilise vraisemblablement ce moyen rhétorique que pour mieux
inciter l’intelligentsia à adhérer à ce qu’il considère comme une nécessité impérieuse : « anéantir
les racines ibériques de la culture » prédominante au Brésil, pour faire place à « un style
nouveau » de pensée. C’est cependant l’image dégradée du caractère brésilien qui a prévalu
parmi les lecteurs de Racines du Brésil, de sorte que la figure dégradée du Brésilien, si fortement
identifiée, dans ses contours mentaux, à des êtres peu rationnels et prisonniers d’idées faciles,
constitue un véritable harcèlement moral ; elle a été très souvent reprise par des spécialistes
brésiliens et étrangers pour expliquer ce qu’ils considèrent comme des erreurs et des
égarements dans l’histoire du pays.
Comme ces deux auteurs convergent dans leurs représentations de la société et du
« peuple » brésilien offrant une même image du décalage entre les institutions libérales et la
société brésilienne, il devient clair que la grande différence entre Buarque de Holanda et Oliveira
Vianna tient à leurs projets politiques opposés : leurs divergences conduisent à faire réapparaître
le fond du débat quant à l’interprétation du passé colonial.
1
Cf. Holanda,1936, p. 117.
Le harcèlement moral par les imagens et les représentations
21
Il me semble important de se demander jusqu’à quel point ces interprétations de l’histoire
du Brésil et l’image de l’homme et du « caractère » brésilien qu’elles présentent ont contribué à
perpétuer un processus de harcèlement moral dont la victime est la population du pays. Comment
ne pas déchiffrer au sein de cette représentation l’image profondément humiliante, à tout le
moins teintée d’exotisme, due à la façon européenne de modeler l’image de l’autre, que cette
population finit par incorporer ? Jusqu’à quel point ce miroir lui offre une identité infériorisante qui
a contribué à la position passive qui lui est attribuée ? La permanence de la (re)présentation
négative d’un individu, ou d’une collectivité, se constitue en ce que nous appelons harcèlement
moral ?
La force de ces représentations est telle que Luis Inácio Lula da Silva, dans son premier
discours en tant que président du pays, en janvier 2003, a été amené à dire qu’il faudrait
redonner au peuple brésilien l’estime de soi.
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22
Stella BRESCIANI
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