perdre son temps.rtf

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« Homme ! ta vie toute entière sera de
nouveau et toujours retournée tel un
sablier, et toujours et de nouveau elle
s'écoulera… »
Nietzsche
Perdre son temps
Il ne s’agit pas d’une question générale sur le temps, mais d’une expression plutôt
péjorative qui suppose que nous gaspillons un temps qui nous serait purement
personnel, un délai qui nous serait imparti..
Quand dit-on ou se dit-on « Tu perds ton temps ! »?
- tu ne t’organises pas bien dans ce que tu fais, tu ne sais pas
t’y prendre
- tu poursuis un but qui n’en vaut pas la peine ou tu te fixes des
objectifs inatteignables ou tu te fais des illusions
- tu ne fais rien, tu es paresseux, improductif, tu ne fais rien de
ta vie
Cette expression implique la subjectivité de tout un chacun. Il n’est pas dit « perdre du
temps», mais « perdre son temps ». Elle renvoie à une appropriation subjective du
temps.
La perception de la vie pourrait alors être ressentie comme prenant forme dans un laps
de temps me conduisant de la naissance à la mort, ponctuée par des moments forts ou
faibles. Je peux avoir passé du bon temps ou de sales moments, du moins tel que je
m’en souviens. A travers mes souvenirs, je peux éprouver des regrets, de la nostalgie
(c’était le bon temps), mais je ne peux pas revenir en arrière pour rattraper le temps
perdu. Le temps d’une vie terrestre se déploie d’une façon linéaire de mon enfance à
ma vieillesse, du moins pour nous dans notre culture occidentale.
Ainsi chacun de nous parcourrait un temps qui lui serait personnel, chacun
cheminerait à sa façon. Le temps serait ainsi pure subjectivité et au bout du compte,
mon temps est perdu. (Cf. Proust et la « recherche du temps perdu » -ici perdu signifie
enfui, disparu, passé, évanoui).
Quant au terme de perte il est lourd de sens. La perte c’est le manque, le deuil, la
dépossession…, l’inverse c’est le gain, le plein, le profit. La formulation du sujet
aurait pu être inversé : gagner son temps ou encore gagner du temps.
Dire « tu perds ton temps » sonne comme un reproche et un rappel à l‘ordre. Cela
implique que je n’ai pas de temps à perdre. C’est normatif et contraignant. Je subis le
temps forcé, comme je subis le travail forcé. Je subis l’injonction d’avoir une vie bien
remplie, bien pleine, sans temps morts. Surtout dans la vie moderne. Je suis comme le
pauvre Charlot dans Les temps modernes qui court avec sa clef à molette après les
écrous qui défilent, illustration du taylorisme, du fordisme, du stakhanovisme, et
préfiguration des modes de management actuels. Pas de temps mort. Au nom de la
rentabilité. La souffrance physique de la société industrielle à la souffrance psychique
de la société post-industrielle. Qu’est-ce qui me permet de dire que je perds ou que tu
perds ton temps sinon des normes sociales ?
En ce sens je ressens en tant qu’individu les injonctions de la société moderne. Pas de
temps à perdre, je dois être performant. Le temps social formate le temps vécu.
Subjectivement; depuis deux siècles la valeur travail a surdéterminé le temps
occidental. Le travail industriel a imposé le temps de l’horloge à la minute près. Le
temps industriel et le temps des villes n’est pas le temps des mondes paysans
traditionnels.
Le temps, vécu subjectivement, serait pourtant un temps social intériorisé. Je suis
poussé à être performant, dans mon temps libre comme dans mon temps de travail. Je
subis l’injonction de savoir gérer (mon temps, ma vie, mes loisirs), alors même que je
garde l’illusion de choisir. C’est le « culte de la performance » généralisée dont nous
parle Alain Erheinberg.
Mais alors, puis-je contester cette idée très idéologique qui sous-entend, en forçant le
trait, que je suis un incompétent, un mutilé, ou une mauvaise tête, si je freine des
quatre fers, si je me mets hors du temps, en retrait, … à la retraite. Pensons à la
culpabilisation des chômeurs, ou des retraités voire même des femmes au foyer qui
perderaient leur temps. Mais de quel temps s‘agit-il ?
Dans le film documentaire de Pierre Carles Attention. Danger travail les interviewés
(chômeurs ou démissionnaires..) disent tous qu’ils ont désormais un temps à eux,
qu’ils prennent leur temps. Ce qui dérange violemment le spectateur. D’ailleurs 2
figures stigmatisées par la société se rejoignent : le chômeur qui profiterait de son
temps grâce à des allocs, et le rentier qui lui en profiterait grâce à son bas de laine.
Perdre son temps, pourrait vouloir dire passer son temps autrement.
Prendre du bon temps, ou plus globalement ne rien faire de contraint.
Prendre son temps pour rêver, rêvasser, ressentir l’écoulement du temps, la durée, et
non regarder sa montre… Il y a des hyperactifs qui ne peuvent pas rester une minute
en place, dans une chaise longue ou dans un hamac.. Ça les rend malheureux. Ils
courent après le temps, ils n’ont jamais le temps (cf. l’expression : le temps c’est de
l’argent.)
La psychanalyse nous montre que l’hyperactif essaie de colmater la béance qui
constitue le désir.
Prendre son temps pour souffler, vivre, se sentir simplement exister. Prendre du
temps pour soi à coté du temps contraint, celui du travail, des démarches
administratives, des obligations familiales…et des loisirs « forcés ». Si, pendant le
19ème siècle, la bourgeoisie industrieuse a fait du travail/temps une valeur, une
minorité dite « décadente » célébrait le farniente alors qu’avant sous l’Ancien Régime
l’aristocratie célébrait le loisir et le plaisir. De même dans l‘antiquité, le citoyen libre
pratiquait l’otium (le loisir qui permet de réfléchir, pratiquer les arts, la lecture, le
sport, la rencontre, la discussion…). N’oublions pas cet étonnant texte politique édité
par Paul Lafargue paru en 1880 : Le droit à la paresse.
Prendre son temps signifie aussi s‘appliquer pour bien faire, prendre le temps de
réfléchir. Contre la vitesse faire « l’éloge de la lenteur » titre d’un best seller du
journaliste canadien Carl Honoré.
Conclusion toute provisoire :
Donc si l’expression perdre son temps a d’emblée une signification négative, ne
pourrait-elle pas être retournée en une revendication positive : prendre mon temps,
prendre du bon temps, laisser passer du temps pour me soulager de cette tension de la
performance ?
Perdre son temps ne signifierait-t-il pas échapper autant que faire se peut au temps
contraint sous toutes ses formes?
Pour aller plus loin :
Paul Lafargue : Le droit à la paresse.
Carl Honoré : Eloge de la lenteur.
Paul Virilio : Vitesse et politique.
Et deux grands philosophes du 20ème :
Bergson : Matière et mémoire.
Bachelard : L’intuition de l’instant