1470 L`évolution attendue de la jurisprudence sur le motif
Transcription
1470 L`évolution attendue de la jurisprudence sur le motif
Étude DOCTRINE 1470 1470 L’évolution attendue de la jurisprudence sur le motif économique du licenciement Rémi Dupiré, avocat associé, cabinet Dupiré et Associés La chambre sociale de la Cour de cassation a élaboré une jurisprudence abondante permettant à nos entreprises de se restructurer aux fins de rester compétitives sur un marché ouvert à la mondialisation. Néanmoins, afin d’éviter les abus, les tribunaux se sont attachés à préserver les droits des salariés en matière de licenciement. Le contrôle portant sur le motif même de la réorganisation s’avérant particulièrement complexe à mettre en œuvre, notamment au sein de groupes transnationaux, l’attention des juges s’est concentrée sur les conséquences de la restructuration au travers notamment des notions de reclassement, de coemploi et, aujourd’hui, sur les « moyens financiers » dont disposent l’entreprise et, le cas échéant, le groupe. En l’état, cette jurisprudence soulève d’importantes problématiques juridiques et remet en cause l’intérêt même de la notion de sauvegarde de compétitivité, les licenciements pour motif économique étant, de facto, réservés aux entreprises confrontées à de graves difficultés économiques. 1 - Notre droit du travail est traditionnellement conçu comme un outil se destinant à préserver au mieux les intérêts des salariés. En période de crise économique, il constitue également un ultime rempart contre l’accroissement exponentiel du nombre de demandeurs d’emplois. L’État français n’est aujourd’hui plus en mesure de porter les salariés privés d’emplois, pas plus qu’il ne dispose des moyens nécessaires au financement de leur reclassement. Au-delà de cette problématique sociale, notre législation vise aussi à préserver l’économie nationale en transférant une partie des charges anciennement dévolues à l’État aux entreprises du secteur privé et en évitant un nombre massif de délocalisations. 2 - Cette vision « protectionniste » de notre système juridique s’accommode mal des contraintes liées à la mondialisation. La multiplication des groupes de dimension internationale intervenant sur un marché mondial et confrontés à la concurrence d’entreprises soumises à une législation sociale beaucoup moins contraignante porte atteinte à la compétitivité de nos entreprises et dissuade les investisseurs étrangers d’intervenir sur nos marchés. Notre Code du travail peine pourtant à évoluer en ce domaine. Le législateur n’est jamais parvenu à revenir sur la rédaction initiale de l’article L. 1233-3 qui, à travers le motif des licenciements susceptibles d’en découler, limite les restructurations d’entreprise aux « difficultés économiques ou (...) mutations technologiques ». Les seules réformes mises en œuvre en la matière sont celles résultant de la loi du 27 janvier 1993 portant 10 JCP / LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION SOCIALE N° 45. 6 NOVEMBRE 2012 « diverses mesures d’ordre social » ayant introduit,dans l’ancien article L. 321-4-1, la règle selon laquelle « la procédure de licenciement est nulle et de nul effet tant qu’un plan visant au reclassement de salariés s’intégrant au plan social n’est pas présenté par l’employeur ». Ces dispositions ont par la suite été complétées par celles résultant de la loi dite « de modernisation sociale » précisant que « lorsque le juge constate que le licenciement est intervenu alors que la procédure est nulle et de nulle effet, (...) il prononce la nullité du licenciement et ordonne à la demande du salarié, la poursuite du contrat de travail ». 3 - Ces réformes, on le voit, visaient une fois encore à renforcer la protection des salariés et les obligations pesant sur l’employeur ; mais elles n’ont apporté aucune solution concrète au nécessaire arbitrage entre la protection des droits des salariés et l’exigence de compétitivité internationale. C’est la chambre sociale qui s’est attelée, depuis plus de vingt ans, à concilier ces considérations, élaborant une jurisprudence abondante et complexe qui semble aujourd’hui encore en mesure d’évoluer. Dès 1992, s’affranchissant des règles légales, la Cour de cassation a ainsi courageusement affirmé qu’une réorganisation décidée dans l’intérêt de l’entreprise peut constituer un motif de licenciement 1.Après avoir érigé en principe qu’une entreprise se doit d’assurer la sauvegarde de sa compétitivité sur son marché, les 1. Cass. soc., 1er avr. 1992, n° 90-44.697 : JurisData n° 1992-000803 ; Bull. civ. 1992, V, n° 223. Étude DOCTRINE conseillers à la chambre sociale se sont toutefois aussitôt appliqués à en limiter la portée.D’arrêt en arrêt,la chambre sociale a ainsi tenté de poser les règles encadrant les motifs de réorganisation. En ce domaine, sa jurisprudence s’est essentiellement structurée autour de deux grands axes : la cause de la réorganisation (le contrôle du motif économique) et ses effets (le contrôle du contenu du plan de sauvegarde pour l’emploi en découlant). 1. Le contrôle portant sur la cause de la réorganisation 4 - Se fondant sur les dispositions de l’article L. 1233-3 du Code du travail, les juges de cassation se sont attachés à contrôler la validité du motif économique invoqué par les employeurs en rappelant que l’entreprise, libre d’apprécier l’opportunité de se restructurer, doit cependant établir en quoi les mesures mises en œuvre se justifient 2. Ils ont précisé par la suite que la situation économique de l’employeur, motivant la réorganisation mise en œuvre, doit s’apprécier au sein du groupe auquel elle appartient, en France comme à l’international 3. Parallèlement, afin de tenir compte du marché sur lequel intervient l’entreprise ou le groupe, la chambre sociale a développé la notion de « secteur d’activité ». L’appréciation du motif économique doit,à cet égard,être opérée au regard du secteur dans lequel intervient l’entreprise concernée. Après quelques hésitations, cette notion semble aujourd’hui se rapprocher de la définition retenue par l’INSEE : « un secteur d’activité regroupe des entreprises de fabrication, de commerce ou de service qui ont la même activité principale au regard de la nomenclature d’activité économique considérée.L’activité n’est donc pas homogène et comprend des productions ou services secondaires qui relèveraient d’autres items de la nomenclature que celui du secteur considéré. Au contraire, une branche regroupe des unités de production homogène ». En somme, une société, pour rester compétitive sur son marché, est libre de se restructurer.Le motif économique,cause du projet,doit alors être analysé au sein du groupe auquel elle appartient. Ainsi posées, les règles, claires et cohérentes, imposent aux praticiens du droit de procéder à une analyse de la situation des sociétés souhaitant mettre en œuvre un projet de réorganisation. Toutefois, les difficultés liées à l’appréciation de la validité ou de l’opportunité de procéder à une restructuration ont poussé les juges à renforcer leur contrôle sur les conséquences en découlant en termes d’emploi. 2. Le contrôle portant sur les conséquences de la restructuration 5 - Progressivement, la chambre sociale de la Cour de cassation a renforcé l’étendue des obligations pesant sur l’employeur procédant à des licenciements collectifs pour motif économique. A. - Le reclassement interne 6 - C’est tout d’abord sur le terrain des règles applicables au reclassement interne que la Cour de cassation s’est placée pour décider que l’obligation de recherche de reclassement, antérieure au licenciement, doit être individualisée, et ce quel que soit le nombre de salariés concernés 4. Elle a ensuite affirmé que cette recherche individualisée doit s’étendre non seulement à l’ensemble des établissements de l’en2. Cass. soc., 11 janv. 2006 : Bull. civ. 2006, V, n° 10 ; JCP S 2006, 1076, note F. Favennec-Héry ; JCP E 2006, 1310, note P. Morvan ; D. 2006, p. 1013, note J. Pélissier. 3. Dès 1995, Cass. soc., 5 avr. 1995, n° 93-43.866 : JurisData n° 1995-000853 ; Bull. civ. 1995, V, n° 123. 4. Cass. soc., 9 janv. 2002, n° 00-40.437 à n° 00-40.439 : JurisData n° 2002012649 ; RJS 2002, n° 277. 1470 treprise mais également aux autres sociétés du groupe auquel elle appartient 5. À cette occasion, elle a d’ailleurs rappelé que le reclassement doit être envisagé à l’international 6, et ce indépendamment du secteur d’activité concerné. L’article L. 1233-4-1 du Code du travail met d’ailleurs aujourd’hui en place une procédure spécifiquement applicable aux offres de postes relevant d’entreprises étrangères par le biais d’un questionnaire préalable devant être rempli par le salarié, lequel appose ses propres restrictions aux propositions relatives à la rémunération, à la durée du travail ou, de manière générale, au type d’emploi proposé. B. - L’extension de la notion d’employeur 7 - Constatant que l’entreprise (employeur), objet de la restructuration, n’est pas forcément solvable ou à tout le moins en capacité d’assurer le financement d’un plan de sauvegarde efficace,la chambre sociale a étendu la notion d’employeur à d’autres sociétés du groupe. Elle ne l’a fait, pour l’instant, qu’à travers la reconnaissance d’une situation de coemploi dont elle facilite l’admission en s’appuyant sur un critère économique – la triple confusion d’intérêts, d’activité et de direction – s’affranchissant du critère juridique de la subordination 7. Par cette qualification, la Cour de cassation justifie de mettre rétrospectivement à la charge d’une société du groupe, en général la société mère, les obligations attachées à la qualité d’employeur en cas de licenciements pour motif économique et de lui faire supporter les conséquences financières de leur inexécution en prenant en charge l’indemnisation des salariés licenciés 8. C. - Les moyens financiers dont dispose le groupe 8 - De fil en aiguille, il est apparu évident que le véritable enjeu des restructurations est le financement du plan de sauvegarde pour l’emploi en découlant. L’attention s’est, dans ces conditions, portée sur la notion de « moyens financiers » dont dispose le groupe ou l’employeur.À l’article L. 1235-10,alinéa 2,du Code du travail,il est dit en effet que « la validité du plan de sauvegarde de l’emploi est appréciée au regard des moyens dont dispose l’entreprise ou l’unité économique et sociale ou le groupe ». Ainsi, le PSE doit prévoir des moyens, dont la qualité et la consistance s’évaluent au regard de la taille et de la capacité financière de l’entreprise et, le cas échéant, du groupe auquel elle appartient 9. Est prise en compte la circonstance que le chiffre d’affaires du groupe est en pleine croissance sur le plan mondial 10 ou l’appartenance de la société « à un groupe d’envergure internationale dont la santé financière apparaissait pour le moins solide et la surface financière réelle » 11. 9 - Le développement des contentieux relatifs à l’interprétation des dispositions de l’article L. 1235-10, alinéa 2, du Code du travail s’explique peut-être de deux manières. D’une part, il est plus simple de sanctionner un employeur sur le fondement de ce texte plutôt que sur celui de l’article L. 1233-3. La suspension ou l’annulation des procédures de consultation des institutions représentatives du per5. Cass. soc., 7 avr. 2004, n° 01-42.882 : JurisData n° 2004-023269 ; Bull. civ. 2004, V, n° 112. 6. Cass. soc., 4 déc. 2007, n° 05-46.073 : JurisData n° 2007-041789 ; Bull. civ. 2007, V, n° 204 ; JCP S 2008, 1186, note P.-Y. Verkindt. 7. V. encore, Cass. soc., 12 sept. 2012, n° 11-12.343 : JurisData n° 2012-020160. 8. G. Loiseau, Coemploi et groupes de sociétés : JCP S 2011, 1528. – Du même auteur, Le co-emploi, nouveau virus des groupes de sociétés, note ss Cass. soc., 30 nov. 2011 : Bull. Joly Sociétés 2012, p. 168. – V. aussi, TGI Lons-le-Saunier, 22 août 2012, n° 12/01079, qui condamne une société-mère reconnue coemployeur à financer le PSE de sa filiale. 9. Cass. soc., 10 févr. 2010, n° 08-45.207 et n° 08-45.209. 10. CA Aix-en-Provence, 17 nov. 2011. 11. CA Versailles, 18 nov. 2008, cassé sur un autre point par Cass. soc., 13 avr. 2010, n° 09-40.230 à n° 09-40.233 : JurisData n° 2010-004034. JCP / LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION SOCIALE N° 45. 6 NOVEMBRE 2012 11 1470 sonnel engagées constitue en effet une arme judiciaire redoutable pour les salariés.La médiatisation éventuelle de la procédure,le retard et les délais qui en résultent pour l’employeur se traduisent par un coût financier important et placent ce dernier dans l’obligation de négocier, à la hausse, les mesures du plan de sauvegarde. Le caractère collectif de cette action rend, en outre, l’action plus aisée. D’autre part, il est plus facile, pour porter une contestation, ou même pour en juger, de se placer sur le terrain du caractère suffisant (ou non) des mesures d’un plan de sauvegarde de l’emploi plutôt que sur celui du motif économique à l’origine de la réorganisation.La liberté d’appréciation est plus large et laisse une plus grande part à la subjectivité, alors que la notion de sauvegarde de la compétitivité doit se conformer à une jurisprudence précise et structurée et implique une appréciation plus objective de la situation économique de l’entreprise. 3. La multiplication des opérations dites capitalistiques et la réaction des juges du fond 10 - Les restructurations dites « capitalistiques », financées de manière généreuse, se sont multipliées au cours de ces dernières années, laissant les magistrats totalement démunis. Il n’était finalement pas utile, pour les praticiens du droit, de s’acharner à démontrer en quoi une restructuration s’imposait, le risque majeur étant pour les employeurs de voir la procédure de consultation des instances représentatives annulée pour insuffisance du plan de sauvegarde de l’emploi. Le développement de cette jurisprudence a fait le bonheur des groupes les plus puissants disposant des moyens nécessaires au financement de mesures efficaces. Leur raisonnement était d’ailleurs très simple : le coût,en matière sociale,des réorganisations est très rapidement amorti par la mise en œuvre des restructurations, l’exemple le plus évident étant celui des délocalisations. 11 - C’est certainement cette dérive qui a, au bout du compte, exaspéré les juges du fond et qui les a conduit à annuler des projets de restructuration pour défaut de motif économique 12. Aux termes d’un raisonnement dont personne ne peut contester la logique juridique, les magistrats ont considéré que le plan de sauvegarde de l’emploi ne constitue qu’une conséquence directe du projet de réorganisation mis en œuvre et que, de ce fait, l’absence de motif économique rend la restructuration dépourvue de tout objet et ses conséquences, en matière sociale, nulles. Le débat juridique suscité par ces affaires a porté sur le point de savoir s’il était toutefois possible de prononcer une telle nullité sans texte explicite la prévoyant, qui plus est compte tenu de la gravité de la sanction. La chambre sociale a tranché la question dans le désormais célèbre arrêt Viveo en jugeant qu’il ne peut être procédé à aucune annulation d’une procédure de réorganisation sur le fondement de l’absence de motif économique 13. En soi, cet arrêt ne pose aucune règle nouvelle. Dès 1996, la chambre sociale avait déjà opéré une distinction entre la conformité d’un plan social et le motif des licenciements en découlant 14, une position qu’elle avait clairement réaffirmée par la suite 15. Pourquoi l’affaire Viveo a-t-elle alors autant marqué les esprits ? Essentiellement parce qu’elle a permis de mettre en exergue l’incohé12. Cette jurisprudence a été initiée par la cour d’appel de Paris le 12 mai 2011, dans l’affaire Viveo, puis reprise par plusieurs tribunaux de grande instance, comme ceux de Nanterre et de Troyes. 13. Cass. soc., 3 mai 2012, n° 11-20.741 : JurisData n° 2012-008770 ; JCP S 2012, 1241, étude F. Favennec-Héry et JCP S 2012, 1242, étude J. Grangé ; Dr. soc. 2012, p. 600, note G. Couturier et p. 606, note E. Dockès ; RJS 2012, p. 427, note J. Pélissier ; D. 2012, p. 1277, note P. Lokiec. 14. Cass. soc., 12 nov. 1996, n° 94-21.994 : JurisData n° 1996-004266 ; Bull. civ. 1996, V, n° 372. 15. Cass. soc., 9 juin 2004, n° 03-12.718. 12 JCP / LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION SOCIALE N° 45. 6 NOVEMBRE 2012 Étude DOCTRINE rence de notre droit positif en matière de restructurations d’entreprises. Un lien a en effet été opéré entre les deux grands courants jurisprudentiels développés par la chambre sociale au cours de ces dernières années : celui relatif au contrôle de la cause économique et celui concernant le contrôle des effets en découlant. 4. L’incohérence juridique actuelle 12 - Les juridictions civiles compétentes en matière collective peuvent suspendre ou annuler un projet de réorganisation économique en raison de l’insuffisance des mesures contenues dans le plan. Elles ne peuvent pas en revanche procéder à une analyse de la motivation économique du projet, celle-ci restant de la seule compétence du conseil de prud’hommes dans le cadre d’actions individuelles aux fins de déterminer si un licenciement repose sur une cause réelle et sérieuse. Dans l’affirmative, cela n’empêchera pourtant pas de voir la responsabilité d’un employeur (ou de l’un de ses actionnaires) engagée en cas d’insuffisance du contenu du plan de sauvegarde de l’emploi mis en œuvre. Cette analyse revient, concrètement, à considérer qu’une procédure de licenciement reposant sur un juste motif pourra tout de même ouvrir droit à une condamnation de l’employeur ou qu’un licenciement reposant sur une cause réelle et sérieuse peut être nul. Au-delà même de ce constat, il devient nécessaire de procéder à une double analyse de la situation économique de l’entreprise. La première procède d’une évaluation « macro économique » de sa situation à court, moyen, long terme avec étude du marché, de la concurrence et de la nécessité de procéder à sa réorganisation aux fins de sauvegarder sa compétitivité. La seconde consiste en une analyse « micro économique » pour apprécier « sa santé financière » au jour de la mise en œuvre du projet de réorganisation aux fins de déterminer si elle dispose de la capacité immédiate de financer des mesures d’accompagnement plus ou moins importantes pour les salariés susceptibles d’être licenciés.Autrement dit,il y a ainsi deux appréciations distinctes à porter sur une même situation économique pour une même entreprise,voire deux motifs économiques distincts : l’une liée à la procédure de restructuration, relevant des dispositions des articles L. 2323-1 et suivants du Code du travail, l’autre liée au plan de sauvegarde de l’emploi, relevant des dispositions des articles L. 123361 et suivants du même Code. 13 - L’analyse du motif « micro économique » n’est pas sans poser de nombreuses difficultés. Comment les praticiens du droit peuventils avoir les moyens de l’appréhender lors des consultations engagées auprès des institutions représentatives du personnel ? En pratique, il est totalement utopique d’imaginer qu’une entreprise française filiale d’un groupe internationalement structuré puisse communiquer une documentation économique pertinente à ses représentants élus du personnel. Il ne s’agit pas là d’une manifestation de sa mauvaise foi mais tout simplement d’une impossibilité matérielle technique, les directions françaises n’ayant que très rarement accès, lorsqu’il en existe, aux comptes consolidés du groupe. Comment également concevoir qu’un cabinet d’experts français puisse procéder à l’analyse satisfaisante d’une comptabilité internationale ? Mener une telle mission supposerait de disposer de délais et de moyens extrêmement importants impliquant de recourir à l’expertise de cabinets d’audit structurés au niveau international. Sera-t-il nécessaire de procéder à l’ouverture de « Data room » au sein de l’ensemble des sociétés étrangères appartenant au groupe concerné ? À supposer même que cette analyse soit réalisable,comment devra s’apprécier l’étendue des mesures mises en œuvre en matière sociale au regard de la santé financière du groupe ? Comment définir le caractère suffisant ou non du plan de sauvegarde de l’emploi ? Quels sont concrètement les critères devant être pris en compte ? Le caractère suffisant du plan doit-il être apprécié en fonction du nombre d’offres valables d’emplois, d’une obligation de résultat en matière de Étude DOCTRINE reclassement, d’un barème financier permettant de calculer le montant des indemnités complémentaires allouées aux salariés licenciés... ? Dans la mesure où il est impossible de poser des règles générales permettant d’évaluer le caractère suffisant d’un plan de sauvegarde de l’emploi, le contrôle de la Cour de cassation ne peut reposer que sur une analyse menée in concreto et au cas par cas des espèces qui lui sont soumises, ce qui ne relève pourtant pas de ses attributions. 14 - Il a enfin beaucoup été fait état de l’insécurité juridique résultant de la possibilité pour les juges du fond de suspendre ou d’annuler une procédure de licenciement collectif pour défaut de motif économique. Mais que dire de la possibilité qui leur est laissée d’évaluer le caractère suffisant ou non des mesures contenues dans un plan de sauvegarde de l’emploi au regard des moyens financiers du groupe ? L’appréciation d’une situation financière impossible à appréhender par des magistrats ne disposant, ni du temps, ni des moyens pour ce faire, ne peut être finalement que subjective et de fait particulièrement dangereuse en termes de sécurité juridique. N’était-il pas dès lors plus cohérent de considérer que les juges du fond, et notamment les tribunaux de grande instance, puissent procéder, au regard des critères posés par la chambre sociale, à une analyse du motif économique motivée à l’origine d’une restructuration ? 15 - Reste que, en l’état, seule une réforme législative permettrait de rendre sa cohérence à notre droit du travail : conditions d’appréciation du motif économique, compétence juridictionnelle, cause de nullité, caractère suffisant du plan, etc. ; autant de sujets qui mériteraient d’être appréhendés au regard de textes clairs. En attendant, c’est encore une fois à la chambre sociale qu’il reviendra, comme elle le fait depuis vingt ans,d’adapter les règles relatives à la mise en œuvre des restructurations d’entreprise. À cet égard, le maintien de sa jurisprudence semble difficilement envisageable tant elle pose de problèmes juridiques. Donner aux juges du fond la possibilité et la liberté d’apprécier la validité d’un plan de sauvegarde de l’emploi au regard de la solidité financière d’une société ou du groupe auquel elle appartient revient, implicitement, à leur accorder le pouvoir de se pencher sur l’opportunité de procéder à des licenciements, les ruptures de contrats de travail n’étant que l’une des mesures du plan de sauvegarde de l’emploi. L’opportunité pour un employeur de procéder à une restructuration ne dépendra dès lors que de sa capacité, au jour de l’opération, à financer les mesures d’accompagnement. Il n’est plus question d’évaluer ou d’anticiper les difficultés économiques à venir d’une société, ou d’un groupe de sociétés, mais, pratiquement, de justifier de sa situation financière à un instant donné. 1470 5. Vers une évolution cohérente de la jurisprudence actuelle 16 - En l’état de la jurisprudence,de quelles possibilités dispose un employeur souhaitant procéder à une restructuration sur le fondement d’une nécessaire sauvegarde de sa compétitivité ? Il lui est juridiquement et pratiquement impossible d’évaluer le caractère suffisant des mesures contenues dans le plan de sauvegarde de l’emploi mis en œuvre. Le risque de voir le projet de restructuration suspendu, voire annulé, le contraint dès lors à éviter de procéder à tout licenciement. Dans ces conditions, l’aboutissement de la jurisprudence actuelle de la chambre sociale est d’obliger les employeurs à concevoir toujours plus de mesures visant à éviter les licenciements en cas de suppression de postes de travail. Mais cela ne revient-t-il pas alors à considérer que la notion de sauvegarde de la compétitivité est exclusive de tout licenciement ? Ainsi, seul les motifs visés à l’article L. 1233-3 du Code du travail pourraient encore permettre la mise en œuvre de licenciements, à savoir les difficultés économiques avérées ou les mutations technologiques. Il en résulte qu’un employeur supprimant des postes de travail serait tenu de « porter » les salariés privés d’emplois jusqu’à ce que leur reclassement ait été rendu possible au sein du groupe en France ou à l’étranger, le cas échéant après leur avoir offert les formations professionnelles nécessaires. Suivant une telle orientation, les arrêts relatifs à la gestion prévisionnelle des emplois retrouveraient tout leur sens. On se souvient en effet du débat portant sur le point de savoir si la négociation d’un accord de GPEC constituait un préalable nécessaire à la mise en œuvre d’un plan de sauvegarde pour l’emploi 16. La chambre sociale avait répondu par la négative. Sa position avait certes « sécurisé » et simplifié le droit applicable en matière de restructuration d’entreprise, mais elle avait aussi dévalué les dispositions relatives à la GPEC 17. Dépourvu de caractère contraignant, l’accord de GPEC a en effet perdu de son sens, alors même qu’il constitue, en pratique, un outil extrêmement efficace en matière de réorganisation. L’évolution de la jurisprudence applicable en matière de sauvegarde de la compétitivité pourrait lui rendre toute sa portée. Cette évolution attendue de la jurisprudence devrait également s’accompagner d’une évolution des règles applicables en matière de modification du contrat de travail. Restructurer, supprimer des postes de travail, n’autoriserait pas nécessairement à licencier. Contraints de trouver des alternatives aux licenciements,notamment au travers d’une adaptation de l’emploi et d’une plus grande mobilité des salariés, les employeurs devront être protégés du risque de voir les salariés refuser systématiquement les offres qui leurs sont faites. Ou, en d’autres termes, de sanctionner leur refus manifestement abusif... Mots-Clés : Licenciement pour motif économique - Motif économique - Réorganisation - Sauvegarde de la compétitivité Textes : C. trav., art. L. 1233-3, L. 1235-10 JurisClasseur : Travail Traité, Fasc. 31-1, 31-2 et 31-3 par Patrick Morvan 16. V. par ex., TGI Nanterre, 5 sept. 2006, Capgemini : RJS 2007, n° 37. 17. Cass. soc., 30 sept. 2009, n° 07-20.525 : JurisData n° 2009-049704 ; Bull. civ. 2009, V, n° 217 ; JCP S 2009, 1526, note F. Aubonnet et C. Ventéjou ; JCP E 2009, 2154, note S. Béal et C. Terrenoire. JCP / LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION SOCIALE N° 45. 6 NOVEMBRE 2012 13