Médée Au seuil du romantisme

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Médée Au seuil du romantisme
Médée
Opéra en trois actes
Paris, Théâtre Feydeau le 13 mars 1797
Musique de Luigi Cherubini (1760-1842)
Livret de François-Benoît Hoffmann
D’après la tragédie de Corneille (1635)
Production Théâtre royal de la Monnaie
Au seuil du romantisme
Christophe Rousset
Luigi Cherubini est un compositeur florentin, né en 1760 (soit seulement quatre ans après
Mozart). Il se forme très jeune auprès de son père lui-même compositeur et chef d’orchestre
(maestro al cembalo) au Teatro della Pergola de Florence. Il semble avoir créé à 13 ans son premier
intermède buffo à Florence Amore artigiano. A ses dix-huit ans le Grand Duc de Toscane l’envoie
étudier auprès d’un grand maître de l’opéra Giuseppe Sarti, auprès duquel il perfectionne ses
connaissances théoriques et ose enfin aborder l’opéra : il a 19 ans quand son premier opera seria il
Quinto Fabio est présenté à Alessandria. Dès lors c’est le répertoire lyrique qui l’intéressera au
premier chef. Onze opere serie au total en italien (sur les livrets en vogue de l’époque, Zeno,
Metastasio) pour seulement deux opere buffe. Sur dix ans Rome, Venise, Florence, Turin et même
Londres applaudiront ses seria, écrits dans le style réformé de Jommelli et Traetta. C’est en 1788
qu’il s’établit à Paris pour ne pratiquement plus quitter la France qui deviendra son pays
d’adoption. Ses débuts parisiens ne seront ni échec ni succès : seulement huit représentations de
sa tragédie lyrique Démophon (décembre 1788) à l’Académie royale de Musique, le genre que
Cherubini affectionnera le plus mais qu’il abordera peu. On lui reprochera surtout de ne pas
maîtriser la prosodie du français. Grâce son amitié avec le violoniste Viotti il obtient la direction
du théâtre de Monsieur aux Tuileries, qui vient d’ouvrir en 1789. En 1792 il prend la direction du
Théâtre Feydeau où il ne peut écrire que de l’opéra comique, soit de l’opéra mêlé de textes parlés.
Seuls Anacréon (1803), Les abencérages (1813) et Ali Baba (1833) seront écrits pour l’Opéra de
Paris, mais sans jamais obtenir les succès escomptés. Ainsi au théâtre Feydeau se succèderont
Lodoïska (1791), Elisa ou Le voyage aux glaciers du Mont St Bernard (1794), Médée (1797),
L’hôtellerie portugaise (1798), La punition (1799), Les deux journées ou Le porteur d’eau (1800).
Notons que Cherubini avait une totale liberté pour le choix de ses librettistes et qu’il ne sollicitera
jamais deux fois le même.
C’est à François Benoît Hoffman (1760-1828) que notre auteur fera appel pour le livret de
Médée. Ce Nancéen avait attiré l’attention du public avec une Phèdre (1786, mise en musique
par Jean-Baptiste Lemoyne). Cherubini refusera son livret Adrien en 1788 pour son premier coup
d’essai parisien. Mais dès 1790 Hoffman entame une collaboration régulière et fructueuse avec
Etienne-Nicolas Méhul (1763-1817) huit opéras en tout dont Euphrosine, Stratonice et Ariodant
(dédié à Cherubini). Convaincu par ses succès aux côtés de son ami Méhul, Cherubini se décide
en faveur de Hoffman. Fidèle à l’esprit d’Euripide le livret est centré sur le retour de Médée à
Corinthe le jour des noces de Jason et de la princesse corinthienne. Humiliée, alternant rage,
désespoir, larmes, furie, chantages, vengeance assassine et matricide, Médée requiert pour le rôletitre une tragédienne hors pair. La langue de Hoffman nous semble aujourd’hui bien datée,
surtout dans les textes parlés qui ont été écartés de notre version bruxelloise de Médée.
Le personnage de Médée avait été apparu plusieurs fois à l’opéra. Cavalli Le premier avec
Giasone (1649), Lully dans Thésée (1675), Marc-Antoine Charpentier Médée (1693), JosephFrançois Salomon Médée et Jason (1713), notons enfin le très beau mélodrame de Georg Benda
(1775) Medea. Après Cherubini il convient de citer la Medea in Corinto de Simone Mayer (1813).
La réussite de Médée de Cherubini en 1797 n’a pas été totale ni immédiate. Après 20
représentations et un « succès d’estime » l’opéra disparaît de la scène parisienne pour ne revenir à
Paris que vers la moitié du XX° siècle. Il sera repris à Berlin en 1800, à Vienne en 1802 traduit en
allemand, et de nouveau en 1812 avec les révisions de l’auteur, à Bruxelles en 1814. Après la mort
de l’auteur une reprise d’importance est celle de Francfort 1855 où F. Lachner élaborera les
dialogues parlés en récitatifs accompagnés, dans un style wagnérien. Ceux-ci seront traduits en
italien, en anglais et en français et serviront de base à toutes les reprises européennes de l’œuvre,
défigurant l’esprit de Cherubini et en alourdissant son esthétique si nerveuse :
Londres(1865,1870), Milan (1909), Florence (1953) où la Callas redorera le blason de Médée par
son interprétation devenue mythique.
Pour la création de l’œuvre le 13 mars 1797 au Théâtre Feydeau à Paris Cherubini eut Julie
Scio-Legrand (1767-1807) en Médée, Pierre Gaveaux (1760-1825) en Jason. La première,
s’impose dès 1792 comme une grande tragédienne, notamment au Théâtre Feydeau où elle créa
aussi Les deux journées du même auteur mais de nombreux autres rôles de Dalayrac, Berton,
Lesueur… Pierre Gaveaux lui est ténor, qui créa les rôles de Floresky dans Lodoïska ou Roméo
dans Roméo et Juliette de Steibelt mais aussi compositeur de pas moins de 35 opéras dont deux
sont particulièrement connus pour leur titre qui sera repris par les ouvrages plus fameux qui s’en
inspireront : Léonore (rôle-titre tenu par Scio) ou L’amour conjugal (1798) et L’échelle de soie
(1808).
Médée bien que créée sur une scène qui n’est pas l’Opéra de Paris, lorsqu’elle est publiée
par son auteur en 1797, est cependant intitulée opéra, et non opéra comique comme son alternance
chanté /parlé pourrait le sous-entendre.
De fait l’opéra comique apparu en France aux alentours de 1750 évolue très vite d’un genre
très léger à un genre plus « social », emblématique de l’identité nationale des peuples et donnera
le la en Europe aux formes nouvelles qui éclosent en Allemagne avec le Singspiel, en Espagne avec
la zarzuela, en Angleterre avec le comic opera, essaimera en Scandinavie et en Russie pour
curieusement revenir en Italie à la toute fin du XVIII° avec notamment la Nina pazza per amore
de Paesiello qui adoptera les récitatifs parlés et le style larmoyant inauguré par Le déserteur de
Monsigny en 1769.
Médée en est évidemment la descendante. Comme Carmen près d’un siècle plus tard elle
n’a d’opéra comique que la nomenclature, car le sujet est avant tout tragique, souvent appelés
drame lyrique.
De par la gravité de son sujet et par le contenu dramatique, l’ambition de Cherubini est
clairement ici d’approcher au plus près la tragédie lyrique réformée et italianisée par Gluck et les
nombreux italiens qui l’ont précédé à Paris (Piccini, Sacchini, Salieri, etc). Comme les tragédies
lyriques de Gluck et de ses successeurs, Médée est en trois actes –délaissant la structure en 5 actes
qui avait fait loi depuis la création de l’opéra français par Lully.
Médée présente d’abord une ouverture très développée, aux accents dramatiques de fa
mineur, soutenue par 4 cors tonitruants, une harmonie colorée mais dont les trompettes sont
curieusement exclues, des cordes voltigeantes, des harmonies tournant autour de septièmes
diminuées et tous ses renversements, utilisant de ce fait de nombreuses secondes augmentées
dans ses lignes mélodiques. Cette ouverture adopte une forme sonate largement amplifiée où les
développements des différents thèmes atteignent des proportions inédites : la réexposition en fa
mineur advient donc tout de même et termine le morceau de l’opéra qui s’impose immédiatement
comme un chef d’œuvre d’intensité, heureusement contrastée par des thèmes plus cantabile, bien
que toujours tourmentés par les secondes augmentées.
Contraste saisissant avec le premier numéro choral attribué au gynécée de Dircé, deux
suivantes sopranos et un chœur féminin, fidèle à la tradition de l’opera seria fin XVIII° dont un des
topoï est de commencer par un numéro choral (on pense aussi au premier chœur de femmes
d’Iphigénie en Tauride de Gluck) . Contraste par l’atmosphère de fête, de féminité, de tonalité
majeure, de profusion d’ornements et d’appogiatures, côté froufroutant pour installer le monde
civilisé et sage de Dircé à Corinthe. Ce chœur s’enchaîne à un récit accompagné et à un grand air
à da capo de Dircé qui semble sorti d’un opera seria un rien old fashioned : « Hymen, viens dissiper
une vaine frayeur ». Ce grand air en 4 temps, bien carré, présente toutes les caractéristique de l’air
de bravoure hérité de Jommelli, de longue vocalises du soprano, finissant sur des aigus et des
cadences. La partie B de l’air passe par de nombreux paliers d’angoisse de Dircé et évoque
l’instabilité par les triolets haletants en notes répétées.
Le numéro 2 est une grande marche dans un Ré majeur triomphal, autre passage obligé de
l’opera seria, on pense à Traetta (Antigona, Lucio Vero) ou Mozart (Mitridate ou Clemenza di
Tito), chœur des Corinthiens qui se réjouissent des noces de Jason et de Dircé. L’introduction au
chœur commence piano et par un grand crescendo veut donner l’effet d’une approche
progressive.
Dès que le mot Colchos est prononcé par le chœur Dircé le reprend, pleine de frayeur et de
pressentiments funestes qui culmineront en un récitatif accompagné de Dircé qui interrompt la
marche et une brève intervention de Jason pour la rassurer, lequel se dissout aussitôt dans le
dialogue déclamé.
Le numéro 3 est l’air (le seul) de Jason « Eloigné pour jamais d’une épouse cruelle »
accompagné par les cordes uniquement, larghetto dans la tonalité douce de La majeur. Il est en
forme de rondeau. Les courbes mélodiques même d’un air affettuoso se révèlent immédiatement
courtes : parti pris très évident qui rappelle celui de Gluck dans ses œuvres parisiennes, le charme
mélodique est abandonné au profit de la déclamation d’un texte. La tessiture assez tendue de l’air
est dans la pure tradition de la tragédie lyrique française depuis Lully en passant par Rameau : il
s’agit du ténor à la française, la Haute-contre, si difficile à retrouver aujourd’hui. Plus encore que
Gluck, Cherubini semble reprendre à son compte la théorie de Rameau selon laquelle la mélodie
procède de l’harmonie et non l’inverse. L’air mène directement à un récitatif accompagné de
Créon qui s’enchaîne au numéro suivant. Notons que Créon est une basse, attribution classique
lorsqu’il s’agit du roi, que ce soit dans l’opera seria ou dans la tragédie lyrique
Le numéro 4 propose une grande prière de Créon accompagné des chœurs de ses peuples et de
Dircé et Jason. Comme dans Rameau la tonalité, ici de Fa majeur est utilisée comme un fond de
toile, étalée très largement et du grave à l’aigu, recherchant la plénitude sonore par les
harmoniques naturelles chères à Rameau et à sa théorie de la basse fondamentale. Un rythme
harmonique lent, associé à des grandes guirlandes des instruments de l’orchestre et une
homophonie assez stricte confèrent une grande majesté et une profonde piété à ce chœur.
Médée entre en scène en pleine cérémonie, mais dans les dialogues parlés. Le numéro 5 par
le profond contraste de ton, introduit d’un coup la couleur qui sera l’inéluctable précipitation du
drame vers son dénouement tragique. Nous voici en si mineur alors que tout était depuis la fin de
l’ouverture dans des tons majeurs. Des accents violents toutes les deux mesures qui font places à
des gammes descendantes en rythmes pointés pour représenter toute la déstabilisation provoquée
par l’arrivée de Médée. Créon ouvre en attaquant et en menaçant de mort la rivale de sa fille.
Dircé et le chœur de femmes commentent la terreur inspirée par ce premier choc. Le rythme
pointé et les nombreuses fusées, héritées du style français, expriment la fureur : on se souvient de
« Ah fuggi traditor » par exemple chez Mozart.
Médée reste seule avec Jason et tentera de le séduire à nouveau lors de son premier air n°6
« vous voyez de vos fils la mère infortunée ». Air en fa majeur, essentiellement accompagné par
les cordes avec les couleurs douces des clarinettes et des cors, larghetto, comme dans l’air de
Jason, cet air ne met pas en œuvre une ligne mélodique très charmeuse. Elle raconte davantage
qu’elle ne séduit. Etrangement Médée passe tout de suite à de nombreux états contrastés pour
retrouver les faveurs de Jason. Elle évoque les enfants, lui reproche son ingratitude, l’accuse
d’avoir compromis sa paix et l’avoir poussée à trahir et quitter les siens, puis elle use des larmes et
se traine à ses genoux. Première salve d’attaques qui se répèteront dans l’œuvre.
Après un bref récit parlé, l’acte 1 se conclut par le n°7 duo en mi mineur qui tel que le
numéro 5, reprend les rythmes pointés pour exprimer la colère, deuxième salve d’attaques de
Médée, sur un mode très différent cette fois. Notons les proportions tout à fait inhabituelles de
ce duo. Il est construit pour l’orchestre sur une formule répétée inlassablement, procédé
napolitain, présent le plus souvent dans les débuts de finales d’acte.
L’affrontement se joue sur les deuxièmes noces de Jason : Médée jure qu’elles n’auront pas lieux
et profère la malédiction d’une certaine manière. Jason lui conseille la fuite et redoute la
vengeance de Créon. L’agitation des rythmes pointés est calmée à deux reprises par l’évocation de
la fatale toison d’or où les deux protagonistes se répondent sur un thème inversé.
Après ce long premier acte d’exposition, les actes 2 et 3 iront en se resserrant. L’acte deux
commence par un long prélude instrumental (annonçant Weber, Wagner ou Debussy) en do
mineur sorte de description romantique du tableau de l’agitation intérieure où les chemins
harmoniques sont les plus aventureux, favorisés par la prééminence à nouveau de la septième
diminuée, qui favorise les enharmonies. Le numéro 9 en Mi bémol majeur présente une Médée
implorante auprès de Créon mais calculatrice puisque le retard de son départ qu’elle demande à
Créon de lui accorder lui permettra son crime sur Dircé et la poussera au matricide. Ce long
ensemble permet à Créon de passer de l’inflexibilité à la magnanimité mais toujours menaçante.
Le chœur comme un chœur de tragédie grecque commente les actions des protagonistes et voient
un funeste présage dans cette première victoire de Médée auprès du roi. Effectivement le numéro
se conclut par une envolée furieuse de Médée qui implore Jupiter de la seconder dans ses projets.
Après la première section du numéro où l’affrontement Créon/ Médée ne mène à rien, noter le
silence de délibération de cette dernière : « eh bien » magnifiquement mis en scène musicalement.
Suit le numéro 10, immense air de Néris la suivante de Médée accompagnée des cordes et
les sonorités sombres et déchirantes du basson obligé. Sorte de long lamento hors du temps « ah
nos peines seront communes » en sol mineur. Comme Méhul, Cherubini instaure que les
personnages secondaires ne seront pas dotés d’airs de qualité inférieure, grand changement qui
sera repris par tous les romantiques, et particulièrement en terre germanique qui devra tant à
l’opéra français de la fin du XVIII°. Cet air passe de la lamentation sur un état déplorable au
présage funeste, agité musicalement (passage en sextolets) de la suite des événements où la
résolution de Néris de suivre Médée à la mort est inébranlable.
Le numéro 11 est un long duo ambigu entre Médée et Jason, où Jason accorde à Médée de
rester près de ses enfants jusqu’à son départ, mais lui dit aussi son incapacité à l’oublier. Dans la
tonalité sombre de ré mineur, Cherubini étale incroyablement les phrases des deux personnages
dans un climat psychologique tourmenté où les formules de l’orchestre ajoutent encore en
complexité et circonvolutions. L’évocation des enfants est un thème crucial. Et la vulnérabilité
des deux géniteurs est dévoilée, tandis que Médée semble prendre l’avantage sur Jason.
Le numéro 12 est le Finale du deuxième acte. L’idée d’un finale d’acte en musique
française est peu commune et vient aussi de l’opera seria réformé, en particulier celui de JeanChrétien Bach ou de Traetta des années 1770. Cherubini crée une double spatialisation de la
musique, d’une part la cérémonie nuptiale des Corinthiens sous les auspices du dieu Hymen,
uniquement accompagnée par l’harmonie « derrière le théâtre » sur un mouvement de marche en
Fa majeur, les chœurs d’hommes et les chœurs de femmes s’alternant avant de s’unir (pour une
symbolique évidente !), d’autre part Médée qui s’exprime tout d’abord en « mélodrame » soit voix
parlée sur la musique des chœurs et de l’ensemble à vent.
Elle semble au premier plan puisque l’orchestre (cordes et deux cors restés en fosse) qui ponctue
ses interventions déclamées offre un plan sonore plus présent. Médée voit la cérémonie de
dehors et la commente, faisant croître sa rage. L’orchestre l’illustre en fosse contrastant non
seulement par les plans sonores mais par la tonalité mineure, les doubles croches frémissantes, la
tessiture grave qui donne la saveur de l’amertume, des sarcasmes de l’épouse répudiée et de sa
fureur croissante. Médée se met progressivement à chanter tandis que l’orchestre en fosse, les
chœurs et l’ensemble à vent se superposent. Les noces célébrées, Médée finira seule faisant
exploser son ressentiment en un crescendo éblouissant en fa mineur, conclusion funeste à un acte
deux qui ne sera préfiguration de la catastrophe inéluctable.
Le troisième acte s’ouvre comme le deuxième acte avec un prélude tourmenté, une
tempête, (un classique de l’opéra français depuis l’Alcyone de Marin Marais 1706), il s’agit à
nouveau de créer un climat psychologique, d’illustrer le pouvoir maléfique de Médée qui a pris sa
décision matricide. Les éléments sont comme dans tout bon tableau romantique au diapason de la
passion qui anime le personnage central. Cette pièce symphonique en ré mineur d’amples
proportions, au vu la brièveté de l’acte 3, se compose de deux parties symétriques toutes deux
procédant en un immense crescendo, imitant les déchaînements de l’orage, par des gammes
frénétiques qui montent et descendent ponctuées de stridulations de flûte piccolo (exactement
comme dans Rameau, les Indes Galantes notamment) crescendo qui se résout en un diminuendo
pour évoquer l’accalmie. Rameau se reconnaît encore une fois pour l’écriture avant tout
harmonique de cette page (elle est construite sur une cellule de quatre notes en arpège montant et
descendant la ré fa ré, évoquant une oscillation) qui ne garde pourtant rien du style Louis XV -d’il
y a quarante ans à peine !- de par les trajets harmoniques et les sonorités décidément romantiques,
en particulier dans l’utilisation des cuivres et des instruments d’harmonie.
Le numéro 14, deuxième air de Médée Largo/Allegro moderato en Mi bémol majeur,
reprend une structure d’air d’opera seria réformé. L’accompagnement de l’orchestre fait penser au
piano qui accompagnerait une romance fin XVIII°. Cet air dépeint une Médée incrédule quant à
sa propre volonté matricide, intensément psychologique, la deuxième section de l’air allegro
haletant, présente une Médée tiraillée par son affection de mère mais immédiatement oblitérée
par la haine du père qu’elle retrouve dans ses propres fils.
L’opéra se conclut déjà par le Finale du 3 : une immense architecture de 533 mesures en ré
mineur/Ré majeur qui nous montre toute l’horreur du dénouement dans une inéluctable
précipitation. Il s’ouvre avec un grand récit accompagné où les frémissements de cordes et les
accents brossent de Médée un tableau halluciné : elle envisage si elle laisse ses enfants en vie de
les abandonner à Jason et cette perspective lui est insupportable. Son doute se résout en un air à
da capo pointé, invocation infernale à la Furie Tisiphone : la mère se décide au matricide. L’air est
interrompu par la première des vengeances de Médée : le chœur et Jason sont bouleversés par la
mort de Dircé, morceau agité en si mineur (relatif mineur du Ré majeur de l’air précédent). La
déploration de Jason sur sa nouvelle épouse est ponctuée par des appels déchirants des cors.
L’occasion est trop belle, elle révèle à Jason dans un récit accompagné sa deuxième vengeance et
dans un air, en Ré majeur à nouveau, elle appelle les Euménides (déesses vengeresses) à guider
son bras. L’air est virevoltant, sorte de spirale inéluctable de la violence, renforcée par les coups
de griffes qu’évoquent les petites montées de 4 notes répétées qui vont des vents aux basses en
passant par les deuxièmes violons.
La fuite de Médée est rapide. Le chœur et Jason enchaînent sur un ensemble impressionnant en
ré mineur (frémissement des cordes en triolets où ils veulent ensemble punir l’assassin de Dircé.
Néris interrompt cet appel révolté et en apprenant que Médée poursuit ses propres enfants,
pétrifiés d’horreur ils s’apprêtent à la poursuivre mais elle-même apparaît l’arme encore
ensanglantée à la main et lors d’un grand récit accompagné raconte son matricide.
Elle lance une dernière malédiction sur Jason avant de disparaître laissant l’effroi et le désespoir
de Jason de Néris et du Chœur éclater. L’orchestre tout tremblant de doubles croches, les
timbales qui grondent, la petite flûte qui rappelle les coups de griffes des Euménides et le chœur
tournoyant évoquent tous ensemble une sorte d’ultime panique conclue par un postlude
fortissimo d’orchestre en ré mineur.
Cet opéra est un des prototypes de l’opéra romantique dans lequel se reconnaîtront
Beethoven, Weber, Wagner et même Brahms. Son intensité et son efficacité dramatique sont à
l’égal de la rigueur implacable d’une écriture musicale sans faille, où le pathos ne s’étale pas mais
l’émotion naît de la matière sonore même, des éclairages harmoniques et de l’étau d’une
rythmique encore toute XVIII°. Cherubini ne cherche pas contrairement à ses compatriotes à
séduire par des lignes de chant, il exige notre adhésion en témoins d’un drame humain poignant,
renouvelant l’exploit de la purgation des passions de la tragédie antique d’Euripide, restée
miraculeusement proche de chacun de nous.
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