Novembre 1942 La chute du Duce

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Novembre 1942 La chute du Duce
Novembre 1942
1 – La guerre en Méditerranée
La chute du Duce
1er novembre
L’Italie bascule
Une princesse dans la guerre
Rome, vers midi – La princesse Marie-José parcourt le quartier du Tiburtino, défiguré par les
bombardements alliés. Elle se rend à la “cantine économique”, où des religieuses préparent un
repas de trois mille couverts. A l’appel de la foule, elle se présente au public, qui l’accueille
par un mélange de manifestations d’affection et d’interpellations inquiétantes.
Le Coup de la Toussaint
Rome, 14h00 – Mussolini, qui a mal dormi, déjeune avec sa femme Rachele. « Fais-les tous
arrêter ! » lui lance-t-elle, parlant des Hiérarques du Parti Fasciste. Il se contente de hausser
les épaules.
16h00 – Grandi et Federzoni se rendent au Palazzo Venezia, sous une pluie fine. Tous deux se
sont confessés ; Grandi a rédigé son testament et il porte sur lui deux grenades. Il est surpris
par le déploiement de force dans l’enceinte du vieux palais. Outre les “Mousquetaires du
Duce”, la cour est pleine de miliciens et de policiers. « Tout est perdu ! » songe-t-il. Pourtant,
personne ne l’arrête, non plus que les autres conjurés. Il monte dans la salle du Grand Conseil
et là, en attendant l’arrivée de Mussolini, commence à recueillir les signatures sur son Ordre
du jour.
17h05 – Mussolini entre dans la salle. Le jeune secrétaire du Parti, Aldo Vidussoni 1, lance
« Saluto al Duce ! » Les vingt-huit hommes présents saluent, le bras levé.
C’est un Mussolini de mauvaise humeur, la main crispée sur son estomac (son ulcère le
harcèle malgré les traitements conseillés par les médecins), qui s’installe au petit bureau
surélevé qui domine la table des débats. Il pose devant lui un lourd dossier et commence son
exposé sur la situation militaire. Tel César, il parle de lui à la troisième personne : « Mussolini
méditait de renoncer au commandement militaire, mais il ne fit pas, parce qu’il lui semblait
inconvenant d’abandonner le navire en pleine tempête. Il voulait le faire après une journée de
soleil, qui jusqu’à présent n’est pas venue… »
La péroraison se prolonge presque deux heures. De la défaite en Sicile, le Duce rend
responsable Badoglio, qu’il accuse d’avoir négligé l’Armée et d’être responsable de l’état
d’impréparation dans laquelle elle se trouvait le 10 juin 1940. Il accuse aussi l’entourage du
Roi, mais aussi les soldats, « qui ne se sont pas battus et ne constituaient pas une véritable
armée fasciste », et même les Siciliens. Il stigmatise « la duplicité du gouvernement d’Alger,
qui s’est fait le mercenaire des intérêts anglo-saxons en dépit des liens qui devraient unir nos
pays » (il semble avoir oublié que c’est bien lui qui a choisi, trente mois plus tôt, de déclarer
la guerre à la sœur latine de l’Italie !). Il chante les louanges de l’Allemagne qui, dit-il, « est
venue à notre secours de manière généreuse » et à qui la victoire ne saurait échapper.
Sachant que l’ordre du jour de Grandi a circulé, il choisit d’attaquer, persuadé que ses
opposants n’auront pas le courage de le renverser : « La guerre est toujours la guerre d’un
homme, de celui qui l’a déclarée. Attention, camarades, l’ordre du jour Grandi qui va vous
être proposé peut mettre en jeu l’existence même du régime. Les cercles réactionnaires et
1
Il a succédé le 26 décembre 1941 à Adelchi Serena, lui-même successeur d’Ettore Muti. Né le 21 janvier 1914,
il n’avait pas encore vingt-huit ans !
antifascistes, dévoués aux Français revanchards et aux Anglo-Saxons corrupteurs, vous
pousseront en ce sens. »
Un grand silence tombe sur la salle du Conseil.
C’est le maréchal De Bono, vieux Quadrumvir, qui le rompt pour prendre la défense de
l’Armée. Farinacci parle ensuite longuement, pour accabler l’État-Major et en particulier le
général Ambrosio. Bottai lui succède et reprend le thème énoncé par De Bono. Entre les
lignes, la question de la guerre et de la paix est posée.
Enfin, Dino Grandi se lève et cherche d’emblée à se démarquer de Mussolini : « C’est la
dictature qui a perdu la guerre et non le fascisme » dit-il, comme si l’on pouvait condamner
la première sans y joindre le second. Il lit alors son ordre du jour, qui appelle le Roi à assumer
le commandement suprême des forces armées au nom de l’article 5 du statut du royaume – ce
qui indique que la constitution fasciste est nulle et non avenue ! Puis Grandi se mue en
accusateur et se libère une heure durant de toutes les humiliations, de toutes les colères
contenues pendant des années : « Vous vous croyez un soldat. Laissez-moi vous dire que
l’Italie fut ruinée le jour où vous vous êtes arrogé les galons de maréchal ! »
Mussolini ne réagit pas, tandis que la discussion s’engage, passionnée, entre ses partisans et
ses adversaires. Bottai et Ciano apportent leur soutien à Grandi. Ciano, particulièrement
lucide sur les relations entre l’Italie et l’Allemagne, impressionne nombre de participants.
On approche de minuit. Mussolini demande le report de la discussion au lendemain. Grandi
refuse avec force. Mussolini cède, et la séance n’est suspendue qu’un petit quart d’heure. Les
derniers fidèles, Vidussoni, Buffarini-Guidi, Alfieri, Galbiati, entourent alors celui qui est
encore le Duce. Le général Galbiati 2 lui propose d’arrêter sur l’heure les meneurs supposés
de ce complot. Mussolini hausse les épaules. A-t-il été ébranlé par l’attaque de Grandi ? Croitil toujours avoir la confiance du Roi ? Il se rassied et ceux qui sont proches de lui le voient
grimacer de douleur. « Reprenons et finissons-en » laisse-t-il tomber.
Une princesse dans la guerre
21h00 – Sans nouvelles de la séance du Grand Conseil, la princesse Marie-José envoie une de
ses dames d’honneur à la Casa Colonna, où tout un groupe de ses amis et connaissances
attend un coup de téléphone du comte Ciano.
Le Coup de la Toussaint
00h15 – La séance reprend.
Les derniers assauts sont portés par Bastianini. Il s’attire une remarque acerbe de Mussolini
sur l’enrichissement personnel des Hiérarques.
Après des interventions confuses de part et d’autre de la table, Mussolini reprend : « Ces vingt
dernières années ont été les plus merveilleuses de ma vie. Je pourrais y mettre fin, mais je
sais que j’ai le peuple et le Roi avec moi ! » Le général Galbiati et Tringali Casanova parlent
alors de faire intervenir la Milice, tandis que Vidussoni tente de présenter un ordre du jour
confirmant Mussolini dans ses pouvoirs. Le ton monte, Farinacci présente aussi un ordre du
jour tandis qu’un Hiérarque, peut-être Bottai, crie à Mussolini en désignant Polverelli, le
ministre de la Culture Populaire : « Quand il te fallait choisir entre dix hommes, tu prenais
toujours un idiot pour qu’il ne te fasse pas d’ombre ! »
Dans la confusion, Grandi se lève à nouveau : « Duce, arrache ces aigles, ôte ton uniforme et
reviens à la chemise nue de nos débuts. Alors, nous te suivrons car tu es notre chef et le
meilleur d’entre nous ! » Mussolini se tait. Il a un geste las, puis donne l’ordre à Vidussoni de
mettre aux voix l’ordre du jour Grandi.
2
Enzo Emilio Galbiati, lieutenant-général de la Milice Volontaire pour la Sécurité Nationale (MVSN), grade
équivalent à celui de général de division du Regio Esercito, en était le chef d’état-major depuis mai 1941, où il
avait remplacé à ce poste Achille Starace.
Le silence retombe alors, absolu, pesant. L’un après l’autre, les Hiérarques votent à main
levée. Vidussoni se tourne alors vers Mussolini, qui l’arrête d’un geste : « Je sais compter,
moi aussi. Dix-neuf pour Grandi, sept contre et une abstention. Messieurs, vous avez
provoqué une crise de régime. »
Puis il se lève et sort de la salle sans un mot, ne laissant même pas à Vidussoni le temps de
lancer le traditionnel « Saluto al Duce ! » Tringali Casanova le suit, mais avant de franchir le
seuil il se retourne et lance à Ciano : « Jeune homme, tu paieras ton acte de ce soir de ton
sang ! »
Une voix – peut-être, justement, celle de Ciano – murmure : « Je me demande si c’est comme
ça que les Français se sont débarrassés du vieux Pétain… »
Il est 02h40 : nous sommes donc déjà lundi 2 novembre, jour des Morts, mais l’Histoire
retiendra pour cette mémorable nuit l’appellation de Coup de la Toussaint.
2 novembre
L’Italie bascule
Fin de règne
Rome, 03h00 – Alors que les participants à la dramatique réunion de la nuit se séparent,
Mussolini est rejoint dans son bureau de la salle de la Mappemonde par Galbiati, puis par
Vidussoni. Ce dernier lui affirme que l’ordre du jour Grandi n’est pas constitutionnel, ce qui
semble rassurer un peu le Duce. Épuisé et malade, il décide de rentrer chez lui, accompagné
de Vidussoni. Quand il arrive Villa Torlonia, sa femme Rachele l’accueille par un : « Alors, tu
les as tous fait arrêter ? » Il ne répond pas, s’enferme dans un étrange mutisme et va se
coucher.
Pendant ce temps, Grandi rencontre le duc Acquarone chez le marquis Zamboni. Il leur
raconte la séance historique du Grand Conseil, puis, vers les cinq heures du matin, on passe
aux suggestions politiques. Grandi avance le nom du maréchal Caviglia 3 pour former « un
gouvernement d’Union Sacrée ». Acquarone l’informe alors que le Roi a déjà choisi le
maréchal Badoglio – ce n’est qu’à ce moment que Grandi comprend que la conspiration des
Hiérarques s’est doublée d’une conspiration de l’Armée et du Roi.
03h30 – Ciano appelle enfin chez les Colonna pour informer la petite assemblée du résultat du
Grand Conseil. Le Duce aurait même grommelé à l’issue de la réunion : « C’est la princesse
de Piémont qui va être satisfaite … ». Aussitôt, la dame d’honneur de Marie-José se précipite
au Quirinal pour informer la Princesse.
08h00 – Mussolini est de retour à son bureau, dans la salle de la Mappemonde. Le général
Galbiati vient lui demander de faire arrêter les dix-neuf signataires de l’ordre du jour Grandi.
Il renvoie la décision à plus tard, prétextant la nécessité de voir le Roi, qui l’attend comme
tous les lundis.
09h00 – Le Duce reçoit l’ambassadeur du Japon.
10h30 – Il reçoit le colonel SS Dollman, envoyé spécial de Himler. Aucune mention du vote
ni de la réunion n’est faite lors de cet entretien, mais Dollman, qui a ses informateurs, est
partiellement au courant. Il s’inquiète de la santé de Mussolini. Ce dernier fait bonne figure et
le rassure. Il lui affirme « l’indéfectible attachement de l’Italie à cette guerre » et lui demande
de transmettre à Hitler ses amitiés « les plus chaleureuses et les plus combatives. »
Dollman repart pour l’ambassade d’Allemagne, d’où il câble aussitôt à Berlin : « Pouvoir
Mussolini vacille. Nécessité accélérer mise au point définitive directives Asche et Schwarz. »
3
Brillant général de la Première Guerre, Enrico Caviglia était alors âgé de 80 ans. Il s’était retiré de toute
activité politique en 1924. Mussolini l’avait élevé au grade de maréchal d’Italie en 1926.
11h00 – Le général Gambelli, commandant en chef du corps des Carabiniers royaux, vient en
consultation à la résidence du Roi, la villa Savoia. Il insiste sur la nécessité d’arrêter
Mussolini dès sa sortie du bureau du Roi. Victor-Emmanuel commence par refuser. Il ne veut
pas y être mêlé. Gambelli lui fait observer que toute arrestation hors de la villa fait courir un
risque grave et, après une quinzaine de minutes de discussion, le Roi se range à son avis.
………
Sessa Aurunca – En ce Jour des Morts, le prince Umberto a assisté dès 08h00 à la SainteMesse dans la chapelle de la Villa Struffi, sa résidence, puis il a rejoint son commandement.
Peu après 11h00, Mgr De Cicco, l’évêque de Sessa Aurunca, sans doute informé par le canal
ecclésial, l’informe des événements. Ce n’est que dans la nuit, en écoutant la proclamation
royale lue à la radio, que le Prince aura confirmation officielle de l’éviction de Mussolini.
………
14h00 –Après un court repas fait de riz bouilli et de légumes cuits à la vapeur qu’il avale à
son domicile, la villa Torlonia, Mussolini reprend son travail.
15h00 – Le général Puntoni rejoint lui aussi la villa Savoia. Le Roi lui demande de rester dans
l’anti-chambre quand Mussolini sera reçu pour parer à tout imprévu.
16h55 – La voiture de Mussolini entre dans le parc de la villa Savoia pour la traditionnelle
entrevue du lundi.
17h00 – L’entretien avec le Roi va durer vingt minutes. Il se déroule sans témoin. Le général
Puntoni essaye bien d’écouter, mais il n’entend que la fin de la discussion.
« Je suis désolé, dit le Roi, mais il ne pouvait y avoir d’autre solution. »
« Et ma famille, alors ? demande Mussolini. Si tout est fini, qu’adviendra-t-il de ma
famille ? » Le Roi le raccompagne, lui serre la main et lui dit : « Je réponds sur ma tête de
votre sécurité personnelle et de celle de votre famille. »
Mussolini quitte le Roi et, dès qu’il est dans les jardins de la villa, il est invité par un capitaine
de carabiniers à monter dans une voiture-ambulance. Mussolini s’étonne du procédé. « C’est
pour votre sécurité » lui répond le capitaine. La voiture part alors à vive allure vers la caserne
des carabiniers de Pastrengo, via Legnano.
Il est 18h00. Le règne du Duce a duré un peu plus de vingt ans.
………
Immédiatement, du côté du Roi, on s’affaire. Les troupes dirigées par Ambrosio et Castellano
prennent position dans Rome et aux alentours. Les carabiniers occupent les centraux
téléphoniques. Tandis que des rumeurs contradictoires commencent à circuler en ville, le
Palais se tait.
22h00 – Le maréchal Badoglio a un long entretien particulier avec le Roi sur la formation du
gouvernement. Victor-Emmanuel exige un gouvernement « de militaires et de techniciens ».
22h45 – Les dispositions décidées par avance ayant été toutes appliquées, la radio interrompt
son programme et le speaker le plus fameux, Giambattista Arista, celui que l’on appelait “la
voix du Licteur”, annonce, impassible, que « le Roi a accepté la démission du cavaliere
Benito Mussolini » et qu’il a chargé le maréchal Pietro Badoglio de former un nouveau
gouvernement. Arista poursuit en lisant deux proclamations. La première est celle du Roi, qui
annonce qu’il prend le commandement suprême des forces armées. La seconde est de
Badoglio, qui affirme que « la guerre continue ! »
Certes.
Mais pour combien de temps, et contre qui ?
23h00 – Des manifestations sporadiques et contradictoires éclatent déjà dans plusieurs villes
d’Italie. Mais de nombreux Italiens n’apprendront la nouvelle que le lendemain.
Pendant ce temps, Mussolini s’est endormi dans la chambre du commandant de la caserne
Pastrengo…
Un peu avant minuit – Au siège du commandement de la Milice du Parti Fasciste, sis Viale
Romania, le général Galbiati reçoit la visite du général Sorice4. Ce dernier lui remet une lettre
de Badoglio qui lui annonce son remplacement, dès le lendemain 3 novembre, par le général
Quirino Armellini, le vainqueur de la bataille d’Olbia. Jusqu’alors commandant de l’un des
corps de la 7e Armée, le IXe, chargé de défendre la côte adriatique de Pescara à Lecce,
Armellini a été rappelé d’urgence de son quartier général de Putignano, dans la province de
Bari (il aura pour successeur, sous quelques jours, l’ancien commandant de la Division
blindée Littorio, le général Gervasio Bitossi, rapatrié de Grèce). Le rôle dévolu à Armellini est
sans ambiguïté : neutraliser les éléments les plus durs de la Milice et préparer l’intégration de
celle-ci au sein du Regio Esercito.
3 novembre
L’Italie bascule
« Vive l’Italie ! »
Caserne Pastrengo, Rome, 01h00 – Mussolini est réveillé par son ancien chef de cabinet au
ministère de la Guerre, le général Sorice, qui lui porte un message de Badoglio :
« Au Chevalier [Cavaliere] Benito Mussolini
Je soussigné, chef du gouvernement, tiens à faire savoir à Votre Excellence que toutes les
mesures prises à votre endroit l’ont été pour votre intérêt personnel. »
Badoglio s’engage aussi, par la voix de Sorice, à faire conduire Mussolini là où il le désire. Le
dictateur déchu dicte immédiatement dicte la lettre suivante à son visiteur :
« 1° Je désire remercier le Maréchal d’Italie Badoglio des attentions dont il a voulu entourer
ma personne.
2° La seule résidence dont je puisse disposer est celle de la Rocca della Caminate, où je suis
prêt à me rendre sur le champ.
3° Je désire assurer le maréchal Badoglio, en souvenir de l’œuvre accomplie ensemble en
d’autres temps, de ma totale collaboration.
4° Je suis heureux de la décision prise par le gouvernement de continuer la guerre. Je forme
des vœux pour que le succès vienne couronner la lourde mission du maréchal Badoglio à
laquelle il s’est consacré par ordre du Roi, dont j’ai été pendant vingt ans le loyal serviteur,
que je demeure aujourd’hui. »
Mussolini signe et ajoute de sa main un « Vive l’Italie ». Puis il se recouche.
Tandis que Sorice va rendre cette réponse à Badoglio, le général Galbiati (pour quelques
heures encore chef d’état-major de la Milice) assure le Roi de sa totale collaboration, ainsi
que de celle de ses officiers et hommes de troupe, notamment les survivants de la 36a Brigata
Corazzata di Camicie Nere “M” (cette dernière déclaration est surtout symbolique, la Brigade
Blindée “M” ayant laissé en Sicile les deux tiers de son personnel et les trois quarts de son
matériel).
………
Sessa Aurunca, 06h00 – Le prince Umberto part en voiture pour Rome. Il arrivera vers
08h00 au Palais du Quirinal.
………
Turin, 07h30 – Les ouvriers de l’équipe de nuit de la Fiat sortent en cortège de l’usine. Au
petit matin, ils dévastent le siège local du Parti fasciste, puis se dirigent vers les Nouvelles
4
Le général de brigade Antonio Sorice, ancien chef de cabinet du ministre de la Guerre (Mussolini) de 1936 à
juin 1941. En disponibilité depuis cette date pour avoir suggéré que l’Italie devait trouver un moyen de sortir
rapidement du conflit, il a été “réactivé” au sein de l’équipe Badoglio.
Prisons où sont enfermés les détenus politiques. Un camion qui passe est arraisonné et lancé
contre la porte, qui n’y résiste pas. Tous les prisonniers sont libérés.
………
Rome, 10h00 – Au cours d’un bref entretien à la Villa Savoia, Victor-Emmanuel III informe
sa famille des détails des événements de la veille.
………
Dans tout le pays, le mouvement ouvrier prend de l’ampleur. Des meetings improvisés se
forment à Turin, Milan, Gênes et Bologne.
À Cuneo, le préfet est bastonné et l’avocat Duccio Galimberti, du Parti d’Action (antifasciste)
prononce le premier discours politique de l’après-Duce. Il veut mettre en garde la foule et
appeler aux armes : « La guerre continue, oui, mais contre l’Allemagne. Pour cela il n’y a
qu’un seul moyen, l’insurrection populaire ! » Peu après, un contingent de l’armée arrive et
ouvre le feu sur les manifestants. Tombent ainsi les premiers morts de la liberté retrouvée de
l’Italie.
………
Rome – Peu près la passation de pouvoirs entre Galbiati et Armellini, un manifeste
proclamant que « [l]a Milice fait partie des Forces Armées de la Nation et collabore avec
elles, comme toujours en parfaite communauté d’actions et d’intérêts, pour la défense de la
Patrie » sera affiché, d’abord à Rome puis dans d’autres villes italiennes.
Cependant, le gouvernement Badoglio est formé, non sans quelques difficultés. Les
portefeuilles de l’Aviation et de la Marine, détenus jusque là par Mussolini en personne,
reviennent respectivement au général de division aérienne Renato Sandalli et à l’amiral
Raffaele de Courten. L’un et l’autre vont cumuler responsabilités politiques et militaires en
assumant également la charge de chef d’état-major de leur arme : ils remercient sur le champ
les titulaires, le général Rino Corso Fougier et l’amiral Arturo Riccardi, qui apparaissent par
trop comme des créatures du Duce.
En revanche, les échelons inférieurs ne sont pas bouleversés. A la Regia Aeronautica, le
général Giuseppe Santoro, sous-chef d’état-major, conserve son poste. Dans la Regia Marina,
le sous-chef d’état-major, l’amiral Luigi Sansonetti, reste en place, ainsi que les autres hauts
responsables de Supermarina (sous-chef d’état-major adjoint : amiral Carlo Giartosio ;
secrétaire général : amiral Emilio Ferreri).
Comme ceux de l’Aviation et de la Marine, le portefeuille de la Guerre était détenu par
Mussolini. Son remplaçant est le général Antonio Sorice. L’une des premières décisions de ce
dernier, prise bien évidemment avec l’aval de Badoglio et d’Ambrosio, est de confirmer deux
nominations récentes : celle du général Giacomo Carboni à la tête du Servizio Informazioni
Militare (SIM, l’équivalent du 2e Bureau français) et celle du général Giovanni Magli comme
chef du VIIe Corps d’Armée et gouverneur militaire de la Corse.
Deux autres décisions rapides touchent la conduite générale des opérations et celle du Regio
Esercito – Vittorio Ambrosio restant bien entendu chef d’état-major général.
La première est la mise aux arrêts du maréchal d’Italie Ugo Cavallero, ancien chef d’étatmajor général (en tant que sénateur, Cavallero échappe à la prison et se voit assigner à
résidence dans le Palazzo Madama). Cette sanction est une satisfaction personnelle pour
Badoglio, qu’une vieille inimitié oppose à Cavallero, mais le prétexte officiel est fourni par
les amitiés fascistes du maréchal (dont celle qui le lie à Roberto Farinacci) et ses sentiments
pro-allemands supposés.
De plus d’importance réelle est sans doute le limogeage du chef d’état-major du Regio
Esercito, Ezio Rosi, en place depuis le 16 août seulement. Il est remplacé par le général Mario
Roatta, ancien commandant du corps expéditionnaire en Espagne et pour l’heure à la tête du
Commandement Supérieur des Forces Armées en Slovénie et Dalmatie (Supersloda), cidevant 2e Armée. Ce dernier aura pour successeur en ex-Yougoslavie le général Mario
Robotti, déjà sur place puisqu’il commandait le XIe Corps d’Armée, dont le quartier général
est installé à Lubiana/Ljubljana. Roatta reçoit en outre la responsabilité du maintien de
l’ordre. Comme il ne peut arriver à Rome avant 48 heures (le temps de passer les consignes à
Robotti), Rosi exerce l’intérim. Au terme d’une longue conversation téléphonique avec son
successeur désigné, il décrète immédiatement le couvre-feu à 21 heures et annonce que les
mesures les plus sévères seront prises contre « les perturbateurs ». L’après-midi même, à
Bari, l’armée réprime à nouveau dans le sang une manifestation, faisant plus de vingt-cinq
morts.
………
Malgré les menaces, les dirigeants des partis interdits (Démocrates-Chrétiens, Socialistes,
Communistes, Parti d’Action) se réunissent et publient un communiqué commun où ils
appellent à la constitution dans toutes les villes d’Italie de Comités Anti-Fascistes, avec pour
mot d’ordre « Démocratie et Paix immédiate ». Dans le même temps, ces partis décident
d’envoyer une délégation tenter de rencontrer le gouvernement Badoglio.
Pour ce dernier cependant, outre le maintien de l’ordre, la première préoccupation est de
mettre Mussolini en lieu sûr, tant pour sa sécurité personnelle que pour éviter qu’il ne change
d’avis et ne se rebiffe contre le gouvernement.
………
Du côté des fascistes, Farinacci et d’autres dirigeants du Parti trouvent refuge à l’Ambassade
d’Allemagne qui se transforme, selon le mot de Dollman, en « une immense agence de
voyage ».
Mais certains ne se satisfont pas d’aller chercher refuge ailleurs. Informé de l’arrestation de
Mussolini, l’un de ses fidèles, Manlio Morgagni, président de l’Agenzia Stefani, vieille
agence d’information de presse devenue depuis le 8 avril 1924 la voix officielle du fascisme,
se suicide d’un coup de pistolet.
………
16h00 – Le prince Umberto convoque le général Ambrosio et le duc Acquarone au Quirinal,
afin de mieux comprendre la situation et ses implications. Pendant ce temps, la princesse
Marie-José voit accourir dans sa bibliothèque (à moins qu’elle ne leur parle au téléphone) bon
nombre de personnages avec lesquels elle a noué des liens ces derniers mois, alors que le reste
de la famille royale préférait les ignorer : Bonomi, De Gasperi, Darandini, Storoni, Croce…
19h00 – Umberto reparti pour son QG de Sessa Aurunca, Marie-José s’installe à son bureau
pour envoyer des cartes de remerciements et de félicitations à tous ceux qui ont joué un rôle
décisif dans la chute de la dictature. Au général Ambrosio, elle envoie une photo dédicacée où
elle rayonne d’une beauté souveraine, la chevelure sertie d’un diadème en diamant.
………
Londres, Alger, Washington – Les Alliés observent la situation avec un immense intérêt,
mais aussi avec circonspection. Il ne peut être question d’alléger le dispositif militaire de lutte
contre l’Italie ; les raids aériens sur les villes de la Péninsule continuent.
………
Rastenburg – Une réunion rassemble autour d’Hitler plusieurs responsables nazis, dont
Himmler et Halder. Devant le risque d’une paix séparée de l’Italie avec les Alliés, la décision
est prise de s’assurer au minimum du contrôle de l’Italie du Nord (et de la zone d’occupation
italienne en France) et de voir comment on pourrait peser sur les événements. Dès ce moment,
Otto Skorzeny est chargé d’évaluer les possibilités de permettre l’évasion du Duce.
4 novembre
L’Italie bascule
E finito il fascismo ?…
Rome – Tôt le matin, une voiture vient chercher Mussolini à la caserne Pastrengo. Il est
aussitôt conduit à Gaète, où l’attend le torpilleur Calipso, chargé de le transférer sur l’île de
Ponza, au nord-ouest de Naples. Pendant le voyage, il se plaint auprès de l’amiral Maugeri,
désigné pour l’escorter, qu’il arrive à Ponza alors que s’y trouve encore le député socialiste
Zamboni, qui avait organisé le premier attentat contre lui !
………
Badoglio, lui, se préoccupe tout d’abord de maintenir l’ordre, d’autant plus que c’est la Fête
de la Victoire, que les autorités escamotent discrètement depuis plusieurs années, car elle
commémore la victoire de l’Italie sur l’Autriche-Hongrie en 1918. Le maréchal confirme les
consignes données par le général Rosi, au nom du général Roatta. Dans la journée, de
nouveaux incidents opposent manifestants et militaires à Milan, Turin et Bologne, où l’on
compte de nouveaux morts. À Rome, l’Armée doit intervenir pour décrocher des banderoles
où l’on peut lire « Le fascisme est fini ! Vive la Démocratie ! Vive la Paix ! » ainsi que « Paix
et Liberté ». Si des incidents surviennent, ils ne font heureusement aucune victime – les
représentations allemandes sont barbouillées de vert-blanc-rouge, voire de matières de couleur
plus terne, mais d’odeur plus puissante.
………
Sur proposition du général Armellini, une première mesure symbolique, visant à entamer la
mise au pas de la Milice, est adoptée : la 1a Brigata Corazzata di Camicie Nere “M” devient la
1a Brigata Corazzata Ariete II. La mesure sera ensuite étendue aux unités du Regio Esercito
portant des noms de fâcheuse consonance : le 8 novembre, une semaine avant de quitter la
Grèce pour rentrer en Italie, la 133e Division blindée Littorio (ou ce qu’il en reste) est
rebaptisée 133e Division blindée Ariete II, qui absorbe incontinent, d’abord sur le papier, la
Brigade blindée homonyme ; le même jour, le 34e régiment blindé Littorio II reprend le nom
de Centauro II, précédemment attribué au 35e Régiment, anéanti en Sicile.
………
Au Quirinal, la princesse Marie-José reçoit au matin un billet d’Ambrosio, daté de la nuit
précédente : « A votre Altesse Royale qui, avec une grande intelligence et une vive passion
pour la Patrie, m’a soutenu durant ce dur labeur, partageant angoisse et espérance, je
présente à l’aube de ce jour lumineux mon sentiment de reconnaissance et mon hommage le
plus dévoué. »
Au-delà d’une reconnaissance sans doute sincère, le général cherche à ménager toutes les
influences qui pourraient jouer un rôle dans le futur de l’Italie : lui aussi a aussi entendu parler
de la possibilité d’une abdication suivie d’une régence.
………
Berlin – L’Allemagne décide de suspendre « jusqu’à nouvel ordre et pour des raisons
techniques » les livraisons de charbon à l’Italie. Le trafic ferroviaire entre l’Allemagne et
l’Italie tombe à un niveau quasi nul.
Arrivant de Rome, le colonel Dollman rencontre Himmler afin de mettre la dernière main aux
plans d’occupation de l’Italie. Il a emmené dans ses bagages Farinacci, déguisé en officier SS.
Celui-ci affirme à Himmler que l’Allemagne ne peut se contenter de contrôler l’Italie du Nord
et qu’elle doit tenter d’occuper tout le pays.
Patton a le sang chaud
Palerme – Le programme du général George Patton est particulièrement chargé, aujourd’hui :
prise d’armes, remise de décorations, harangue aux troupes de la 7e Armée, déjeuner avec son
état-major et des invités anglais et français, puis défilé célébrant la victoire, sa victoire – car
c’est bien grâce à lui que les troupes américaines ont tenu un rôle aussi important dans la
bataille de Sicile – enfin visite aux blessés à l’hôpital. Mais, avec son énergie coutumière, il
traverse la matinée et l’après-midi au pas de charge, entraînant à sa suite son supérieur et ami,
le général Delestraint. A 18 heures, il ne reste plus que l’hôpital sur la liste. Les deux
généraux parcourent les salles communes – dans chacune, les blessés capables de se lever se
dressent à leur entrée comme un seul homme, se mettant même au garde à vous. Patton fait un
clin d’œil à Delestraint : « Vous verrez, Charles, après ça, la moitié sortiront plus vite que
prévu ! » C’est alors qu’il remarque un fantassin américain effondré sur une chaise près de la
porte d’une chambre, en larmes, bien qu’il n’ait aucune blessure visible. Son sang ne fait
qu’un tour :
« Qu’est ce que vous foutez là ? Rien qu’à vous voir, vous me faites honte ! Chialer sans
raison alors que des braves qui ont morflé durement ne demandent qu’à repartir ! »
L’homme ne réagit pas, ce qui accroît la colère de Patton, qui le frappe au visage avec ses
gants : « Alors, espèce de lâche, vous allez vous expliquer ! »
Le soldat se lève avec difficulté et bredouille : « C’est trop dur, trop dur, trop dur… » avant
de s’effondrer à nouveau. La fureur de Patton redouble, il lâche un chapelet d’injures et porte
la main au Colt qu’il arbore, comme toujours, à la ceinture. Delestraint l’arrête de justesse,
quand un médecin italien sort de la chambre et s’exclame en français : « Mon général, un peu
de respect pour les morts ! L’homme qui était dans cette chambre vient de mourir, laissez
entrer son frère, qui a bien le droit de se recueillir devant son corps ! »
Patton, qui maîtrise parfaitement le français, pâlit subitement… Il aide sa victime à se lever et
entre dans la chambre avec le soldat, ainsi que Delestraint. Un quart d’heure plus tard, ils
ressortent tous les trois et Patton serre chaleureusement la main du soldat, qui semble un peu
réconforté.
« Que voulez-vous, Charles, confie Patton à Delestraint, quand je vois dans un hôpital un
idiot qui n’a rien à fiche là, je m’emporte ! » Delestraint sourit : « George, ce qui est normal
et admis pour un caporal-chef ne l’est pas pour un général, surtout pas pour un général
victorieux ! Mais vous vous êtes repris et excusé, c’est l’essentiel. »
Les deux généraux vont sans arrière-pensée participer dans la soirée à la réception organisée à
l’hôtel de ville en l’honneur de l’armistice italien de 1918, par une municipalité palermitaine
qui ne se souvient absolument pas que, quelques jours plus tôt, elle était encore censée adorer
le Duce et que, quelques semaines plus tôt, elle considérait encore les Alliés (et les
Américains en particulier) comme des démons vomis par l’Enfer. Mais si l’affaire de l’hôpital
ne sera connue du public que de nombreuses années plus tard, grâce aux historiens qui
étudieront les archives personnelles du général Delestraint, le caractère, disons, très vif du
général Patton n’ira pas sans lui causer des ennuis. En effet, l’incident de l’hôpital de Palerme
n’est pas le premier.
En effet, un mois plus tôt environ, dans un hôpital de campagne de la 9e Division d’Infanterie
US dressé près de Cefalù, Patton a molesté de la même manière un autre soldat, car celui-ci
avait été évacué du front pour la troisième fois en dix jours, ce qui, aux yeux du général, ne
pouvait être qu’un signe de couardise et de lâcheté. Mais on peut être bon général et mauvais
médecin : l’homme souffrait de dysenterie amibienne, contre laquelle les coups de pied
administrés par Patton n’étaient pas le meilleur remède. Pire encore : ce premier incident a eu
de nombreux témoins. Les médecins ont fait un rapport circonstancié, qui est remonté d’une
part jusqu’à Bradley, lequel l’a mis de côté en attendant d’en discuter avec Patton à la
première occasion, d’autre part au commandant en chef des troupes américaines déployées en
Méditerranée, le général Eisenhower. Ce dernier a lui aussi préféré ne pas ébruiter l’affaire, il
a demandé par écrit à Patton d’aller s’excuser personnellement auprès du soldat « sans délai
et où qu’il se trouve, même aux Etats-Unis ! » Patton s’étant exécuté, l’affaire ne semble pas
devoir aller plus loin, bien que plusieurs correspondants de guerre américains aient eu vent de
l’affaire : eux sont tombés d’accord pour garder le silence après qu’Eisenhower, sous le sceau
de la confidentialité, leur ait expliqué que Patton avait reconnu son erreur. Mais comme
souvent, le coup va arriver d’où on ne l’attendait pas.
C’est que l’information – par quel canal ? – semble bien être arrivée aux oreilles des
Britanniques. On peut en tout cas le supposer en lisant cet extrait de la biographie de
Montgomery écrite par Alan Moorehead : « Après la prise de Messine, dire que Monty était
de mauvaise humeur aurait été un parfait understatement, comme nous en avons la spécialité.
Les Américains, Patton en premier, lui avaient à ses yeux ravi la victoire, avec la complicité
des Français. La victoire non pas sur le terrain, certes, mais sur les premières pages des
journaux. Il traîna une sourde rancœur pendant plusieurs semaines, jusqu’à mi-décembre, où
son humeur se modifia du tout au tout. Quand je lui demandai ce qui motivait ce changement,
il se contenta de me répondre que « the bastard » n’encombrerait plus son chemin, ni ne lui
volerait sa gloire ! » (A. Moorehead, Montgomery, a biography, 1946).
Giraud est inquiet
Méditerranée Centrale – Le LeO-451 est un bombardier dépassé, mais, remotorisé et bien
entretenu, il connaît une nouvelle vie comme transport rapide de passagers d’importance.
L’appareil utilisé dans ce rôle par les forces du Levant emporte aujourd’hui le commandant de
l’Armée d’Orient, le général Giraud en personne. Parti de Kalamata, l’avion se dirige d’abord
plein sud et ne mettra le cap à l’ouest qu’en vue des côtes libyennes…
Malaisément assis dans un fauteuil qui n’a jamais été fait pour un homme d’aussi grande
taille, Giraud, soucieux, tiraille nerveusement la nouvelle moustache qui a remplacé celle
qu’il avait dû raser pour s’évader (mais qu’il ne trouve toujours pas aussi belle que
l’ancienne…). Depuis cinq mois maintenant, les mauvaises nouvelles se succèdent – non sur
le terrain des opérations militaires dans le Péloponnèse, où un calme fragile s’est installé
depuis la fin de l’opération Périclès, mais plutôt sur l’avenir de sa chère Armée d’Orient. Dès
la fin des combats les plus rudes, plusieurs de ses unités lui ont été retirées et ont quitté le
Péloponnèse, pour repos, intégration de renforts et préparation en vue d’autres opérations…
Ses forces ont été considérablement affaiblies, mais le pire est peut-être à venir : depuis
plusieurs semaines, des rumeurs venant des toujours perfides alliés britanniques laissent
penser que le commandement interallié en Grèce pourrait sous peu leur être attribué...
Giraud ne peut y croire : il a tellement lutté, même aux heures les plus sombres, pour
s’évader, rejoindre Alger et poursuivre la lutte ! Puis pour conduire le premier corps
expéditionnaire en Grèce au printemps 1941, avant de devoir organiser son évacuation, puis,
au début de 1942, pour revenir, indompté, dans le Péloponnèse, tout en gagnant la bataille de
Limnos… Aurait-il dépensé tant d’énergie pour se voir souffler le premier rôle au moment où
la victoire semble proche ? Il lui faut en savoir plus. C’est pourquoi il a laissé son armée à son
adjoint, le général Dentz, et vole à présent vers une conférence à l’état-major général de
l’Armée.
Quelles réponses trouvera-t-il à Alger ? Besson est-il le bon interlocuteur, ou faudrait-il plutôt
rencontrer celui qui tire à coup sûr les ficelles, le ministre de la Défense, ce Gaulle qui fait
une drôle de tête chaque fois que Giraud s’adresse à lui – il ne doit pas avoir l’habitude de
lever les yeux vers son interlocuteur, ah ah. Mais comment lui, le général d’armée Henri
Giraud, irait-il quémander une faveur à celui qui fut un de ses colonels et n’arbore à présent
que deux étoiles à peine ! Des étoiles qui ne se multiplieront guère – l’homme a évidemment
choisi les miasmes de la politique plutôt que le grand vent des champs de bataille…
Son aide de camp le tire de ses réflexions : « Mon général, le pilote nous signale que le temps
se gâte. Il nous conseille de bien nous accrocher. » Il ne sait trop pourquoi, ces mots lui font
une impression désagréable…
5 novembre
L’Italie bascule
Pas d’autre solution…
Berlin – Hitler, rentré de Rastenburg, reçoit Dollman, accompagné de Himmler, ainsi que
l’attaché militaire allemand à Rome, le général Rintelen. « Il est évident qu’il n’y a pas
d’autre solution que de retrouver Mussolini, de le faire évader et de le remettre au pouvoir ! »
déclare le Führer. Dollman et Rintelen lui conseillent de faire semblant de reconnaître le
gouvernement Badoglio, le temps de déployer suffisamment d’hommes en Italie. Ils estiment
que 10 à 14 divisions suffiraient pour désarmer le gouvernement italien et affirment qu’il
existe dans l’armée italienne des hommes très hostiles à Badoglio, sur lesquels on pourrait
s’appuyer pour disposer d’une force loyale à Mussolini.
………
Rome – Badoglio publie des décrets qui dissolvent le Parti Fasciste ainsi que le Tribunal
Spécial, qui fut son bras armé dans la lutte contre l’antifascisme. Cependant, pour l’instant,
les Hiérarques ne sont pas inquiétés, à l’exception du général Galbiati qui, malgré son
apparente bonne volonté, se retrouve aux arrêts à son domicile.
S’il entend s’appuyer avant tout sur des monarchistes bon teint ou des “apolitiques”, Badoglio
n’envisage pas moins d’employer certains des hiérarques fascistes qui avaient pris leurs
distances avec Mussolini et ont parfois contribué à sa chute. Habileté politique (neutraliser les
adversaires par la douceur) ou parfaite duplicité (se ménager des appuis à toutes fins utiles),
les (rares) partisans et les détracteurs (bien plus nombreux) du maréchal en discutent toujours.
Quoi qu’il en soit, ses avances ont des fortunes diverses.
En semi-retraite depuis qu’il a renoncé au poste de secrétaire général du parti fasciste, Ettore
Muti, le héros du raid sur Bahrein, déclare se mettre aux ordres du roi Victor-Emmanuel III.
Refusant toutefois un commandement que lui propose Badoglio, Muti se retire dans sa villa de
Fregene (commune de Fiumicino, non loin de Rome).
D’autres se montrent moins regardants. Sur la touche depuis son retour forcé du Dodécanèse,
Cesare Maria De Vecchi avait été rappelé par Mussolini pour cause de patrie en danger :
replacé en position d’activité au sein du Regio Esercito comme général de brigade, il avait
reçu, le 21 octobre, le commandement de la toute nouvelle 215e Division d’Infanterie côtière,
chargée de défendre le littoral toscan à la hauteur de Piombino-Grosseto5. Ce qui ne l’a pas
empêché de voter l’ordre du jour Grandi... Sollicité par Badoglio, De Vecchi accepte de rester
à son poste. Sans doute « l’intrépide bouffon » [jugement de Mussolini, rapporté par Ciano
dans son journal à la date du 12 juin 1939] espère-t-il que ce poste relativement modeste sera
le prélude à de plus hautes responsabilités…
………
Des avions alliés survolent la capitale et lancent des tracts pour avertir la population qu’elle
réside dans une « cible légitime ».
Dans l’après-midi, on apprend que les Alliés (des unités françaises et américaines) ont
débarqué dans les îles Lipari, dont la petite garnison s’est rendue sans résistance.
Un peu partout en Italie, des incidents émaillent encore la journée. A Turin, une tentative de
grève à la Fiat est réprimée par cinq cents soldats et trois chars. Mais à Reggio nell’Emilia,
des scènes de fraternisation se produisent entre soldats et manifestants.
………
Ponza – Mussolini discute avec le médecin envoyé par Victor-Emmanuel, ainsi qu’avec le
curé. Il lit une Vie de Jésus et entame une traduction en allemand des Odes Barbares de
Carducci.
Giraud se rebiffe
5
L’une des conséquences du débarquement allié en Sicile a été de hâter la création de nouvelles divisions
d’infanterie côtière, dont le noyau initial a été fourni par les brigades ou régiments préexistants.
Alger – C’est un Henri Giraud douché, rasé, dans un uniforme repassé, en un mot un Giraud
conforme à son impeccable allure habituelle malgré le vol long et tourmenté de Kalamata à
Alger, qui arrive au quartier général de l’Armée française pour un entretien avec le chef
d’état-major de celle-ci, le général Besson. Après les salutations d’usages, Giraud entre
directement dans le vif du sujet.
– Mon général, je vous remercie d’avoir accepté de me rencontrer aussi vite, et croyez bien
que la situation rend cet entretien des plus nécessaires. Je suis très inquiet pour la présence
française dans les Balkans. Depuis cinq mois, les forces mises à la disposition de l’Armée
d’Orient fondent à vue d’œil. Après Périclès, on m’a enlevé la 27e DI Alpine, la 10e DI, puis
la 4e DMM, le 11e BACA, la 1ère DB… et je reçois maintenant l’ordre de préparer la 9e DIC
et le 12e BACA en vue de leur départ immédiat ! A ce rythme, l’Armée d’Orient aura bientôt
la taille d’une brigade !
Besson intervient et tente d’arrondir les angles : « Allons Giraud, n’exagérons pas ! Certes, le
redéploiement actuel de nos forces exige de retirer certaines unités de Grèce pour les
réorganiser en Afrique du Nord, afin de prévoir… l’après-Sicile. Mais il vous reste la 1ère DI
Yougoslave et la 3e DI Polonaise, des unités solides constituées d’hommes qui veulent se
battre ! Et bien sûr, la 192e DIA est en cours de redéploiement dans le Péloponnèse. Et puis
vous avez de solides unités d’élite qui ne sont pas endivisionnées, sans doute, mais n’en sont
pas moins efficaces, au contraire ! D’une part, la 3e Brigade Mobile de la Légion et la 1ère
Brigade Blindée Polonaise vous donnent une force blindée non négligeable. D’autre part, la
1ère Brigade de Montagne Polonaise, la Brigade de Montagne Tchécoslovaque, la 13e demibrigade de la Légion6 et le 3e Groupe de Tabors Marocains vous donnent une capacité de
manœuvre en terrain difficile capitale, vous le savez mieux que moi, dans cette région… Ce
n’est pas rien, que diable ! »
Cette énumération, pour exacte qu’elle soit, n’égaie pas Giraud : « Sans doute, mon général,
mais il faut reconnaître que la puissance de l’Armée d’Orient est bien amoindrie depuis la fin
de Périclès : j’ai perdu deux divisions d’infanterie non remplacées, deux divisions de
montagne remplacées par une seule, une division blindée remplacée par une brigade… Le
pire est la perte en qualité : des unités aguerries, qui ont connu de nombreux combats, s’en
vont, et sont remplacées par des unités qui n’ont jamais vu le feu ou qui… qui se reposent
depuis deux ans ! »
Cette allusion à la 192e DIA agace Besson : « Voyons Giraud, je ne vous permets pas de
parler ainsi de la 192e ! Elle a participé à la campagne du Dodécanèse et depuis, si elle est
restée dans les îles, Jeannel n’a cessé de l’entraîner, sur des terrains qui sont identiques à
celui du Péloponnèse. Quant aux Polonais et aux Yougoslaves, je vous l’ai dit, ils brûlent de
se battre et je suis sûr qu’ils se couvriront de gloire chaque fois qu’ils seront engagés ! »
Giraud soupire : « Vous avez certainement raison, mon général, mais il n’en reste pas moins
que l’Armée d’Orient n’est aujourd’hui plus capable de la moindre offensive. Comment
voudriez-vous qu’elle réussisse, avec trois divisions, à chasser Rommel du Péloponnèse, alors
que cela s’est révélé impossible en juin avec six divisions ? »
Besson se fait consolant : « Nous en sommes bien conscients, Giraud. Mais, vous le savez,
depuis deux ans, nos forces sont réduites et cela nous impose des choix cornéliens : nous ne
pouvons être forts et attaquer partout en même temps. Pour l’instant, nous devons rester sur
la défensive dans le Péloponnèse, mais ce n’est que partie remise. Nous étudions d’ailleurs la
possibilité de vous renforcer d’une ou deux unités avant le printemps. »
Giraud grimace un petit sourire. Il va falloir aborder le plus délicat : « Merci mon général.
Mais nos officiers n’ont pu que constater que si l’Armée d’Orient s’affaiblit, la 8e Armée
6
La 10e DBLE a été envoyée au repos après la prise de Zanthe (où son chef, le colonel Girard, a été tué). Elle a
été ensuite affectée aux forces mobilisées pour l’opération Torche.
britannique se renforce. Nous raclons les fonds de tiroir pour envoyer dans le Péloponnèse
nos unités qui, il y a encore un an, protégeaient les îles grecques ; à leur place, ce sont des
unités grecques, mais aussi britanniques ou impériales qui se sont déployées et, sur le
continent, les forces grecques sont intégrées dans l’ordre de bataille britannique… Dans ce
contexte, comment ne pas croire aux rumeurs insistantes qui laissent entendre, depuis
plusieurs semaines déjà, que le prochain commandant interallié en Grèce pourrait être
Anglais ? Depuis le départ de Frère pour le commandement de Torche, le commandement des
forces terrestres interalliées en Méditerranée Orientale est vacant – d’ailleurs, je m’en étais
déjà inquiété à l’époque ! Le gouvernement va-t-il accepter de subordonner l’Armée d’Orient
à un général anglais ? Quelle perte de prestige ce serait pour la France ! »
Ah, il y vient, se dit Besson. Allons, c’est le moment de rappeler qu’à côté de la grandeur
militaire, il y a la servitude ! « Ressaisissez-vous, Giraud ! Dans une coalition entre alliés
égaux, c’est bien la règle que tous les commandements ne soient pas dans les mêmes mains.
Nous commandons ici, ils commandent là… Certaines de nos unités, voire de nos armées,
sont ou seront un jour sous commandement britannique ou même américain, c’est inévitable !
Et c’est une décision politique autant que militaire. Pour ce qui concerne la Grèce et les
Balkans, rien n’est encore fait, je vous assure. Mais quel que soit le choix final, je sais que je
pourrai compter sur l’Armée d’Orient pour faire glorieusement son devoir ! »
Giraud lance ses dernières forces dans la discussion : « C’est évident, mon général ! Mais à la
fin, quelles sont les intentions stratégiques du gouvernement ? Qu’attend-on de l’Armée
d’Orient ? Tous mes hommes, comme moi, souhaitent prendre l’offensive au plus tôt, libérer
la Grèce puis la Yougoslavie et entraîner dans la guerre la Turquie à nos côtés ! Et tout
comme mes hommes, je souhaite donner à la France le premier rang parmi les Alliés dans ce
combat, nous ne pourrons nous contenter du second rôle ou d’un rôle passif. Mais pour cela,
il nous faut des ordres clairs et des signes forts : des renforts en nombre et qualité, un
commandant en chef interallié français, reconnu pour son opiniâtreté à poursuivre la lutte,
son expérience, son sens stratégique et son goût de l’offensive ! »
Besson a évidemment compris de qui Giraud parlait… Bah, il n’a rien contre lui, mais il ne
peut vraiment pas lui donner satisfaction : « Vous avez des ordres clairs, Giraud : cet hiver,
restez sur la défensive dans le Péloponnèse. Nous vous enverrons autant de renforts que
possible et nous préparerons une nouvelle offensive au printemps si le rapport des forces le
permet. Passez voir le 3e Bureau, ils vous donneront plus de détails. Et puis, je viendrai vous
voir en Grèce cet hiver quand la situation sera clarifiée, nous en reparlerons. »
6 novembre
L’Italie bascule
La montée des périls
Rome – La Ville Eternelle est attaquée pour la première fois par une formation mixte de B-24
américains et français. La gare ainsi que les sites industriels voisins sont visés. L’escorte (des
P-51 B et des P-38) disperse sans beaucoup de peine la petite quarantaine d’intercepteurs en
état de vol. Et encore : pour atteindre ce chiffre, il a fallu ajouter aux quelques Macchi
MC.202 de la Sezione Intercettori HV et aux 17 Bf 109F du 9e Gruppo les Ro.57 des
Squadriglie 300 et 303, dont les performances et l’armement sont tragiquement insuffisants.
Cette attaque frappe beaucoup la population, qui n’avait pas pris les tracts de la veille au
sérieux. Elle provoque la consternation dans le gouvernement Badoglio.
Col du Brenner – Vers midi, des troupes allemandes commencent à pénétrer sur le territoire
italien, ostensiblement pour aller renforcer les garnisons en Yougoslavie et en Grèce du Nord.
Des soldats allemands portent cependant sur leur casque un « W Mussolini » hâtivement tracé
à la peinture blanche.
Rome – Dans l’après-midi, le Roi s’entretient avec Badoglio et le général Ambrosio. Les trois
hommes décident de chercher à entrer en contact avec les Etats-Unis par l’intermédiaire du
Vatican, pour savoir si Washington serait disposé à accorder aux Italiens une paix séparée. Le
général Ambrosio met cependant le Roi en garde contre les difficultés d’une négociation
particulière avec les Américains : « Nous ne pourrons éviter longtemps de négocier aussi avec
les Britanniques et même avec les Français. »
………
Dans la soirée, le maréchal Badoglio rencontre l’ambassadeur d’Allemagne et lui demande de
faire son possible pour que les livraisons de charbon reprennent le plus rapidement possible.
De plus, il réitère la demande faite mille fois par Mussolini : « Livrez-nous des chasseurs, le
plus possible et le plus vite possible. »
Milan – Dans la nuit, la ville est attaquée par des Wellington de la RAF qui ont décollé de
Sicile.
7 novembre
L’Italie bascule
La voie du Vatican
Rome – Malgré l’anticléricalisme viscéral des Savoie, que Victor-Emmanuel entretient,
Badoglio et les militaires ont décidé de demander l’appui du Vatican dans leurs négociations
avec les Alliés. C’est pourquoi les généraux Ambrosio et Castellano rencontrent discrètement,
tôt dans la matinée, deux émissaires de la Curie pour tâcher de savoir si Sa Sainteté Pie XII
serait disposée à s’entremettre entre le nouveau gouvernement et les puissances alliées. Les
deux religieux vont faire diligence.
Immédiatement après, le général Ambrosio part pour Cosenza rencontrer le général Messe,
commandant en chef de l’Armata di Levante.
………
Vers midi, le maréchal Badoglio reçoit une note du gouvernement allemand l’informant de la
nécessité de faire stationner « provisoirement » quatre divisions dans la région de Trévise et
de Vérone dans le cadre d’un redéploiement des forces allemandes en Grèce. En fait, ces
unités n’ont pas attendu l’envoi de cette note pour commencer à se déployer.
La même note informe le gouvernement italien que l’Allemagne est prête à lui fournir des
chasseurs, mais à la condition que les pilotes italiens se rendent à partir du 20 novembre en
Autriche pour y récupérer les avions. Cette annonce marque un changement de la politique
allemande : jusque là, les avions destinés à la Regia Aeronautica étaient livrés sur les
aéroports de Turin, de Milan ou de Trévise par des pilotes de convoyage.
………
Le journal (clandestin) du Parti d’Action L’Italia Libera publie un numéro spécial qui reprend
l’appel à la constitution de Comités Anti-Fascistes dans tout le pays. Le journal (tout aussi
clandestin) du Parti Communiste, L’Unità, appelle quant à lui les Italiens à manifester aux cris
de « Paix et Liberté » et à exiger un gouvernement démocratique.
………
Cependant, le nouveau gouvernement, quoique non démocratique, décide d’ouvrir une
enquête sur les « appropriations illicites » de certains Hiérarques.
………
Alger – Le Vatican a fait vite. Recevant en début d’après-midi la nouvelle transmise par la
Curie du désir de négocier des Italiens, Paul Reynaud décide de partir immédiatement pour
Londres. Son avion se pose en Angleterre dans la soirée. Churchill, qui l’attend fébrilement,
lui laisse à peine le temps de se restaurer avant une réunion capitale émaillée de nombreux
échanges de câbles avec les Etats-Unis.
Remaniements navals
Rome – En accord avec Badoglio, le nouveau ministre de la Marine, De Courten, prend une
mesure hautement symbolique qui lui permet d’être à l’unisson du Regio Esercito dans
l’oblitération d’un passé très récent : effacer de la poupe des bâtiments de la Regia Marina les
noms rappelant le fascisme déchu. Le cuirassé Littorio est ainsi rebaptisé Italia. Le contretorpilleur Camicia Nera devient l’Artigliere, en hommage à son jumeau glorieusement
disparu lors de la bataille de Palerme, le 25 septembre précédent. Le contre-torpilleur
Squadrista, aux essais à Livourne, reçoit le nom de Bersagliere, en souvenir de l’un des
navires de classe Soldati perdus dans la bataille de la Mer Ionienne, le 17 mai 1941. Le
contre-torpilleur Legionario échappe à cette mesure, car son nom peut renvoyer au glorieux
passé romain plutôt qu’au soldat de base des légions de Chemises Noires !
………
Livourne – Conformément à l’une des décisions arrêtées à La Spezia fin octobre, le capitaine
de corvette Carlo Fecia di Cossato quitte le port toscan avec l’Adua (qu’il commande depuis
quelques semaines) pour aller dans le nord de la Sardaigne. Non pas à la Maddalena même,
jugée trop exposée, mais dans des ports voisins mais plus discrets, tel celui de Santa Teresa di
Gallura. Evitant de rester trop longtemps au même endroit, le sous-marin fera même un séjour
dans le port corse de Bonifacio.
8 novembre
L’Italie bascule
Les Alliés sont prêts à négocier
Cosenza – Le général Ambrosio se met d’accord avec le général Messe pour faire remonter
vers Rome le XXe Corps d’Armée, dit Corps Mobile, commandé par le général Ettore
Baldassare. Cependant, Messe prévient qu’il faudra compter environ trois semaines pour que
ce redéploiement soit terminé.
Cité du Vatican – Tandis que Pie XII prononce sa traditionnelle bénédiction dominicale, la
Curie fait savoir au gouvernement Badoglio que des représentants des Alliés sont prêts à
rencontrer des émissaires du gouvernement italien à Lisbonne, mais à la condition que ces
derniers soient réellement investis du pouvoir de prendre des décisions.
………
Alger – Après la réunion au sommet de Londres, la veille, une réunion d’urgence de l’ÉtatMajor Interallié se tient en présence du général de Gaulle. Cette réunion conduit à étudier
deux plans, l’un dit “maximal”, qui part du postulat que l’Italie accepterait de combattre aux
côtés des Nations Unies, l’autre dit “minimal”, où l’Italie voudrait se contenter d’une attitude
de neutralité et devrait être “sécurisée”, comme le fut la Grèce lors de la Première Guerre.
Villes d’Italie – Dans l’après-midi, Rome et ses aéroports sont la cible d’un violent
bombardement effectué par des B-25 de l’USAAF et de l’Armée de l’Air. Une partie de
l’escorte de chasse, devant la faiblesse des efforts italiens pour répondre à cette attaque,
mitraille des cibles au sol.
Au même moment, des Beaumont de la SAAF et de la RAF attaquent les gares d’Eboli et de
Reggio de Calabre. Là aussi, la réaction de la chasse italienne est minime.
Ces attaques provoquent de nombreux dégâts. Le raid sur Rome produit dans la population un
début de panique.
9 novembre
L’Italie bascule
Sur deux tableaux
Rome – Pour répondre aux attaques aériennes alliées contre la capitale, le gouvernement
Badoglio décide de déployer sur les aérodromes de Rome le 20e Gruppo, équipé de 26
MC.202, qui était en reformation à Torino-Caselle. Il faudra cependant plusieurs jours pour
que ces avions soient pleinement opérationnels.
………
Sur le front intérieur, le gouvernement Badoglio fait arrêter plusieurs Hiérarques et autres
fascistes convaincus : Achille Starace (ancien secrétaire du Parti National Fasciste puis chef
d’état-major de la Milice), Giuseppe Bottai, Guido Buffarini Guidi, Attilio Teruzzi7, Nicola
De Cesare (ancien secrétaire particulier de Mussolini)8, ainsi que les généraux Galbiati et
Soddu, pour décapiter une possible réaction militaire profasciste appuyée par les Allemands.
Dans la soirée, les hommes du Servizio Informazioni Militare (SIM) du général Carboni
arrêtent aussi des notables fascistes de province. Cependant, certains passent entre les mailles
du filet : ainsi Aldo Vidussoni, actuel secrétaire du PNF, parvient-il à échapper à l’arrestation
et à se cacher.
………
L’après-midi, Badoglio reçoit l’ambassadeur d’Allemagne. Les deux hommes conviennent
d’une prochaine rencontre à Trévise entre Keitel et le général Ambrosio pour, suivant les
termes même de Badoglio, « préparer les phases suivantes de la guerre commune ».
………
Dans la soirée, le Roi reçoit le général Castellano. Il lui confie la mission d’ouvrir des
pourparlers de paix avec les Alliés à Lisbonne.
L’Armée d’Orient veut se battre!
Sparte – Giraud, toujours de mauvaise humeur, ouvre la conférence d’état-major qu’il a
convoquée l’avant-veille, à peine revenu des deux jours passés à Alger. Une fine pluie tombe
sur la ville, saturant l’air d’une humidité que l’approche de la nuit rend d’autant plus pénible.
Dos au poêle nourri d’un mauvais charbon qui tâche tant bien que mal de chauffer la salle de
conférence, le commandant de l’Armée d’Orient ne cache pas aux généraux Dentz, Beynet et
Bra!i" ainsi qu’aux chefs de ses 1er, 2e et 3e Bureaux les perspectives plutôt moroses qui les
attendent pour 1943. Beynet encaisse difficilement la confirmation du départ de la 9e DIC et
du 12e BACA. L’annonce du retour de la 192e DIA sur le continent ne suffit pas à lui rendre
le sourire : « Autant parler dorénavant du 2e Corps polonais », grommelle-t-il, même si
chacun autour de la table comprend qu’il ne remet pas en cause la qualité et la combativité de
ces alliés de la première heure… et tous de maudire l’inertie des gouvernements alliés (c’est à
dire français et anglais), qui se reposent sur les Yankees et les Rouges.
Fort peu productive, la réunion prend toutefois une autre tournure quand Ilija Bra!i", jusque là
7
Teruzzi était depuis 1939 ministre des Colonies – à titre quasi honorifique après la perte de l’Afrique du Nord
puis de l’Afrique Orientale Italienne. Il était également lieutenant-général de la Milice Volontaire pour la
Sécurité Nationale (MVSN), soit l’équivalent d’un général de division du Regio Esercito.
8
De Cesare avait succédé en juin 1941 à Osvaldo Sebastiani.
très discret, choisit d’intervenir. La suite de la conférence est connue par le récit qu’en donne
Marc Bloch – alors commandant au 4e Bureau – dans ses Carnets…
« La conférence prenait une tournure fort désagréable, chacun y allant de son trait contre les
Anglais, Alger, Besson ou de Gaulle. En somme, tout à fait l’ambiance d’une réunion à la
Faculté, avant guerre, entre universitaires commentant les résultats de l’agrégation… Pour
ma part, je n’y participais que parce que mon supérieur, le chef du 4e Bureau de l’Armée
d’Orient, avait été victime, la veille, d’un grave accident de voiture. Aveuglé par la pluie, le
pauvre n’avait pu éviter un âne planté au milieu de la route et son véhicule avait terminé sa
course dans un fossé profond comme un ravin. À l’hôpital avec une jambe cassée, il m’avait
ordonné de le remplacer, avec pour consigne de tout noter pour lui rendre compte, et de ne
pas ouvrir le bec. Étant donné la teneur des derniers échanges, j’étais tout à fait disposé à lui
donner satisfaction, au moins sur ce dernier point […]. Relégué en bout de table, dans la
pénombre et loin de la chaleur du poêle, j’avais cessé depuis longtemps de prendre des notes
quand, à la faveur d’un silence un peu prolongé, le général Bra!i", commandant le corps
d’armée yougoslave, prit la parole.
– Je suis navré de vous le dire aussi crûment, Messieurs, commença-t-il dans un français
parfait à peine teinté d’accent slave, mais je pense que vous faites fausse route. Je crois que
ces mouvements de troupes signifient que les gouvernements français et anglais, loin
d’attendre que les Américains ou les Russes nous apportent la victoire sur un plateau, ont
décidé d’une offensive d’envergure ailleurs que dans notre Péloponnèse. Sans doute un
nouveau débarquement en Méditerranée, lorsque la météo y sera favorable.
Ce fut comme un rayon de soleil perçant des nuages d’orage. La pauvre lueur du poêle ellemême sembla gagner en intensité pendant que les propos de Bra!i" faisaient leur chemin dans
l’esprit des militaires français installés autour de la table, commençant de nourrir un fol
espoir chez certains. Puis chacun y alla de son hypothèse, annonçant un débarquement dans
le sud de la France, suggérant une remontée de la botte italienne, prônant la reprise de la
Sardaigne et de la Corse suivie par un assaut au nord de Rome, recommandant, enfin, un
débarquement sur la côte yougoslave en Adriatique.
– La côte dalmate, mon cher Bra!i", insista Dentz. Au nord, la trouée de Ljubljana nous
conduirait droit sur Vienne et Berlin, et à l’est, nous pourrions en profiter pour écraser les
forces de Rommel entre le marteau et l’enclume.
Bra!i" soupira, les yeux dans le vague. Je me rappelais alors qu’il avait dirigé l’équivalent du
4e Bureau en Yougoslavie, avant la guerre. Sans doute dressait-il déjà des ordres de marche
pour libérer son pays…Libérer Belgrade, libérer Paris. Deux villes, un même rêve !
– Si vous avez raison, Bra!i", qu’il s’agisse de la France, de l’Italie ou de Trieste, reprit
Beynet, la mission qui sera confiée à l’Armée d’Orient est limpide : nous devrons détourner
l’attention des Allemands de notre véritable objectif, servir de leurre pour fixer autant de
monde que possible en Grèce. Ce n’est pas le rôle le plus glorieux, mais nous savons qu’il est
capital !
Tous les regards se tournèrent vers Giraud, resté silencieux depuis l’intervention de Bra!i".
Le commandant de l’armée d’Orient se passa la main dans les cheveux, qu’il avait pourtant
fort courts, et toussota nerveusement. Il joignit alors les mains sur la table et les regarda
quelques secondes. Lorsqu’il releva la tête, son regard était d’acier, et je compris qu’au fond
de lui, la politique, les intrigues, le pouvoir, ne l’intéressaient pas. Ce qu’il voulait, c’était
servir – c’est-à-dire, pour lui, se battre !
– Vous avez raison, Bra!i". Et vous aussi, Beynet. Les autres armées alliées ne vont pas rester
inactives et il nous reviendra de leur faciliter la tâche. De toute façon, même sans la 9e DIC,
nous n’allons pas rester l’arme au pied pendant que nos camarades se battent ailleurs. Voyons
ce que nous pouvons faire pour capter toute l’attention de Rommel et des Italiens. Mais
comme notre Armée d’Orient n’est plus à présent que l’ombre d’elle-même, tout projet
d’opération devra recevoir l’accord des Anglais, dit-il avec une grimace, comme si ces mots
provoquaient chez lui une impérieuse douleur. Alors, messieurs, des idées ?
Et les idées, bonnes et douteuses, affluèrent. Giraud finit par demander à son état-major de
préparer un plan reposant sur une double poussée : à l’ouest, vers Céphalonie et Corfou,
pour couvrir un éventuel débarquement en Adriatique et menacer l’Italie, et à l’est, en
direction d’Andros et d’Eubée, pour inciter Rommel à concentrer ses troupes en Grèce
centrale et en Thessalie. Le commandant en chef se chargerait de présenter le projet à Alger
et aux Anglais, et de les convaincre de nous soutenir. Dans le même temps, nous avions
l’ordre de lui proposer rapidement des actions plus limitées, en rapport avec nos faibles
moyens, qui nous permettraient de continuer à faire parler de l’Armée d’Orient et de
maintenir le moral de la troupe, notamment du corps yougoslave.
La réunion se terminait. Si je n’avais toujours pas dit un mot, mon carnet était à présent
rempli de notes fébriles. Mais tout à coup, Giraud baissa les yeux sur moi.
– Puisque nous sommes d’accord, dit-il, je confie la préparation et la coordination des
opérations Corfou-Céphalonie et Andros-Eubée au général Dentz. Commandant Bloch, je
vous charge d’estimer les moyens nécessaires à leur réalisation. Vous en rendrez compte
directement au général Dentz. Commencez dès maintenant à y travailler, je veux pouvoir
présenter des plans détaillés à Besson lors de son prochain passage en Grèce.
Je sus que mon supérieur n’allait pas apprécier la fin de mon compte-rendu. »
(Marc Bloch, Œuvres complètes éditées par Marc Ferro et Jacques Le Goff, Paris, École des
Hautes études en sciences sociales, 1976 – t. VII, Carnets, journaux et mémoires).
10 novembre
L’Italie bascule
Procrastination
Turin – Une manifestation organisée par un “Comité Anti-Fasciste” est réprimée par l’armée,
qui tire et fait trois morts. Cependant, de tels comités se réunissent dans plusieurs villes ; ils
décident d’adopter le nom de “Comités de Front National”.
Rome – Lors d’une réunion entre le gouvernement et certains des chefs de l’Armée, l’accent
est mis sur la nécessité de maintenir l’ordre. Les ministres Piccardi et Severi font alors
remarquer que l’on ne pourra pas continuer à réprimer longtemps sans perdre la confiance de
la population. La réunion s’achève sans que de nouvelles consignes aient été données, dans un
sens ou dans un autre.
Un peu plus tard, Badoglio reçoit le général Castellano, auquel le Roi a confié une mission de
négociation avec les Alliés, ainsi que le chef d’état-major de l’Armée, le général Ambrosio, et
le général Carboni, directeur du SIM. Décision est prise de retarder le départ de Castellano
pour l’Espagne pour attendre le résultat de l’entrevue qu’Ambrosio doit avoir avec les
Allemands.