Novembre 1942 La chute du Duce
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Novembre 1942 La chute du Duce
Novembre 1942 1 – La guerre en Méditerranée La chute du Duce 1er novembre L’Italie bascule Une princesse dans la guerre Rome, vers midi – La princesse Marie-José parcourt le quartier du Tiburtino, défiguré par les bombardements alliés. Elle se rend à la “cantine économique”, où des religieuses préparent un repas de trois mille couverts. A l’appel de la foule, elle se présente au public, qui l’accueille par un mélange de manifestations d’affection et d’interpellations inquiétantes. Le Coup de la Toussaint Rome, 14h00 – Mussolini, qui a mal dormi, déjeune avec sa femme Rachele. « Fais-les tous arrêter ! » lui lance-t-elle, parlant des Hiérarques du Parti Fasciste. Il se contente de hausser les épaules. 16h00 – Grandi et Federzoni se rendent au Palazzo Venezia, sous une pluie fine. Tous deux se sont confessés ; Grandi a rédigé son testament et il porte sur lui deux grenades. Il est surpris par le déploiement de force dans l’enceinte du vieux palais. Outre les “Mousquetaires du Duce”, la cour est pleine de miliciens et de policiers. « Tout est perdu ! » songe-t-il. Pourtant, personne ne l’arrête, non plus que les autres conjurés. Il monte dans la salle du Grand Conseil et là, en attendant l’arrivée de Mussolini, commence à recueillir les signatures sur son Ordre du jour. 17h05 – Mussolini entre dans la salle. Le jeune secrétaire du Parti, Aldo Vidussoni 1, lance « Saluto al Duce ! » Les vingt-huit hommes présents saluent, le bras levé. C’est un Mussolini de mauvaise humeur, la main crispée sur son estomac (son ulcère le harcèle malgré les traitements conseillés par les médecins), qui s’installe au petit bureau surélevé qui domine la table des débats. Il pose devant lui un lourd dossier et commence son exposé sur la situation militaire. Tel César, il parle de lui à la troisième personne : « Mussolini méditait de renoncer au commandement militaire, mais il ne fit pas, parce qu’il lui semblait inconvenant d’abandonner le navire en pleine tempête. Il voulait le faire après une journée de soleil, qui jusqu’à présent n’est pas venue… » La péroraison se prolonge presque deux heures. De la défaite en Sicile, le Duce rend responsable Badoglio, qu’il accuse d’avoir négligé l’Armée et d’être responsable de l’état d’impréparation dans laquelle elle se trouvait le 10 juin 1940. Il accuse aussi l’entourage du Roi, mais aussi les soldats, « qui ne se sont pas battus et ne constituaient pas une véritable armée fasciste », et même les Siciliens. Il stigmatise « la duplicité du gouvernement d’Alger, qui s’est fait le mercenaire des intérêts anglo-saxons en dépit des liens qui devraient unir nos pays » (il semble avoir oublié que c’est bien lui qui a choisi, trente mois plus tôt, de déclarer la guerre à la sœur latine de l’Italie !). Il chante les louanges de l’Allemagne qui, dit-il, « est venue à notre secours de manière généreuse » et à qui la victoire ne saurait échapper. Sachant que l’ordre du jour de Grandi a circulé, il choisit d’attaquer, persuadé que ses opposants n’auront pas le courage de le renverser : « La guerre est toujours la guerre d’un homme, de celui qui l’a déclarée. Attention, camarades, l’ordre du jour Grandi qui va vous être proposé peut mettre en jeu l’existence même du régime. Les cercles réactionnaires et 1 Il a succédé le 26 décembre 1941 à Adelchi Serena, lui-même successeur d’Ettore Muti. Né le 21 janvier 1914, il n’avait pas encore vingt-huit ans ! antifascistes, dévoués aux Français revanchards et aux Anglo-Saxons corrupteurs, vous pousseront en ce sens. » Un grand silence tombe sur la salle du Conseil. C’est le maréchal De Bono, vieux Quadrumvir, qui le rompt pour prendre la défense de l’Armée. Farinacci parle ensuite longuement, pour accabler l’État-Major et en particulier le général Ambrosio. Bottai lui succède et reprend le thème énoncé par De Bono. Entre les lignes, la question de la guerre et de la paix est posée. Enfin, Dino Grandi se lève et cherche d’emblée à se démarquer de Mussolini : « C’est la dictature qui a perdu la guerre et non le fascisme » dit-il, comme si l’on pouvait condamner la première sans y joindre le second. Il lit alors son ordre du jour, qui appelle le Roi à assumer le commandement suprême des forces armées au nom de l’article 5 du statut du royaume – ce qui indique que la constitution fasciste est nulle et non avenue ! Puis Grandi se mue en accusateur et se libère une heure durant de toutes les humiliations, de toutes les colères contenues pendant des années : « Vous vous croyez un soldat. Laissez-moi vous dire que l’Italie fut ruinée le jour où vous vous êtes arrogé les galons de maréchal ! » Mussolini ne réagit pas, tandis que la discussion s’engage, passionnée, entre ses partisans et ses adversaires. Bottai et Ciano apportent leur soutien à Grandi. Ciano, particulièrement lucide sur les relations entre l’Italie et l’Allemagne, impressionne nombre de participants. On approche de minuit. Mussolini demande le report de la discussion au lendemain. Grandi refuse avec force. Mussolini cède, et la séance n’est suspendue qu’un petit quart d’heure. Les derniers fidèles, Vidussoni, Buffarini-Guidi, Alfieri, Galbiati, entourent alors celui qui est encore le Duce. Le général Galbiati 2 lui propose d’arrêter sur l’heure les meneurs supposés de ce complot. Mussolini hausse les épaules. A-t-il été ébranlé par l’attaque de Grandi ? Croitil toujours avoir la confiance du Roi ? Il se rassied et ceux qui sont proches de lui le voient grimacer de douleur. « Reprenons et finissons-en » laisse-t-il tomber. Une princesse dans la guerre 21h00 – Sans nouvelles de la séance du Grand Conseil, la princesse Marie-José envoie une de ses dames d’honneur à la Casa Colonna, où tout un groupe de ses amis et connaissances attend un coup de téléphone du comte Ciano. Le Coup de la Toussaint 00h15 – La séance reprend. Les derniers assauts sont portés par Bastianini. Il s’attire une remarque acerbe de Mussolini sur l’enrichissement personnel des Hiérarques. Après des interventions confuses de part et d’autre de la table, Mussolini reprend : « Ces vingt dernières années ont été les plus merveilleuses de ma vie. Je pourrais y mettre fin, mais je sais que j’ai le peuple et le Roi avec moi ! » Le général Galbiati et Tringali Casanova parlent alors de faire intervenir la Milice, tandis que Vidussoni tente de présenter un ordre du jour confirmant Mussolini dans ses pouvoirs. Le ton monte, Farinacci présente aussi un ordre du jour tandis qu’un Hiérarque, peut-être Bottai, crie à Mussolini en désignant Polverelli, le ministre de la Culture Populaire : « Quand il te fallait choisir entre dix hommes, tu prenais toujours un idiot pour qu’il ne te fasse pas d’ombre ! » Dans la confusion, Grandi se lève à nouveau : « Duce, arrache ces aigles, ôte ton uniforme et reviens à la chemise nue de nos débuts. Alors, nous te suivrons car tu es notre chef et le meilleur d’entre nous ! » Mussolini se tait. Il a un geste las, puis donne l’ordre à Vidussoni de mettre aux voix l’ordre du jour Grandi. 2 Enzo Emilio Galbiati, lieutenant-général de la Milice Volontaire pour la Sécurité Nationale (MVSN), grade équivalent à celui de général de division du Regio Esercito, en était le chef d’état-major depuis mai 1941, où il avait remplacé à ce poste Achille Starace. Le silence retombe alors, absolu, pesant. L’un après l’autre, les Hiérarques votent à main levée. Vidussoni se tourne alors vers Mussolini, qui l’arrête d’un geste : « Je sais compter, moi aussi. Dix-neuf pour Grandi, sept contre et une abstention. Messieurs, vous avez provoqué une crise de régime. » Puis il se lève et sort de la salle sans un mot, ne laissant même pas à Vidussoni le temps de lancer le traditionnel « Saluto al Duce ! » Tringali Casanova le suit, mais avant de franchir le seuil il se retourne et lance à Ciano : « Jeune homme, tu paieras ton acte de ce soir de ton sang ! » Une voix – peut-être, justement, celle de Ciano – murmure : « Je me demande si c’est comme ça que les Français se sont débarrassés du vieux Pétain… » Il est 02h40 : nous sommes donc déjà lundi 2 novembre, jour des Morts, mais l’Histoire retiendra pour cette mémorable nuit l’appellation de Coup de la Toussaint. 2 novembre L’Italie bascule Fin de règne Rome, 03h00 – Alors que les participants à la dramatique réunion de la nuit se séparent, Mussolini est rejoint dans son bureau de la salle de la Mappemonde par Galbiati, puis par Vidussoni. Ce dernier lui affirme que l’ordre du jour Grandi n’est pas constitutionnel, ce qui semble rassurer un peu le Duce. Épuisé et malade, il décide de rentrer chez lui, accompagné de Vidussoni. Quand il arrive Villa Torlonia, sa femme Rachele l’accueille par un : « Alors, tu les as tous fait arrêter ? » Il ne répond pas, s’enferme dans un étrange mutisme et va se coucher. Pendant ce temps, Grandi rencontre le duc Acquarone chez le marquis Zamboni. Il leur raconte la séance historique du Grand Conseil, puis, vers les cinq heures du matin, on passe aux suggestions politiques. Grandi avance le nom du maréchal Caviglia 3 pour former « un gouvernement d’Union Sacrée ». Acquarone l’informe alors que le Roi a déjà choisi le maréchal Badoglio – ce n’est qu’à ce moment que Grandi comprend que la conspiration des Hiérarques s’est doublée d’une conspiration de l’Armée et du Roi. 03h30 – Ciano appelle enfin chez les Colonna pour informer la petite assemblée du résultat du Grand Conseil. Le Duce aurait même grommelé à l’issue de la réunion : « C’est la princesse de Piémont qui va être satisfaite … ». Aussitôt, la dame d’honneur de Marie-José se précipite au Quirinal pour informer la Princesse. 08h00 – Mussolini est de retour à son bureau, dans la salle de la Mappemonde. Le général Galbiati vient lui demander de faire arrêter les dix-neuf signataires de l’ordre du jour Grandi. Il renvoie la décision à plus tard, prétextant la nécessité de voir le Roi, qui l’attend comme tous les lundis. 09h00 – Le Duce reçoit l’ambassadeur du Japon. 10h30 – Il reçoit le colonel SS Dollman, envoyé spécial de Himler. Aucune mention du vote ni de la réunion n’est faite lors de cet entretien, mais Dollman, qui a ses informateurs, est partiellement au courant. Il s’inquiète de la santé de Mussolini. Ce dernier fait bonne figure et le rassure. Il lui affirme « l’indéfectible attachement de l’Italie à cette guerre » et lui demande de transmettre à Hitler ses amitiés « les plus chaleureuses et les plus combatives. » Dollman repart pour l’ambassade d’Allemagne, d’où il câble aussitôt à Berlin : « Pouvoir Mussolini vacille. Nécessité accélérer mise au point définitive directives Asche et Schwarz. » 3 Brillant général de la Première Guerre, Enrico Caviglia était alors âgé de 80 ans. Il s’était retiré de toute activité politique en 1924. Mussolini l’avait élevé au grade de maréchal d’Italie en 1926. 11h00 – Le général Gambelli, commandant en chef du corps des Carabiniers royaux, vient en consultation à la résidence du Roi, la villa Savoia. Il insiste sur la nécessité d’arrêter Mussolini dès sa sortie du bureau du Roi. Victor-Emmanuel commence par refuser. Il ne veut pas y être mêlé. Gambelli lui fait observer que toute arrestation hors de la villa fait courir un risque grave et, après une quinzaine de minutes de discussion, le Roi se range à son avis. ……… Sessa Aurunca – En ce Jour des Morts, le prince Umberto a assisté dès 08h00 à la SainteMesse dans la chapelle de la Villa Struffi, sa résidence, puis il a rejoint son commandement. Peu après 11h00, Mgr De Cicco, l’évêque de Sessa Aurunca, sans doute informé par le canal ecclésial, l’informe des événements. Ce n’est que dans la nuit, en écoutant la proclamation royale lue à la radio, que le Prince aura confirmation officielle de l’éviction de Mussolini. ……… 14h00 –Après un court repas fait de riz bouilli et de légumes cuits à la vapeur qu’il avale à son domicile, la villa Torlonia, Mussolini reprend son travail. 15h00 – Le général Puntoni rejoint lui aussi la villa Savoia. Le Roi lui demande de rester dans l’anti-chambre quand Mussolini sera reçu pour parer à tout imprévu. 16h55 – La voiture de Mussolini entre dans le parc de la villa Savoia pour la traditionnelle entrevue du lundi. 17h00 – L’entretien avec le Roi va durer vingt minutes. Il se déroule sans témoin. Le général Puntoni essaye bien d’écouter, mais il n’entend que la fin de la discussion. « Je suis désolé, dit le Roi, mais il ne pouvait y avoir d’autre solution. » « Et ma famille, alors ? demande Mussolini. Si tout est fini, qu’adviendra-t-il de ma famille ? » Le Roi le raccompagne, lui serre la main et lui dit : « Je réponds sur ma tête de votre sécurité personnelle et de celle de votre famille. » Mussolini quitte le Roi et, dès qu’il est dans les jardins de la villa, il est invité par un capitaine de carabiniers à monter dans une voiture-ambulance. Mussolini s’étonne du procédé. « C’est pour votre sécurité » lui répond le capitaine. La voiture part alors à vive allure vers la caserne des carabiniers de Pastrengo, via Legnano. Il est 18h00. Le règne du Duce a duré un peu plus de vingt ans. ……… Immédiatement, du côté du Roi, on s’affaire. Les troupes dirigées par Ambrosio et Castellano prennent position dans Rome et aux alentours. Les carabiniers occupent les centraux téléphoniques. Tandis que des rumeurs contradictoires commencent à circuler en ville, le Palais se tait. 22h00 – Le maréchal Badoglio a un long entretien particulier avec le Roi sur la formation du gouvernement. Victor-Emmanuel exige un gouvernement « de militaires et de techniciens ». 22h45 – Les dispositions décidées par avance ayant été toutes appliquées, la radio interrompt son programme et le speaker le plus fameux, Giambattista Arista, celui que l’on appelait “la voix du Licteur”, annonce, impassible, que « le Roi a accepté la démission du cavaliere Benito Mussolini » et qu’il a chargé le maréchal Pietro Badoglio de former un nouveau gouvernement. Arista poursuit en lisant deux proclamations. La première est celle du Roi, qui annonce qu’il prend le commandement suprême des forces armées. La seconde est de Badoglio, qui affirme que « la guerre continue ! » Certes. Mais pour combien de temps, et contre qui ? 23h00 – Des manifestations sporadiques et contradictoires éclatent déjà dans plusieurs villes d’Italie. Mais de nombreux Italiens n’apprendront la nouvelle que le lendemain. Pendant ce temps, Mussolini s’est endormi dans la chambre du commandant de la caserne Pastrengo… Un peu avant minuit – Au siège du commandement de la Milice du Parti Fasciste, sis Viale Romania, le général Galbiati reçoit la visite du général Sorice4. Ce dernier lui remet une lettre de Badoglio qui lui annonce son remplacement, dès le lendemain 3 novembre, par le général Quirino Armellini, le vainqueur de la bataille d’Olbia. Jusqu’alors commandant de l’un des corps de la 7e Armée, le IXe, chargé de défendre la côte adriatique de Pescara à Lecce, Armellini a été rappelé d’urgence de son quartier général de Putignano, dans la province de Bari (il aura pour successeur, sous quelques jours, l’ancien commandant de la Division blindée Littorio, le général Gervasio Bitossi, rapatrié de Grèce). Le rôle dévolu à Armellini est sans ambiguïté : neutraliser les éléments les plus durs de la Milice et préparer l’intégration de celle-ci au sein du Regio Esercito. 3 novembre L’Italie bascule « Vive l’Italie ! » Caserne Pastrengo, Rome, 01h00 – Mussolini est réveillé par son ancien chef de cabinet au ministère de la Guerre, le général Sorice, qui lui porte un message de Badoglio : « Au Chevalier [Cavaliere] Benito Mussolini Je soussigné, chef du gouvernement, tiens à faire savoir à Votre Excellence que toutes les mesures prises à votre endroit l’ont été pour votre intérêt personnel. » Badoglio s’engage aussi, par la voix de Sorice, à faire conduire Mussolini là où il le désire. Le dictateur déchu dicte immédiatement dicte la lettre suivante à son visiteur : « 1° Je désire remercier le Maréchal d’Italie Badoglio des attentions dont il a voulu entourer ma personne. 2° La seule résidence dont je puisse disposer est celle de la Rocca della Caminate, où je suis prêt à me rendre sur le champ. 3° Je désire assurer le maréchal Badoglio, en souvenir de l’œuvre accomplie ensemble en d’autres temps, de ma totale collaboration. 4° Je suis heureux de la décision prise par le gouvernement de continuer la guerre. Je forme des vœux pour que le succès vienne couronner la lourde mission du maréchal Badoglio à laquelle il s’est consacré par ordre du Roi, dont j’ai été pendant vingt ans le loyal serviteur, que je demeure aujourd’hui. » Mussolini signe et ajoute de sa main un « Vive l’Italie ». Puis il se recouche. Tandis que Sorice va rendre cette réponse à Badoglio, le général Galbiati (pour quelques heures encore chef d’état-major de la Milice) assure le Roi de sa totale collaboration, ainsi que de celle de ses officiers et hommes de troupe, notamment les survivants de la 36a Brigata Corazzata di Camicie Nere “M” (cette dernière déclaration est surtout symbolique, la Brigade Blindée “M” ayant laissé en Sicile les deux tiers de son personnel et les trois quarts de son matériel). ……… Sessa Aurunca, 06h00 – Le prince Umberto part en voiture pour Rome. Il arrivera vers 08h00 au Palais du Quirinal. ……… Turin, 07h30 – Les ouvriers de l’équipe de nuit de la Fiat sortent en cortège de l’usine. Au petit matin, ils dévastent le siège local du Parti fasciste, puis se dirigent vers les Nouvelles 4 Le général de brigade Antonio Sorice, ancien chef de cabinet du ministre de la Guerre (Mussolini) de 1936 à juin 1941. En disponibilité depuis cette date pour avoir suggéré que l’Italie devait trouver un moyen de sortir rapidement du conflit, il a été “réactivé” au sein de l’équipe Badoglio. Prisons où sont enfermés les détenus politiques. Un camion qui passe est arraisonné et lancé contre la porte, qui n’y résiste pas. Tous les prisonniers sont libérés. ……… Rome, 10h00 – Au cours d’un bref entretien à la Villa Savoia, Victor-Emmanuel III informe sa famille des détails des événements de la veille. ……… Dans tout le pays, le mouvement ouvrier prend de l’ampleur. Des meetings improvisés se forment à Turin, Milan, Gênes et Bologne. À Cuneo, le préfet est bastonné et l’avocat Duccio Galimberti, du Parti d’Action (antifasciste) prononce le premier discours politique de l’après-Duce. Il veut mettre en garde la foule et appeler aux armes : « La guerre continue, oui, mais contre l’Allemagne. Pour cela il n’y a qu’un seul moyen, l’insurrection populaire ! » Peu après, un contingent de l’armée arrive et ouvre le feu sur les manifestants. Tombent ainsi les premiers morts de la liberté retrouvée de l’Italie. ……… Rome – Peu près la passation de pouvoirs entre Galbiati et Armellini, un manifeste proclamant que « [l]a Milice fait partie des Forces Armées de la Nation et collabore avec elles, comme toujours en parfaite communauté d’actions et d’intérêts, pour la défense de la Patrie » sera affiché, d’abord à Rome puis dans d’autres villes italiennes. Cependant, le gouvernement Badoglio est formé, non sans quelques difficultés. Les portefeuilles de l’Aviation et de la Marine, détenus jusque là par Mussolini en personne, reviennent respectivement au général de division aérienne Renato Sandalli et à l’amiral Raffaele de Courten. L’un et l’autre vont cumuler responsabilités politiques et militaires en assumant également la charge de chef d’état-major de leur arme : ils remercient sur le champ les titulaires, le général Rino Corso Fougier et l’amiral Arturo Riccardi, qui apparaissent par trop comme des créatures du Duce. En revanche, les échelons inférieurs ne sont pas bouleversés. A la Regia Aeronautica, le général Giuseppe Santoro, sous-chef d’état-major, conserve son poste. Dans la Regia Marina, le sous-chef d’état-major, l’amiral Luigi Sansonetti, reste en place, ainsi que les autres hauts responsables de Supermarina (sous-chef d’état-major adjoint : amiral Carlo Giartosio ; secrétaire général : amiral Emilio Ferreri). Comme ceux de l’Aviation et de la Marine, le portefeuille de la Guerre était détenu par Mussolini. Son remplaçant est le général Antonio Sorice. L’une des premières décisions de ce dernier, prise bien évidemment avec l’aval de Badoglio et d’Ambrosio, est de confirmer deux nominations récentes : celle du général Giacomo Carboni à la tête du Servizio Informazioni Militare (SIM, l’équivalent du 2e Bureau français) et celle du général Giovanni Magli comme chef du VIIe Corps d’Armée et gouverneur militaire de la Corse. Deux autres décisions rapides touchent la conduite générale des opérations et celle du Regio Esercito – Vittorio Ambrosio restant bien entendu chef d’état-major général. La première est la mise aux arrêts du maréchal d’Italie Ugo Cavallero, ancien chef d’étatmajor général (en tant que sénateur, Cavallero échappe à la prison et se voit assigner à résidence dans le Palazzo Madama). Cette sanction est une satisfaction personnelle pour Badoglio, qu’une vieille inimitié oppose à Cavallero, mais le prétexte officiel est fourni par les amitiés fascistes du maréchal (dont celle qui le lie à Roberto Farinacci) et ses sentiments pro-allemands supposés. De plus d’importance réelle est sans doute le limogeage du chef d’état-major du Regio Esercito, Ezio Rosi, en place depuis le 16 août seulement. Il est remplacé par le général Mario Roatta, ancien commandant du corps expéditionnaire en Espagne et pour l’heure à la tête du Commandement Supérieur des Forces Armées en Slovénie et Dalmatie (Supersloda), cidevant 2e Armée. Ce dernier aura pour successeur en ex-Yougoslavie le général Mario Robotti, déjà sur place puisqu’il commandait le XIe Corps d’Armée, dont le quartier général est installé à Lubiana/Ljubljana. Roatta reçoit en outre la responsabilité du maintien de l’ordre. Comme il ne peut arriver à Rome avant 48 heures (le temps de passer les consignes à Robotti), Rosi exerce l’intérim. Au terme d’une longue conversation téléphonique avec son successeur désigné, il décrète immédiatement le couvre-feu à 21 heures et annonce que les mesures les plus sévères seront prises contre « les perturbateurs ». L’après-midi même, à Bari, l’armée réprime à nouveau dans le sang une manifestation, faisant plus de vingt-cinq morts. ……… Malgré les menaces, les dirigeants des partis interdits (Démocrates-Chrétiens, Socialistes, Communistes, Parti d’Action) se réunissent et publient un communiqué commun où ils appellent à la constitution dans toutes les villes d’Italie de Comités Anti-Fascistes, avec pour mot d’ordre « Démocratie et Paix immédiate ». Dans le même temps, ces partis décident d’envoyer une délégation tenter de rencontrer le gouvernement Badoglio. Pour ce dernier cependant, outre le maintien de l’ordre, la première préoccupation est de mettre Mussolini en lieu sûr, tant pour sa sécurité personnelle que pour éviter qu’il ne change d’avis et ne se rebiffe contre le gouvernement. ……… Du côté des fascistes, Farinacci et d’autres dirigeants du Parti trouvent refuge à l’Ambassade d’Allemagne qui se transforme, selon le mot de Dollman, en « une immense agence de voyage ». Mais certains ne se satisfont pas d’aller chercher refuge ailleurs. Informé de l’arrestation de Mussolini, l’un de ses fidèles, Manlio Morgagni, président de l’Agenzia Stefani, vieille agence d’information de presse devenue depuis le 8 avril 1924 la voix officielle du fascisme, se suicide d’un coup de pistolet. ……… 16h00 – Le prince Umberto convoque le général Ambrosio et le duc Acquarone au Quirinal, afin de mieux comprendre la situation et ses implications. Pendant ce temps, la princesse Marie-José voit accourir dans sa bibliothèque (à moins qu’elle ne leur parle au téléphone) bon nombre de personnages avec lesquels elle a noué des liens ces derniers mois, alors que le reste de la famille royale préférait les ignorer : Bonomi, De Gasperi, Darandini, Storoni, Croce… 19h00 – Umberto reparti pour son QG de Sessa Aurunca, Marie-José s’installe à son bureau pour envoyer des cartes de remerciements et de félicitations à tous ceux qui ont joué un rôle décisif dans la chute de la dictature. Au général Ambrosio, elle envoie une photo dédicacée où elle rayonne d’une beauté souveraine, la chevelure sertie d’un diadème en diamant. ……… Londres, Alger, Washington – Les Alliés observent la situation avec un immense intérêt, mais aussi avec circonspection. Il ne peut être question d’alléger le dispositif militaire de lutte contre l’Italie ; les raids aériens sur les villes de la Péninsule continuent. ……… Rastenburg – Une réunion rassemble autour d’Hitler plusieurs responsables nazis, dont Himmler et Halder. Devant le risque d’une paix séparée de l’Italie avec les Alliés, la décision est prise de s’assurer au minimum du contrôle de l’Italie du Nord (et de la zone d’occupation italienne en France) et de voir comment on pourrait peser sur les événements. Dès ce moment, Otto Skorzeny est chargé d’évaluer les possibilités de permettre l’évasion du Duce. 4 novembre L’Italie bascule E finito il fascismo ?… Rome – Tôt le matin, une voiture vient chercher Mussolini à la caserne Pastrengo. Il est aussitôt conduit à Gaète, où l’attend le torpilleur Calipso, chargé de le transférer sur l’île de Ponza, au nord-ouest de Naples. Pendant le voyage, il se plaint auprès de l’amiral Maugeri, désigné pour l’escorter, qu’il arrive à Ponza alors que s’y trouve encore le député socialiste Zamboni, qui avait organisé le premier attentat contre lui ! ……… Badoglio, lui, se préoccupe tout d’abord de maintenir l’ordre, d’autant plus que c’est la Fête de la Victoire, que les autorités escamotent discrètement depuis plusieurs années, car elle commémore la victoire de l’Italie sur l’Autriche-Hongrie en 1918. Le maréchal confirme les consignes données par le général Rosi, au nom du général Roatta. Dans la journée, de nouveaux incidents opposent manifestants et militaires à Milan, Turin et Bologne, où l’on compte de nouveaux morts. À Rome, l’Armée doit intervenir pour décrocher des banderoles où l’on peut lire « Le fascisme est fini ! Vive la Démocratie ! Vive la Paix ! » ainsi que « Paix et Liberté ». Si des incidents surviennent, ils ne font heureusement aucune victime – les représentations allemandes sont barbouillées de vert-blanc-rouge, voire de matières de couleur plus terne, mais d’odeur plus puissante. ……… Sur proposition du général Armellini, une première mesure symbolique, visant à entamer la mise au pas de la Milice, est adoptée : la 1a Brigata Corazzata di Camicie Nere “M” devient la 1a Brigata Corazzata Ariete II. La mesure sera ensuite étendue aux unités du Regio Esercito portant des noms de fâcheuse consonance : le 8 novembre, une semaine avant de quitter la Grèce pour rentrer en Italie, la 133e Division blindée Littorio (ou ce qu’il en reste) est rebaptisée 133e Division blindée Ariete II, qui absorbe incontinent, d’abord sur le papier, la Brigade blindée homonyme ; le même jour, le 34e régiment blindé Littorio II reprend le nom de Centauro II, précédemment attribué au 35e Régiment, anéanti en Sicile. ……… Au Quirinal, la princesse Marie-José reçoit au matin un billet d’Ambrosio, daté de la nuit précédente : « A votre Altesse Royale qui, avec une grande intelligence et une vive passion pour la Patrie, m’a soutenu durant ce dur labeur, partageant angoisse et espérance, je présente à l’aube de ce jour lumineux mon sentiment de reconnaissance et mon hommage le plus dévoué. » Au-delà d’une reconnaissance sans doute sincère, le général cherche à ménager toutes les influences qui pourraient jouer un rôle dans le futur de l’Italie : lui aussi a aussi entendu parler de la possibilité d’une abdication suivie d’une régence. ……… Berlin – L’Allemagne décide de suspendre « jusqu’à nouvel ordre et pour des raisons techniques » les livraisons de charbon à l’Italie. Le trafic ferroviaire entre l’Allemagne et l’Italie tombe à un niveau quasi nul. Arrivant de Rome, le colonel Dollman rencontre Himmler afin de mettre la dernière main aux plans d’occupation de l’Italie. Il a emmené dans ses bagages Farinacci, déguisé en officier SS. Celui-ci affirme à Himmler que l’Allemagne ne peut se contenter de contrôler l’Italie du Nord et qu’elle doit tenter d’occuper tout le pays. Patton a le sang chaud Palerme – Le programme du général George Patton est particulièrement chargé, aujourd’hui : prise d’armes, remise de décorations, harangue aux troupes de la 7e Armée, déjeuner avec son état-major et des invités anglais et français, puis défilé célébrant la victoire, sa victoire – car c’est bien grâce à lui que les troupes américaines ont tenu un rôle aussi important dans la bataille de Sicile – enfin visite aux blessés à l’hôpital. Mais, avec son énergie coutumière, il traverse la matinée et l’après-midi au pas de charge, entraînant à sa suite son supérieur et ami, le général Delestraint. A 18 heures, il ne reste plus que l’hôpital sur la liste. Les deux généraux parcourent les salles communes – dans chacune, les blessés capables de se lever se dressent à leur entrée comme un seul homme, se mettant même au garde à vous. Patton fait un clin d’œil à Delestraint : « Vous verrez, Charles, après ça, la moitié sortiront plus vite que prévu ! » C’est alors qu’il remarque un fantassin américain effondré sur une chaise près de la porte d’une chambre, en larmes, bien qu’il n’ait aucune blessure visible. Son sang ne fait qu’un tour : « Qu’est ce que vous foutez là ? Rien qu’à vous voir, vous me faites honte ! Chialer sans raison alors que des braves qui ont morflé durement ne demandent qu’à repartir ! » L’homme ne réagit pas, ce qui accroît la colère de Patton, qui le frappe au visage avec ses gants : « Alors, espèce de lâche, vous allez vous expliquer ! » Le soldat se lève avec difficulté et bredouille : « C’est trop dur, trop dur, trop dur… » avant de s’effondrer à nouveau. La fureur de Patton redouble, il lâche un chapelet d’injures et porte la main au Colt qu’il arbore, comme toujours, à la ceinture. Delestraint l’arrête de justesse, quand un médecin italien sort de la chambre et s’exclame en français : « Mon général, un peu de respect pour les morts ! L’homme qui était dans cette chambre vient de mourir, laissez entrer son frère, qui a bien le droit de se recueillir devant son corps ! » Patton, qui maîtrise parfaitement le français, pâlit subitement… Il aide sa victime à se lever et entre dans la chambre avec le soldat, ainsi que Delestraint. Un quart d’heure plus tard, ils ressortent tous les trois et Patton serre chaleureusement la main du soldat, qui semble un peu réconforté. « Que voulez-vous, Charles, confie Patton à Delestraint, quand je vois dans un hôpital un idiot qui n’a rien à fiche là, je m’emporte ! » Delestraint sourit : « George, ce qui est normal et admis pour un caporal-chef ne l’est pas pour un général, surtout pas pour un général victorieux ! Mais vous vous êtes repris et excusé, c’est l’essentiel. » Les deux généraux vont sans arrière-pensée participer dans la soirée à la réception organisée à l’hôtel de ville en l’honneur de l’armistice italien de 1918, par une municipalité palermitaine qui ne se souvient absolument pas que, quelques jours plus tôt, elle était encore censée adorer le Duce et que, quelques semaines plus tôt, elle considérait encore les Alliés (et les Américains en particulier) comme des démons vomis par l’Enfer. Mais si l’affaire de l’hôpital ne sera connue du public que de nombreuses années plus tard, grâce aux historiens qui étudieront les archives personnelles du général Delestraint, le caractère, disons, très vif du général Patton n’ira pas sans lui causer des ennuis. En effet, l’incident de l’hôpital de Palerme n’est pas le premier. En effet, un mois plus tôt environ, dans un hôpital de campagne de la 9e Division d’Infanterie US dressé près de Cefalù, Patton a molesté de la même manière un autre soldat, car celui-ci avait été évacué du front pour la troisième fois en dix jours, ce qui, aux yeux du général, ne pouvait être qu’un signe de couardise et de lâcheté. Mais on peut être bon général et mauvais médecin : l’homme souffrait de dysenterie amibienne, contre laquelle les coups de pied administrés par Patton n’étaient pas le meilleur remède. Pire encore : ce premier incident a eu de nombreux témoins. Les médecins ont fait un rapport circonstancié, qui est remonté d’une part jusqu’à Bradley, lequel l’a mis de côté en attendant d’en discuter avec Patton à la première occasion, d’autre part au commandant en chef des troupes américaines déployées en Méditerranée, le général Eisenhower. Ce dernier a lui aussi préféré ne pas ébruiter l’affaire, il a demandé par écrit à Patton d’aller s’excuser personnellement auprès du soldat « sans délai et où qu’il se trouve, même aux Etats-Unis ! » Patton s’étant exécuté, l’affaire ne semble pas devoir aller plus loin, bien que plusieurs correspondants de guerre américains aient eu vent de l’affaire : eux sont tombés d’accord pour garder le silence après qu’Eisenhower, sous le sceau de la confidentialité, leur ait expliqué que Patton avait reconnu son erreur. Mais comme souvent, le coup va arriver d’où on ne l’attendait pas. C’est que l’information – par quel canal ? – semble bien être arrivée aux oreilles des Britanniques. On peut en tout cas le supposer en lisant cet extrait de la biographie de Montgomery écrite par Alan Moorehead : « Après la prise de Messine, dire que Monty était de mauvaise humeur aurait été un parfait understatement, comme nous en avons la spécialité. Les Américains, Patton en premier, lui avaient à ses yeux ravi la victoire, avec la complicité des Français. La victoire non pas sur le terrain, certes, mais sur les premières pages des journaux. Il traîna une sourde rancœur pendant plusieurs semaines, jusqu’à mi-décembre, où son humeur se modifia du tout au tout. Quand je lui demandai ce qui motivait ce changement, il se contenta de me répondre que « the bastard » n’encombrerait plus son chemin, ni ne lui volerait sa gloire ! » (A. Moorehead, Montgomery, a biography, 1946). Giraud est inquiet Méditerranée Centrale – Le LeO-451 est un bombardier dépassé, mais, remotorisé et bien entretenu, il connaît une nouvelle vie comme transport rapide de passagers d’importance. L’appareil utilisé dans ce rôle par les forces du Levant emporte aujourd’hui le commandant de l’Armée d’Orient, le général Giraud en personne. Parti de Kalamata, l’avion se dirige d’abord plein sud et ne mettra le cap à l’ouest qu’en vue des côtes libyennes… Malaisément assis dans un fauteuil qui n’a jamais été fait pour un homme d’aussi grande taille, Giraud, soucieux, tiraille nerveusement la nouvelle moustache qui a remplacé celle qu’il avait dû raser pour s’évader (mais qu’il ne trouve toujours pas aussi belle que l’ancienne…). Depuis cinq mois maintenant, les mauvaises nouvelles se succèdent – non sur le terrain des opérations militaires dans le Péloponnèse, où un calme fragile s’est installé depuis la fin de l’opération Périclès, mais plutôt sur l’avenir de sa chère Armée d’Orient. Dès la fin des combats les plus rudes, plusieurs de ses unités lui ont été retirées et ont quitté le Péloponnèse, pour repos, intégration de renforts et préparation en vue d’autres opérations… Ses forces ont été considérablement affaiblies, mais le pire est peut-être à venir : depuis plusieurs semaines, des rumeurs venant des toujours perfides alliés britanniques laissent penser que le commandement interallié en Grèce pourrait sous peu leur être attribué... Giraud ne peut y croire : il a tellement lutté, même aux heures les plus sombres, pour s’évader, rejoindre Alger et poursuivre la lutte ! Puis pour conduire le premier corps expéditionnaire en Grèce au printemps 1941, avant de devoir organiser son évacuation, puis, au début de 1942, pour revenir, indompté, dans le Péloponnèse, tout en gagnant la bataille de Limnos… Aurait-il dépensé tant d’énergie pour se voir souffler le premier rôle au moment où la victoire semble proche ? Il lui faut en savoir plus. C’est pourquoi il a laissé son armée à son adjoint, le général Dentz, et vole à présent vers une conférence à l’état-major général de l’Armée. Quelles réponses trouvera-t-il à Alger ? Besson est-il le bon interlocuteur, ou faudrait-il plutôt rencontrer celui qui tire à coup sûr les ficelles, le ministre de la Défense, ce Gaulle qui fait une drôle de tête chaque fois que Giraud s’adresse à lui – il ne doit pas avoir l’habitude de lever les yeux vers son interlocuteur, ah ah. Mais comment lui, le général d’armée Henri Giraud, irait-il quémander une faveur à celui qui fut un de ses colonels et n’arbore à présent que deux étoiles à peine ! Des étoiles qui ne se multiplieront guère – l’homme a évidemment choisi les miasmes de la politique plutôt que le grand vent des champs de bataille… Son aide de camp le tire de ses réflexions : « Mon général, le pilote nous signale que le temps se gâte. Il nous conseille de bien nous accrocher. » Il ne sait trop pourquoi, ces mots lui font une impression désagréable… 5 novembre L’Italie bascule Pas d’autre solution… Berlin – Hitler, rentré de Rastenburg, reçoit Dollman, accompagné de Himmler, ainsi que l’attaché militaire allemand à Rome, le général Rintelen. « Il est évident qu’il n’y a pas d’autre solution que de retrouver Mussolini, de le faire évader et de le remettre au pouvoir ! » déclare le Führer. Dollman et Rintelen lui conseillent de faire semblant de reconnaître le gouvernement Badoglio, le temps de déployer suffisamment d’hommes en Italie. Ils estiment que 10 à 14 divisions suffiraient pour désarmer le gouvernement italien et affirment qu’il existe dans l’armée italienne des hommes très hostiles à Badoglio, sur lesquels on pourrait s’appuyer pour disposer d’une force loyale à Mussolini. ……… Rome – Badoglio publie des décrets qui dissolvent le Parti Fasciste ainsi que le Tribunal Spécial, qui fut son bras armé dans la lutte contre l’antifascisme. Cependant, pour l’instant, les Hiérarques ne sont pas inquiétés, à l’exception du général Galbiati qui, malgré son apparente bonne volonté, se retrouve aux arrêts à son domicile. S’il entend s’appuyer avant tout sur des monarchistes bon teint ou des “apolitiques”, Badoglio n’envisage pas moins d’employer certains des hiérarques fascistes qui avaient pris leurs distances avec Mussolini et ont parfois contribué à sa chute. Habileté politique (neutraliser les adversaires par la douceur) ou parfaite duplicité (se ménager des appuis à toutes fins utiles), les (rares) partisans et les détracteurs (bien plus nombreux) du maréchal en discutent toujours. Quoi qu’il en soit, ses avances ont des fortunes diverses. En semi-retraite depuis qu’il a renoncé au poste de secrétaire général du parti fasciste, Ettore Muti, le héros du raid sur Bahrein, déclare se mettre aux ordres du roi Victor-Emmanuel III. Refusant toutefois un commandement que lui propose Badoglio, Muti se retire dans sa villa de Fregene (commune de Fiumicino, non loin de Rome). D’autres se montrent moins regardants. Sur la touche depuis son retour forcé du Dodécanèse, Cesare Maria De Vecchi avait été rappelé par Mussolini pour cause de patrie en danger : replacé en position d’activité au sein du Regio Esercito comme général de brigade, il avait reçu, le 21 octobre, le commandement de la toute nouvelle 215e Division d’Infanterie côtière, chargée de défendre le littoral toscan à la hauteur de Piombino-Grosseto5. Ce qui ne l’a pas empêché de voter l’ordre du jour Grandi... Sollicité par Badoglio, De Vecchi accepte de rester à son poste. Sans doute « l’intrépide bouffon » [jugement de Mussolini, rapporté par Ciano dans son journal à la date du 12 juin 1939] espère-t-il que ce poste relativement modeste sera le prélude à de plus hautes responsabilités… ……… Des avions alliés survolent la capitale et lancent des tracts pour avertir la population qu’elle réside dans une « cible légitime ». Dans l’après-midi, on apprend que les Alliés (des unités françaises et américaines) ont débarqué dans les îles Lipari, dont la petite garnison s’est rendue sans résistance. Un peu partout en Italie, des incidents émaillent encore la journée. A Turin, une tentative de grève à la Fiat est réprimée par cinq cents soldats et trois chars. Mais à Reggio nell’Emilia, des scènes de fraternisation se produisent entre soldats et manifestants. ……… Ponza – Mussolini discute avec le médecin envoyé par Victor-Emmanuel, ainsi qu’avec le curé. Il lit une Vie de Jésus et entame une traduction en allemand des Odes Barbares de Carducci. Giraud se rebiffe 5 L’une des conséquences du débarquement allié en Sicile a été de hâter la création de nouvelles divisions d’infanterie côtière, dont le noyau initial a été fourni par les brigades ou régiments préexistants. Alger – C’est un Henri Giraud douché, rasé, dans un uniforme repassé, en un mot un Giraud conforme à son impeccable allure habituelle malgré le vol long et tourmenté de Kalamata à Alger, qui arrive au quartier général de l’Armée française pour un entretien avec le chef d’état-major de celle-ci, le général Besson. Après les salutations d’usages, Giraud entre directement dans le vif du sujet. – Mon général, je vous remercie d’avoir accepté de me rencontrer aussi vite, et croyez bien que la situation rend cet entretien des plus nécessaires. Je suis très inquiet pour la présence française dans les Balkans. Depuis cinq mois, les forces mises à la disposition de l’Armée d’Orient fondent à vue d’œil. Après Périclès, on m’a enlevé la 27e DI Alpine, la 10e DI, puis la 4e DMM, le 11e BACA, la 1ère DB… et je reçois maintenant l’ordre de préparer la 9e DIC et le 12e BACA en vue de leur départ immédiat ! A ce rythme, l’Armée d’Orient aura bientôt la taille d’une brigade ! Besson intervient et tente d’arrondir les angles : « Allons Giraud, n’exagérons pas ! Certes, le redéploiement actuel de nos forces exige de retirer certaines unités de Grèce pour les réorganiser en Afrique du Nord, afin de prévoir… l’après-Sicile. Mais il vous reste la 1ère DI Yougoslave et la 3e DI Polonaise, des unités solides constituées d’hommes qui veulent se battre ! Et bien sûr, la 192e DIA est en cours de redéploiement dans le Péloponnèse. Et puis vous avez de solides unités d’élite qui ne sont pas endivisionnées, sans doute, mais n’en sont pas moins efficaces, au contraire ! D’une part, la 3e Brigade Mobile de la Légion et la 1ère Brigade Blindée Polonaise vous donnent une force blindée non négligeable. D’autre part, la 1ère Brigade de Montagne Polonaise, la Brigade de Montagne Tchécoslovaque, la 13e demibrigade de la Légion6 et le 3e Groupe de Tabors Marocains vous donnent une capacité de manœuvre en terrain difficile capitale, vous le savez mieux que moi, dans cette région… Ce n’est pas rien, que diable ! » Cette énumération, pour exacte qu’elle soit, n’égaie pas Giraud : « Sans doute, mon général, mais il faut reconnaître que la puissance de l’Armée d’Orient est bien amoindrie depuis la fin de Périclès : j’ai perdu deux divisions d’infanterie non remplacées, deux divisions de montagne remplacées par une seule, une division blindée remplacée par une brigade… Le pire est la perte en qualité : des unités aguerries, qui ont connu de nombreux combats, s’en vont, et sont remplacées par des unités qui n’ont jamais vu le feu ou qui… qui se reposent depuis deux ans ! » Cette allusion à la 192e DIA agace Besson : « Voyons Giraud, je ne vous permets pas de parler ainsi de la 192e ! Elle a participé à la campagne du Dodécanèse et depuis, si elle est restée dans les îles, Jeannel n’a cessé de l’entraîner, sur des terrains qui sont identiques à celui du Péloponnèse. Quant aux Polonais et aux Yougoslaves, je vous l’ai dit, ils brûlent de se battre et je suis sûr qu’ils se couvriront de gloire chaque fois qu’ils seront engagés ! » Giraud soupire : « Vous avez certainement raison, mon général, mais il n’en reste pas moins que l’Armée d’Orient n’est aujourd’hui plus capable de la moindre offensive. Comment voudriez-vous qu’elle réussisse, avec trois divisions, à chasser Rommel du Péloponnèse, alors que cela s’est révélé impossible en juin avec six divisions ? » Besson se fait consolant : « Nous en sommes bien conscients, Giraud. Mais, vous le savez, depuis deux ans, nos forces sont réduites et cela nous impose des choix cornéliens : nous ne pouvons être forts et attaquer partout en même temps. Pour l’instant, nous devons rester sur la défensive dans le Péloponnèse, mais ce n’est que partie remise. Nous étudions d’ailleurs la possibilité de vous renforcer d’une ou deux unités avant le printemps. » Giraud grimace un petit sourire. Il va falloir aborder le plus délicat : « Merci mon général. Mais nos officiers n’ont pu que constater que si l’Armée d’Orient s’affaiblit, la 8e Armée 6 La 10e DBLE a été envoyée au repos après la prise de Zanthe (où son chef, le colonel Girard, a été tué). Elle a été ensuite affectée aux forces mobilisées pour l’opération Torche. britannique se renforce. Nous raclons les fonds de tiroir pour envoyer dans le Péloponnèse nos unités qui, il y a encore un an, protégeaient les îles grecques ; à leur place, ce sont des unités grecques, mais aussi britanniques ou impériales qui se sont déployées et, sur le continent, les forces grecques sont intégrées dans l’ordre de bataille britannique… Dans ce contexte, comment ne pas croire aux rumeurs insistantes qui laissent entendre, depuis plusieurs semaines déjà, que le prochain commandant interallié en Grèce pourrait être Anglais ? Depuis le départ de Frère pour le commandement de Torche, le commandement des forces terrestres interalliées en Méditerranée Orientale est vacant – d’ailleurs, je m’en étais déjà inquiété à l’époque ! Le gouvernement va-t-il accepter de subordonner l’Armée d’Orient à un général anglais ? Quelle perte de prestige ce serait pour la France ! » Ah, il y vient, se dit Besson. Allons, c’est le moment de rappeler qu’à côté de la grandeur militaire, il y a la servitude ! « Ressaisissez-vous, Giraud ! Dans une coalition entre alliés égaux, c’est bien la règle que tous les commandements ne soient pas dans les mêmes mains. Nous commandons ici, ils commandent là… Certaines de nos unités, voire de nos armées, sont ou seront un jour sous commandement britannique ou même américain, c’est inévitable ! Et c’est une décision politique autant que militaire. Pour ce qui concerne la Grèce et les Balkans, rien n’est encore fait, je vous assure. Mais quel que soit le choix final, je sais que je pourrai compter sur l’Armée d’Orient pour faire glorieusement son devoir ! » Giraud lance ses dernières forces dans la discussion : « C’est évident, mon général ! Mais à la fin, quelles sont les intentions stratégiques du gouvernement ? Qu’attend-on de l’Armée d’Orient ? Tous mes hommes, comme moi, souhaitent prendre l’offensive au plus tôt, libérer la Grèce puis la Yougoslavie et entraîner dans la guerre la Turquie à nos côtés ! Et tout comme mes hommes, je souhaite donner à la France le premier rang parmi les Alliés dans ce combat, nous ne pourrons nous contenter du second rôle ou d’un rôle passif. Mais pour cela, il nous faut des ordres clairs et des signes forts : des renforts en nombre et qualité, un commandant en chef interallié français, reconnu pour son opiniâtreté à poursuivre la lutte, son expérience, son sens stratégique et son goût de l’offensive ! » Besson a évidemment compris de qui Giraud parlait… Bah, il n’a rien contre lui, mais il ne peut vraiment pas lui donner satisfaction : « Vous avez des ordres clairs, Giraud : cet hiver, restez sur la défensive dans le Péloponnèse. Nous vous enverrons autant de renforts que possible et nous préparerons une nouvelle offensive au printemps si le rapport des forces le permet. Passez voir le 3e Bureau, ils vous donneront plus de détails. Et puis, je viendrai vous voir en Grèce cet hiver quand la situation sera clarifiée, nous en reparlerons. » 6 novembre L’Italie bascule La montée des périls Rome – La Ville Eternelle est attaquée pour la première fois par une formation mixte de B-24 américains et français. La gare ainsi que les sites industriels voisins sont visés. L’escorte (des P-51 B et des P-38) disperse sans beaucoup de peine la petite quarantaine d’intercepteurs en état de vol. Et encore : pour atteindre ce chiffre, il a fallu ajouter aux quelques Macchi MC.202 de la Sezione Intercettori HV et aux 17 Bf 109F du 9e Gruppo les Ro.57 des Squadriglie 300 et 303, dont les performances et l’armement sont tragiquement insuffisants. Cette attaque frappe beaucoup la population, qui n’avait pas pris les tracts de la veille au sérieux. Elle provoque la consternation dans le gouvernement Badoglio. Col du Brenner – Vers midi, des troupes allemandes commencent à pénétrer sur le territoire italien, ostensiblement pour aller renforcer les garnisons en Yougoslavie et en Grèce du Nord. Des soldats allemands portent cependant sur leur casque un « W Mussolini » hâtivement tracé à la peinture blanche. Rome – Dans l’après-midi, le Roi s’entretient avec Badoglio et le général Ambrosio. Les trois hommes décident de chercher à entrer en contact avec les Etats-Unis par l’intermédiaire du Vatican, pour savoir si Washington serait disposé à accorder aux Italiens une paix séparée. Le général Ambrosio met cependant le Roi en garde contre les difficultés d’une négociation particulière avec les Américains : « Nous ne pourrons éviter longtemps de négocier aussi avec les Britanniques et même avec les Français. » ……… Dans la soirée, le maréchal Badoglio rencontre l’ambassadeur d’Allemagne et lui demande de faire son possible pour que les livraisons de charbon reprennent le plus rapidement possible. De plus, il réitère la demande faite mille fois par Mussolini : « Livrez-nous des chasseurs, le plus possible et le plus vite possible. » Milan – Dans la nuit, la ville est attaquée par des Wellington de la RAF qui ont décollé de Sicile. 7 novembre L’Italie bascule La voie du Vatican Rome – Malgré l’anticléricalisme viscéral des Savoie, que Victor-Emmanuel entretient, Badoglio et les militaires ont décidé de demander l’appui du Vatican dans leurs négociations avec les Alliés. C’est pourquoi les généraux Ambrosio et Castellano rencontrent discrètement, tôt dans la matinée, deux émissaires de la Curie pour tâcher de savoir si Sa Sainteté Pie XII serait disposée à s’entremettre entre le nouveau gouvernement et les puissances alliées. Les deux religieux vont faire diligence. Immédiatement après, le général Ambrosio part pour Cosenza rencontrer le général Messe, commandant en chef de l’Armata di Levante. ……… Vers midi, le maréchal Badoglio reçoit une note du gouvernement allemand l’informant de la nécessité de faire stationner « provisoirement » quatre divisions dans la région de Trévise et de Vérone dans le cadre d’un redéploiement des forces allemandes en Grèce. En fait, ces unités n’ont pas attendu l’envoi de cette note pour commencer à se déployer. La même note informe le gouvernement italien que l’Allemagne est prête à lui fournir des chasseurs, mais à la condition que les pilotes italiens se rendent à partir du 20 novembre en Autriche pour y récupérer les avions. Cette annonce marque un changement de la politique allemande : jusque là, les avions destinés à la Regia Aeronautica étaient livrés sur les aéroports de Turin, de Milan ou de Trévise par des pilotes de convoyage. ……… Le journal (clandestin) du Parti d’Action L’Italia Libera publie un numéro spécial qui reprend l’appel à la constitution de Comités Anti-Fascistes dans tout le pays. Le journal (tout aussi clandestin) du Parti Communiste, L’Unità, appelle quant à lui les Italiens à manifester aux cris de « Paix et Liberté » et à exiger un gouvernement démocratique. ……… Cependant, le nouveau gouvernement, quoique non démocratique, décide d’ouvrir une enquête sur les « appropriations illicites » de certains Hiérarques. ……… Alger – Le Vatican a fait vite. Recevant en début d’après-midi la nouvelle transmise par la Curie du désir de négocier des Italiens, Paul Reynaud décide de partir immédiatement pour Londres. Son avion se pose en Angleterre dans la soirée. Churchill, qui l’attend fébrilement, lui laisse à peine le temps de se restaurer avant une réunion capitale émaillée de nombreux échanges de câbles avec les Etats-Unis. Remaniements navals Rome – En accord avec Badoglio, le nouveau ministre de la Marine, De Courten, prend une mesure hautement symbolique qui lui permet d’être à l’unisson du Regio Esercito dans l’oblitération d’un passé très récent : effacer de la poupe des bâtiments de la Regia Marina les noms rappelant le fascisme déchu. Le cuirassé Littorio est ainsi rebaptisé Italia. Le contretorpilleur Camicia Nera devient l’Artigliere, en hommage à son jumeau glorieusement disparu lors de la bataille de Palerme, le 25 septembre précédent. Le contre-torpilleur Squadrista, aux essais à Livourne, reçoit le nom de Bersagliere, en souvenir de l’un des navires de classe Soldati perdus dans la bataille de la Mer Ionienne, le 17 mai 1941. Le contre-torpilleur Legionario échappe à cette mesure, car son nom peut renvoyer au glorieux passé romain plutôt qu’au soldat de base des légions de Chemises Noires ! ……… Livourne – Conformément à l’une des décisions arrêtées à La Spezia fin octobre, le capitaine de corvette Carlo Fecia di Cossato quitte le port toscan avec l’Adua (qu’il commande depuis quelques semaines) pour aller dans le nord de la Sardaigne. Non pas à la Maddalena même, jugée trop exposée, mais dans des ports voisins mais plus discrets, tel celui de Santa Teresa di Gallura. Evitant de rester trop longtemps au même endroit, le sous-marin fera même un séjour dans le port corse de Bonifacio. 8 novembre L’Italie bascule Les Alliés sont prêts à négocier Cosenza – Le général Ambrosio se met d’accord avec le général Messe pour faire remonter vers Rome le XXe Corps d’Armée, dit Corps Mobile, commandé par le général Ettore Baldassare. Cependant, Messe prévient qu’il faudra compter environ trois semaines pour que ce redéploiement soit terminé. Cité du Vatican – Tandis que Pie XII prononce sa traditionnelle bénédiction dominicale, la Curie fait savoir au gouvernement Badoglio que des représentants des Alliés sont prêts à rencontrer des émissaires du gouvernement italien à Lisbonne, mais à la condition que ces derniers soient réellement investis du pouvoir de prendre des décisions. ……… Alger – Après la réunion au sommet de Londres, la veille, une réunion d’urgence de l’ÉtatMajor Interallié se tient en présence du général de Gaulle. Cette réunion conduit à étudier deux plans, l’un dit “maximal”, qui part du postulat que l’Italie accepterait de combattre aux côtés des Nations Unies, l’autre dit “minimal”, où l’Italie voudrait se contenter d’une attitude de neutralité et devrait être “sécurisée”, comme le fut la Grèce lors de la Première Guerre. Villes d’Italie – Dans l’après-midi, Rome et ses aéroports sont la cible d’un violent bombardement effectué par des B-25 de l’USAAF et de l’Armée de l’Air. Une partie de l’escorte de chasse, devant la faiblesse des efforts italiens pour répondre à cette attaque, mitraille des cibles au sol. Au même moment, des Beaumont de la SAAF et de la RAF attaquent les gares d’Eboli et de Reggio de Calabre. Là aussi, la réaction de la chasse italienne est minime. Ces attaques provoquent de nombreux dégâts. Le raid sur Rome produit dans la population un début de panique. 9 novembre L’Italie bascule Sur deux tableaux Rome – Pour répondre aux attaques aériennes alliées contre la capitale, le gouvernement Badoglio décide de déployer sur les aérodromes de Rome le 20e Gruppo, équipé de 26 MC.202, qui était en reformation à Torino-Caselle. Il faudra cependant plusieurs jours pour que ces avions soient pleinement opérationnels. ……… Sur le front intérieur, le gouvernement Badoglio fait arrêter plusieurs Hiérarques et autres fascistes convaincus : Achille Starace (ancien secrétaire du Parti National Fasciste puis chef d’état-major de la Milice), Giuseppe Bottai, Guido Buffarini Guidi, Attilio Teruzzi7, Nicola De Cesare (ancien secrétaire particulier de Mussolini)8, ainsi que les généraux Galbiati et Soddu, pour décapiter une possible réaction militaire profasciste appuyée par les Allemands. Dans la soirée, les hommes du Servizio Informazioni Militare (SIM) du général Carboni arrêtent aussi des notables fascistes de province. Cependant, certains passent entre les mailles du filet : ainsi Aldo Vidussoni, actuel secrétaire du PNF, parvient-il à échapper à l’arrestation et à se cacher. ……… L’après-midi, Badoglio reçoit l’ambassadeur d’Allemagne. Les deux hommes conviennent d’une prochaine rencontre à Trévise entre Keitel et le général Ambrosio pour, suivant les termes même de Badoglio, « préparer les phases suivantes de la guerre commune ». ……… Dans la soirée, le Roi reçoit le général Castellano. Il lui confie la mission d’ouvrir des pourparlers de paix avec les Alliés à Lisbonne. L’Armée d’Orient veut se battre! Sparte – Giraud, toujours de mauvaise humeur, ouvre la conférence d’état-major qu’il a convoquée l’avant-veille, à peine revenu des deux jours passés à Alger. Une fine pluie tombe sur la ville, saturant l’air d’une humidité que l’approche de la nuit rend d’autant plus pénible. Dos au poêle nourri d’un mauvais charbon qui tâche tant bien que mal de chauffer la salle de conférence, le commandant de l’Armée d’Orient ne cache pas aux généraux Dentz, Beynet et Bra!i" ainsi qu’aux chefs de ses 1er, 2e et 3e Bureaux les perspectives plutôt moroses qui les attendent pour 1943. Beynet encaisse difficilement la confirmation du départ de la 9e DIC et du 12e BACA. L’annonce du retour de la 192e DIA sur le continent ne suffit pas à lui rendre le sourire : « Autant parler dorénavant du 2e Corps polonais », grommelle-t-il, même si chacun autour de la table comprend qu’il ne remet pas en cause la qualité et la combativité de ces alliés de la première heure… et tous de maudire l’inertie des gouvernements alliés (c’est à dire français et anglais), qui se reposent sur les Yankees et les Rouges. Fort peu productive, la réunion prend toutefois une autre tournure quand Ilija Bra!i", jusque là 7 Teruzzi était depuis 1939 ministre des Colonies – à titre quasi honorifique après la perte de l’Afrique du Nord puis de l’Afrique Orientale Italienne. Il était également lieutenant-général de la Milice Volontaire pour la Sécurité Nationale (MVSN), soit l’équivalent d’un général de division du Regio Esercito. 8 De Cesare avait succédé en juin 1941 à Osvaldo Sebastiani. très discret, choisit d’intervenir. La suite de la conférence est connue par le récit qu’en donne Marc Bloch – alors commandant au 4e Bureau – dans ses Carnets… « La conférence prenait une tournure fort désagréable, chacun y allant de son trait contre les Anglais, Alger, Besson ou de Gaulle. En somme, tout à fait l’ambiance d’une réunion à la Faculté, avant guerre, entre universitaires commentant les résultats de l’agrégation… Pour ma part, je n’y participais que parce que mon supérieur, le chef du 4e Bureau de l’Armée d’Orient, avait été victime, la veille, d’un grave accident de voiture. Aveuglé par la pluie, le pauvre n’avait pu éviter un âne planté au milieu de la route et son véhicule avait terminé sa course dans un fossé profond comme un ravin. À l’hôpital avec une jambe cassée, il m’avait ordonné de le remplacer, avec pour consigne de tout noter pour lui rendre compte, et de ne pas ouvrir le bec. Étant donné la teneur des derniers échanges, j’étais tout à fait disposé à lui donner satisfaction, au moins sur ce dernier point […]. Relégué en bout de table, dans la pénombre et loin de la chaleur du poêle, j’avais cessé depuis longtemps de prendre des notes quand, à la faveur d’un silence un peu prolongé, le général Bra!i", commandant le corps d’armée yougoslave, prit la parole. – Je suis navré de vous le dire aussi crûment, Messieurs, commença-t-il dans un français parfait à peine teinté d’accent slave, mais je pense que vous faites fausse route. Je crois que ces mouvements de troupes signifient que les gouvernements français et anglais, loin d’attendre que les Américains ou les Russes nous apportent la victoire sur un plateau, ont décidé d’une offensive d’envergure ailleurs que dans notre Péloponnèse. Sans doute un nouveau débarquement en Méditerranée, lorsque la météo y sera favorable. Ce fut comme un rayon de soleil perçant des nuages d’orage. La pauvre lueur du poêle ellemême sembla gagner en intensité pendant que les propos de Bra!i" faisaient leur chemin dans l’esprit des militaires français installés autour de la table, commençant de nourrir un fol espoir chez certains. Puis chacun y alla de son hypothèse, annonçant un débarquement dans le sud de la France, suggérant une remontée de la botte italienne, prônant la reprise de la Sardaigne et de la Corse suivie par un assaut au nord de Rome, recommandant, enfin, un débarquement sur la côte yougoslave en Adriatique. – La côte dalmate, mon cher Bra!i", insista Dentz. Au nord, la trouée de Ljubljana nous conduirait droit sur Vienne et Berlin, et à l’est, nous pourrions en profiter pour écraser les forces de Rommel entre le marteau et l’enclume. Bra!i" soupira, les yeux dans le vague. Je me rappelais alors qu’il avait dirigé l’équivalent du 4e Bureau en Yougoslavie, avant la guerre. Sans doute dressait-il déjà des ordres de marche pour libérer son pays…Libérer Belgrade, libérer Paris. Deux villes, un même rêve ! – Si vous avez raison, Bra!i", qu’il s’agisse de la France, de l’Italie ou de Trieste, reprit Beynet, la mission qui sera confiée à l’Armée d’Orient est limpide : nous devrons détourner l’attention des Allemands de notre véritable objectif, servir de leurre pour fixer autant de monde que possible en Grèce. Ce n’est pas le rôle le plus glorieux, mais nous savons qu’il est capital ! Tous les regards se tournèrent vers Giraud, resté silencieux depuis l’intervention de Bra!i". Le commandant de l’armée d’Orient se passa la main dans les cheveux, qu’il avait pourtant fort courts, et toussota nerveusement. Il joignit alors les mains sur la table et les regarda quelques secondes. Lorsqu’il releva la tête, son regard était d’acier, et je compris qu’au fond de lui, la politique, les intrigues, le pouvoir, ne l’intéressaient pas. Ce qu’il voulait, c’était servir – c’est-à-dire, pour lui, se battre ! – Vous avez raison, Bra!i". Et vous aussi, Beynet. Les autres armées alliées ne vont pas rester inactives et il nous reviendra de leur faciliter la tâche. De toute façon, même sans la 9e DIC, nous n’allons pas rester l’arme au pied pendant que nos camarades se battent ailleurs. Voyons ce que nous pouvons faire pour capter toute l’attention de Rommel et des Italiens. Mais comme notre Armée d’Orient n’est plus à présent que l’ombre d’elle-même, tout projet d’opération devra recevoir l’accord des Anglais, dit-il avec une grimace, comme si ces mots provoquaient chez lui une impérieuse douleur. Alors, messieurs, des idées ? Et les idées, bonnes et douteuses, affluèrent. Giraud finit par demander à son état-major de préparer un plan reposant sur une double poussée : à l’ouest, vers Céphalonie et Corfou, pour couvrir un éventuel débarquement en Adriatique et menacer l’Italie, et à l’est, en direction d’Andros et d’Eubée, pour inciter Rommel à concentrer ses troupes en Grèce centrale et en Thessalie. Le commandant en chef se chargerait de présenter le projet à Alger et aux Anglais, et de les convaincre de nous soutenir. Dans le même temps, nous avions l’ordre de lui proposer rapidement des actions plus limitées, en rapport avec nos faibles moyens, qui nous permettraient de continuer à faire parler de l’Armée d’Orient et de maintenir le moral de la troupe, notamment du corps yougoslave. La réunion se terminait. Si je n’avais toujours pas dit un mot, mon carnet était à présent rempli de notes fébriles. Mais tout à coup, Giraud baissa les yeux sur moi. – Puisque nous sommes d’accord, dit-il, je confie la préparation et la coordination des opérations Corfou-Céphalonie et Andros-Eubée au général Dentz. Commandant Bloch, je vous charge d’estimer les moyens nécessaires à leur réalisation. Vous en rendrez compte directement au général Dentz. Commencez dès maintenant à y travailler, je veux pouvoir présenter des plans détaillés à Besson lors de son prochain passage en Grèce. Je sus que mon supérieur n’allait pas apprécier la fin de mon compte-rendu. » (Marc Bloch, Œuvres complètes éditées par Marc Ferro et Jacques Le Goff, Paris, École des Hautes études en sciences sociales, 1976 – t. VII, Carnets, journaux et mémoires). 10 novembre L’Italie bascule Procrastination Turin – Une manifestation organisée par un “Comité Anti-Fasciste” est réprimée par l’armée, qui tire et fait trois morts. Cependant, de tels comités se réunissent dans plusieurs villes ; ils décident d’adopter le nom de “Comités de Front National”. Rome – Lors d’une réunion entre le gouvernement et certains des chefs de l’Armée, l’accent est mis sur la nécessité de maintenir l’ordre. Les ministres Piccardi et Severi font alors remarquer que l’on ne pourra pas continuer à réprimer longtemps sans perdre la confiance de la population. La réunion s’achève sans que de nouvelles consignes aient été données, dans un sens ou dans un autre. Un peu plus tard, Badoglio reçoit le général Castellano, auquel le Roi a confié une mission de négociation avec les Alliés, ainsi que le chef d’état-major de l’Armée, le général Ambrosio, et le général Carboni, directeur du SIM. Décision est prise de retarder le départ de Castellano pour l’Espagne pour attendre le résultat de l’entrevue qu’Ambrosio doit avoir avec les Allemands.