La martingale

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La martingale
La martingale
Je jubile quand le caissier, en échange d’un chèque du PMU, dépose devant moi
des liasses préalablement vérifiées de billets de cinquante euros. J’ai exigé ces coupures
orange car elle évoquent la Renaissance, illustrée par un fronton et un pont en arceau :
tout un symbole ! J’aurais préféré la couleur verte des billets de cent euros mais leurs
motifs, un porche débouchant sur une colonnade et un pont en pierre, représentent
l’époque baroque que je ne goûte guère. Je ressens une jouissance intense, l’impression
aiguë d’une… renaissance.
Je jubile en traversant la place du marché : le soleil participe à la fête et les feuilles
des platanes jouent une extraordinaire symphonie d’ombres et de lumières. J’ouvre la
portière de ma voiture, m’installe derrière le volant. Cette Clio date, il est temps de la
remplacer.
***
Tout a commencé il y aura bientôt deux ans.
Un dimanche matin, sortant de ma boulangerie habituelle, je rencontrai un copain
de lycée perdu de vue depuis des années. Il m’invita à boire un verre au bar-PMU
voisin. Là, nous évoquâmes des souvenirs, rîmes de farces de collégiens sans
originalité, trinquâmes à nos retrouvailles. Comme la conversation languissait :
-Tu permets que je prépare mes jeux ?
Il déplia un journal hippique, s’y plongea tandis que je déchiffrai à l’envers le
tableau présentant la grande course du jour : Dimanche à Vincennes. Prix Petit Fresnoy.
Attelé. Course européenne. 5 à 10 ans inclus. 100 000 euros. 2850m (G.P.). 16
partants. Départ à 15h50.
-Jacques, que signifie G.P. ?
-Grande piste. Par opposition à Petite piste, c’est clair.
Puis je lus les titres placés en têtes de colonnes : Numéros. Chevaux .Origines. S.A.
(je devinai sans peine sexe et âge d’après les indications).
Distances. Drivers.
Entraîneurs. Propriétaires. Cote probable. Réductions kilométriques. Gains. Un amas
de noms et de chiffres qui m’impressionna. Le reste de la page et les suivantes offraient
le curriculum vitae de chacun des concurrents.
Je connaissais les courses par la télévision –l’allure racée et la puissance des
chevaux me subjuguaient, j’ignorais tout du milieu turfiste. Jacques, armé d’un stylo,
soulignait, entourait, barrait. La colonne Distances m’intrigua : il y avait trois poteaux
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de départ. J’effectuai vite le rapprochement avec les gains : on allongeait le parcours
pour les plus riches afin d’équilibrer les chances –et de troubler les parieurs, je supputai.
Par contre les rubriques Cote probable et Réductions kilométriques me parurent
anarchiques. J’en demandai l’explication à Jacques :
-La cote varie avec les mises engagées, elles-mêmes dépendantes des derniers
résultas obtenus par le cheval, de son aptitude à l’hippodrome et au terrain. La réduction
kilométrique indique son meilleur chrono sur 1000m, qui dépend de l’état de la piste ce
jour-là et de la distance, c’est clair.
En effet.
J’abandonnai le journal pour découvrir notre environnement. Des joueurs
entouraient toutes les tables encombrées de verres et de journaux. Un brouhaha
barbouillait l’atmosphère, des chiffres et des noms en émergeaient. Je réalisai avec
surprise que le mélange des odeurs de tabac et d’alcool ne m’importunait pas, moi qui
n’avait jamais fumé et ne buvait qu’occasionnellement un apéritif ou un verre de vin.
J’observai les visages : concentration, certitude ou perplexité, assurance ou doute
composaient des mines étonnantes. Une femme encore jeune mais à la beauté fanée
tenait une cigarette et un pastis dans une main tandis que l’autre tournait nerveusement
les pages d’un journal.
Ce milieu nouveau aiguillonnait ma curiosité.
Je décidai de jouer.
-Jacques, quels sont tes critères de sélection ?
-Je connais la plupart des chevaux, j’ai mes entraîneurs et mes drivers préférés, je
tiens compte de la forme et du terrain, j’ai aussi des numéros fétiches, c’est clair.
Pouvait-on être plus clair pour le novice que j’étais ? Tandis qu’il cochait des cases
sur des tickets, je revins au tableau général. La colonne Réductions kilométriques
m’attirait. N’avais-je pas été champion du 1000m de mon régiment vingt ans plus tôt,
en moins de trois minutes ? Les concurrents de la course affichaient tous moins de
1mn16secondes ! Je décidai de choisir un cheval par poteau de départ. Pas le meilleur ni
le moins bon. Pourquoi pas l’avant-dernier chrono ? Je les classai, obtenant : 12-7-16.
Leurs noms, Perle des Prés, Rhapsodie d’Auvergne et Talisman Royal me plurent.
Je demandai à Jacques de remplir un ticket qu’il valida.
En fin d’après-midi je me rappelai que j’avais joué au tiercé pour la première fois
de ma vie. Je recherchai les résultats sur Internet. Je gagnais 685 euros !
***
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Je jubile en tâtant mes poches gonflées par les liasses. Plus de six mille euros, mon
plus gros gain ! Je roule avec prudence : j’ai bu quelques apéritifs pour fêter ma
réussite, autant ne pas souffler dans le ballon.
***
Parce que je continuais à jouer…
Je retrouvais Jacques chaque dimanche. Ma martingale fonctionna quatre tiercés
consécutifs ! Dans le désordre, hélas, pour un gain d’un peu plus de deux cents euros. Je
n’expliquai rien à Jacques, par crainte qu’il en rie. Je maîtrisai bientôt le vocabulaire des
turfistes, les courses d’obstacles, de trot et de galop me livrèrent leurs secrets. Je tentai
ma chance dans d’autres combinaisons que le tiercé : quartés, quintés +, couplés, jeux
simples. Je recherchais d’autres martingales qui fonctionnèrent avec plus ou moins de
réussite. Je discutais avec les parieurs, buvais le coup avec eux. Comme eux je jouais
dates de naissances (la mienne me rapporta cent dix-huit euros) et numéros
minéralogiques. Je jouais dans les courses de province où les jeux simples rapportent
davantage. Je passais au minimum deux heures par jour à étudier le Journal des courses,
au travail, dans ma voiture, au PMU. Je suis comptable dans une grosse entreprise de la
ville, les chiffres, je connais, je possède l’art de jongler avec eux, de les faire parler, et
même de leur apprendre à mentir. Rhapsodie d’Auvergne me rapporta encore cent
quatre-vingts euros mais à faible cote : j’avais misé cent euros sur elle. Je me plaisais
parmi les joueurs sympathiques, hâbleurs sinon vantards comme pêcheurs et chasseurs
réunis. Comme eux je devenais prisonnier de numéros devenus habituels :
n’attendaient-ils pas que je les abandonne pour sortir ? J’entendais tant d’histoires de
fortunes perdues dans pareilles conditions. Les parieurs m’appelaient par mon prénom,
tapotaient mon épaule pour me saluer : j’appartenais désormais au clan. Afin qu’on ne
connaisse ni le montant de mes gains ni celui de mes pertes, j’inventoriai les PMU de la
ville –huit !- et dispatchai mes jeux. J’établis un système d’enveloppes pour les
différencier. Je doublais ou triplais mes tickets en misant sur les numéros voisins de
mon premier choix. Un gros gagnant offrit une tournée générale de Champagne dont je
profitai. On sépara un joueur et le patron d’un PMU car ce dernier n’avait pas eu le
temps de valider un ticket gagnant aux courses en direct. Je jonglais avec mon emploi
du temps pour rentrer à des heures raisonnables.
Je vivais dans une espèce de tourbillon permanent.
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J’arrive dans ma rue, je repère la voiture garée devant chez moi : belle-sœur, beaufrère ou les deux ? La maison donne sur deux rues parallèles. Je passe au ralenti devant
la haie basse. Dans le salon j’entrevois Clara et son frère, l’inspecteur de police, en
grande conversation. Je continue, tourne deux fois à droite, gare la voiture.
J’entasse les liasses de billets dans la boîte à gants, ferme soigneusement mon
véhicule avant de pénétrer sans bruit dans la cuisine. Albert dit à sa sœur :
-Je n’ai aucune possibilité d’intervention, c’est trop grave. Toi, tu n’as rien
remarqué ?
Et mon épouse :
-Mais si, il a changé. Depuis des mois, un an peut-être. Marc était un mari
attentionné et un bon papa. Maintenant il boit et il fume, il ne supporte plus les enfants,
il les envoie promener quand ils demandent une aide aux devoirs, il ne sort plus avec
eux, il ne les emmène plus au cinéma, à la campagne ni même aux matches de foot. Je
pensais qu’il avait une maîtresse et je m’attendais à ce qu’il abandonne le domicile
conjugal. Jamais je n’aurais imaginé qu’il détournait de l’argent pour jouer aux courses.
Et il est convoqué à seize heures à la police ? Comment va-t-il prendre ça ? Tu penses
qu’il va se retrouver en garde à vue ? Que vais-je devenir ? Qu’allons-nous devenir, les
enfants et moi ?
Un silence. Puis des sanglots.
Je m’assieds. Effondré. Ce qui devait arriver arrive. Depuis des mois je plongeais
dans un gouffre sans issue. Un gouffre étroit, tel une prison aux parois infranchissables.
En fait de tourbillon, c’était une spirale descendante, inexorable, qui m’entraînait.
Chaque matin, dans ma glace, je redécouvrais le personnage multiple que j’étais
devenu : un mauvais père, un mari haïssable, un joueur invétéré, un escroc. Et je me
raccrochais : aujourd’hui peut-être, ou alors demain, après-demain, la semaine
prochaine ? Et le gouffre se creusait. Et l’étau de la prison se resserrait. Que
représentent les six mille trois cents euros serrés dans la boîte à gants par rapport aux
dizaines de milliers que j’ai détournés ? L’enfer du jeu n’est pas une légende. J’en étais
prisonnier. Une véritable prison m’attend. Avec le déshonneur. Un déshonneur qui
éclaboussera tous ceux qui me sont chers, je le réalise trop tard. Pourtant, c’est pour eux
que je désirais gagner beaucoup d’argent. En avaient-ils besoin ? Sûrement pas dans ces
conditions.
J’ouvre la porte du réfrigérateur. Je décapsule une bouteille. Ma dernière bière
d’homme libre, je présume.
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