Dr Jerry et Mr Love

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Dr Jerry et Mr Love
Doctor Jerry and Mister Love de Jerry Lewis Tom Cuisinier -­‐ Rosset Hypokhâgne Lycée Léon Blum Alambics, éprouvettes, fioles bigarrées constituent les premiers plans du film sur
lequel défile le générique qui lui-même accorde la même importance, ou du moins la même
taille de police de caractère, aux noms des acteurs du film qu’au mot « Technicolor ». Ainsi, à
peine passée la première minute du film on sait sur quoi porter son regard et surtout son
attention : les couleurs du film sont d’un kitch splendide et il est fort probable qu’au sortir de
la séance les principaux souvenirs visuels qui resteront dans la mémoire du spectateur soient
un amalgame de verts flubber, de rouge pétants et de bleus sulfate de cuivre.
De fait, la transformation de Dr. Jerry en Mr. Love est elle-même au moins aussi
« haute en couleur » que les deux personnages eux-mêmes : le visage de Lewis adopte des
couleurs improbables, faisant presque de son visage celui d’un clown – ce qui lui va
particulièrement bien, étant donné le ton du film – au cœur d’un laboratoire où les outils de
chimistes évoquent plus des fioles de peinture qu’autre chose. Evidemment, Lewis ne s’est
pas contenté de se peinturlurer le visage : c’est tout le film qui est barbouillé de couleurs
vives : le seul endroit important – à part la fac - où se déroule l’action s’appelle quand même
The Purple Pitt, un endroit dont le monochromatisme lissé révèle bien une intention « d’en
mettre plein la vue » selon l’expression consacrée, en plus du fait que le choix du violet créé
une atmosphère envoûtante et presque sensuelle très bien adaptée à cet endroit où Mr. Love
chante si bien le swing. Allons même au-delà, dans ce film, la couleur fait sens au point
qu’elle permet des jeux d’associations, de dissociations ou d’oppositions entre les
personnages : outre l’opposition simple du Dr.Jerry, aux couleurs fadasses marron-blanc, et de
son pendant séducteur aux couleurs improbables, les trois lascars qui sont attablés avec Stella
Purdy lors de sa rencontre avec Love sont tous habillés d’un même vêtement bleu uniforme
qui souligne bien leur interchangeabilité, là où le costume du séducteur machiste a le chic de
rehausser son bleu d’une chemise orangée pour un effet d’ensemble des plus réussi, comme
nous le fait comprendre le fameux travelling en caméra subjective de la sortie de Love du
magasin de vêtements.
Précisément, ce qui est si agréable et drôle dans le film de Lewis c’est le fait que le
comique ne passe pas que par les mots, que ça n’est pas qu’une succession de sketchs qui
auraient pu être joués sur scène : il y a bien dans ce film, un comique qui passe par le
montage, le travelling, le hors-champ, c’est-à-dire un comique proprement
cinématographique. Le montage du film a cette capacité à présenter en juxtaposition deux
éléments dont le brusque décalage cause irrémédiablement le rire, à l’instar de ce raccord qui
fait succéder à une conversation où Stella Purdy affirme à ses camarades de la Purple Pitt
qu’à l’heure qu’il est le Dr. Jerry doit être en plein rendez-vous galant avec une mystérieuse
brune, un plan de ce professeur de chimie caché derrière une haie au milieu d’un jardin et de
la nuit qui tente désespérément de voir quelque chose de l’autre coté en sautant sur place (la
caméra étant bien entendu placée de telle manière que l’on ne voie la tête du Docteur que
quand par instant elle surgit de la haie)… L’association d’idées se fait tout de suite, et même
si le Docteur n’est pas dans ce jardin pour un rendez-vous galant, le décalage entre ce qui est
dit, ce qu’on attend de voir et ce que l’on voit est burlesque. Plus tard dans le film, lors de la
dernière absorption de la solution par le Docteur, un son violent et des plus inquiétants
assourdit le spectateur avant de se désacousmatiser grâce à un raccord sur un trombone, qui
est en fait l’origine du bruit : tout le film est ainsi construit sur une dynamique du décalage
entre les images et les sons, entre ce qu’imaginent les personnages et ce qui est, entre
l’apparence qu’ils se donnent et ce qui est, et c’est bien grâce à cela que le film est drôle
puisque ces décalages ont toujours causé le rire, depuis l’invention du quiproquo.