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Flux n° 46 Octobre - Décembre 2001 PORTRAIT D’ENTREPRISE rement à ce qui s’est passé sur le segment du transport, cette évolution n’est pas initiée par les autorités fédérales. Les États, responsables de l’aval (distribution, vente), ont l’opportunité de Enron déréguler s’ils le souhaitent le segment de la commercialisation. À l’heure actuelle, environ une trentaine d’états ont choisi cette option ou envisagent de le faire (2). Christophe Defeuilley Les USA disposent d’un réseau de transport et de distribution de gaz naturel très étendu (278 000 miles (3) répartis dans 48 états). On recense plus de 165 compagnies de transport et pas Enron est un groupe d’origine texane, spécialisé dans le transport du gaz. À partir de 1985, profitant des opportunités ouvertes par la libéralisation, le groupe se développe dans d’autres segments d’activité. Il se définit luimême comme un groupe visionnaire, explorant avant les autres de nouveaux métiers, comme le trading online, multipliant les acquisitions et les implantations à l’étranger. Cette stratégie ambitieuse est unanimement saluée : Enron devient un modèle pour le reste du secteur. Puis, les problèmes s’accumulant, la fragilité du groupe apparaît au grand jour. En l’espace de six semaines, après une tentative avortée de fusion avec un concurrent, Enron est contraint de se déclarer en faillite. Cet article analyse l’évolution du groupe à partir des divers documents publics (presse, rapports d’activité et présentations financières d’Enron, rapports des analystes financiers) qui sont utilisés pour suivre et mesurer les performances des entreprises cotées. moins de 1 300 distributeurs. L’essentiel de ces firmes appartient au secteur privé. Le transport et la vente du gaz naturel sont des activités en croissance rapide. La consommation augmente régulièrement, notamment sous l’effet de l’utilisation de plus en plus massive du gaz comme source de production d’électricité. Selon les projections du Department of Energy (DoE), la consommation de gaz naturel, qui En 1985, le gaz naturel américain sont dissociés du prix d’achat propre- s’établit s’engage dans un vaste processus de ment dit (1). Il y a donc séparation claire 21 TCF/j (Trillion Cubic Feet), devrait dérégulation. Les États-Unis participent, entre ce qui relève du monopole naturel, atteindre 32 TCF/j en 2015. Les capaci- comme d’autres pays, au mouvement l’activité de transport, qui continue à tés de transport, de stockage et d’im- général de redéfinition des règles de être encadrée par l’autorité fédérale de portation vont devoir être développées fonctionnement du marché. L’agence régulation et ce qui relève d’une activité de manière significative. fédérale de régulation (la FERC, Federal marchande, l’achat et la vente de gaz actuellement autour de Energy Regulatory Commission) autori- entre producteurs, industriels et compa- Le processus de libéralisation se l’accès des tiers aux réseaux sur une gnies de distribution, qui est libéralisée. entraîne des modifications impor- base transparente et non discriminatoi- tantes tant des structures indusLa libéralisation entame une secon- trielles, que des activités des compa- gaz sont fixés de manière décentralisée, de phase en 1992. L’ouverture à la gnies. Lorsque le secteur était enca- par négociation bilatérale ou par concurrence s’étend progressivement dré et les prix fixés par l’administra- confrontation de l’offre et de la deman- aux petits consommateurs (clients rési- tion, les compagnies de transport de sur le marché. Les prix du transport dentiels et commerciaux). Contrai- n’avaient qu’à assurer un service de re. Les prix et les conditions d’achat du 76 Portrait d’entreprise Les clients peuvent négocier direc- Étapes - clés de la régulation du gaz naturel aux USA tement les conditions d’achat du gaz 1938 : Signature du Natural Gas Act. La Federal Power Comission (FPC), qui deviendra la FERC en 1978, régule l’activité des transporteurs de gaz. 1954 : La Cour Suprême confirme les pouvoirs accordés à la FPC et l’autorise à réguler les prix à la production. 1978 : Les prix à la production sont partiellement dérégulés. La FERC remplace la FPC. 1985 : Programme volontaire d’accès libre et non discriminatoire aux réseaux de transport. Début de la séparation entre les fonctions de transport et de vente de gaz. 1989 : Les contrôles de prix sur les producteurs sont éliminés. 1992 : Obligation de proposer des contrats séparés de transport, d’achat, de stockage. Refonte des tarifs de transport. 1995 : Lancement du premier programme pilote d’ouverture à la concurrence pour les clients finaux (customer choice). Une vingtaine d’États ont lancé des expérimentations. 14 millions de clients résidentiels concernés sur un total de 53 millions. auprès des producteurs, puis signer Source : IEA, (1998), Natural gas pricing in competitive markets, International Energy Agency, Paris des contrats pour le transport, le stockage et d’autres services associés. Ils peuvent aussi choisir de faire appel à des commercialisateurs (marketers), intermédiaires spécialisés, qui leur fournissent cet ensemble de services sans avoir à négocier avec chacun des intervenants du secteur. Des marchés de négoce se mettent également en place dans les principaux lieux de consommation et aux intersections des pipelines (les trading hubs). L’activité d’achat pour revente du gaz devient un élément transmission de la ressource des pro- cités de stockage avec les revenus ducteurs vers les distributeurs à un tirés de leur activité. Avec l’ouverture essentiel de l’activité des firmes. tarif déterminé à l’avance, en rémuné- du marché et la libération des prix, les La libéralisation donne le coup d’en- rant leurs investissements dans la compagnies de transport font face à voi à des regroupements, des diversifi- construction de pipelines et de capa- un nouveau contexte. cations et des changements de cap. On Principaux flux de transport de gaz naturel Source : US Department of Energy, 2001 77 Flux n° 46 Octobre - Décembre 2001 était traditionnellement assez éclaté, est Principaux acteurs du trading aux USA en train de se regrouper autour de Électricité Gaz quelques acteurs majeurs (El Paso, Dominion, Duke). C’est aussi la tendan- Enron AEP PG&E Energy Duke Energy Southern Reliant Constellation Aquila Dominion Dynegy Autres Total 13,2 % 9,5 % 6,9 % 6,5 % 5% 4,4 % 4,3 % 4,2 % 3,3 % 3,1 % 39,6 % 100 % Enron Duke Energy Aquila Coral Dynegy Reliant Sempra Energy Conoco Axia El Paso Autres Total 12 % 6% 5% 5% 5% 4% 4% 3% 3% 3% 49 % 100 % Parts de marché sur l’année 2000. Source : Financial Times Energy ce en Europe, où les opérateurs historiques (British Gas, Statoil, Gaz de France, Ruhrgas) développent des stratégies de conquête de nouveaux marchés et tendent à devenir des acteurs de dimension internationale. Enron est un exemple marquant de ces évolutions industrielles. Entreprise implantée à Houston (Texas), dont l’activité de base est le transport du gaz, assiste à des rapprochements entre de pétrole et de gaz (BP, Shell, Enron va profiter de l’ouverture des groupes de l’électricité et du gaz natu- ExxonMobil), à des fusions donnant marchés du gaz, puis de l’électricité, rel, à des développements vers l’aval naissance à des firmes de taille interna- pour se lancer dans une stratégie de des majors de l’exploration-production tionale. Le secteur du gaz aux USA, qui développement originale. Panorama général des majors du gaz naturel Groupes Duke Energy (US) Conoco (US) El Paso (US) Dominion (US) Williams (US) Statoil (Norvège) Gazprom (Russie) GDF (France) Ruhrgas (Allemagne) YPF-Repsol (Es./Arg.) Activités Production - exploration gaz, transport gaz, production et distribution d’électricité, trading Production - exploration pétrole et gaz, transport gaz, trading Production - exploration, transport gaz, trading Production - exploration gaz, transport gaz, production et distribution d’électricité, trading Production - exploration, transport gaz, trading Production - exploration pétrole et gaz, transport gaz, trading Production - exploration, transport, distribution de gaz Production - exploration, transport, distribution de gaz Transport de gaz Production - exploration pétrole et gaz, transport gaz, trading Source : Rapports d’activité, 2001. Chiffres d’affaires 2000 78 Chiffre d’affaires 2000 $ 49,3 milliards $ 38,7 milliards $ 21,9 milliards $ 9,2 milliards $ 10,4 milliards $ 17,5 milliards $ 12,1 milliards $ 10,5 milliards $ 10,1 milliards $ 6,5 milliards Portrait d’entreprise Houston Pipe Line Company Chiffres clés 2000 d’Enron L’origine de la société remonte à 1925. À cette date, Houston Pipe Line Company (HPL) est créée. C’est une émanation de Houston Oil Company, une des nombreuses compagnies Enron, siège social Houston (Texas) Groupe coté au New York Stock Exchange. Actionnariat dispersé Né en 1986 de la fusion entre Houston Natural Gas Company et InterNorth Chiffre d’affaires : $ 100 milliards pétrolières ayant vu le jour avec les premières découvertes importantes de pétrole au Texas au début du siècle. Houston Pipe Line Company est chargée de construire un pipeline de 200 miles pour transporter le gaz naturel des champs pétrolifères de Live Oak et Refugio vers Houston. Ce gazoduc est utilisé dès 1926 par Houston Natural Répartition par activités : Trading : $ 95 milliards Production d’électricité : $ 1.8 milliards Services : $ 1.6 milliard Transport de gaz : $ 0.7 milliard Autres : $ 0.5 milliard Fibres optiques : $ 0.4 milliard Cash Flow : $ 3 milliards Résultat Net : $ 0.9 milliard Effectifs : 18 000 personnes Gas Company, qui a été choisie par la Ville de Houston pour distribuer le gaz naturel dans l’agglomération. À partir des années 1920, l’utilisation du gaz naturel comme source d’énergie primaire se développe. Les États-Unis disposent de réserves importantes, concentrées pour les deux tiers au Texas et en Louisiane. Elles sont utilisées pour alimenter les clients résidentiels dans les grandes agglomérations et les industries grosses consommatrices d’énergie. Petit à petit, des réseaux de pipelines, d’abord locaux, puis inter-états, se mettent en place, permettant de relier les centres de production aux principales zones de consommation du Nord-Est, du Midwest et de Californie. américaines. Line stockage, le troisième par la taille aux Company participe à ce mouvement. La Houston Pipe USA. Ces infrastructures permettent de société accroît son réseau de transport, relier les producteurs locaux et les prin- notamment pour alimenter le port de cipaux distributeurs des agglomérations Houston, et acquiert des installations de du sud et de l’est de l’état, d’alimenter stockage. En 1956, Houston Pipe Line le port de Houston (qui est équipé d’ins- Company est vendue par sa maison tallations de liquéfaction du gaz naturel) mère à Houston Natural Gas Company. et de desservir les gazoducs d’autres Le distributeur rachète le propriétaire états. En 1986, Houston Natural Gas des installations de transport de gaz, Company s’engage dans une opération effectuant ainsi une opération d’intégra- majeure : la firme fusionne avec un autre tion verticale vers l’amont. Dans les transporteur de gaz, InterNorth, actif en années 1960 et 1970, Houston Natural dehors du Texas. De cette fusion naît Gas Company continue de développer Enron. son réseau au Texas et augmente ses capacités de stockage et de produc- Cette opération répond à plusieurs tion, notamment en réalisant des opéra- objectifs. En premier lieu, il s’agit de tions offshore. En 1976, la compagnie prendre pied dans d’autres états pour De nombreuses compagnies locales décide de se retirer de la distribution de compléter le réseau de transport, enco- de production, de transport et/ou de gaz pour la Ville de Houston et de se re largement centré sur le Texas. En distribution se développent ; le secteur concentrer sur son activité de transport. second lieu, la fusion répond au proces- du gaz naturel est en pleine expansion, Elle construit un réseau de pipelines sus de libéralisation du marché du gaz touchant des marchés nouveaux et interne au Texas long de 5 243 miles et aux États-Unis, qui ouvre de nouvelles s’étendant dans de nombreuses villes se dote d’un très important centre de opportunités. À partir du milieu des 79 Flux n° 46 Octobre - Décembre 2001 années 1990, Enron va chercher de même temps trois de ses unités situées centres de trading là où les marchés nouveaux relais de croissance, dans une dans l’Illinois, l’Indiana et le Tennessee nationaux sont suffisamment dérégulés stratégie diversifiée, qui va le conduire à que le groupe venait de mettre en servi- (Grande-Bretagne, Scandinavie). En explorer plusieurs domaines d’activité. ce quelques mois plus tôt (6). Le groupe complément, Enron investit ponctuelle- abandonne l’idée de constituer un ment dans des unités de production Du transport du gaz à l’électricité grand groupe diversifié dans le gaz et d’électricité, notamment en Angleterre, l’électricité. Ses actifs de production mais aussi en Espagne, en Allemagne, sont avant tout utilisés comme des en Turquie et en Pologne. La firme s’est Enron décide de se diversifier dans le débouchés ponctuels pour valoriser au aussi intéressée à deux autres régions secteur de l’électricité, débouché « natu- mieux le gaz transitant par ses réseaux. du monde, l’Amérique Centrale et du rel » du gaz, en pleine expansion depuis Cela ressort plus d’une logique financiè- Sud et l’Inde. Cependant, tous ses les années 1980. Il développe ponctuel- re (acquérir ou développer des actifs de investissements ne sont pas couronnés lement des projets de production indé- production, puis les rentabiliser en de succès. Enron va connaître des diffi- pendante. Puis, en 1997, le groupe signant des contrats d’approvisionne- cultés ou des déconvenues dans deux acquiert un des principaux producteurs ment avantageux ou céder les usines de pays, l’Inde et le Brésil, où la firme avait d’électricité du Nord-Ouest des USA, production au plus offrant) que d’une nourri beaucoup d’espoirs et consenti Portland General Group, pour $ 2.9 mil- stratégie industrielle à long terme. d’importants investissements. liards. Cet achat, qui fait d’Enron un acteur significatif du marché de l’électricité aux USA, ne marque pas le début d’une stratégie de diversification de plus grande ampleur. Le groupe décide de céder Portland General Group deux ans seulement après l’avoir acheté, mettant ainsi un coup d’arrêt brutal à ses ambitions sur le marché électrique. Puis il se ravise et rompt en avril 2001 les négociations entamées avec un acheteur potentiel (Sierra Pacific Group), apparemment à cause des nouvelles perspectives ouvertes par la crise californienne, qui redonne un intérêt majeur à la détention d’actifs de production d’électricité sur la L’autre axe de diversification d’Enron dans l’électricité concerne les services. Le groupe propose des contrats comprenant l’approvisionnement en gaz et électricité, la conception de plans d’investissement et de renouvellement des matériels, l’amélioration du fonctionnement des installations, la gestion des différents flux d’énergie, etc. L’energy outsourcing permet aux sociétés qui le désirent de se concentrer sur leurs activités de base et d’externaliser la gestion de leurs besoins et installations énergétiques. Les risques du grand large côte Ouest (4). Avant d’annoncer en octobre 2001 avoir trouvé un accord de vente avec Northwest Natural Gas (5). Enron est une des entreprises étrangères les plus actives dans le secteur électrique brésilien qui aiguise beaucoup d’appétits depuis 1995, date du lancement d’un processus général de libéralisation. À l’occasion de la vente du capital des compagnies de distribution, Enron reprend Elektro (État de Sao Paulo), une des principales compagnies de distribution brésiliennes, pour $ 1,3 milliard. La firme américaine s’engage aussi dans la construction d’unités de production d’électricité. Elle possède des intérêts dans le transport du gaz (partenaire minoritaire du principal gazoduc brésilien ; investisseur principal et Fort de ses positions et de l’expé- exploitant d’un pipeline secondaire rience acquise lors de la libéralisation du reliant sa centrale de production d’élec- gaz aux USA, Enron décide au milieu tricité de Cuiaba au pipeline Bolivie- Ces allers-retours dans la produc- des années 1990 de s’implanter dans Brésil (7) et dans la distribution (partici- tion d’électricité sont assez réguliers. En certains pays étrangers, qui, à l’instar pations dans plusieurs compagnies) (8). décembre 2000, Enron annonce la des États-Unis, font l’expérience de Ces investissements ne sont pas aussi construction d’une nouvelle centrale au l’ouverture des marchés de l’énergie. En rentables que prévu, la libéralisation gaz en Californie et vend quasiment en Europe, la firme américaine installe des prend du temps, la convergence gaz- 80 Portrait d’entreprise électricité, qui devait assurer à Enron des procédures judiciaires contre son tanniques, conjugué aux effets désas- une position centrale sur la scène brési- ancien client puis stoppe la construction treux de contrats mal négociés, notam- lienne, reste très imparfaite, du fait des de la seconde tranche de l’usine. ment celui de la province de Buenos freins mis par les autorités à une libéra- Parallèlement, le groupe cherche à se Aires, en sont la cause. lisation du secteur du gaz (en particulier désengager du projet, après avoir du transport). À ceci s’ajoute le déficit essayé en vain de vendre ses 65 % Enron décide dans un premier de pluviométrie qui fait craindre une dans Dabhol Power Co. à ses parte- temps de ramener sa participation dans pénurie d’électricité et oblige le gouver- naires, Bechtel et General Electric (11). Azurix à 30 % à l’occasion de l’intro- nement fédéral à prendre des mesures Des négociations sont en cours pour duction en bourse de la société en juin conservatoires à partir de l’été 2001 et trouver une issue à cette situation, qui 1999. Puis le groupe envisage de s’en relègue au second plan la poursuite de reste bloquée. retirer complètement (13). Les mau- l’ouverture du marché du gaz et de la privatisation des compagnies à capitaux publics. Enron décide donc d’entamer vaises nouvelles, qui s’accumulent pen- L’aventure malheureuse dans la gestion de l’eau un processus de désengagement : la dant l’année 2000, rendent ce scénario difficile à réaliser. Les actions Azurix, qui se négociaient à $ 19 en juin 1999 lors Les activités en matière de fournitu- de l’introduction en bourse, chutent à gnies de distribution de gaz en mai re de gaz et d’électricité se complètent moins de $ 4. Difficile, dans ces condi- 2001 (9), gèle ses projets de construc- par une exploration d’un domaine voi- tions, de trouver acheteur… Enron déci- tion de nouvelles centrales et songe à sin, celui de la gestion de l’eau. Enron de donc en janvier 2001 de racheter la se séparer d’Elektro. se dote d’une filiale spécialisée — totalité des actions et de reprendre firme vend ses intérêts dans les compa- Azurix — qui prend position dans le 100 % du capital d’Azurix. Le groupe Le parcours d’Enron en Inde n’est secteur de l’eau en acquérant en propose $ 8.3 par action, soit plus de pas plus facile. La firme se lance au octobre 1998 Wessex Water, une des $ 300 millions, pour prendre le contrôle milieu des années 1990 dans ce qui est dix compagnies régionales d’eau et de la firme (14). En août 2001, Enron considéré comme le plus important d’assainissement britanniques (12). cède les actifs nord américains d’Azurix investissement jamais réalisé par un Azurix obtient aussi quelques contrats à American Water Works, un des princi- groupe étranger en Inde : la construc- en (Argentine, paux groupes américains spécialisés tion d’une unité de production d’électri- Mexique) et se développe aux USA en Amérique Latine dans la gestion de l’eau, dont l’électri- cité alimentée au gaz d’une capacité de rachetant des petites entreprises du cien allemand RWE prend le contrôle en 2 450 Mégawatts, pour un coût total de secteur (Philip Utilities Management en septembre de la même année (15). $ 3 milliards (10). Enron détient 65 % de mai 1999, E. Carver Pumping en Cette cession est probablement le pré- Dabhol Power Co., la société constituée novembre 2000). Cette politique active lude à une vente par appartements de à cette occasion. Après la mise en ser- de rachat et de gain de contrats vise à ce qui reste d’Azurix. vice de la première tranche du projet faire d’Azurix un acteur important du Le trading d’énergie (740 MW de capacité installée), un secteur. Mais la firme tarde à devenir conflit éclate entre Enron et le principal rentable. Si le chiffre d’affaires progres- client du se (de $ 620 millions en 1999 à $ 760 Tirant les leçons des difficultés ren- Maharashtra. Le conflit porte sur les millions en 2000), les pertes se creu- contrées dans l’internationalisation et tarifs de vente de l’électricité, jugés trop sent. À $ 490 millions, elles atteignent dans la diversification dans la gestion de élevés par l’état du Maharashtra, qui plus de la moitié du chiffre d’affaires en l’eau, Enron concentre ses efforts sur le refuse de continuer à payer. Mis devant 2000. Le durcissement de la régulation trading, qui connaît un développement le fait accompli, Enron décide d’entamer appliquée aux compagnies d’eau bri- exponentiel aux USA depuis le milieu de la centrale, l’état 81 Flux n° 46 Octobre - Décembre 2001 des années 1990. C’est l’un des pre- créativité, a réussi à « inventer » un nou- L’orientation prise en faveur du tra- miers groupes américains à com- veau modèle d’activité, à passer en ding modifie le périmètre du groupe et la prendre que la dérégulation du marché quelques années seulement du statut manière dont il gère ses actifs. Les du gaz va s’accompagner d’un déve- un peu poussiéreux d’utility d’intérêt réseaux et unités de production ne loppement massif du trading. Son expé- local à celui de firme internationale semblent plus indispensables pour rience en matière de transport et de capable de tirer partie des opportunités répondre à une demande, alimenter une stockage de gaz au Texas lui donne des offertes par la libéralisation des mar- agglomération ou fournir une prestation. atouts pour pénétrer ce nouveau champ chés (17). Enron ne compte pas s’arrê- Il suffit de s’approvisionner sur le mar- d’activité. Située entre les fournisseurs ter en si bon chemin. Il veut faire le ché. Le groupe garde certains actifs et les clients, la firme bénéficie d’une négoce d’autres produits et matières lorsque cela est nécessaire pour sécuri- bonne connaissance du marché : lieux premières, y compris dans des secteurs ser et alimenter les opérations de négo- de congestion, nature des besoins et où cette activité n’existe pas. Après ce, quand le marché n’est pas suffisam- des capacités d’approvisionnement, l’électricité, les métaux et le charbon, ment fluide ou les prix trop volatiles. Les évolution des prix. La firme construit un Enron se lance dans la pâte à papier, les réseaux et capacités de production (en réseau d’agences couvrant les princi- produits chimiques, les permis d’émis- gaz ou en électricité) sont considérés paux centres de négoce du territoire et sions négociables et les télécommuni- comme des actifs « flexibles », qui peu- se dote d’outils d’information et de cations avec les transmissions « à large vent être vendus au gré de l’évolution communication performants. Fin 1999, bande » (18). Le trading « physique » est du marché. Enron met donc clairement Enron développe un outil qui va lui per- complété par un volet financier : instru- ses actifs « matériels » (les réseaux, les mettre de tripler son activité de négoce ments de couverture, gestion du risque unités de production) au service de et qui va vite constituer la référence en de volatilité des prix, solutions de finan- « l’immatériel » (le trading). Le groupe la matière. Le groupe élabore un systè- cement, etc. fait le pari que la « location » des infra- me de transactions via Internet (EnronOnline), permettant aux acteurs du marché de prendre connaissance Évolution du chiffre d’affaires (1989-2000) des prix et de passer des ordres d’achat et de vente en temps réel. L’utilisation d’Internet n’induit pas d’innovations majeures dans les activités de trading, mais permet d’accroître considérablement la vitesse et le nombre des transactions. EnronOnline permet au groupe de consolider sa place de premier négociant de gaz et d’électricité aux États-Unis (16). Son chiffre d’affaires triple en trois ans. Le groupe devient le 5ème groupe américain en terme de volume d’activité. À partir de 1999, Enron est considéré comme une success story : voilà un groupe qui, à force d’imagination et de 82 Source : Enron (2001), Annual Report 2000, Houston Portrait d’entreprise structures des autres firmes, la contrac- ment de tendance. Son action, qui avait obtenir de nouvelles lignes de crédit, tualisation, le négoce et les services atteint des sommets à près de $ 90 à gagées sur certains de ses actifs (21). proposés aux usagers — toutes activi- l’été 2000, amorce un mouvement bru- Rien n’y fait. Enron est contraint de tés rendues possibles par la libéralisa- tal de baisse. À la mi-octobre 2001, renoncer à son indépendance pour tion — génèrent plus de revenus et Enron dévoile une perte trimestrielle assurer sa survie. mobilisent moins de capitaux que les nette de $ 618 millions, la première activités « classiques » des Utilities. De depuis quatre ans, qui s’explique Le 9 novembre, Dynegy (groupe ce point de vue, Enron va plus loin que notamment par des charges exception- américain spécialisé dans l’électricité, la plupart de ses concurrents améri- nelles de plus de $ 1 milliard (frais de filiale à 26 % de ChevronTexaco) annon- cains et européens, qui, s’ils investis- restructuration dans les activités télé- ce son intention de reprendre Enron en sent les domaines du trading et des ser- coms, pertes dans la gestion de l’eau et actions et en cash pour l’équivalent de vices, hésitent à se séparer de leurs à l’international, notamment). Puis il $ 22,5 milliards (dont $ 15 milliards de infrastructures (réseaux et unités de annonce avoir provisionné $ 1.2 milliard reprise de dette) (22). Dynegy apporte production). pour des pertes sur des transactions immédiatement $ 1,5 milliard de liquidi- hors bilan effectuées par son ancien tés à Enron, gagés sur un de ses princi- directeur financier (19). paux actifs (Northern Natural Gas La chute vient aussi vite que le succès Pipeline). Ce projet de reprise va rapideLes analystes financiers « décou- ment être mis à mal. Fin novembre, Si les observateurs les plus avertis vrent » alors que le groupe utilisait fré- Enron annonce devoir rembourser un avaient signalé durant l’année 2000 cer- quemment des « partenariats » avec emprunt de $ 690 millions d’ici une tains des problèmes rencontrés par des investisseurs (fonds de pension, semaine et $ 9,15 milliards de dettes Enron dans l’eau ou à l’international et assureurs, etc.) pour financer son d’ici fin 2002. L’endettement du groupe n’avaient pas manqué de souligner la expansion, sans que cela apparaisse ne cesse de croître, du fait de la révéla- faiblesse persistante des marges déga- dans son bilan. Ces montages finan- tion d’engagements hors bilan plus gées dans le trading aux USA, person- ciers jettent le doute sur la sincérité des importants que prévus. L’action d’Enron ne n’imaginait que le groupe était à la informations délivrées par Enron et sur continue de baisser. Les agences de sa situation financière réelle. Une notation la relèguent au rang de « junk enquête de la SEC, le gendarme de la bond », rendant les remboursements de merci d’une mise en faillite. Plusieurs éléments vont se conju- bourse américaine, est ouverte. En toutes ses dettes exigibles immédiate- guer à l’été et à l’automne 2001 pour quelques semaines, l’action d’Enron ment. précipiter la chute du groupe. Enron est tombe à des niveaux qu’elle n’avait pas tout d’abord accusé d’avoir sciemment connu depuis 10 ans, la capitalisation Dynegy renonce à fusionner avec manipulé les prix de l’électricité en boursière fond de plus de $ 50 milliards. Enron. Le groupe n’a pas d’autre choix, Californie. Puis il doit reconnaître que le Les agences de notation abaissent for- début décembre, de se placer sous la trading de transmissions à « large tement le rating de la dette à long terme protection du chapitre 11 de la loi sur bande », qui avait justifié la construction du groupe (20). Enron est aux abois. Il les faillites. Un plan de continuation des d’un vaste réseau de fibres optiques, doit très vite trouver des capitaux pour activités doit être établi, des acquéreurs tarde à décoller. Le groupe, qui avait poursuivre son activité. Des ventes potentiels sur tout ou partie des actifs bénéficié de la bulle spéculative entou- d’actifs sont envisagées, le groupe européens et américains du groupe rant les valeurs télécoms et Internet, est cherche à restaurer sa crédibilité auprès commencent à se manifester. touché de plein fouet par le retourne- des marchés en montrant sa capacité à 83 Flux n° 46 Octobre - Décembre 2001 Notes 1) IEA (1998), Natural gas pricing in competitive markets, International Energy Agency, Paris. (2) DoE (2001), Natural gas conveyance and restructuring, Washington. (3) 1 mile équivaut à 1,6 km. (4) « Enron, Sierra Pacific terminate agreement to sell Portland General Electric », Enron Press Release, 26 avril 2001. (5) « Enron to sell Portland Utility for $ 1,9 billion in cash, stock », Wall Street Journal Europe, 10 octobre 2001. (6) « Allegheny to spend $ 1 billion to buy 1 710 MW of Enron operating plants », Global Power Report, 24 novembre 2000. (7) Enron détient également 35 % et exploite le principal gazoduc du continent sud-américain, le Transportadora de Gas del Sur (TGS), long de 6 604 km, qui permet d’acheminer du gaz du Sud de l’Argentine vers Buenos Aires. (8) Enron (2000), Brazil energy 2000, Houston. (9) Gazeta Mercantil, 2 mai 2001. (10) « Dhabol completion is a signal of change », Financial Times, 23 août 1999. (11) « Efforts by Enron and Indian State to revive Dabhol result in logjam », Wall Street Journal Europe, 5 juillet 2001. Selon certaines informations, le groupe indien Tata pourrait être acheteur (Financial Times, 15 octobre 2001). Par ailleurs, Enron a vendu le reste de ses actifs en Inde (participations minoritaires dans des actifs de production de pétrole et de gaz) à British Gas en octobre 2001. (12) 1 million d’habitants desservis en eau potable, 2,5 millions en assainissement. (13) « Enron pourrait jeter l’éponge sur sa diversification dans l’eau », Les Échos, 29 août 2000. (14) « Enron offer to purchase Azurix shares for $ 8 375 per share accepted by Azurix Corp. board of directors », Enron Press Release, 15 decembre 2000. (15) « American Water Works to Acquire Azurix North America », Azurix Press Release, 6 août 2001. (16) Finon D., Serrato G., (2000), « La diversité des stratégies des entreprises électriques américaines face à la libéralisation du marché électrique », Revue de l’Énergie, n° 513. (17) Voilà comment le groupe se présente. « It’s difficult, too, to talk about Enron without using the word “ innovative ”. Most of the things we do have never been done before. We believe in the economic benefits of open, compe- titive wholesale markets, and we play a leading role in creating them. We initiated the wholesale natural gas and electricity markets in the United States, and we are helping to build similar markets in Europe and elsewhere ». Site Internet: www.enron.com (18) Capabes de transporter des données vidéo et multimédia dans des réseaux de fibres optiques. Enron s’est lancé dans le déploiement de réseaux couvrant les principales villes américaines. Le groupe n’a pas pour objectif de devenir un acteur du monde des télécommunications : la firme entend louer l’infrastructure aux clients qui souhaitent utiliser des capacités de transmission haut - débit, acheminer des informations ou bénéficier de services de gestion de données et d’archivage. (19) « Enron’s explanations fail to quell critics’ concerns », Financial Times, 26 octobre 2001. (20) « Enron flickers », Financial Times, 29 octobre 2001. (21) « Enron tries to see bright side of $ 1bn levy », Financial Times, 17 octobre 2001. (22) « Dynegy and Enron announce merger agreement », Enron Press Release, 9 novembre 2001. Portraits d’entreprises Cheung Kong, Flux n° 36/37, avril-septembre 1999, pp. 61-66 Bechtel, Flux n° 38, octobre-décembre 1999, pp. 72-78 RWE AG, Flux n° 39/40, janvier-juin 2000, pp. 94-103 Les entreprises anglaises de l’eau : Thames Water et Kelda Group, Flux n° 41, juillet-septembre 2000, pp. 71-84 Le secteur des déchets aux États-Unis, Flux n° 43, janvier-mars 2001, pp. 73-84 Fiat, Flux n° 44/45, avril-septembre 2001, pp. 99-107 84