Enron

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Enron
Flux n° 46 Octobre - Décembre 2001
PORTRAIT D’ENTREPRISE
rement à ce qui s’est passé sur le segment du transport, cette évolution n’est
pas initiée par les autorités fédérales.
Les États, responsables de l’aval (distribution, vente), ont l’opportunité de
Enron
déréguler s’ils le souhaitent le segment
de la commercialisation. À l’heure
actuelle, environ une trentaine d’états
ont choisi cette option ou envisagent de
le faire (2).
Christophe Defeuilley
Les USA disposent d’un réseau de
transport et de distribution de gaz naturel très étendu (278 000 miles (3) répartis dans 48 états). On recense plus de
165 compagnies de transport et pas
Enron est un groupe d’origine texane, spécialisé dans le transport du gaz. À
partir de 1985, profitant des opportunités ouvertes par la libéralisation, le
groupe se développe dans d’autres segments d’activité. Il se définit luimême comme un groupe visionnaire, explorant avant les autres de nouveaux
métiers, comme le trading online, multipliant les acquisitions et les implantations à l’étranger. Cette stratégie ambitieuse est unanimement saluée : Enron
devient un modèle pour le reste du secteur. Puis, les problèmes s’accumulant, la fragilité du groupe apparaît au grand jour. En l’espace de six
semaines, après une tentative avortée de fusion avec un concurrent, Enron
est contraint de se déclarer en faillite. Cet article analyse l’évolution du groupe à partir des divers documents publics (presse, rapports d’activité et présentations financières d’Enron, rapports des analystes financiers) qui sont
utilisés pour suivre et mesurer les performances des entreprises cotées.
moins de 1 300 distributeurs. L’essentiel
de ces firmes appartient au secteur
privé. Le transport et la vente du gaz
naturel sont des activités en croissance
rapide. La consommation augmente
régulièrement, notamment sous l’effet
de l’utilisation de plus en plus massive
du gaz comme source de production
d’électricité. Selon les projections du
Department
of
Energy
(DoE),
la
consommation de gaz naturel, qui
En 1985, le gaz naturel américain
sont dissociés du prix d’achat propre-
s’établit
s’engage dans un vaste processus de
ment dit (1). Il y a donc séparation claire
21 TCF/j (Trillion Cubic Feet), devrait
dérégulation. Les États-Unis participent,
entre ce qui relève du monopole naturel,
atteindre 32 TCF/j en 2015. Les capaci-
comme d’autres pays, au mouvement
l’activité de transport, qui continue à
tés de transport, de stockage et d’im-
général de redéfinition des règles de
être encadrée par l’autorité fédérale de
portation vont devoir être développées
fonctionnement du marché. L’agence
régulation et ce qui relève d’une activité
de manière significative.
fédérale de régulation (la FERC, Federal
marchande, l’achat et la vente de gaz
actuellement
autour
de
Energy Regulatory Commission) autori-
entre producteurs, industriels et compa-
Le processus de libéralisation
se l’accès des tiers aux réseaux sur une
gnies de distribution, qui est libéralisée.
entraîne des modifications impor-
base transparente et non discriminatoi-
tantes tant des structures indusLa libéralisation entame une secon-
trielles, que des activités des compa-
gaz sont fixés de manière décentralisée,
de phase en 1992. L’ouverture à la
gnies. Lorsque le secteur était enca-
par négociation bilatérale ou par
concurrence s’étend progressivement
dré et les prix fixés par l’administra-
confrontation de l’offre et de la deman-
aux petits consommateurs (clients rési-
tion, les compagnies de transport
de sur le marché. Les prix du transport
dentiels et commerciaux). Contrai-
n’avaient qu’à assurer un service de
re. Les prix et les conditions d’achat du
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Portrait d’entreprise
Les clients peuvent négocier direc-
Étapes - clés de la régulation du gaz naturel aux USA
tement les conditions d’achat du gaz
1938 : Signature du Natural Gas Act. La Federal Power Comission (FPC), qui
deviendra la FERC en 1978, régule l’activité des transporteurs de gaz.
1954 : La Cour Suprême confirme les pouvoirs accordés à la FPC et l’autorise à réguler les prix à la production.
1978 : Les prix à la production sont partiellement dérégulés. La FERC remplace la FPC.
1985 : Programme volontaire d’accès libre et non discriminatoire aux réseaux
de transport. Début de la séparation entre les fonctions de transport et de
vente de gaz.
1989 : Les contrôles de prix sur les producteurs sont éliminés.
1992 : Obligation de proposer des contrats séparés de transport, d’achat, de
stockage. Refonte des tarifs de transport.
1995 : Lancement du premier programme pilote d’ouverture à la concurrence
pour les clients finaux (customer choice). Une vingtaine d’États ont lancé
des expérimentations. 14 millions de clients résidentiels concernés sur un
total de 53 millions.
auprès des producteurs, puis signer
Source : IEA, (1998), Natural gas pricing in competitive markets, International Energy Agency, Paris
des contrats pour le transport, le stockage et d’autres services associés. Ils
peuvent aussi choisir de faire appel à
des commercialisateurs (marketers),
intermédiaires spécialisés, qui leur fournissent cet ensemble de services sans
avoir à négocier avec chacun des intervenants du secteur. Des marchés de
négoce se mettent également en place
dans les principaux lieux de consommation et aux intersections des pipelines
(les trading hubs). L’activité d’achat
pour revente du gaz devient un élément
transmission de la ressource des pro-
cités de stockage avec les revenus
ducteurs vers les distributeurs à un
tirés de leur activité. Avec l’ouverture
essentiel de l’activité des firmes.
tarif déterminé à l’avance, en rémuné-
du marché et la libération des prix, les
La libéralisation donne le coup d’en-
rant leurs investissements dans la
compagnies de transport font face à
voi à des regroupements, des diversifi-
construction de pipelines et de capa-
un nouveau contexte.
cations et des changements de cap. On
Principaux flux de transport de gaz naturel
Source : US Department of Energy, 2001
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Flux n° 46 Octobre - Décembre 2001
était traditionnellement assez éclaté, est
Principaux acteurs du trading aux USA
en train de se regrouper autour de
Électricité
Gaz
quelques acteurs majeurs (El Paso,
Dominion, Duke). C’est aussi la tendan-
Enron
AEP
PG&E Energy
Duke Energy
Southern
Reliant
Constellation
Aquila
Dominion
Dynegy
Autres
Total
13,2 %
9,5 %
6,9 %
6,5 %
5%
4,4 %
4,3 %
4,2 %
3,3 %
3,1 %
39,6 %
100 %
Enron
Duke Energy
Aquila
Coral
Dynegy
Reliant
Sempra Energy
Conoco
Axia
El Paso
Autres
Total
12 %
6%
5%
5%
5%
4%
4%
3%
3%
3%
49 %
100 %
Parts de marché sur l’année 2000. Source : Financial Times Energy
ce en Europe, où les opérateurs historiques (British Gas, Statoil, Gaz de
France, Ruhrgas) développent des stratégies de conquête de nouveaux marchés et tendent à devenir des acteurs
de dimension internationale.
Enron est un exemple marquant de
ces évolutions industrielles. Entreprise
implantée à Houston (Texas), dont l’activité de base est le transport du gaz,
assiste à des rapprochements entre
de pétrole et de gaz (BP, Shell,
Enron va profiter de l’ouverture des
groupes de l’électricité et du gaz natu-
ExxonMobil), à des fusions donnant
marchés du gaz, puis de l’électricité,
rel, à des développements vers l’aval
naissance à des firmes de taille interna-
pour se lancer dans une stratégie de
des majors de l’exploration-production
tionale. Le secteur du gaz aux USA, qui
développement originale.
Panorama général des majors du gaz naturel
Groupes
Duke Energy (US)
Conoco (US)
El Paso (US)
Dominion (US)
Williams (US)
Statoil (Norvège)
Gazprom (Russie)
GDF (France)
Ruhrgas (Allemagne)
YPF-Repsol (Es./Arg.)
Activités
Production - exploration gaz, transport gaz,
production et distribution d’électricité, trading
Production - exploration pétrole et gaz,
transport gaz, trading
Production - exploration, transport gaz,
trading
Production - exploration gaz, transport gaz,
production et distribution d’électricité, trading
Production - exploration, transport gaz,
trading
Production - exploration pétrole et gaz,
transport gaz, trading
Production - exploration, transport,
distribution de gaz
Production - exploration, transport,
distribution de gaz
Transport de gaz
Production - exploration pétrole et gaz,
transport gaz, trading
Source : Rapports d’activité, 2001. Chiffres d’affaires 2000
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Chiffre d’affaires 2000
$ 49,3 milliards
$ 38,7 milliards
$ 21,9 milliards
$ 9,2 milliards
$ 10,4 milliards
$ 17,5 milliards
$ 12,1 milliards
$ 10,5 milliards
$ 10,1 milliards
$ 6,5 milliards
Portrait d’entreprise
Houston Pipe Line Company
Chiffres clés 2000 d’Enron
L’origine de la société remonte à
1925. À cette date, Houston Pipe Line
Company (HPL) est créée. C’est une
émanation de Houston Oil Company,
une des nombreuses compagnies
Enron, siège social Houston (Texas)
Groupe coté au New York Stock Exchange. Actionnariat dispersé
Né en 1986 de la fusion entre Houston Natural Gas Company et InterNorth
Chiffre d’affaires : $ 100 milliards
pétrolières ayant vu le jour avec les premières découvertes importantes de
pétrole au Texas au début du siècle.
Houston Pipe Line Company est chargée de construire un pipeline de 200
miles pour transporter le gaz naturel des
champs pétrolifères de Live Oak et
Refugio vers Houston. Ce gazoduc est
utilisé dès 1926 par Houston Natural
Répartition par activités :
Trading : $ 95 milliards
Production d’électricité : $ 1.8 milliards
Services : $ 1.6 milliard
Transport de gaz : $ 0.7 milliard
Autres : $ 0.5 milliard
Fibres optiques : $ 0.4 milliard
Cash Flow : $ 3 milliards
Résultat Net : $ 0.9 milliard
Effectifs : 18 000 personnes
Gas Company, qui a été choisie par la
Ville de Houston pour distribuer le gaz
naturel dans l’agglomération. À partir
des années 1920, l’utilisation du gaz
naturel comme source d’énergie primaire se développe. Les États-Unis disposent de réserves importantes, concentrées pour les deux tiers au Texas et en
Louisiane. Elles sont utilisées pour alimenter les clients résidentiels dans les
grandes agglomérations et les industries grosses consommatrices d’énergie. Petit à petit, des réseaux de pipelines, d’abord locaux, puis inter-états,
se mettent en place, permettant de
relier les centres de production aux principales zones de consommation du
Nord-Est, du Midwest et de Californie.
américaines.
Line
stockage, le troisième par la taille aux
Company participe à ce mouvement. La
Houston
Pipe
USA. Ces infrastructures permettent de
société accroît son réseau de transport,
relier les producteurs locaux et les prin-
notamment pour alimenter le port de
cipaux distributeurs des agglomérations
Houston, et acquiert des installations de
du sud et de l’est de l’état, d’alimenter
stockage. En 1956, Houston Pipe Line
le port de Houston (qui est équipé d’ins-
Company est vendue par sa maison
tallations de liquéfaction du gaz naturel)
mère à Houston Natural Gas Company.
et de desservir les gazoducs d’autres
Le distributeur rachète le propriétaire
états. En 1986, Houston Natural Gas
des installations de transport de gaz,
Company s’engage dans une opération
effectuant ainsi une opération d’intégra-
majeure : la firme fusionne avec un autre
tion verticale vers l’amont. Dans les
transporteur de gaz, InterNorth, actif en
années 1960 et 1970, Houston Natural
dehors du Texas. De cette fusion naît
Gas Company continue de développer
Enron.
son réseau au Texas et augmente ses
capacités de stockage et de produc-
Cette opération répond à plusieurs
tion, notamment en réalisant des opéra-
objectifs. En premier lieu, il s’agit de
tions offshore. En 1976, la compagnie
prendre pied dans d’autres états pour
De nombreuses compagnies locales
décide de se retirer de la distribution de
compléter le réseau de transport, enco-
de production, de transport et/ou de
gaz pour la Ville de Houston et de se
re largement centré sur le Texas. En
distribution se développent ; le secteur
concentrer sur son activité de transport.
second lieu, la fusion répond au proces-
du gaz naturel est en pleine expansion,
Elle construit un réseau de pipelines
sus de libéralisation du marché du gaz
touchant des marchés nouveaux et
interne au Texas long de 5 243 miles et
aux États-Unis, qui ouvre de nouvelles
s’étendant dans de nombreuses villes
se dote d’un très important centre de
opportunités. À partir du milieu des
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Flux n° 46 Octobre - Décembre 2001
années 1990, Enron va chercher de
même temps trois de ses unités situées
centres de trading là où les marchés
nouveaux relais de croissance, dans une
dans l’Illinois, l’Indiana et le Tennessee
nationaux sont suffisamment dérégulés
stratégie diversifiée, qui va le conduire à
que le groupe venait de mettre en servi-
(Grande-Bretagne, Scandinavie). En
explorer plusieurs domaines d’activité.
ce quelques mois plus tôt (6). Le groupe
complément, Enron investit ponctuelle-
abandonne l’idée de constituer un
ment dans des unités de production
Du transport du gaz à
l’électricité
grand groupe diversifié dans le gaz et
d’électricité, notamment en Angleterre,
l’électricité. Ses actifs de production
mais aussi en Espagne, en Allemagne,
sont avant tout utilisés comme des
en Turquie et en Pologne. La firme s’est
Enron décide de se diversifier dans le
débouchés ponctuels pour valoriser au
aussi intéressée à deux autres régions
secteur de l’électricité, débouché « natu-
mieux le gaz transitant par ses réseaux.
du monde, l’Amérique Centrale et du
rel » du gaz, en pleine expansion depuis
Cela ressort plus d’une logique financiè-
Sud et l’Inde. Cependant, tous ses
les années 1980. Il développe ponctuel-
re (acquérir ou développer des actifs de
investissements ne sont pas couronnés
lement des projets de production indé-
production, puis les rentabiliser en
de succès. Enron va connaître des diffi-
pendante. Puis, en 1997, le groupe
signant des contrats d’approvisionne-
cultés ou des déconvenues dans deux
acquiert un des principaux producteurs
ment avantageux ou céder les usines de
pays, l’Inde et le Brésil, où la firme avait
d’électricité du Nord-Ouest des USA,
production au plus offrant) que d’une
nourri beaucoup d’espoirs et consenti
Portland General Group, pour $ 2.9 mil-
stratégie industrielle à long terme.
d’importants investissements.
liards. Cet achat, qui fait d’Enron un
acteur significatif du marché de l’électricité aux USA, ne marque pas le début
d’une stratégie de diversification de plus
grande ampleur. Le groupe décide de
céder Portland General Group deux ans
seulement après l’avoir acheté, mettant
ainsi un coup d’arrêt brutal à ses ambitions sur le marché électrique. Puis il se
ravise et rompt en avril 2001 les négociations entamées avec un acheteur potentiel (Sierra Pacific Group), apparemment
à cause des nouvelles perspectives
ouvertes par la crise californienne, qui
redonne un intérêt majeur à la détention
d’actifs de production d’électricité sur la
L’autre
axe
de
diversification
d’Enron dans l’électricité concerne les
services. Le groupe propose des
contrats comprenant l’approvisionnement en gaz et électricité, la conception
de plans d’investissement et de renouvellement des matériels, l’amélioration
du fonctionnement des installations, la
gestion des différents flux d’énergie,
etc. L’energy outsourcing permet aux
sociétés qui le désirent de se concentrer
sur leurs activités de base et d’externaliser la gestion de leurs besoins et installations énergétiques.
Les risques du grand large
côte Ouest (4). Avant d’annoncer en
octobre 2001 avoir trouvé un accord de
vente avec Northwest Natural Gas (5).
Enron est une des entreprises étrangères les plus actives dans le secteur
électrique brésilien qui aiguise beaucoup d’appétits depuis 1995, date du
lancement d’un processus général de
libéralisation. À l’occasion de la vente
du capital des compagnies de distribution, Enron reprend Elektro (État de Sao
Paulo), une des principales compagnies
de distribution brésiliennes, pour $ 1,3
milliard. La firme américaine s’engage
aussi dans la construction d’unités de
production d’électricité. Elle possède
des intérêts dans le transport du gaz
(partenaire minoritaire du principal gazoduc brésilien ; investisseur principal et
Fort de ses positions et de l’expé-
exploitant d’un pipeline secondaire
rience acquise lors de la libéralisation du
reliant sa centrale de production d’élec-
gaz aux USA, Enron décide au milieu
tricité de Cuiaba au pipeline Bolivie-
Ces allers-retours dans la produc-
des années 1990 de s’implanter dans
Brésil (7) et dans la distribution (partici-
tion d’électricité sont assez réguliers. En
certains pays étrangers, qui, à l’instar
pations dans plusieurs compagnies) (8).
décembre 2000, Enron annonce la
des États-Unis, font l’expérience de
Ces investissements ne sont pas aussi
construction d’une nouvelle centrale au
l’ouverture des marchés de l’énergie. En
rentables que prévu, la libéralisation
gaz en Californie et vend quasiment en
Europe, la firme américaine installe des
prend du temps, la convergence gaz-
80
Portrait d’entreprise
électricité, qui devait assurer à Enron
des procédures judiciaires contre son
tanniques, conjugué aux effets désas-
une position centrale sur la scène brési-
ancien client puis stoppe la construction
treux de contrats mal négociés, notam-
lienne, reste très imparfaite, du fait des
de la seconde tranche de l’usine.
ment celui de la province de Buenos
freins mis par les autorités à une libéra-
Parallèlement, le groupe cherche à se
Aires, en sont la cause.
lisation du secteur du gaz (en particulier
désengager du projet, après avoir
du transport). À ceci s’ajoute le déficit
essayé en vain de vendre ses 65 %
Enron décide dans un premier
de pluviométrie qui fait craindre une
dans Dabhol Power Co. à ses parte-
temps de ramener sa participation dans
pénurie d’électricité et oblige le gouver-
naires, Bechtel et General Electric (11).
Azurix à 30 % à l’occasion de l’intro-
nement fédéral à prendre des mesures
Des négociations sont en cours pour
duction en bourse de la société en juin
conservatoires à partir de l’été 2001 et
trouver une issue à cette situation, qui
1999. Puis le groupe envisage de s’en
relègue au second plan la poursuite de
reste bloquée.
retirer complètement (13). Les mau-
l’ouverture du marché du gaz et de la
privatisation des compagnies à capitaux
publics. Enron décide donc d’entamer
vaises nouvelles, qui s’accumulent pen-
L’aventure malheureuse dans la
gestion de l’eau
un processus de désengagement : la
dant l’année 2000, rendent ce scénario
difficile à réaliser. Les actions Azurix, qui
se négociaient à $ 19 en juin 1999 lors
Les activités en matière de fournitu-
de l’introduction en bourse, chutent à
gnies de distribution de gaz en mai
re de gaz et d’électricité se complètent
moins de $ 4. Difficile, dans ces condi-
2001 (9), gèle ses projets de construc-
par une exploration d’un domaine voi-
tions, de trouver acheteur… Enron déci-
tion de nouvelles centrales et songe à
sin, celui de la gestion de l’eau. Enron
de donc en janvier 2001 de racheter la
se séparer d’Elektro.
se dote d’une filiale spécialisée —
totalité des actions et de reprendre
firme vend ses intérêts dans les compa-
Azurix — qui prend position dans le
100 % du capital d’Azurix. Le groupe
Le parcours d’Enron en Inde n’est
secteur de l’eau en acquérant en
propose $ 8.3 par action, soit plus de
pas plus facile. La firme se lance au
octobre 1998 Wessex Water, une des
$ 300 millions, pour prendre le contrôle
milieu des années 1990 dans ce qui est
dix compagnies régionales d’eau et
de la firme (14). En août 2001, Enron
considéré comme le plus important
d’assainissement
britanniques (12).
cède les actifs nord américains d’Azurix
investissement jamais réalisé par un
Azurix obtient aussi quelques contrats
à American Water Works, un des princi-
groupe étranger en Inde : la construc-
en
(Argentine,
paux groupes américains spécialisés
tion d’une unité de production d’électri-
Mexique) et se développe aux USA en
Amérique
Latine
dans la gestion de l’eau, dont l’électri-
cité alimentée au gaz d’une capacité de
rachetant des petites entreprises du
cien allemand RWE prend le contrôle en
2 450 Mégawatts, pour un coût total de
secteur (Philip Utilities Management en
septembre de la même année (15).
$ 3 milliards (10). Enron détient 65 % de
mai 1999, E. Carver Pumping en
Cette cession est probablement le pré-
Dabhol Power Co., la société constituée
novembre 2000). Cette politique active
lude à une vente par appartements de
à cette occasion. Après la mise en ser-
de rachat et de gain de contrats vise à
ce qui reste d’Azurix.
vice de la première tranche du projet
faire d’Azurix un acteur important du
Le trading d’énergie
(740 MW de capacité installée), un
secteur. Mais la firme tarde à devenir
conflit éclate entre Enron et le principal
rentable. Si le chiffre d’affaires progres-
client
du
se (de $ 620 millions en 1999 à $ 760
Tirant les leçons des difficultés ren-
Maharashtra. Le conflit porte sur les
millions en 2000), les pertes se creu-
contrées dans l’internationalisation et
tarifs de vente de l’électricité, jugés trop
sent. À $ 490 millions, elles atteignent
dans la diversification dans la gestion de
élevés par l’état du Maharashtra, qui
plus de la moitié du chiffre d’affaires en
l’eau, Enron concentre ses efforts sur le
refuse de continuer à payer. Mis devant
2000. Le durcissement de la régulation
trading, qui connaît un développement
le fait accompli, Enron décide d’entamer
appliquée aux compagnies d’eau bri-
exponentiel aux USA depuis le milieu
de
la
centrale,
l’état
81
Flux n° 46 Octobre - Décembre 2001
des années 1990. C’est l’un des pre-
créativité, a réussi à « inventer » un nou-
L’orientation prise en faveur du tra-
miers groupes américains à com-
veau modèle d’activité, à passer en
ding modifie le périmètre du groupe et la
prendre que la dérégulation du marché
quelques années seulement du statut
manière dont il gère ses actifs. Les
du gaz va s’accompagner d’un déve-
un peu poussiéreux d’utility d’intérêt
réseaux et unités de production ne
loppement massif du trading. Son expé-
local à celui de firme internationale
semblent plus indispensables pour
rience en matière de transport et de
capable de tirer partie des opportunités
répondre à une demande, alimenter une
stockage de gaz au Texas lui donne des
offertes par la libéralisation des mar-
agglomération ou fournir une prestation.
atouts pour pénétrer ce nouveau champ
chés (17). Enron ne compte pas s’arrê-
Il suffit de s’approvisionner sur le mar-
d’activité. Située entre les fournisseurs
ter en si bon chemin. Il veut faire le
ché. Le groupe garde certains actifs
et les clients, la firme bénéficie d’une
négoce d’autres produits et matières
lorsque cela est nécessaire pour sécuri-
bonne connaissance du marché : lieux
premières, y compris dans des secteurs
ser et alimenter les opérations de négo-
de congestion, nature des besoins et
où cette activité n’existe pas. Après
ce, quand le marché n’est pas suffisam-
des capacités d’approvisionnement,
l’électricité, les métaux et le charbon,
ment fluide ou les prix trop volatiles. Les
évolution des prix. La firme construit un
Enron se lance dans la pâte à papier, les
réseaux et capacités de production (en
réseau d’agences couvrant les princi-
produits chimiques, les permis d’émis-
gaz ou en électricité) sont considérés
paux centres de négoce du territoire et
sions négociables et les télécommuni-
comme des actifs « flexibles », qui peu-
se dote d’outils d’information et de
cations avec les transmissions « à large
vent être vendus au gré de l’évolution
communication performants. Fin 1999,
bande » (18). Le trading « physique » est
du marché. Enron met donc clairement
Enron développe un outil qui va lui per-
complété par un volet financier : instru-
ses actifs « matériels » (les réseaux, les
mettre de tripler son activité de négoce
ments de couverture, gestion du risque
unités de production) au service de
et qui va vite constituer la référence en
de volatilité des prix, solutions de finan-
« l’immatériel » (le trading). Le groupe
la matière. Le groupe élabore un systè-
cement, etc.
fait le pari que la « location » des infra-
me
de
transactions
via
Internet
(EnronOnline), permettant aux acteurs
du marché de prendre connaissance
Évolution du chiffre d’affaires (1989-2000)
des prix et de passer des ordres
d’achat et de vente en temps réel.
L’utilisation d’Internet n’induit pas d’innovations majeures dans les activités de
trading, mais permet d’accroître considérablement la vitesse et le nombre des
transactions. EnronOnline permet au
groupe de consolider sa place de premier négociant de gaz et d’électricité
aux États-Unis (16). Son chiffre d’affaires triple en trois ans. Le groupe
devient le 5ème groupe américain en
terme de volume d’activité.
À partir de 1999, Enron est considéré comme une success story : voilà un
groupe qui, à force d’imagination et de
82
Source : Enron (2001), Annual Report 2000, Houston
Portrait d’entreprise
structures des autres firmes, la contrac-
ment de tendance. Son action, qui avait
obtenir de nouvelles lignes de crédit,
tualisation, le négoce et les services
atteint des sommets à près de $ 90 à
gagées sur certains de ses actifs (21).
proposés aux usagers — toutes activi-
l’été 2000, amorce un mouvement bru-
Rien n’y fait. Enron est contraint de
tés rendues possibles par la libéralisa-
tal de baisse. À la mi-octobre 2001,
renoncer à son indépendance pour
tion — génèrent plus de revenus et
Enron dévoile une perte trimestrielle
assurer sa survie.
mobilisent moins de capitaux que les
nette de $ 618 millions, la première
activités « classiques » des Utilities. De
depuis quatre ans, qui s’explique
Le 9 novembre, Dynegy (groupe
ce point de vue, Enron va plus loin que
notamment par des charges exception-
américain spécialisé dans l’électricité,
la plupart de ses concurrents améri-
nelles de plus de $ 1 milliard (frais de
filiale à 26 % de ChevronTexaco) annon-
cains et européens, qui, s’ils investis-
restructuration dans les activités télé-
ce son intention de reprendre Enron en
sent les domaines du trading et des ser-
coms, pertes dans la gestion de l’eau et
actions et en cash pour l’équivalent de
vices, hésitent à se séparer de leurs
à l’international, notamment). Puis il
$ 22,5 milliards (dont $ 15 milliards de
infrastructures (réseaux et unités de
annonce avoir provisionné $ 1.2 milliard
reprise de dette) (22). Dynegy apporte
production).
pour des pertes sur des transactions
immédiatement $ 1,5 milliard de liquidi-
hors bilan effectuées par son ancien
tés à Enron, gagés sur un de ses princi-
directeur financier (19).
paux actifs (Northern Natural Gas
La chute vient aussi vite que le
succès
Pipeline). Ce projet de reprise va rapideLes analystes financiers « décou-
ment être mis à mal. Fin novembre,
Si les observateurs les plus avertis
vrent » alors que le groupe utilisait fré-
Enron annonce devoir rembourser un
avaient signalé durant l’année 2000 cer-
quemment des « partenariats » avec
emprunt de $ 690 millions d’ici une
tains des problèmes rencontrés par
des investisseurs (fonds de pension,
semaine et $ 9,15 milliards de dettes
Enron dans l’eau ou à l’international et
assureurs, etc.) pour financer son
d’ici fin 2002. L’endettement du groupe
n’avaient pas manqué de souligner la
expansion, sans que cela apparaisse
ne cesse de croître, du fait de la révéla-
faiblesse persistante des marges déga-
dans son bilan. Ces montages finan-
tion d’engagements hors bilan plus
gées dans le trading aux USA, person-
ciers jettent le doute sur la sincérité des
importants que prévus. L’action d’Enron
ne n’imaginait que le groupe était à la
informations délivrées par Enron et sur
continue de baisser. Les agences de
sa situation financière réelle. Une
notation la relèguent au rang de « junk
enquête de la SEC, le gendarme de la
bond », rendant les remboursements de
merci d’une mise en faillite.
Plusieurs éléments vont se conju-
bourse américaine, est ouverte. En
toutes ses dettes exigibles immédiate-
guer à l’été et à l’automne 2001 pour
quelques semaines, l’action d’Enron
ment.
précipiter la chute du groupe. Enron est
tombe à des niveaux qu’elle n’avait pas
tout d’abord accusé d’avoir sciemment
connu depuis 10 ans, la capitalisation
Dynegy renonce à fusionner avec
manipulé les prix de l’électricité en
boursière fond de plus de $ 50 milliards.
Enron. Le groupe n’a pas d’autre choix,
Californie. Puis il doit reconnaître que le
Les agences de notation abaissent for-
début décembre, de se placer sous la
trading de transmissions à « large
tement le rating de la dette à long terme
protection du chapitre 11 de la loi sur
bande », qui avait justifié la construction
du groupe (20). Enron est aux abois. Il
les faillites. Un plan de continuation des
d’un vaste réseau de fibres optiques,
doit très vite trouver des capitaux pour
activités doit être établi, des acquéreurs
tarde à décoller. Le groupe, qui avait
poursuivre son activité. Des ventes
potentiels sur tout ou partie des actifs
bénéficié de la bulle spéculative entou-
d’actifs sont envisagées, le groupe
européens et américains du groupe
rant les valeurs télécoms et Internet, est
cherche à restaurer sa crédibilité auprès
commencent à se manifester.
touché de plein fouet par le retourne-
des marchés en montrant sa capacité à
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Flux n° 46 Octobre - Décembre 2001
Notes
1) IEA (1998), Natural gas pricing in
competitive markets, International
Energy Agency, Paris.
(2) DoE (2001), Natural gas
conveyance
and
restructuring,
Washington.
(3) 1 mile équivaut à 1,6 km.
(4) « Enron, Sierra Pacific terminate
agreement to sell Portland General
Electric », Enron Press Release, 26 avril
2001.
(5) « Enron to sell Portland Utility for
$ 1,9 billion in cash, stock », Wall Street
Journal Europe, 10 octobre 2001.
(6) « Allegheny to spend $ 1 billion to
buy 1 710 MW of Enron operating
plants », Global Power Report, 24
novembre 2000.
(7) Enron détient également 35 % et
exploite le principal gazoduc du continent sud-américain, le Transportadora
de Gas del Sur (TGS), long de 6 604
km, qui permet d’acheminer du gaz du
Sud de l’Argentine vers Buenos Aires.
(8) Enron (2000), Brazil energy 2000,
Houston.
(9) Gazeta Mercantil, 2 mai 2001.
(10) « Dhabol completion is a signal
of change », Financial Times, 23 août
1999.
(11) « Efforts by Enron and Indian
State to revive Dabhol result in logjam »,
Wall Street Journal Europe, 5 juillet
2001. Selon certaines informations, le
groupe indien Tata pourrait être acheteur (Financial Times, 15 octobre 2001).
Par ailleurs, Enron a vendu le reste de
ses actifs en Inde (participations minoritaires dans des actifs de production de
pétrole et de gaz) à British Gas en
octobre 2001.
(12) 1 million d’habitants desservis
en eau potable, 2,5 millions en assainissement.
(13) « Enron pourrait jeter l’éponge
sur sa diversification dans l’eau », Les
Échos, 29 août 2000.
(14) « Enron offer to purchase Azurix
shares for $ 8 375 per share accepted
by Azurix Corp. board of directors »,
Enron Press Release, 15 decembre
2000.
(15) « American Water Works to
Acquire Azurix North America », Azurix
Press Release, 6 août 2001.
(16) Finon D., Serrato G., (2000),
« La diversité des stratégies des entreprises électriques américaines face à la
libéralisation du marché électrique »,
Revue de l’Énergie, n° 513.
(17) Voilà comment le groupe se
présente. « It’s difficult, too, to talk about
Enron without using the word “ innovative ”. Most of the things we do have
never been done before. We believe in
the economic benefits of open, compe-
titive wholesale markets, and we play a
leading role in creating them. We initiated the wholesale natural gas and electricity markets in the United States, and
we are helping to build similar markets
in Europe and elsewhere ». Site Internet:
www.enron.com
(18) Capabes de transporter des
données vidéo et multimédia dans des
réseaux de fibres optiques. Enron s’est
lancé dans le déploiement de réseaux
couvrant les principales villes américaines. Le groupe n’a pas pour objectif
de devenir un acteur du monde des
télécommunications : la firme entend
louer l’infrastructure aux clients qui souhaitent utiliser des capacités de transmission haut - débit, acheminer des
informations ou bénéficier de services
de gestion de données et d’archivage.
(19) « Enron’s explanations fail to
quell critics’ concerns », Financial
Times, 26 octobre 2001.
(20) « Enron flickers », Financial
Times, 29 octobre 2001.
(21) « Enron tries to see bright side
of $ 1bn levy », Financial Times, 17
octobre 2001.
(22) « Dynegy and Enron announce
merger agreement », Enron Press
Release, 9 novembre 2001.
Portraits d’entreprises
Cheung Kong, Flux n° 36/37, avril-septembre 1999, pp. 61-66
Bechtel, Flux n° 38, octobre-décembre 1999, pp. 72-78
RWE AG, Flux n° 39/40, janvier-juin 2000, pp. 94-103
Les entreprises anglaises de l’eau : Thames Water et Kelda Group, Flux n° 41, juillet-septembre 2000, pp. 71-84
Le secteur des déchets aux États-Unis, Flux n° 43, janvier-mars 2001, pp. 73-84
Fiat, Flux n° 44/45, avril-septembre 2001, pp. 99-107
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