ENRON ou le crépuscule de la conscience

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ENRON ou le crépuscule de la conscience
ISSN 0701-3086
Mars 2002
DOCUMENT À PARAÎTRE
ENRON ou le crépuscule de la conscience professionnelle
Gilles Paquet
DOCUMENT DE TRAVAIL
02-09
Le présent document ne doit être ni cité, ni reproduit sans l'autorisation écrite de l’auteur.
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ENRON
ou le crépuscule de la conscience professionnelle
Gilles Paquet
Centre d’études en gouvernance
Université d’Ottawa
Texte remanié et développé d’une chronique
diffusée à l’émission Indicatif Présent
de la première chaîne de la radio de Radio-Canada
le 13 février 2002
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« When honesty and ethics sink down,
centralized authority and coercive regulations rise up»
Samuel C. Florman
Introduction
Au cours des dernièrs mois, ENRON a été le grand sujet de conversation dans le monde
politique et dans le monde de la finance. On a dénoncé les relations incestueuses entre les
élus et les grandes sociétés, entre les sociétés et leurs vérificateurs. Mais le mal est plus
profond. Il ne s’agit pas seulement de corruption, de trafic d’influences entre quelques
malappris mais d’une faille dans notre système de gouvernance causée par un déclin
systémique de la conscience professionnelle.
Au centre de cette affaire se trouve un manque grave des professionnels (comptables,
avocats, directeurs de société, etc.) à accepter le fardeau de leur charge et à honorer leurs
engagements, et l’incapacité des professionnels et des corporations professionnelles à
s’auto-réguler qui s’en est suivie. Ce sont des avocats qui ont imaginé ces montages
financiers par lesquels on a pu dissimuler les dettes d’ENRON dans des comptes séparés;
ce sont des comptables qui ont fermé les yeux sur ces pratiques pour ne pas perdre leurs
contrats de consultance avec les mêmes sociétés; et ce sont les directeurs de la société qui
ont fait preuve d’un manque de diligence coupable en tant que fiduciaires des actifs des
investisseurs.
Profession : fiduciaire
Si on accepte de confier des tâches cruciales aux professionnels et d’en faire nos
fiduciaires, de payer à fort prix leurs services, et de leur donner parfois le monopole sur la
prestation de certains services, c’est qu’ils sont supposés être recrutés et formés avec un
soin spécial et que leur corporation s’est engagée à garantir leur intégrité et à protéger le
public contre la fraude et les charlatans. Traduction libre : parce qu’on croit pouvoir
s’attendre légitimement à ce que le développement moral des professionnels soit plus
élevé que celui des citoyens ordinaires.
Or il semble bien que leur coefficient de développement moral ne soit pas aussi élevé
qu’il devrait et que l’appât du gain soit plus fort que la conscience professionnelle. Les
professionnels sont devenus de simples boutiquiers qui continuent à réclamer les titres de
gloire des professions mais en se comportant comme des vendeurs de tapis.
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Des édifices s’effondrent en Corée parce que les ingénieurs et architectes ont cessé de
jouer leur rôle de gardiens des normes. A Walkerton, les fonctionnaires ont cessé de jouer
leur rôle de gardiens du bien public. Dans l’affaire ENRON, avocats et comptables ont
conspiré pour piller les investisseurs. Curés et frères de tout acabit ont profité de leur
position d’autorité pour abuser des enfants. Comme l’annonçait George Bernard Shaw,
les professions sont devenues des conspirations contre les citoyens
Il s’agit évidemment d’un problème fondamental dans tous les secteurs (privé, public et
sans but lucratif) mais c’est particulièrement important pour les fonctionnaires de l’État
qui font partie de ces professionnels et ont souvent des responsabilités encore plus
lourdes que celles des professionnels dans le privé. On pense en particulier au droit de vie
et de mort qui est attaché aux actions des militaires ou des policiers.
Profession : fonctionnaire
On n’entend plus souvent que rarement cette déclaration pleine de fierté qui donnait son
titre aux mémoires de François Bloch-Lainé – un grand commis de l’État français. C’est
que ces deux mots ont perdu leur sens.
Le fardeau de la charge des fonctionnaires (comme celui des élus, des fondés de pouvoir,
des fiduciaires en général) est peut-être flou, mais il a une valence plus grande que celle
du simple citoyen. Tous deux sont producteurs de gouvernance mais à des niveaux
divers. C’est que des responsabilités plus lourdes sont attachées à ce fardeau plus lourd.
Les citoyens acceptent de donner aux fiduciaires certains pouvoirs discrétionnaires
seulement parce qu’ils sont censés être en mesure de les exercer avec une droiture et une
intégrité au-dessus de la moyenne.
Les mesures du coefficient de développement moral ne sont peut-être pas faciles à
calibrer mais elles existent. L’une de ces échelles est proposée par Lawrence Kohlberg,
qui suggère des stades de développement moral correspondant aux raisons qui inspirent
leurs comportements. La même échelle s’applique évidemment aux professionnels qui
oeuvrent dans le privé ou le secteur sans but lucratif.
Il définit ainsi six niveaux progressifs de développement moral selon que le
comportement adéquat est motivé:
I
II
III
IV
V
VI
par la peur du châtiment
par le fait qu’il sert les besoins de la personne
par le désir d’être bien vu des autres
par le choix d’obéir à la loi et à l’autorité
pour respecter les engagements pris et contrats moraux
par les grands principes de justice et des droits universels
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Les études empiriques utilisant le modèle de Kohlberg ont montré que la plupart des
gestionnaires dans le secteur privé étaient aux niveaux III et IV.
Quand il s’agit de professionnels détenant des charges impliquant des responsabilités visà-vis les collectivités, comme c’est le cas pour les professionnels comme les médecins,
les fonctionnaires, les comptables, les avocats, etc., il est raisonnable de croire qu’on peut
légitimement réclamer qu’ils opèrent au moins au niveau V, c’est-à-dire qu’ils respectent
les engagements pris en raison du fardeau de leur charge et honorent fermement les
contrats moraux attenants.
Or l’accumulation des scandales impliquant les professionnels de tout acabit ont fait des
ravages et contribuer à miner la confiance des citoyens. De nombreux sondages montrent
que les citoyens non seulement ne croient plus à l’intégrité des professionnels, mais
encore sont en train de perdre de plus en plus confiance dans leur moralité.
Or ce manque de conscience professionnelle a un coût social énorme. En effet les
professionnels ont traditionnellement été les maîtres des horloges, ceux sur qui on
pouvait compter pour avoir l’heure juste. Pour les professionnels, manquer au serment
d’office, c’est comme si la Banque du Canada imprimait de la fausse monnaie ou que
Statistiques Canada mettait en circulation des données erronées. Manquer aux
engagements pris par la profession et violer les contrats moraux qui définissent la charge
des professionnels c’est tomber sous la barre de développement moral que les citoyens
sont en droit de réclamer.
Pourquoi ce déclin?
Cela tient d’abord à une trivialisation du serment d’office que les professionnels
brandissent plutôt comme un paravent que comme un engagement ferme vis-à-vis les
citoyens. Que ce soit le serment d’Hippocrate ou l’anneau de fer (le jonc) des ingénieurs
ou la certification par les ordres comptables ou l’accréditation par le Barreau, que tous
ces professionnels prennent évidemment au sérieux u moment où ils sont oints, il
s’installe vite une certaine amnésie par rapport à ces responsabilités des professionnels
envers la collectivité.
Alors que cette amnésie opérait lentement dans le passé, elle semble s’installer
exponentiellement dans le contexte post-moderne où les grands récits ont cessé de fonder
des éthiques fortes et où des concepts comme la confiance ont pris un petit tour suranné
au point de faire sourire.
Ensuite, cette trivialisation a été grandement amplifiée par les ambiguités introduites dans
le rôle des corporations professionnelles quand elles ont métissé leur rôle mêlant
allégrement la défense du bien public avec la défense des intérêts étroits des
professionnels. Selon les professions, ce métissage a eu des effets plus ou moins
délétères, mais les activités d’auto-régulation et de contrôle de la qualité des actes se sont
grandement atténuées.
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Dans le cas de professionnels comme les universitaires, le laxisme a atteint son zénith.
Dans d’autres secteurs comme la médecine, le rôle des syndicats représentant les intérêts
des professionnels s’est de plus en plus séparé de celui du collège assurant l’intégrité de
la profession. Mais, dans tous les cas, il y a eu érosion du contrôle social à cause de la
taille gigantesque de ces organisations et de l’avènement d’une morale des trois singes au
sein des professions : chaque professionnel exerçant vis-à-vis ses collègues un devoir de
réserve maximal qui l’amène à faire profession de n’avoir rien vu, rien entendu, pour
pouvoir ne rien dire.
Enfin, les gouvernements ont cherché refuge dans les offices des professions et autres
corps semi-indépendants pour se laver les mains d’un devoir de vigilance par rapport à
ces groupes auxquels on donne des monopoles sur certaines pratiques. Le résultat a été
ici aussi une tolérance telle que les tribunaux ont dû prendre la relève. Or le droit est un
instrument orthopédique qui est utile pour corriger les déformations et travers graves. Il
n’est pas nécessairement capable de fournir le sextant qui sert à la navigation
quotidienne. De plus, il ne peut opérer qu’avec une grande lenteur et souvent de manière
bien erratique.
Voilà pourquoi les cris d’alarme nous rappellent ces temps-ci qu’il y a érosion de l’éthos,
que la confiance est en déclin, que les ciments sociaux sont en train de céder.
On a assisté au Québec à ce genre de cri d’alarme par Gérard Dion et Louis O’Neill il y a
quelques 45 ans dans leur fameuse lettre sur les mœurs politiques au Québec de 1956. On
commence à l’entendre à nouveau.
Comment peut-on réparer les dégâts?
Disons en raccourci par trois moyens : le serment, la carotte et le baton
D’abord le serment -- l’ancien serment d’office ne suffit plus. Le tissu social s’est
échiffé, la taille des organisations rend difficile le contrôle social d’autrefois, et les
tentations de tricher sont tellement attrayantes qu’il faut maintenant mettre en place de
quoi mieux prévenir ex ante et non simplement guérir ex post.
Cela veut dire une sélection beaucoup plus discriminante à l’entrée des professions et un
travail de formation éthique beaucoup plus substantiel tout au cours des programmes
d’études.
De plus, comme les corporations ont failli à la tâche de contrôler la conscience
professionnelle de leurs membres, il faut mettre en place des mécanismes plus robustes
comme la certification du type ISO 9000 pour l’éthique. Ce genre de certification a fait
des miracles de productivité quand on l’a appliqué aux processus de production, elle peut
aussi avoir un impact dramatique sur le développement moral des entreprises.
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Et puis, il faut roborifier la contribution des corporations professionnelles au
développement moral de leurs membres. Les corporations professionnelles doivent
devenir des agences de veille éthique et émettre, au fil des événements et scandales,
certaines règles fermes. Ainsi les ordres comptables auraient dû depuis longtemps édicter
que les maisons de vérification ne devraient jamais gagner plus de 25% de leurs frais de
vérification d’une firme sous forme de contrats complémentaires pour consultance de
toute sorte auprès de la même entreprise. Voilà qui aurait incité les maisons de
vérification à prendre bien davantage au sérieux ce travail de base au lieu d’être amenées
insidieusement à fermer les yeux sur les bizarreries qu’on leur présentait pour éviter de
mordre la main porteuse de contrats lucratifs.
Mais remoraliser les professions ne saurait suffire. Il faut aussi utiliser la carotte et le
bâton.
La carotte pourrait prendre la forme d’une cote morale des firmes de professionnels. Non
seulement on pourrait mettre au test avec des formules à la ISO 9000 les processus
éthiques des entités où travaillent des professionnels, mais on pourrait aller jusqu’à
mettre en place un mécanisme pour décerner à ces entités une cote d’éthique semblable
à leur cote de crédit : triple A, double A, A, etc.
L’incitation serait ici fort grande pour les entreprises de se faire certifier et coter pour
pouvoir réclamer des honoraires plus élevés pour leurs services. Quant aux entreprises
non certifiées ou cotées CC, elles inviteraient de ce fait même les citoyens à pratiquer un
caveat emptor vigilant.
Mais même la carotte a ses limites. Il faut aussi, malheureusement, utiliser le bâton.
Cela a commencé aux Etats-Unis où les vérificateurs de sociétés privées ont déjà été
traînés devant les tribunaux pour avoir mal informé les actionnaires. On pourrait
dramatiquement renforcer ces pratiques et rendre les professionnels passibles de
poursuites au criminel par les citoyens qu’ils ont mal servis.
Voilà qui va déchaîner les plaideurs et mener probablement à des excès tout au moins
àcourt terme. Mais des pénalités énormes, la radiation de la pratique, etc. devraient via
des causes célèbres rappeler avec force aux professionnels leurs responsabilités vis-à-vis
la collectivité. Si on savait qu’on peut ruiner sa réputation à jamais en violant le code des
bonnes pratiques, mais qu’on peut aussi se ruiner financièrement à cause d’une seule
erreur de jugement importante, on serait infiniment plus diligent.
Les attaques au criminel qu’on peut s’attendre à voir tomber sur les vérificateurs de
ENRON ont déjà fait bien davantage pour les amener à revoir dramatiquement leurs
pratiques que tous les sermons qu’on aurait pu leur faire. Il se peut que ce soit trop tard
pour eux, mais la leçon ne sera pas perdue sur leurs concurrents.
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Conclusion
Entre temps, il faut espérer d’autres ENRON et le plus tôt sera le mieux. En effet, il y a
danger que notre propension au déni et à la dissonance cognitive fasse son travail
d’exorcisation des circonstances particulières d’ENRON et de chasse aux circonstances
atténuantes et exténuantes dans cette affaire. D’autres scandales aideraient à confirmer
qu’ENRON n’est pas le cas exceptionnel qu’on a voulu en faire, à mettre en visibilité
d’autres comportements déviants dans d’autres secteurs, et donc à tirer d’autres lignes
dans le sable, i.e., d’autres définitions encore plus précises de ce qui est complètement
inacceptable.
Heureux ceux par qui ces scandales vont vite nous arriver.
Gilles Paquet est chercheur au Centre d’études en gouvernance à l’Université d’Ottawa et
rédacteur en chef de optimumonline.ca
Bibliographie
J. Barzun, “The Professions Under Siege” Harper’s , October 1978, 61-68.
F. Bloch-Lainé, Profession : fonctionnaire, Paris, Seuil, 1976.
G. Dion et L. O’Neill, Le chrétien et les élections, Montréal, Editions de l’Homme, 1960.
S.C. Florman, “Moral Blueprints” Harper’s, October 1978, 30-33
D.J. Fritzsche, Business Ethics, New York, McGraw Hill, 1997
L. Kolhberg, The Philosophy of Moral Development, New York, Harper & Row, 1981.
G. Paquet, “L’éthique est une sagesse toujours en chantier: réflexions sur l’éthique et la
gouvernance” Centre d’études en gouvernance 2002, 19p.
D.R. Zussman, “Do Citizens Trust their Governments?” Canadian Public Administration,
40, 2, 1997, 234-254.
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