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Editions Hatier 1. De la justice à la justesse dans les actes1 A. Justice et légalité “ Décider qu'un acte est juste ” définit toute la fonction des juges, professionnels de la justice. S'il existe des professionnels de la justice, c'est parce que la société s'organise selon des lois qui ne sont pas connues de tous (même si nul n'est censé ignorer la loi) et que les hommes du droit (qui, eux, les connaissent) sont chargés de faire respecter. Décider qu'un acte est juste revient à se demander si la loi a été appliquée, bref à juger de la légalité de nos actions. La justice englobe tout ce qui est conforme aux lois. Une première remarque s'impose : juger de la conformité aux lois est loin d'être aussi simple que de juger si un sportif a respecté les règles du jeu. Il peut y avoir des lois qui dans certaines situations se contredisent : en 1978, par exemple, Valéry Giscard d'Estaing avait promulgué une loi interdisant le rapprochement des familles immigrées sur le sol français, bafouant ainsi le droit individuel à la vie privée... Récemment on a vu des commerçants français ouvrir en toute légalité un compte en Grande-Bretagne, alors même qu'ils ont l'obligation de déclarer leurs revenus au fisc... Bref, une loi peut souvent être détournée, contournée, contredite, au nom d'une autre. Qu'est-ce que cela signifie ? Même si les lois sont nombreuses, elles ne peuvent en aucun cas couvrir toutes les situations qui se présentent dans la réalité. Le droit du travail, par exemple, n'a pas encore réglementé le télétravail ou les nouveaux problèmes qui se posent avec l'expansion du travail à domicile (inquantifiable, improuvable...). Autrement dit, dans ces cas, pour décider qu'un acte est juste, il ne suffit pas de contrôler la conformité à des lois qui n'existent pas encore ou qui se contredisent. Si la légalité est insuffisante pour juger, il faut faire appel à d'autres critères. Ceux précisément qui permettent d'établir les lois les plus justes possibles. En effet, pour qu'une loi soit dite juste, il faut penser une origine de la justice extérieure à ces lois. Cette origine est souvent considérée comme “ éthique ”. B. Justice et justesse La conformité aux lois apparaît comme la conséquence d'une justice plus haute que les lois sont censées réaliser et à laquelle nos actes doivent se conformer. Comment définir cette justice plus haute ? La question peut trouver une réponse dans ce qui l'a suscitée. En effet, nous venons de poser que l'acte juste est soit conforme aux lois, soit conforme à une forme de justice qui serait à l'origine des lois. Ce que nous ignorons, c'est la nature de cette justice. Mais la notion même de conformité est instructive. Est juste dans tous les cas, l'acte qui s'ajuste à nos règles intérieures ou extérieures. La justice ne définirait-elle pas un rapport d'ajustement, de conformité ? Comme la pièce manquante d'un puzzle dont on a besoin pour comprendre ce que représente le puzzle, l'acte juste est celui sans lequel il y aurait un manque, celui qui s'adapte au mieux à une situation donnée faite d'attentes et de projets. Où l'on retrouve alors l'affinité logique et intime entre ces deux notions de justice et justesse. Si est juste l'acte qui attribue à chacun ce qui lui revient, dit Aristote au livre V de l'Éthique à Nicomaque, la justice revient à évaluer avec justesse ce qu'il faut à chacun en fonction de ses besoins et de ses attentes (notre époque est fortement marquée par ce souci de “ justice sociale ” où il s'agit de rééquilibrer des situations inégalitaires). La justice définit donc la nature de l'acte volontaire qui a la justesse pour finalité, justesse c'est-à-dire équilibre et harmonie. On retrouve ici la conception platonicienne de la justice énoncée au livre IV de la République : ce dont personne n'a à se plaindre ; la justice est l'état d'ajustement parfait entre les êtres et les choses et les êtres entre eux, où chacun exerce au mieux la tâche naturelle qui lui est assignée en vue de l'harmonie totale de la cité. Trouver les mots justes ou chanter juste sont des actes “ justes ” en ce sens qu'ils correspondent exactement à ce qui est attendu et ne sont pas substituables. L'acte juste se fonde ici sur l'idée d'un ordre naturel des choses, ordre naturel qui dicte un ordre politique entre les hommes, ordre naturel qui définit également un ordre esthétique. En effet, concevoir la justice en termes de justesse et d'ajustement revient à dire qu'il y a une évidence de la justice. Un acte juste se voit, s'entend, est ressenti comme tel, sans autre médiation que l'impression d'harmonie, d'adéquation ou de sincérité. C. Difficultés Cette évidence de la justice pose néanmoins problème. Si l'on suit cette optique, on comprend que l'acte juste est transparent pour le jugement et qu'il n'y a pas d'ambiguïté possible dans la détermination d'un acte juste. La justice n'est pas tant l'objet d'une décision que d'une soumission à un ordre préexistant et postulé. S'en remettre à l'immédiateté pour évaluer la justice d'un acte, n'est-ce pas renoncer à tout jugement ? N'est-ce donc pas courir le risque de s'en remettre à nos préjugés ou opinions sur ce qu'est et ce que doit être l'ordre naturel ? Comment en effet justifier les controverses dans les tribunaux sur l'innocence ou la culpabilité des inculpés ? Comment justifier que l'on parle encore de “ décision ” judiciaire ? © Hatier 1 Editions Hatier Enfin, rabattre la notion de justice sur celle de justesse, l'ordre politique et social sur l'ordre naturel, pourrait bien reposer sur l'idée contradictoire que l'homme aurait un “ naturel ” qui lui prescrirait des lois du comportement (comme les autres éléments de la nature), alors même qu'il est le seul élément de la nature capable précisément d'injustice, c'est-à-dire capable d'enfreindre ces fameuses lois du naturel. Deux difficultés qui nous conduisent à envisager l'acte juste comme plus difficile à déterminer que ce qu'il paraissait. 1. Les titres en gras servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie. 2. De la justice à la morale A. La justice comme catégorie morale Nos habitudes de pensée ne nous poussent pas spontanément à songer à des actions telles que “ chanter juste ” ou “ avoir les mots justes ” quand on nous interroge sur des actes considérés comme justes. On pensera plus volontiers à des personnes entièrement dévouées aux autres ou au contraire à des criminels. Cela implique que nous opposons plus spontanément juste et injuste, pour qualifier des actes, que juste et faux. En effet, l'opposition juste/injuste prend place dans un contexte pratique tandis que l'opposition juste/faux s'inscrit dans un cadre théorique. Le caractère juste ou non d'un acte relève donc d'un jugement de valeur et non d'une déduction rationnelle (ou d'une opinion) qui a pour but d'énoncer ce qui est. Qu'est-ce qu'un jugement de valeur ? Littéralement, il s'agit de juger quelque chose à la lumière de valeurs, lesquelles sont censées régler nos actions. Le premier présupposé est que nos actions, si elles peuvent faire l'objet d'un jugement de valeur (juste ou injuste), sont considérées comme volontaires. C'est en tant que nous répondons de nos actes, en tant que nous en sommes responsables, que ceux-ci peuvent être jugés. Le deuxième présupposé est que nous agissons parce que nous poursuivons des buts qui, par définition, expriment et réalisent des valeurs. Le troisième présupposé est que ces valeurs doivent faire sens pour les individus concernés par les actes en question. Quand les juges s'interrogent sur la gravité d'un crime, ils admettent tacitement que les valeurs selon lesquelles ils vont juger le crime sont les mêmes pour eux et pour le criminel. Dans le cas contraire, ne faudrait-il pas renoncer à l'idée d'exercer la justice ? Dissocier justice et justesse revient à ne pas réduire la justice à un rapport harmonieux entre les choses mais à élever la justice au statut de valeur : ce qui doit valoir pour tous dans la conduite de nos actions. Toute valeur est postulée comme universalisable par ceux qui la partagent. Un acte est juste quand il réalise ainsi l'idée que l'on se fait de la justice. Reste à caractériser cette idée. B. Définir la justice Définir la nature de la justice ne suffit pas à en suggérer le contenu. Partons de l'acte injuste : un crime ou un délit sont pénalisés par la loi parce qu'ils portent atteinte à l'équilibre de la société en portant atteinte aux biens ou aux personnes. Cela veut dire que l'injustice commence avec une appropriation excessive des biens d'autrui ou une violence faite à autrui. Justice ou injustice semblent donc toujours être définies dans le cadre de la relation avec autrui. Que la violence à autrui soit faite à l'encontre de ses biens ou de sa personne, elle demeure dans tous les cas au fondement de la définition de l'injustice. De cela on doit tirer deux présupposés concernant a contrario la définition de la justice. Le premier : est juste tout acte qui respecte autrui, ses biens et sa personne. Le second : la justice est une idée qui postule implicitement l'égalité de droit entre les personnes. En effet, le contraire de la violence qui met autrui sous la contrainte n'est autre que le respect qui tient autrui “ en respect ”, c'est-à-dire à distance, pour le laisser disposer de lui-même. Toute relation de justice suppose une reconnaissance de l'autre non pas comme objet mais comme sujet : “ Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen2. ” Cette troisième formulation de l'impératif catégorique kantien montre bien que la notion de respect est indissociablement liée à celle d'égalité. Pour reconnaître l'autre comme sujet, partageant la même condition humaine que soi, on postule une égalité de naissance en droit. Égalité qu'on retrouve dans le principe connu “ ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse ”. Notons que Kant s'oppose à cette formulation pour énoncer le principe de sa morale, dans la mesure où l'acte juste ne revêt, dans ce cadre, qu'une caractérisation négative qui consiste à ne pas nuire à autrui, de peur des représailles. Kant préfère exprimer autrement l'égalité contenue dans les rapports de justice. La maxime de l'impératif catégorique (qui définit donc l'acte accompli par devoir, c'est-à-dire aussi l'acte juste) préconise qu'il convient de se demander avant d'agir si le motif de notre action pourrait être partagé par tous, et si notre action pourrait être exécutée comme doit l'être une loi dont on reconnaît la valeur universelle. 2. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1re section, Gallimard, coll. “ Bibliothèque de la Pléiade ”, p. 294-295. © Hatier 2 Editions Hatier C. Difficultés La première difficulté, d'ordre “ économique ”, provient de la mise en parallèle de la violence faite à autrui sur sa personne et sur ses biens. Le premier postulat d'une telle définition de l'injustice est bien l'égalité des personnes. Un deuxième postulat doit être relevé : l'évidence de la propriété. En effet, il ne peut y avoir de violence accomplie sur les biens de quelqu'un que si on admet comme un droit fondamental le droit à la propriété. Or, comme le montre Rousseau dans la deuxième partie du Discours sur les fondements de l'inégalité parmi les hommes, la propriété engendre nécessairement l'inégalité. Jusqu'où s'arrête le droit à la propriété ? Octroie-t-il de porter atteinte aux biens des autres quand soi-même, on est dépourvu de biens ? Mais à l'inverse, le respect de la propriété d'autrui n'implique-t-il pas, dans de nombreuses situations, le respect de son enrichissement personnel au détriment d'une redistribution des richesses ? Bref, l'égalité des personnes pourrait bien justifier l'atteinte portée à la propriété des plus riches, tandis que le respect des biens d'autrui et des répartitions inégales entre les personnes semble aller contre l'égalité réelle entre les personnes. La deuxième difficulté, d'ordre “ moral ”, découle de l'objectif kantien d'agir en faisant comme si “ la maxime de son action pouvait être érigée par la volonté en loi universelle de la nature3 ”. Kant évite une définition négative du devoir en expulsant de l'acte juste la prise en compte de l'intérêt personnel. L'action juste ne peut être conditionnée par des motifs individuels qui en feraient un pur acte égoïste. La difficulté repose sur cette inscription de l'inconditionné dans le concret des situations, chaque situation délimitant un réseau de conditions pour déterminer et exécuter l'action possible. Si dans le premier temps l'acte juste n'avait d'autre définition que l'adéquation à une situation, il nous est apparu dans un second temps, au contraire, comme celui qui ne peut être déterminé par aucune situation. Les deux positions sont également intenables. 3. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1re section, Gallimard, coll. “ Bibliothèque de la Pléiade ”, p. 284-285. 3. Justice et jugement A. Justice et équité “ Comment décider qu'un acte est juste ? ” nous demande-t-on. La décision est le terme d'un processus où l'on a examiné ce qu'il était possible de faire en rapport avec les intentions de la volonté. L'objet de la justice ne consiste donc pas à juger seulement des moyens, lesquels n'imposent aucune fin particulière (erreur de la première position), ni à juger des seules intentions (erreur de la seconde position), mais à juger de l'adaptation des secondes aux premiers. Ce n'est qu'à condition d'effectuer ce travail d'examen qu'on pourra arriver à savoir ce qui est le plus juste, c'est-à-dire le plus équitable. Être équitable, nous suggère Aristote dans le livre V de l'Éthique à Nicomaque, revient à reconnaître le caractère trop général des lois civiles, lesquelles ne peuvent apporter de solution à tous les cas particuliers. De même, la loi morale nous est apparue trop abstraite (de toute situation) pour déterminer en pratique l'action juste. L'équité est une figure de la prudence, qui est l'intelligence du particulier. Être équitable, c'est faire acte de prudence par rapport à l'idée même de règle et de loi au nom d'une justice morale. L'équité enracine la justice dans un sol moral tout en prenant la mesure de la singularité de chaque chose. Elle procède d'une attention et d'une connaissance de l'individuel, en vue de l'action possible. C'est une vertu qui transforme le savoir en savoir-faire, ou plutôt en “ savoir-agir ”. Finalité des juges qui ont en charge cet examen, la décision d'un acte juste résulte donc d'un long travail d'enquête, puisqu'il s'agit avant tout de savoir et de comprendre les tenants et les aboutissants d'un acte, afin d'être le plus équitable possible au-delà de la prise en compte de la légalité. B. Juger, c'est trancher La notion aristotélicienne d'équité est séduisante car elle représente la synthèse de deux positions qui semblaient exclusives l'une de l'autre. Il se pourrait néanmoins que cette synthèse ne soit qu'idéale. En effet, nous retenons d'Aristote la volonté de relier l'acte juste à un ensemble de conditions particulières. Cela implique qu'un acte ne peut être juste de manière inconditionnée, mais au contraire qu'il est juste parce que justifiable. La justice est indissociable de la notion de justification. Ajoutons que la justification procède de l'activité rationnelle des hommes et non pas d'une soumission à un ordre naturel qui ne nous impose rien d'autre que d'exercer notre volonté. Le présupposé de l'équité est donc que nous agissons rationnellement, c'est-à-dire avec de bonnes raisons de faire ce que nous faisons. Et que pour décider si un acte est juste, il faut prendre le temps d'examiner ces raisons. © Hatier 3 Editions Hatier Le premier obstacle repose précisément sur la distinction qu'on peut faire entre raisons (motifs connus et défendus par la volonté) et causes (motifs non nécessairement connus, qui déterminent notre action). Il est idéaliste de penser que toutes les causes qui déterminent notre action procèdent de la connaissance que nous avons de nous-mêmes, et de ce que nous voulons. La sociologie, par exemple, a montré et montre encore que les structures économiques et sociales ne sont pas seulement les conditions de nos actions, mais constituent des déterminations inconscientes. Le deuxième obstacle, pour décider si un acte est juste (soit avant de l'accomplir, soit pour les juges, une fois qu'il est accompli), est le nombre de raisons et de causes qui peuvent entrer en jeu dans l'accomplissement d'un acte. En effet, le processus de justification est en lui-même infini, chaque raison appelant à être elle-même justifiée. Dès lors, que ce soit pour se décider à agir ou pour se décider à considérer un acte comme injuste, il faut arrêter de remonter dans l'enchaînement des causes et des raisons. Autrement dit, il faut renoncer à trouver la raison ultime, impossible à connaître, et trancher. L'activité qui vise à établir si un acte est juste est donc confrontée à l'enchevêtrement infini des raisons et des causes qui tissent les transformations du réel. Démêler est une chose, se prononcer définitivement en est une autre. La vraie équité, qui ne serait possible que dans la pleine connaissance des causes et des raisons, des tenants et des aboutissants, demeure ainsi toujours visée, jamais obtenue. Conclusion L'acte (moralement) juste n'existe pas, d'une part parce qu'il impliquerait qu'il soit inconditionné, et d'autre part parce qu'il est impossible, dans une situation donnée avec des personnes données, de savoir vraiment si un acte est juste. L'impossibilité est donc double : d'une part l'injustice et l'égoïsme naissent avec l'action (si l'on prend une définition de la justice de type kantien), action et justice apparaissent antinomiques par définition ; d'autre part, quand bien même il serait possible d'agir de manière parfaitement juste, il serait impossible de le savoir ; il est en effet impossible de connaître la raison dernière d'un acte, toujours intégré dans l'ensemble infini des raisons et des causes. Il n'y a que des actes plus ou moins injustes, par rapport aux lois, mais surtout par rapport aux autres. Cette imperfection est stigmatisée par l'ambiguïté du mot juger qui est du ressort de l'activité théorique (juger, c'est penser) et de la raison pratique (juger, c'est également trancher, s'arrêter de penser pour enfin décider). Cette ambiguïté ne fait que témoigner, au fond, d'un écart irréductible entre la pensée et l'action. Ouvertures LECTURES - Platon, La République, livre IV, Garnier-Flammarion. - Aristote, Éthique à Nicomaque, livre V, Vrin. - Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Gallimard, coll. “ Bibliothèque de la Pléiade ”. © Hatier 4