Introduction

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Introduction
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Introduction
Nous pouvons souvent être effrayés, au cour d’un voyage ou à la lecture
d’un récit, par les mœurs et les pratiques de telle ou telle culture. Très éloignées des nôtres, elles nous apparaissent souvent comme des conduites
barbares. Cette réprobation peut facilement entraîner la volonté de fixer des
valeurs universelles, qui permettraient de juger toutes les actions rencontrées. Mais comme le dit Lévi-Strauss, le barbare est souvent celui qui
emploie ce terme pour désigner les autres, et qui est incapable de supporter
leur différence. Tenir compte des diversités culturelles semble donc rendre
impossible d’établir des valeurs qui s’appliqueraient à tous de la même
manière. Pourtant, s’il paraît nécessaire d’envisager et d’accepter d’autres
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manières d’agir que les nôtres, cela empêche-t-il de pouvoir porter un jugement
sur celles-ci ? Ne peut-on se demander quelles en sont les conséquences, pardelà le temps et l’espace, pour les hommes qui les subissent ? Mais il reste à
savoir comment il est possible d’établir de tels jugements, sans prétendre
donner des leçons à autrui, et sans vouloir imposer ses propres choix.
1. Les obstacles culturels aux valeurs universelles
A. L’opposition de la nature et de la culture
Le principal obstacle à l’existence de valeurs universelles dans une culture
réside dans ce qui caractérise celle-ci. Claude Lévi-Strauss établit cette équivalence entre la culture et ce qui est relatif et particulier, alors que, au contraire,
tout ce qui est universel appartiendrait à la nature. Dans ces conditions, nous
voyons qu’il est bien difficile de rapprocher des valeurs, à teneur universelle,
de telle ou telle culture. Celles-ci, en effet, possèdent toutes des caractéristiques qui leur sont propres, et qui diffèrent de celles du voisin. Une culture est
la façon dont les hommes, dans un lieu et dans un temps donné, ont disposé
de ce qui leur était donné par le milieu naturel. Ainsi, chaque culture possède
ses mœurs, sa façon de penser, etc., qui est absolument incomparable avec
une autre. Aussi devient-il difficile, et même périlleux, de chercher des critères
communs de comportement pour plusieurs cultures. Tout jugement qui sera
porté ne pourra – étant lui-même de nature culturelle – être que relatif. C’est à
partir de notre propre culture, et de notre propre subjectivité, que nous serons
amenés à porter un regard sur les autres. Mais alors rien ne pourra nous permettre de retrouver nos propres valeurs chez autrui. Aucun appel à des
normes venant d’une « nature » humaine ne sera possible. La seule chose qui
pourra ressortir d’une comparaison entre deux cultures, c’est un sentiment
d’étrangeté. La pratique de l’anthropophagie chez certaines tribus nous
paraîtra aussi incroyable que, pour elles, nos pratiques judiciaires qui consistent à enfermer un homme à vie en prison. Le caractère atroce de l’une ou
l’autre de ces pratiques proviendra surtout de l’incompréhension qu’elles suscitent pour quelqu’un qui est extérieur à cette culture et à ses façons de voir.
Ce qui ressort donc, en définitive, d’une confrontation entre différentes cultures,
c’est l’accent qu’il faut mettre, d’abord et avant tout, sur les différences, et
donc sur l’absence d’universalité.
B. Le caractère particulier de chaque culture entraîne-t-il l’idée
que tout est permis ?
Mettre ainsi l’accent sur les différences entre les cultures comporte toutefois
un risque, même si cela permet de respecter l’autre et d’essayer de le
comprendre (ou au moins d’admettre son incompréhension). Car les jugements de valeur perdent ainsi beaucoup de leur solidité. L’universalité étant
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impossible, il ne reste plus que ce qui peut être général ou particulier. Ainsi,
un comportement ne pourra être jugé que de l’intérieur d’une société ou
d’une culture, et il ne prendra un caractère général qu’en fonction de son
impact sur la communauté donnée. Mais cette dernière ne possède des critères que relatifs et particuliers. Aussi comportent-ils une dimension
d’arbitraire. Ces pratiques ne sont valables que dans cette société, et il ne
s’agit que de pratiques parmi d’autres. Une personne qui aurait voyagé à
l’étranger et qui reviendrait chez elle serait d’autant plus sensible à cet
aspect arbitraire des normes adoptées, et serait beaucoup plus tenté de les
contester. Les valeurs, toujours particulières et relatives, apparaîtraient donc
comme quelque chose de fragile.
De cette faiblesse morale pourrait très facilement en découler l’idée que tout
est permis. C’est l’avertissement que nous donne Dostoïevski, dans Les
Frères Karamazov, lorsqu’il fait dire à un de ses personnages que, si Dieu
est mort, tout est permis. Cela veut dire en effet qu’il n’existe plus aucune
instance au-dessus de nous pour nous fixer des interdits ou pour nous dire
ce qu’il faut faire. Il n’existe plus de caractère transcendant aux valeurs,
transcendance qui pourtant leur est peut-être inhérente. Du coup, rien ne
permet de condamner absolument ce qui se fait dans une culture particulière. Celle-ci peut se recommander de son histoire et de ses traditions, et
traiter les hommes de n’importe quelle façon, notamment en établissant des
hiérarchies entre les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, les
puissants et les faibles, etc. Qu’est-ce qui, par exemple, pourrait permettre
d’interdire certaines pratiques comme l’excision, dans certains pays
d’Afrique, ou la lapidation des femmes adultères, ou les infanticides accomplis sur les nouveaux-nés de sexe féminin, comme cela a été fait et se fait
encore peut-être en Chine ou en Inde ?
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Ainsi, nous pouvons voir à la fois les raisons de l’absence de valeurs universelles pour les cultures, et aussi pourquoi celles-ci seraient pourtant
souhaitées. Chaque culture est singulière, et il est impossible de retrouver
exactement ce qui s’y fait ailleurs. Cette culture particulière possède ses
propres normes, qui ne peuvent s’appliquer en dehors. Mais cela implique
également que ces normes manifestent leur relativité, et donc leur aspect
discutable. Il s’agit de choix culturels, qui restent contingents, et qui ne
peuvent pas plus être recommandés que réprouvés, même si cela atteint à
la dignité ou au physique d’une personne. Ne faudrait-il pas, dans ces
conditions, essayer de fixer malgré tout des normes universelles ? Mais
quels sont alors les inconvénients d’une tentative de ce genre ?
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2. Les risques de vouloir imposer des normes universelles
A. L’uniformité d’un mode de vie universel
Face au relativisme culturel, qui risque de permettre des conduites condamnables, semble surgir l’exigence de normes et de valeurs universelles. Mais
cette exigence n’est pas non plus sans risques. Car cela demande de
choisir un modèle unique de comportement qui vient menacer, à son tour,
la diversité des cultures. Nous en voyons le signe dans l’imposition d’un
modèle économique, qui serait le mode de fonctionnement « naturel » d’une
société. Celle-ci ne pourrait se cultiver, et progresser, aussi bien au niveau
matériel que spirituel, que dans une gestion qui accorderait à tous une
liberté d’entreprendre sans entrave. Le progrès, aussi bien dans le domaine
technique que dans celui de la connaissance, serait tributaire d’une économie
à la fois efficace et tolérante. Et ce progrès serait la base indispensable sur
laquelle s’appuierait le développement d’une conscience démocratique pour
les individus. Mais la conséquence de cette vision des choses n’est-elle pas
une uniformité des modes de vie, ainsi qu’une pensée unique ? Il deviendrait nécessaire de s’acheminer vers une société d’abondance, où le souci
essentiel de chacun serait de consommer. Les règles de compétitivité du
système capitaliste conduirait à une concentration des entreprises, où les
plus puissantes supprimeraient la concurrence et qui finiraient par imposer
des produits identiques partout. De même, une seule finalité prévaudrait, qui
reviendrait à une recherche de profit maximum. N’est-ce pas le tableau que,
déjà, Marx nous dresse dans les Manuscrits de 1844, lorsqu’il parle de
l’argent qui, en tant que valeur unique, vient se substituer aux qualités et
aux différences entre les individus ? N’est-ce pas l’économie qui a permis
l’essor des villes, au détriment des campagnes, avec les variétés de mœurs
et de paysages qui y subsistaient ? N’est-ce pas la vocation de l’économie
libérale, que de déboucher sur la mondialisation, où tout serait identique
dans notre monde, et qui était déjà à l’origine d’une attitude impérialiste ?
B. L’absence de tolérance liée à l’ethnocentrisme
Ce nivellement des différences culturelles, s’il est conduit par une pensée
essentiellement économique, prend toutefois ses racines dans une conception plus proprement humaine encore. C’est qu’il existe en chacun de nous,
et pour chaque culture, cette tendance narcissique à voir en soi le meilleur
modèle de comportement, et cela avec les meilleures intentions du monde.
Nous voulons ce qui est le mieux, pour nous comme pour les autres. Mais
nous ne pouvons envisager que ce qui est considéré comme le mieux pour
nous ne l’est pas pour autrui. Cette tendance à prendre sa culture ou sa civilisation comme modèle, c’est ce qui s’appelle l’ethnocentrisme. Nous
cherchons à retrouver la même chose chez les autres que chez nous, et si ce
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n’est pas le cas nous avons de fortes chances de mépriser ces différences de
conduite. Ainsi, pour nous Occidentaux, il nous paraît évident, pour reprendre
quelques exemples évoqués en chemin, que le cannibalisme ne peut qu’être
le fait de peuples barbares. Il nous paraît évident que la démocratie soit le
modèle de gouvernement à diffuser partout, où que l’économie capitaliste est
la plus souhaitable. L’idée même que la raison soit une valeur universelle, qui
se retrouve en chaque homme, nous paraît aller de soi. Mais ainsi, nous
sommes conduits à des comportements intolérants et même totalitaires.
Nous en voyons facilement des exemples dans la vision des Grecs, et chez
un philosophe aussi éminent qu’Aristote, pour qui l’homme se caractérise en
effet par ses capacités de raisonner et de parler. Mais cette définition unilatérale de l’être humain entraîne l’idée que les autres, qui ne la partagent pas
forcément, sont des barbares. Ils sont même relégués à un statut d’êtres
humains inférieurs, et leur absence d’autonomie justifierait leur esclavage. Cette
intolérance n’est pas isolée, et se retrouve dans l’« esprit des Lumières », où
là aussi l’homme se définit avant tout par ses capacités de raison et de progrès, et qui ne peut que considérer inférieur ce qui en serait privé, au moins
provisoirement, comme les enfants, les femmes ( ! ), les fous ou encore les
peuples non industrialisés (« sous-développés » étant le terme en usage
pendant un certain temps). En définitive, peu importe le contenu de ces définitions. Ce qui est préjudiciable, c’est leur prétention à l’unicité, qui ne peut
qu’établir des hiérarchies face à un modèle fixe et rigide qui, plus il sera consolidé ainsi, plus il conduira à l’intolérance. Ce sont les nazis, avec leur
conception de l’homme en tant que race supérieure aryenne, qui ont été le
plus loin dans ce sens, avec le résultat que l’on sait.
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Nous voyons donc que s’il existe des obstacles pour qu’une culture soit porteuse de valeurs universelles, ces obstacles viennent autant de ce qui définit
une culture que de ce qui correspond à une valeur universelle. Avec cette dernière, nous aboutissons au résultat inverse du précédent qui, lui, favorisait
trop le relativisme des différences. Ici, le risque tient au fait de tout rendre
identique, et pareil à soi-même. L’Autre ne peut être considéré, ni même envisagé, et il doit disparaître d’une façon ou d’une autre, en se pliant à ce qui
nous est connu. Une valeur universelle vient écraser la singularité de chacun,
au nom de l’excellence. Cela veut-il dire que, d’une façon ou d’une autre, cultures et valeurs universelles sont irrémédiablement irréconciliables ?
3. La nécessité et la possibilité de juger les cultures
A. L’aspect non viable et inhumain de certaines pratiques
Nous ne pouvons nous résoudre à abandonner la possibilité de juger ce qui
se fait dans telle ou telle culture, car cela laisserait la porte ouverte aux
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conduites les plus inhumaines. Mais alors, comment juger les autres sans
tomber dans un modèle de comportement unique et intolérant ? Rousseau
nous offre une solution dans son œuvre, et en particulier dans son Essai sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Dans ce texte, il
établit une critique sévère, non d’une société, mais de toutes les sociétés.
Vivre avec autrui, c’est en effet être obligé de privilégier le paraître sur l’être.
Nous ne vivons plus en fonction de nous-mêmes, mais en fonction du
regard que les autres peuvent porter sur nous. De même, cette comparaison incessante conduit à une compétition où chacun cherche à se
différencier d’autrui, et à le surpasser, ce qui creuse les inégalités. Toutefois, ce jugement porté sur les sociétés ne prend pas modèle sur des faits
existants. Ce qui permet à Rousseau de se dégager ainsi d’une vision culturelle, dans un temps et un espace donnés, qui se prendrait pour le modèle
de l’humanité : c’est la fiction d’un état de nature. Il s’agit de sortir de la
réalité historique, pour envisager ce qui devrait être, indépendamment du
temps et de l’espace. De cette manière, il échappe à une vision trop particulière et relative, qui voudrait s’ériger en règle universelle. L’idée de l’état
de nature, chez Rousseau, est le modèle théorique qui permet de juger les
cultures. Car nous y trouvons une égalité, une indépendance et une sensibilité qu’il faudrait retrouver en chaque société. L’homme doit progresser
dans sa raison (ce qui en fait nécessairement un être culturel), mais il doit
orienter cette raison par une sensibilité naturelle qui est à l’origine, notamment, de ce sentiment de pitié qui nous incite à partager ce que l’autre
éprouve. L’idée, c’est de sortir de notre volonté particulière, pour permettre
un régime politique viable où prédomine la volonté générale, c’est-à-dire le
souci de tous avant le sien propre.
B. La morale qui est en nous
La force de la position de Rousseau, c’est qu’il ne nous demande jamais de
juger une culture au nom de valeurs qui lui seraient extérieures. Il ne s’agit
pas, par exemple, de rêver d’un passé paradisiaque, où l’homme aurait
vécu à l’état de nature, et que la société aurait dégradé par la suite. Ce que
montre Rousseau, c’est au contraire que le développement de la culture est
inévitable chez l’homme, cet être de langage. Et c’est au sein de cette
culture qu’il faut retrouver des critères de comportement « naturels ». Autrement dit, il est toujours possible d’échapper à l’emprise d’une tradition
culturelle, pour peu que celui qui y participe trouve le moyen de juger le
caractère viable ou non des pratiques qui y ont cours. C’est en nous-mêmes,
dans notre for intérieur, que le jugement moral peut et doit intervenir. Ce
jugement moral, c’est celui que Lévinas qualifie de « naturel », dans L’Humanisme de l’autre homme. En effet, respecter l’autre en tant qu’autre
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demande de faire complètement abstraction de toutes ses propriétés culturelles. C’est considérer l’autre dans toute sa nudité, et non en fonction de
ses apparences physiques, vestimentaires ou de statut. Autrui est digne de
respect parce qu’il est infiniment éloigné de moi, et que jamais je ne peux
tenter de le ramener à ce que je suis ou à ce qui m’appartiens. L’autre, c’est
l’inconnu, l’étrangeté, qui me demande de toujours faire un saut de côté
pour juger les pratiques de ma propre culture, et afin d’éviter que je m’y
enferme comme dans des habitudes familières.
Conclusion
La difficulté de ce sujet, comme nous avons pu le voir, tient au caractère
apparemment incompatible de la culture et d’une valeur universelle. La
culture, toujours particulière et relative, nous fait voir les choses d’un point
de vue très limité, dans lequel se retrouve difficilement ce qui en est différent. Les valeurs universelles, elles, prétendent échapper à ce relativisme et
ce particularisme. Mais en réalité, elles n’existent souvent qu’en prenant
prise sur une autre vision culturelle. Elles ne sont que l’idéalisation, la sublimation des valeurs d’une culture donnée, qui va chercher à s’imposer aux
autres cultures comme seule modèle de conduite possible et souhaitable.
Mais en se prétendant universelles, elles tombent dans une vision totalitaire
et intolérante du monde, et ne laissent plus aucune place pour ce qui est
étranger. Pourtant, la valorisation des particularités culturelles, comme seule
possible, entraîne également le risque d’autoriser n’importe quelle action
vis-à-vis des hommes, même les plus inhumaines. Aussi l’exigence de juger
les pratiques culturelles ne peut-elle être écartée. Mais il s’agit de juger sans
aboutir à des exclusions, et seul un jugement venant de l’intérieur d’une
culture peut le permettre. Paradoxalement, c’est au sein des particularités
que les valeurs universelles peuvent apparaître, grâce à cette possibilité
pour l’homme de faire des choix culturels, mais aussi de les critiquer pour
en adopter d’autres, si besoin est.
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