MenP R3M 117

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MenP R3M 117
Fanny Lafourcade*
Retour sur l’échec
de la « Reconstruction ». La question
de la « société civile » irakienne
Abstract. “Reconstruction” and Iraqi civil society
The way in which the American administration in Iraq handled Iraqi “civil society” is emblematic of so-called “Reconstruction” – a highly ideological endeavor focused on the in-depth
social and political transformation of Iraq. Whereas the original objective, the construction of
the State, was quickly compromised, the will to resuscitate “civil society” as a “democratizing
force” appears increasingly at odds with the reality of growing violence.
Résumé. La façon dont la « société civile » irakienne a été traitée par l’administration américaine
en Irak est emblématique de la « Reconstruction » – cette entreprise éminemment idéologique,
qui a visé à la transformation en profondeur de la société et du politique en Irak. Alors que
l’essentiel – la construction de l’État– était très vite compromis, la volonté de ressusciter une
« société civile » devant provoquer une « démocratisation » apparaît de plus en plus en décalage
avec la réalité de la situation dans le pays, qui s’enfonce dans la violence.
« As a rule of thumb, we are committed to favor by far a poor democracy to a good
dictatorship »
(Abdul Jabbar, 2004 : 9)
* doctorante au CERI-Sciences Po Paris.
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La légende raconte que l’ambassadeur Paul Bremer, en arrivant en Irak en
mai 2003 pour administrer l’Autorité Provisoire de la Coalition, avait dans ses
bagages des ouvrages traitant de l’occupation américaine de l’Allemagne et du
Japon, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Pourtant, l’Irak post-Saddam
a peu de choses en commun avec l’Allemagne ou le Japon de 1945.
Tout d’abord, la nature et l’ampleur des destructions divergent. L’Irak n’a
pas été détruit par un tapis de bombes : la courte campagne militaire a visé à
paralyser le régime, sans détruire l’essentiel des infrastructures. Pour les stratèges
américains de la guerre en Irak, on parle alors d’occupation limitée, et la presse
se fait l’écho des débats internes à l’administration américaine pour savoir qui
sera, parmi « les exilés », ces membres de l’opposition irakienne qui ont leurs
entrées au Pentagone, au Département d’État ou à la CIA, le favori pour la course
au pouvoir en Irak. Dans certains cercles du Pentagone, notamment, Ahmad
Chalabi apparaît comme le candidat idéal pour une transition politique que l’on
imagine aisée, naturelle.
Les premières difficultés de la coalition en Irak et des candidats à la tête de
l’Irak vont provoquer un infléchissement de la stratégie américaine. Les pillages
de grande ampleur des bâtiments publics, dans les jours suivant la chute du
régime, réduisent à néant, physiquement, l’infrastructure de la machine étatique
irakienne : ministères, écoles, hôpitaux, sont pillés, et souvent brûlés. L’insécurité règne dans les rues de la capitale. Et, surtout, « les exilés » s’avèrent être de
parfaits inconnus en Irak. Les militaires américains se rendent compte qu’Ahmad
Chalabi, qui organise un simulacre de débarquement à Nassiriyya avec une
poignée de ses partisans, les « Combattants de la Liberté », ne sera jamais le De
Gaulle des Irakiens.
La création de l’Autorité Provisoire de la Coalition en mai 2003 marque cette
évolution de la stratégie américaine vers une occupation de plus long terme. Les
États-Unis doivent rester et implanter la démocratie en Irak. L’idéologie de la
« Reconstruction » est née. Celle-ci est, en effet, une entreprise éminemment
idéologique. La refonte et la transformation en profondeur des institutions et
de l’économie irakiennes doivent permettre l’établissement, au cœur du MoyenOrient, d’une liberal democracy à l’américaine, exemple vertueux pour tous les
régimes de la région. L’amélioration des conditions de vie de la population est
une conséquence inévitable de cette refonte institutionnelle. La « société civile »
doit renaître, et accompagner le mouvement de démocratisation.
Or, cette vision idéalisée de la « Reconstruction » à venir méconnaît l’ampleur
de la tâche. L’État irakien s’est effondré avec le régime de Saddam Hussein et les
pillages qui ont suivi. La politique de débaassification, lancée par l’Order 1 de
l’Autorité Provisoire de la Coalition le 16 mai 2003, finit d’achever la désorganisation complète du système politique et administratif du pays. Mais surtout,
le délabrement social, économique et politique de l’Irak est bien antérieur à
2003. Le déclin de l’économie, notamment, a été amorcé dès la fin des années
1980, et a été dramatiquement aggravé durant les années 1990 par les sanctions
internationales. La société irakienne est traumatisée par plusieurs décennies
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d’autoritarisme et de répression. Pour la plupart des Irakiens, « société civile »,
comme « démocratie », sont des concepts flous sur lesquels chacun projette ses
fantasmes de vie meilleure.
Car, bien loin des considérations idéologiques des décideurs de la « Reconstruction », l’amélioration du quotidien est une priorité. Leurs attentes sont
d’autant plus élevées qu’ils ont été coupés du monde pendant des années et que la
réalité du fonctionnement politique et économique des pays dits « occidentaux »
leur est largement inconnue. Pour beaucoup, l’idéal à atteindre s’inspire de ce qui
est souvent perçu comme l’âge d’or de l’Irak, à la fin des années 1970, la période
de la bahbûha (l’abondance) – avec la liberté politique en plus. À cette époque,
l’Irak avait acquis dans de nombreux domaines les technologies de pointe de
l’Occident grâce à la manne pétrolière et les services publics, gratuits et performants, faisaient du pays un modèle de développement pour ses voisins.
Si la population accueille l’armée américaine avec méfiance, mais avec espoir
– elle est convaincue que son sort ne peut que s’améliorer après ces années de
souffrance – le malentendu s’installe immédiatement. Les Irakiens sont indignés
de l’attitude passive de la coalition devant les pillages qui ravagent les villes. Les
semaines passent et l’amélioration escomptée tarde à se concrétiser. Les erreurs
s’accumulent. Dans ces conditions, l’enthousiasme des premières semaines laisse
rapidement place aux espoirs déçus, puis aux désillusions. Dans la zone verte
à Bagdad, siège de l’administration civile de la coalition, on s’aperçoit que la
situation est infiniment plus complexe que ne le laissaient entrevoir les discours
simplificateurs des faucons de Washington.
À travers l’étude des programmes censés ressusciter la « société civile » irakienne et leurs conséquences, l’objectif de cet article est de montrer toute l’étendue de ce malentendu, de cet immense espoir déçu. Malgré les effets d’annonce
et la générosité des idées défendues par les planificateurs de la « Reconstruction »,
ces programmes sont en décalage profond avec la réalité irakienne – en pleine
recomposition après le bouleversement politique et social qu’a constitué la guerre
de 2003. Alors même que cette « société civile » devient centrale, par la force
des choses, dans le processus politique, sur le terrain la situation sécuritaire et
politique échappe progressivement à tout contrôle. Les conflits internes s’exacerbent, et la société de guerre finit par cannibaliser tous les espaces sociaux. En
2007, comme avant 2003, y a-t-il encore une place en Irak pour l’individu, la
neutralité, le civisme ?
La « Reconstruction », ou faire de l’Irak
une Liberal Democracy à l’américaine
À première vue, les moyens humains et financiers mis en œuvre pour la
« Reconstruction » de l’Irak sont considérables. En effet, l’entreprise est, à l’époque, présentée comme le plus grand programme d’assistance depuis le plan
Marshall1. La Banque Mondiale estime, en octobre 2003, que le coût de la
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reconstruction des infrastructures irakiennes va s’élever à 56 milliards de dollars
pour la période 2003-2007 (Nations Unies et Banque Mondiale, 2003 : IX).
De fait, l’Irak devient, en quelques semaines, le théâtre d’une intense activité
économique encouragée par l’administration américaine (US Department of
Commerce, 2003), le point de rencontre entre bailleurs internationaux, grandes
compagnies américaines, petits entrepreneurs locaux, businessmen et aventuriers
de tout poil, ONG (organisations non gouvernementales), compagnies privées
de sécurité, etc. Le Congrès américain alloue au total 314 milliards de dollars
au dossier irakien (dépenses militaires inclues)2 contre 73 milliards au total pour
l’Afghanistan (Belasco, 2005). Quant aux autres bailleurs internationaux, comme
l’Union Européenne, ils décident de créer, lors de la Conférence de Madrid
en octobre 2003, le Trust Fund, sur lequel ils annoncent qu’ils déposeront 16
milliards de dollars.
Sur le papier, le système de la « Reconstruction » paraît ambitieux, mais
complet et organisé. En Irak est en effet mise en œuvre une approche intégrée
de la guerre et du nation-building qui trouve sa source dans le constat d’échec en
matière de coordination des acteurs sur le terrain lors des opérations militaires
des années 1990. Face aux « urgences complexes » que sont les pays qui sortent
de situations de conflit, il faut assurer une coordination spatio-temporelle des
opérations sous l’égide des militaires. Cette approche doit permettre de combler
le vide politique et éviter la duplication des efforts. La création en février 2003
au sein du département de la Défense américain du Bureau de la Reconstruction
et de l’Assistance Humanitaire (ORHA en anglais) chargé de coordonner la
« Reconstruction », et dirigé par le général Jay Garner, va dans le sens de cette
convergence entre civil et militaire.
L’ORHA est dissout après l’annonce de la fin des opérations militaires majeures et remplacé par l’Autorité Provisoire de la Coalition (APC). La Résolution
1483 du 22 mai 2003 lui confie l’administration de l’Irak et d’un Fond de
Développement pour l’Irak, afin de gérer revenus pétroliers et attribution des
contrats. L’Autorité Provisoire de la Coalition lance près de 2 400 projets de
reconstruction3, dont environ 1 900 sont mis en œuvre via USAID (United
States Agency for International Development), l’agence gouvernementale de développement américaine. L’agence sous-traite alors à son tour les projets à des
contractants privés, américains ou irakiens ; à des communautés, associations et
ONG locales ou internationales ; à des coopératives agricoles, etc.4 Ces projets
incluent des domaines aussi divers que la promotion de la démocratie locale
(Research Triangle Institute) ; la réhabilitation des infrastructures et notamment
d’un certain nombre d’écoles (Bechtel) ; l’expurgation des manuels scolaires
1. Voir « The Road Ahead, Aid to Iraq and Afghanistan, 22 octobre 2003 », Entretien avec Andrew Natsios,
directeur de USaid (http://www.aei.org/events/filter.,eventID.657/transcript.asp).
2. 51 milliards en 2003, 78,7 en 2004, et 82,4 en 2005.
3. Voir “The Road Ahead, Aid to Iraq and Afghanistan, 22 octobre 2003”, op.cit.
4. Voir http://www.usaid.gov/iraq/activities.html pour la liste des contrats attribués par USAID.
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(« Back to School Campaign », Fond des Nations Unies pour l’Enfance) ; la
distribution de vaccins dans les hôpitaux (Organisation Mondiale de la Santé).
DFID (Department for International Development) l’agence gouvernementale
de développement britannique, met également en œuvre de nombreux projets,
à hauteur de 294 millions de livres sterling5. Les Nations Unies, des ONG et
des contractants privés se partagent le reste des contrats de la reconstruction,
qu’ils sous-traitent en grande partie à des acteurs non gouvernementaux et/ou
locaux. Entreprises, agences des Nations Unies, ONG, tous les types d’acteurs
sont donc mobilisés pour la « Reconstruction » de l’Irak.
Les mesures prises par l’Autorité Provisoire de la Coalition traduisent la
volonté de faire de l’Irak une Liberal Democracy, sur le modèle américain, c’est
à dire une démocratie à économie de marché. Les différents décrets, ou Orders,
pris par l’Autorité Provisoire de la Coalition, modifient en effet en profondeur
les institutions politiques et économiques irakiennes ; ils ont force de loi dans
l’Irak post-baassiste en transition6.
D’abord, il faut faire table rase de l’ancien régime. Le parti Baas est décrété
hors la loi et toutes les propriétés de l’ancien régime sont saisies (Order 4); un
tribunal spécial chargé de juger ses crimes est créé (Order 48) ; la politique de
débaassification (Order 1) empêche les cadres du parti de revenir aux affaires. Les
institutions, comme l’armée, qui étaient à la fois les symboles et les instruments
de puissance du régime de Saddam, sont démantelées (Order 2) : un cadre légal
est alors mis en place pour que de nouvelles institutions de sécurité voient le
jour (Orders 22, 23, 24). Enfin, des mesures sont prises afin de jeter les bases
juridiques de la démocratie : la liberté d’assemblée est décrétée (Order 19), un
code pénal (Order 7), des institutions judiciaires (Order 35), et un embryon de
gouvernement irakien (Regulation 6) sont mis en place.
En ce qui concerne le volet économique, l’objectif est de faire de l’Irak une
économie de marché. Première mesure de ce processus de réforme économique, les sanctions internationales contre l’Irak sont levées en mai 2003. Une
série de mesures est ensuite prise afin de poser les fondements d’une économie
libérale, dont la plus symbolique est l’émission de nouveaux billets de banque
(Order 43). Ensuite, il faut libéraliser le commerce et créer un environnement
fiscal et douanier favorable à sa reprise (Order 12). La loi irakienne, qui limitait
et encadrait la possibilité d’investissements étrangers en Irak, est modifiée en
5. Voir http://www.dfid.gov.uk/countries/asia/iraq.asp.
6. Au regard du droit international, un « Occupying Power », statut de l’Autorité Provisoire de la Coalition
entre mai 2003 et juin 2004 – date de la passation au gouvernement transitoire d’Iyad ‘Allawi - doit
administrer le territoire qu’il occupe mais en aucun cas modifier ses lois ou ses institutions. Le caractère
temporaire, en théorie, de ces mesures, permet aux occupants de se déclarer en conformité avec le droit
international : sur le papier, elles restent en vigueur jusqu’à ce qu’un gouvernement irakien souverain
désigné par une assemblée « définitive » (soit celle élue en décembre 2005) les annule. En pratique,
non seulement le processus de rédaction de la constitution a été largement influencé par les États-Unis,
mais aussi la politique en Irak tend à se focaliser sur la recherche d’un accord politique entre des forces
politiques fragmentées – pendant ce temps, les Orders de l’Autorité Provisoire de la Coalition ont force
de loi dans l’Irak souverain.
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septembre 2003 (Order 39) et autorise désormais la possession d’entités économiques irakiennes à 100 % par des fonds étrangers, excepté dans le domaine
des ressources naturelles, comme le pétrole. Afin de créer un système bancaire
moderne et répondant aux exigences d’une économie de marché, une banque
centrale irakienne indépendante (Order 18) et la Banque Commerciale d’Irak
(Order 20), consortium dirigé par la banque J.-P. Morgan, sont créées. Le 28
octobre 2003 (Order 40), la Banque Centrale irakienne autorise les paiements
internationaux pour les banques irakiennes.7
La « civil society »,
un des volets de la « Reconstruction »
Apparu en 1989 dans une publication de la Banque Mondiale, le concept de
gouvernance est devenu central dans les politiques de développement à partir
du milieu des années 1990 (Smouts, 1998). La « bonne gouvernance » (Good
Governance) est définie comme « la manière dont le pouvoir est exercé dans la
gestion des ressources économiques et sociales d’un pays en vue du développement » (Atlani-Duault, 2005 : 4). Au-delà de cette définition minimale, se
met en place une véritable « science morale », basée sur le « mythe de l’État, du
marché et de la société civile », après le « mythe de l’État plus le marché » des
années 1980 et le « mythe de l’État » des années 1970 (op. cit. : 5). La « gouvernance démocratique » (« Democratic Governance »), par exemple, demande
des institutions démocratiques (« Electoral Democracy »), mais également un
attachement au bien commun, un taux de participation populaire élevé dans le
débat démocratique, des mécanismes de contrôle de l’action de l’État : c’est ce
que l’agence bilatérale de développement américaine, USAID, appelle la démocratie libérale (« Liberal Democracy ») (USAID, 2002 : 6). Librement inspirée
des « Transition Studies » – ces études sur les transitions politiques qui se sont
attachées notamment à analyser les transitions démocratiques en Europe postcommuniste – cette approche considère que les organisations de la société civile
peuvent être décisives dans le processus de passage à la démocratie, à l’instar de
Solidarnosc en Pologne (Pirotte, 2002). Un éminent spécialiste des Transition
Studies, Larry Diamond, rejoint d’ailleurs fin 2003 l’équipe « Governance » de
l’Autorité Provisoire de la Coalition, dirigée par le diplomate Scott Carpenter et
chargée de la transition politique. Pour Diamond, la société civile joue un rôle
essentiel dans le processus de démocratisation, en « fournissant la base pour la
limitation du pouvoir de l’État », en « stimulant la participation politique et en
stimulant l’efficacité et la compétence des citoyens démocratiques » et en « aidant
les citoyens dans la poursuite collective et dans la défense de leurs valeurs et de
leurs intérêts » (Diamond, 1994).
7. Voir “Iraq to Open most of Economy to Investors”, Associated Press, 21 septembre 2003 (http://www1.
chinadaily.com.cn/en/doc/2003-09/22/content_266156.htm).
Retour sur l’échec de la « reconstruction »… / 185
Pour les tenants de ce courant intellectuel qui se réclame de Tocqueville
(Encarnacion, 2000), la « société civile » est cette sphère située entre l’État et le
marché, qui observe et contrôle l’action de l’État et défend les droits de l’individu. Elle s’incarne d’abord et avant tout dans les organisations « non gouvernementales » (« NGOs ») et « non lucratives » (« non-for-profit »). En Irak comme
ailleurs, les promoteurs de la société civile visent donc d’abord les ONG locales,
les syndicats et associations professionnelles, et les médias. Par l’« Order 45 :
Non-Governmental Organizations », l’Autorité Provisoire de la Coalition fixe un
cadre légal à la présence d’ONG internationales et locales en Irak. Une ONG y
est définie de façon très large en fonction de ses activités : activités humanitaires,
droits de l’homme et droits des femmes, mais aussi environnement, activités
culturelles, promotion de la démocratie et du développement économique.8
Cette nébuleuse de l’« industrie de l’aide démocratique » (Encarnacion,
2000 : 11) est constituée d’acteurs divers. Il s’agit d’abord de compagnies et
organisations financées par USAID (Research Triangle Institute, International
Republican Institute, National Democratic Institute, United States Institute
for Peace). L’Union Européenne finance le Programme des Nations-Unies pour
le Développement (PNUD) et le Bureau des Services d’Appui aux Projets des
Nations Unies (BSANU, ou UNOPS en anglais), mais aussi des fondations,
comme la Friedrich Ebert Stiftung, et des ONG.
« Société civile » et changement de régime en Irak
Quelle est la pertinence du concept de « société civile » dans le cas irakien ?
Avant 2003, l’expression mujtama’ madanî n’est pas utilisée. Si on l’entend dans
le sens promu par les décideurs de la « Reconstruction » – des associations de
défense des droits de l’homme, une presse libre, etc. – il n’existe rien de tel dans
l’Irak de Saddam Hussein. Ordres professionnels, syndicats, associations, médias,
toutes les organisations intermédiaires entre l’État et les citoyens sont sous la
coupe du parti Baas et deviennent des outils de contrôle de la société. Les partis
politiques d’opposition (notamment les communistes et les islamistes chiites de
Da’wa) ont été laminés par la répression brutale des années 1970.
Mais la société irakienne est-elle véritablement « vaincue » (Luizard, 1999) ? Si
l’on entend le terme de « société civile » au sens de contre-pouvoirs à l’action de
l’État, ils sont de plusieurs types avant 2003. Après 1991 et « l’Intifada de mars »
(les soulèvements dans le sud chiite et au Kurdistan, écrasés dans le sang par le
régime en quelques semaines), en effet, il y a éclosion d’une véritable « culture
de l’ombre » (thaqafat al-dhil) (Rigaud, 2003). La légitimité du régime s’effrite,
et les individus mettent en place des mécanismes quotidiens de transgression
du pouvoir : blagues et histoires drôles tournant en dérision les personnalités du
8. Autorité Provisoire de la Coalition, « Order 45: Non-Governemental Organizations », 25 novembre
2003.
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régime, littérature souterraine, désertions, etc. D’autre part, le chiisme politique
prend un nouvel essor avec le mouvement sadriste autour de l’Ayatollah Muhammad Sâdiq al-Sadr. Celui-ci crée un réseau caritatif dense de wukala’ (agents), et
rétablit la khutba (discours du vendredi) en 1998 (Baran, 2004). Devenu très
populaire dans les milieux déshérités, il est assassiné par le régime en 1999, mais
reste une référence incontournable pour de nombreux Irakiens. Enfin, la tribu
comme mode d’organisation sociale en concurrence avec l’État se renforce ; aux
frontières, notamment, elles obtiennent des prérogatives en matière de sécurité
(Dawod et Bozarslan, 2003). Mais si ces contre-pouvoirs émergent – à la fois à
l’insu et avec la complicité d’un pouvoir en recomposition – c’est pour mieux
se substituer à celui-ci, souvent au détriment de l’individu qui, loin de gagner
en liberté et en autonomie, reste l’éternelle victime de la violence politique et
sociale sous toutes ses formes.
À la chute du régime de Saddam Hussein, un foisonnement d’associations
et d’organisations les plus diverses apparaît, tandis que celles qui ont survécu à
l’ancien régime sont le théâtre d’une débaassification spontanée. Ainsi, en décembre 2003, une centaine auraient été présentes dans la capitale irakienne. En juin
2004, le ministère du Plan reçoit près de 2 000 dossiers d’organisations locales
(Badaoui, 2004). Si la charité (sadaqa) est une motivation essentielle (Badaoui,
2004), la frontière est floue entre parti politique, association caritative, lobby et
business. La définition d’une ONG par l’Order 45, très large, ne règle que très
partiellement ce problème de confusion des genres.
Ces associations naissantes deviennent rapidement des enjeux incontournables pour les bailleurs de fond et les acteurs de la « Reconstruction ». En effet,
dans un contexte de dégradation des conditions de sécurité, les organisations
internationales, bien qu’elles s’en défendent, ont un accès très limité au terrain.
Alors que leur mode de fonctionnement classique passe généralement par un
encadrement expatrié d’équipes locales, l’attaque contre le quartier général des
Nations Unies en août 2003 et les enlèvements de civils étrangers à partir du
printemps 2004 les poussent à relocaliser leurs expatriés en Jordanie dès l’été
2004, et en nombre très limité dans la zone verte à Bagdad. Les Nations Unies
n’ont ainsi que quelques dizaines d’employés basés dans le périmètre sécurisé.
Impossible, dans ces conditions, de mettre en œuvre les projets eux-mêmes.
Les organisations locales deviennent ainsi des leviers essentiels pour la mise en
place des projets.
Cette logique de sous-traitance est flagrante dans le cas des observateurs électoraux. L’observation des élections est en effet confiée, tant pour les élections de
janvier que pour celles de décembre 2005, à un réseau d’ONG irakiennes, EIN
(Iraqi Election Information Network). Lors des élections de janvier 2005, celui-ci
est en charge de l’observation de 80 % des bureaux de vote du pays9, résultat
d’un programme financé par l’USAID mais aussi par le DFID, le PNUD, et
le Programme de Soutien Electoral de l’Union Européenne. EIN coordonne
9. EIN Final Election Report, février 2005.
Retour sur l’échec de la « reconstruction »… / 187
la formation d’observateurs électoraux issus de 152 ONG irakiennes. Sécurité
oblige, 220 futurs observateurs sont formés à Amman aux principes de l’observation électorale. Chacun d’entre eux est ensuite chargé d’organiser à son tour la
formation de cent observateurs électoraux à son retour en Irak. Au final, 8 920
observateurs sont déployés dans les 18 gouvernorats irakiens pour les élections
de janvier 2005. La « société civile » irakienne devient donc, par la force des
choses, un des rouages de la construction institutionnelle du pays.
D’autres programmes visent à susciter une démocratisation « par le bas »
(« From the Ground Up ») (USAID, 2004). L’objectif global du « Programme de
Gouvernance Locale », mis en place par le RTI (Research Triangle Institute) et
financé par l’USAID à hauteur de plus de 310 millions de dollars10, est de « faire
bénéficier les citoyens irakiens d’une gouvernance locale améliorée ». Pour cela,
le programme vise à mettre en place des « conseils locaux représentatifs » de la
population, à faire en sorte que la prise de décision et la politique locale soient
plus « transparentes et participatives », que les services délivrés par les conseils
locaux soient « effectifs et efficaces », que « la société civile influence de manière
positive la prise de décision politique au niveau local », et à « développer le dialogue civique » (Brinkerhoff et Mayfield, 2005 : 60). Le programme est d’abord
lancé à Bagdad, quelques semaines après la chute du régime de Saddam Hussein.
Quatre-vingt huit conseils de quartiers y sont créés. Ensuite, ces conseils élisent
les représentants de neuf conseils locaux11 correspondant aux neuf districts de
Bagdad, chargés à leur tour d’élire un conseil municipal de vingt-sept membres.
Le programme se poursuit dans le reste de l’Irak, aux niveaux suivants : village
(qarya), quartier, (hayy), sous district (nâhiya), district (qa∂â’), ville (madîna),
gouvernorat (muhâfaza). Le but immédiat de ces conseils est de constituer une
interface avec les militaires, et de relayer la voix des citoyens dans la définition
des besoins et des priorités de la « Reconstruction ». En réalité, l’objectif à plus
long terme est de modifier le rapport des Irakiens à la politique, de refondre les
rapports entre l’État et la société. En créant des structures de gouvernement local,
il faut notamment engager un processus de décentralisation de l’État, en rupture
avec la pratique de l’ancien régime (Brinkerhoff et Mayfield, 2005 : 66).
La sélection des membres de telles structures de représentation de la population irakienne est cruciale. Selon une responsable des relations extérieures de
RTI en 2003 :
« Nous avons pris des chiites, des kurdes, et des sunnites, un ou deux chrétiens,
des femmes, pour faire des conseils les plus représentatifs possibles des différentes
communautés irakiennes »12
10. Voir http://www.usaid.gov/iraq/contracts/.
11. 830 financements ponctuels ont été attribués à ces conseils locaux, voir « The Road Ahead », op. cit.
C’est la compagnie américaine Research Triangle Institute (RTI) (voir infra) qui a été chargée du volet.
12. Interview avec l’auteur, Amman, avril 2005.
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Les équipes du RTI ont donc cherché à concilier leur perception de la société
irakienne et les exigences programmatiques fixées par l’USAID. Ici, les facteurs
décisifs de sélection sont l’appartenance communautaire, et le sexe. Le niveau
d’études et le niveau d’anglais et surtout l’inclination à coopérer avec les Américains, sont également déterminants. Dans ce processus de sélection, on le voit, la
représentativité n’est pas fonction de l’influence au sein de la communauté, mais
de l’appartenance et du profil général ; l’arbitraire joue un rôle important.
De multiples ajustements ont dû être faits au contact du terrain. Ces tâtonnements ont contribué à décrédibiliser le processus. Ainsi, d’anciens baassistes
réussissent parfois à se faire sélectionner, avant d’être contraints au départ en
raison de l’indignation d’une partie de la population. La sélection des conseils,
à partir de novembre 2003, est mise en œuvre à travers un système de caucus,
d’assemblées de citoyens sélectionnés par les Américains (Brinkerhoff et Mayfield, 2005 : 63). Dès lors, la plupart jouissent d’une légitimité très réduite. À
Falluja, au moment de la première bataille d’avril-mai 2004, plusieurs conseils
prétendaient représenter la population. Le conseil mis en place par les Américains
était frappé d’illégitimité en raison de sa proximité avec l’occupant par les autres
conseils, majlis al-shuyûkh (conseil des cheikhs), majlis al-mujâhidîn (conseil des
mujahidins), etc.
Ce déficit de légitimité a été renforcé par l’absence de moyens financiers
alloués aux conseils : les conseils locaux ne peuvent satisfaire les attentes d’une
population intéressée d’abord et avant tout par l’amélioration concrète de ses
conditions de vie (Brinkerhoff et Mayfield, 2005 : 61). Cette tension entre exigences externes, posées par l’Autorité Provisoire de la Coalition, et attentes de la
population, a vite mis le programme devant ses contradictions : il est en décalage
permanent avec une réalité locale mouvante, complexe, où les hiérarchies sociales
et les rapports de forces locaux ont été bouleversés par l’effondrement du régime
et sont en pleine mutation.
Le capacity building (litt. « renforcement de capacité »), des « organisations de
la société civile » est un axe important des programmes. Les organisations qui
intéressent le plus les bailleurs sont celles qui défendent les droits de l’homme
et les associations de femmes (Brinkerhoff et Mayfield, 2005 : 67). Ainsi, l’APC
encourage la création d’un réseau d’associations de femmes (women issues) (Bremer, 2006 : 84), qui deviendra ensuite le Iraqi Women’s Network. Le capacity
building du réseau se fera par l’attribution de financements, de matériel et d’équipement informatique et l’organisation de workshops (ateliers), souvent organisés à
Amman, en Jordanie, pour des raisons de sécurité. Le processus de rédaction de la
constitution est l’occasion d’organiser une multitude de ces workshops. Leur but
est de former et de faire réfléchir des membres de la « société civile » irakienne,
mais aussi des membres du parlement, aux droits de l’homme et à l’importance
de les mentionner dans la constitution, aux droits de la femme, aux avantages
et inconvénients des différents systèmes politiques occidentaux (fédéralisme vs.
centralisation, etc.). Les organisateurs de ces workshops (UNOPS, PNUD, ONG,
Friedrich Erbert Stiftung, Association du Barreau Américain) se défendent de
Retour sur l’échec de la « reconstruction »… / 189
vouloir influencer dans un sens ou dans un autre les participants, et mettent en
avant la notion de débat, de mise en commun des idées, de création de réseau
d’activistes de la société civile.
« Société civile » et société de guerre
Ces fonctions importantes accordées aux organisations de la « société civile »
en font des enjeux pour les partis politiques. Tout d’abord, les enjeux politiques se
reflètent au sein même des organisations. Une organisation se voulant « neutre »
devra non seulement avoir des équipes reflétant la diversité ethnique et confessionnelle du pays, mais aussi, bien souvent, la diversité de l’échiquier politique.
Ainsi, Hassan13, responsable d’une ONG irakienne, originaire du gouvernorat
de Babil au sud de Bagdad et de confession chiite, qui doit monter une équipe
à Kirkouk afin de suivre la situation des déplacés internes et des réfugiés dans le
gouvernorat de Ta’mim, déclare-t-il en 2004 :
« Si je veux être perçu comme neutre, je suis obligé de prendre dans mon équipe un
représentant du PDK ainsi qu’un représentant de l’UPK. Déjà que l’on voit mon
organisation comme une organisation arabe parce que je le suis… »14
Toujours dans la région de Kirkouk, au centre de luttes importantes entre les
partis politiques kurdes d’un côté, qui cherchent à ramener la ville et sa région,
pétrolifère, dans le giron du Kurdistan, et les populations arabes, arrivées souvent à la faveur de la politique d’arabisation de l’ancien régime, il est témoin de
l’instrumentalisation des ONG locales et internationales par l’une ou l’autre des
parties. Il rapporte que les populations kurdes sont encouragées par les partis
kurdes (qui leur fournissent argent, et même parfois armes) à repousser les limites
du Kurdistan le plus au sud possible et à retourner dans les régions dont elles ont
été chassées par la politique d’arabisation, ou bien à occuper de nouvelles terres.
Elles tombent alors sous la dénomination internationale de déplacés internes, ou
bien de réfugiés, selon qu’elles viennent du Kurdistan irakien ou bien des provinces kurdes de Turquie ou de l’Iran, et deviennent des personnes vulnérables, car
sans toit et sans ressources, aux yeux des acteurs humanitaires. Les populations
arabes ont été également déplacées de force par la politique d’arabisation, mais
se considèrent désormais comme chez elles, et les affrontements interethniques
se multiplient dans le courant de l’année 2004. ONG locales et internationales
qui fournissent tentes, vivres et couvertures aux populations kurdes, sont perçues
par les populations arabes comme des extensions des partis politiques kurdes.
C’est souvent vrai. Dans ce contexte extrêmement tendu, Hassan sera contraint
de fermer son bureau de Kirkouk et de se replier sur Bagdad.
Les personnalités émergentes de ce réseau de la société civile irakienne sont
courtisées par les partis. La composition des listes électorales est en effet l’occa13. Les noms ont été modifiés.
14. Entretien avec l’auteur, Amman, novembre 2004.
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190 / Fanny Lafourcade
sion de se façonner une image, en cooptant des personnalités influentes. Pour les
forces politiques irakiennes, nouvellement constituées ou revenues au pays après
2003, ces stratégies de cooptation sont essentielles. C’est ainsi que plusieurs rising
stars15 (étoiles montantes) des organisations de femmes, participantes de tous les
workshops d’Amman, seront finalement élues à l’assemblée nationale transitoire
en janvier 2005, ou dans le majlis al-nuwwâb (la première assemblée nationale
« permanente ») en décembre 2005. Les phénomènes de vases communiquants
entre la sphère politique et la société civile sont d’autant plus fréquents que les
deux champs sont en formation et en mutation permanente et que l’insécurité
et les assassinats ciblés obligent à un renouvellement fréquent du personnel
politique. Les rising stars de la société civile en formation deviennent les hommes
et les femmes politiques de demain. C’est ainsi que Muhammad, personnalité
irakienne connue dans la coordination des ONG internationales et locales,
déclare à la veille des élections du 15 décembre 2005 :
« Plusieurs partis politiques m’ont proposé un poste de ministre dans le futur
gouvernement après les élections, si je rejoins leur liste – aussi bien cAllawi que les
Sadristes!(…) Bien sûr, les Sadristes ont besoin de personnalités sunnites comme
moi… »16.
Muhammad refuse de se compromettre avec ce qu’il estime être une bande
de « malhonnêtes », de quelque bord qu’ils soient.
L’insertion des « organisations de la société civile » dans la société politique
irakienne est une préoccupation importante pour les bailleurs de fonds, conscients que dans la société irakienne actuelle, l’indépendance ne peut être que
fictive. Chacun doit choisir son camp, notamment parce que chacun a besoin
d’une protection. Ainsi, chaque agence qui travaille dans le domaine de la société
civile a son réseau d’organisations locales, qu’il tente d’équilibrer, de manière très
empirique et avec un accès fragmentaire à l’information depuis Amman, entre
les différentes tendances politiques.
Dans un tel contexte, la question des financements est loin d’être annexe.
Hamid est un jeune médecin qui a fondé son association après avoir travaillé
plusieurs mois dans une ONG internationale en 2003 et 2004. Un jour, se
rendant dans un camp de déplacés dont les maisons ont été détruites lors des
opérations militaires contre Falluja, plusieurs membres de son équipe sont arrêtés
par des insurgés irakiens. La préoccupation première des insurgés est de savoir
qui finance les programmes de la petite organisation locale : « les Européens »,
répondent-ils ; ils sont libérés au bout de quelques heures. Au-delà de ces considérations politiques, le seul fait de travailler pour une organisation internationale,
ou une organisation locale financée par l’aide internationale – et donc d’avoir un
salaire payé en dollars – peut faire de leurs employés les victimes de la politique
d’enlèvements. Il est vrai que dans un contexte où l’économie, malgré l’énormité
15. L’expression est de Manal Omar, chef de mission de l’ONG américaine Women for Women International. Entretien avec l’auteur, Amman, décembre 2005.
16. Entretien avec l’auteur, Amman, novembre 2005.
Retour sur l’échec de la « reconstruction »… / 191
des sommes injectées dans le pays, est au point mort à cause de la violence et
de la corruption, la société civile est un des rares secteurs qui emploie. Dans ces
conditions, « monter sa petite ONG » peut être un moyen d’accéder à la manne
de l’aide internationale. Dans cette économie de l’assistance internationale et
de la guerre, les organisations sont d’ailleurs très vulnérables aux tentatives de
corruption dont elles peuvent faire l’objet.
En réalité, c’est toute la société irakienne qui a progressivement glissé dans un
état de guerre entre avril 2003 et l’été 2005. La probabilité de mourir de mort
violente pour un Irakien après 2003 est 58 fois plus importante qu’avant 2003
(Ismael, 2005 : 616). Une véritable « gun culture » (culture du pistolet) est apparue à la faveur du chaos sécuritaire (Barakat, 2005 : 579). Si les Irakiens étaient
largement armés bien avant la guerre, la multiplication des viols, règlements de
compte, rackets, pillages, a incité la population à se défendre elle-même. En plus
d’avoir une arme à la maison pour pouvoir se défendre en cas d’attaque, les individus, femmes comprises, se déplacent rarement sans pistolet dans le vide-poche
de la voiture ou dans le sac à main. C’est également dans ce vide sécuritaire que
se sont engouffrées les premières milices ainsi que certains partis politiques et
organisations religieuses en 2003. Immédiatement après la chute du régime, par
exemple, selon les dires d’un ancien étudiant17, des « membres de la Hawza » ont
investi les universités afin, officiellement, d’en assurer la sécurité. Bien avant le
raz-de-marée de l’islam politique en janvier puis en décembre 2005, le voile a
été imposé sur les campus irakiens à force d’humiliations et d’insultes à l’égard
des jeunes filles non voilées. Les milices (Armée du Mehdi, Badr, Peshmerga),
et groupes armés opposés au processus politique (insurrection), se partagent le
contrôle du territoire et imposent leur loi dans leurs fiefs. Les forces de sécurité
de l’État (police) sont soit noyautées par les milices, soit totalement impuissantes. Les groupes se répartissent les contrats de la reconstruction et rien ne peut
se faire sans leur autorisation18. Les différentes régions de l’Irak et les quartiers
des villes (notamment de Bagdad) s’homogénéisent progressivement selon des
lignes communautaires.
Dès lors, ce n’est pas tant la société civile qui est une nécessité vitale pour
l’Irak dans la situation actuelle, qu’un État. L’État irakien, en effet, a disparu en
même temps que le régime de Saddam Hussein et depuis il n’a pu renaître de
ses cendres. L’existence des milices, extensions des partis politiques qui refusent
de les démembrer, interdit toute perspective de reconstruction d’institutions
étatiques. Les ministères et autres structures administratives sont devenus les fiefs
de politiciens qui les investissent chacun à leur tour depuis 2003, phénomène
connu sous le nom de muhâsasa (répartition) (Leenders, 2003). L’enjeu est
l’accès à une partie des ressources pétrolières dans un contexte de délabrement
17. Entretien avec l’auteur, Damas, été 2003.
18. Voir Al-Zaman, 27 avril 2006, « Militia groups control reconstruction money », http://www.azzaman.
com/english/index.asp?fname=news\2006-04-27\166.htm.
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192 / Fanny Lafourcade
économique sérieux. Objet de la compétition, l’État est faible, corrompu, siège
de nouveaux réseaux clientélistes aux pratiques népotiques. Le centre n’est qu’un
lieu du pouvoir parmi d’autres ; il a définitivement perdu le contrôle (Baker :
2006). Dans la société irakienne de guerre, le pouvoir, diffus, se nourrit en partie
des hiérarchies anciennes (légitimité tribale, religieuse) ou nouvelles (accès à
l’aide internationale).
Dans la société irakienne de guerre, le décalage s’agrandit entre la notion de
« société civile » et la réalité des enjeux et des rapports de force sur le terrain.
Bénéficiant de la difficulté de trouver des partenaires internationaux encore opérationnels, Hamid, évoqué plus haut, a obtenu, pour démarrer ses activités, un
budget de près d’un million de dollars19 d’une organisation internationale (ellemême financée essentiellement par l’USAID) pour un programme d’assistance
humanitaire aux personnes déplacées dans le gouvernorat d’Anbar. Or Hamid est
chiite et Anbar, largement sunnite. Quelques mois à peine après avoir commencé
ses activités, il sera taxé d’« espion chiite » et recevra des menaces de mort sur
son lieu de travail. Totalement insérée à la fois dans la société politique et dans
la société de guerre, la « société civile » irakienne est-elle encore « civile »?
Les faiblesses de la reconstruction
Comment expliquer un tel échec plus de trois ans après la chute du régime de
Saddam Hussein ? Les faiblesses de la machine à reconstruire sont d’abord structurelles : manque de cohérence dans les objectifs, les moyens et la coordination,
planification défaillante, moyens inadaptés face à l’ampleur de la tâche. Ensuite,
des choix politiques de nature souvent idéologique sont faits, aux conséquences
désastreuses : démembrement de l’État baassiste, méfiance à l’égard des sunnites, refus des élections anticipées, confrontation avec l’Ayatollah cAli al-Sistani,
désengagement anticipé en raison des difficultés du terrain.
La « Reconstruction » – cette transformation en profondeur des institutions
irakiennes – n’a pas toujours été, avant-guerre, l’option favorisée par l’administration Bush. En effet, il y eu, au sein de l’Administration, une lutte d’influence
entre les partisans d’un simple regime change et d’une présence américaine limitée
dans l’après-guerre irakien (appelons-le le plan A), et les partisans d’une transformation en profondeur de la société irakienne (plan B), dont la démocratisation
progressive deviendrait un exemple pour les autres pays de la région, entraînés
par cet enchaînement vertueux sur la voie de la libéralisation politique.
Le projet « Futur de l’Irak » (Future of Iraq Project), lancé en octobre 2002
sous les auspices du département d’État, réunit des groupes de l’opposition
irakienne en exil, des universitaires et des experts irakiens et américains afin
19. Pour le bailleur, il n’existe aucun moyen de contrôler que l’aide arrive aux bénéficiaires. Il se fie,
dans un cas comme celui-là, uniquement à la bonne foi de l’ONG, qui doit envoyer régulièrement des
photographies des distributions.
Retour sur l’échec de la « reconstruction »… / 193
d’analyser la réalité des systèmes politiques et sociaux irakiens et de proposer
des recommandations pour l’après-guerre. Il plaide pour la mise en place d’un
gouvernement transitoire et d’une assemblée constituante composée d’Irakiens
issus de l’ex-opposition à Saddam Hussein et d’Irakiens « de l’intérieur » et
pour la tenue d’élections nationales au plus vite20. Même si le général Jay Garner, qui est placé en janvier 2003 à la tête du Bureau de la Reconstruction et
de l’Assistance Humanitaire, est accusé par ses détracteurs de ne pas prendre en
compte les travaux du Future of Iraq Project (International Crisis Group, 2004),
il semble favoriser le plan A également et organise une conférence de politiciens
irakiens dans la ville de Nassiriyya en avril 2003. Mais alors que les pillages se
généralisent, la faiblesse des ancrages locaux des « exilés » devient manifeste. Jay
Garner est rappelé à Washington.
L’arrivée de l’ambassadeur Paul Bremer en mai 2003 et la création de l’Autorité
Provisoire de la Coalition (APC) marquent la mise en place d’un plan B : comme
dans l’expérience japonaise, l’armée victorieuse doit administrer le territoire
jusqu’à ce que la souveraineté soit transmise à un gouvernement élu et après une
réforme en profondeur des institutions politiques ainsi démocratisées par l’occupant. La résolution 1483 adoptée par le Conseil de Sécurité désigne l’Autorité
Provisoire de la Coalition comme « puissance d’occupation », en attendant la
formation d’un gouvernement irakien dont le calendrier n’est pas évoqué. Le plan
B a été adopté. On ne parle plus, dès lors, d’élections rapides et de transfert de
souveraineté à un gouvernement irakien. Le Conseil de Gouvernement Irakien,
créé en juillet 2003, a un rôle uniquement consultatif. La « Reconstruction »
administrative, économique et politique de l’Irak commence.
Mais le plan B doit être modifié face aux difficultés rencontrées sur le terrain.
Les forces de la coalition connaissent leurs premiers revers et l’insurrection
irakienne ses premiers succès durant l’été 2003. Afin de hâter le transfert de
souveraineté aux Irakiens et commencer à se dégager de ce terrain difficile
(Diamond, 2004), l’accord du 15 novembre 2003 entre l’Autorité Provisoire de
la Coalition et les membres du Conseil de Gouvernement Irakien fixe un calendrier de la transition politique ; il prévoit notamment l’élection d’une assemblée
constituante au suffrage indirect, par les conseils et assemblées locaux mis en
place par les Américains. Le plan rencontre une forte opposition sur le terrain
de la part de l’Ayatollah cAli al-Sistani, le plus haut dignitaire chiite d’Irak, et
de la communauté chiite – qui demandent que l’Assemblée constituante soit
élue au suffrage universel. L’envoyé spécial du Secrétaire Général des Nations
Unies, Lakhdar Brahimi, convainc les deux parties de parvenir à un compromis.
Le plan de transition est une nouvelle fois modifié. L’APC doit transférer ses
pouvoirs à un gouvernement intérimaire irakien composé de « technocrates » le
30 juin 2004, puis des élections nationales doivent être organisées avant le 31
janvier 2005. Ces élections permettront la formation d’une assemblée consti20. Voir La transition démocratique en Irak (Final Report on the Transition to Democracy in Iraq) (Diamond,
2005 : 27).
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194 / Fanny Lafourcade
tuante qui se chargera de la rédaction du texte définitif de la loi fondamentale
irakienne, lequel sera ultérieurement soumis à référendum avant le 15 octobre
2005. Enfin, la période de « transition » s’achèvera avec l’élection, avant le 15
décembre 2005, d’une Assemblée nationale et la désignation d’un gouvernement
irakien pleinement souverain.
Qu’elles s’expliquent par un conflit d’influence entre le Pentagone et le Département d’État ou non, ces hésitations trahissent une volonté de se désengager
rapidement d’une entreprise qui s’avère plus difficile que prévu. C’est pourquoi
si la « Reconstruction » n’a pas été une opération militaire suivie d’une passation
rapide à une instance irakienne, l’administration américaine en Irak, tout en se
fixant des objectifs extrêmement ambitieux, n’a pas eu les moyens de les remplir.
13 mois après la chute du régime de Saddam Hussein, la formule de la passation
à un gouvernement transitoire permet aux Américains de conserver leur pouvoir
tout en se déchargeant de la responsabilité de l’échec de la « Reconstruction ».
De plus, la structure de la « Reconstruction » est minée par le manque de
centralisation, la corruption, le renouvellement rapide et le manque d’expérience
des équipes. La double responsabilité Pentagone/Département d’État a ainsi
contribué à la rendre difficilement gérable. Par exemple, Autorité Provisoire
de la Coalition (civils), mais aussi l’USAID, et militaires peuvent passer des
contrats21. Le renouvellement accéléré et le manque de formation des équipes
ont été dénoncés par Larry Diamond, membre de l’équipe « Gouvernance »
de l’Autorité Provisoire de la Coalition. Il montre que la plupart de ses collègues américains avaient une connaissance très limitée du terrain, avec lequel ils
étaient d’ailleurs peu en contact. Bien souvent, leur compréhension de la réalité
irakienne passait par le prisme des « exilés » irakiens (Diamond : 2004). Enfin,
la corruption est énorme. Le scandale de l’attribution des contrats, dès avant
le lancement des opérations militaires contre l’Irak, n’est que la partie émergée
de l’iceberg. La corruption touche tous les niveaux : attribution des contrats
douteuse (Halliburton), profits excessifs, factures gonflées (Halliburton), travail
bâclé (Bechtel), corruption (fasâd) et pots-de-vin (rashwa) lors de l’attribution
des contrats aux sous-traitants locaux (Alexander et Leenders, 2005). Finalement,
donc, des sommes d’argent considérables ont été mises en jeu, pour un résultat
peu visible sur le terrain.
Enfin, à partir du printemps 2004, la dégradation des conditions de sécurité
met un frein à la « Reconstruction ». Les dépenses militaires grèvent le budget,
et la dégradation des conditions de sécurité empêche la mise en place des projets.
Au final, l’essentiel du budget américain en Irak a été consacré au maintien et
à l’entretien de l’armée. Sur les 314 milliards de dollars allouées par le Congrès
américain, moins de 10 %, soit 24,5 milliards de dollars, ont été affectés aux
programmes d’assistance et de reconstruction, ainsi qu’aux frais de fonctionnement de l’ambassade des États-Unis à Bagdad (Belasco, 2005). Seuls 7 %
21. Voir www.usaid.gov/iraq/activities.html pour les contrats passés par USAID et voir www.hq.usace.
army.mil/cepa/iraq/contracts.htm pour les contrats passés par le Département de la Défense.
Retour sur l’échec de la « reconstruction »… / 195
de cette somme auraient véritablement été consacrés aux projets22. Quant aux
autres bailleurs internationaux, qui avaient annoncé 16 milliards de dollars, ils
ont déposé 454 millions de dollars en décembre 200523 dans le Trust Fund (le
tiers par l’Union Européenne). Dès lors, non seulement l’aide internationale a été
moins importante que prévue, mais les bailleurs ont eu des difficultés à dépenser
leur argent, à cause de la dégradation des conditions de sécurité. Enfin, quand
les projets ont été mis en place, une part importante du budget a été allouée à
la sécurisation des sites et personnels.
En cas de sous-traitance, le contrôle du travail fourni sur le terrain est considérablement limité. Les responsabilités accrûes accordées aux « organisations de
la société civile » ne règlent pas le problème. L’observation électorale a donné des
responsabilités cruciales à des personnes formées rapidement en Jordanie, et sans
possibilité de contrôle a posteriori. D’ailleurs, malgré ce système d’observation,
plusieurs mouvements politiques et coalitions ont dénoncé des fraudes massives
lors des scrutins de janvier et décembre 2005.
L’Autorité Provisoire de la Coalition a également fait une série de choix politiques qui ont eu des conséquences désastreuses sur la « Reconstruction ».
Il s’agit tout d’abord du démembrement de l’État irakien. L’appartenance
au parti Baas était un mode de promotion sociale important, dans la fonction
publique comme dans la plupart des secteurs de la société irakienne. D’autre
part, au sein de certaines institutions étatiques comme l’Éducation nationale,
il était quasiment obligatoire d’avoir sa carte du parti. L’Order 1, qui a pour
objet la débaassification, s’inspire fortement de la dénazification après 1945,
mais en ignorant les conséquences négatives que celle-ci avait eu également. En
écartant les quatre échelons supérieurs du parti Baas de la fonction publique,
il a pour objectif affiché d’extirper les racines de l’autoritarisme, qui se nichent
dans l’ensemble de l’appareil d’État. Il néglige un fait essentiel : étant donné la
nature centralisée de l’État baassiste, il prive le futur État de ressources humaines
irremplaçables en le privant de ses cadres. De plus, la reconstruction de l’État
est mise en œuvre tardivement. Malgré l’annonce d’un gouvernement irakien
dès septembre 2003, certains ministères n’ont pas d’existence réelle pendant
plusieurs mois. Le ministère des Déplacements et des Migrations, par exemple,
créé officiellement en août 2003, n’est constitué que d’une petite équipe de
l’Autorité Provisoire de la Coalition et de quelques Irakiens, à qui on attribue
fin 2003 un bureau dans les locaux du Haut Commissariat pour les Réfugiés
dans le quartier de Masbah à Bagdad, jusqu’au printemps 2004. Après une grosse
campagne de recrutement en décembre – janvier 2003-2004, le personnel du
ministère prend possession de ses locaux, situés près de la célèbre « Porte des
22. Voir Stephanie Kirchgaessner, “Iraq is ‘facing shortfall in reconstruction”, Financial Times, 19 octobre
2005.
23. Les plus importantes contributions viennent de l’Union Européenne, du Japon, de la Grande-Bretagne,
du Canada et de l’Australie. Voir http://siteresources.worldbank.org/IRFFI/Resources/ITFNewsletterDecember-2005(Final).pdf.
REMMM 117-118, 179-199
196 / Fanny Lafourcade
Assassins » de la Zone Verte à Bagdad. Cette disparition de l’État a durablement
miné la possibilité de toute reconstruction politique, économique, et même
sociale, de l’Irak – sans compter que dans le vide ainsi créé se sont engouffrés
milices, organisations et partis politiques, tribus, etc. Le mode de reconstruction
de l’État adopté par l’occupant, décentralisé et aux prérogatives minimales, n’a
fait que confirmer cette tendance.
Enfin, l’occupant a une responsabilité énorme dans la communautarisation
du politique. Le travail promu par l’Autorité Provisoire de la Coalition, tant au
niveau local comme nous l’avons vu plus haut, qu’au niveau national, entérine
une vision communautaire de l’Irak. Si le principe des quotas n’est pas inscrit
dans les institutions politiques naissantes, il devient une pratique de fait. Il est
scrupuleusement respecté dans la sélection des membres du Conseil de Gouvernement en juin-juillet 2003. La recherche assez précoce d’une sortie de crise
par l’administration américaine confrontée à ses premières difficultés en Irak,
l’amène à précipiter le calendrier politique de la transition. Un effet pervers de
ce processus politique forcé a été d’exacerber et d’institutionnaliser les divisions
et la compétition entre les différents groupes. Cette précipitation a aussi permis à
certains groupes de prendre le contrôle de fonctions entières de l’État – la milice
Badr a ainsi très vite noyauté le ministère de l’Intérieur irakien. Le processus de
rédaction de la constitution, conduit dans la précipitation pour tenir le calendrier
politique fixé, a abouti à un rejet massif du texte de la part de la population
sunnite, près du quart de la population totale irakienne, et n’a été adopté par
une courte majorité que grâce à un arrangement de dernière minute donnant la
possibilité de réviser le texte. Alors que la rédaction de la constitution devait être
le moment fondateur de l’établissement d’un nouveau pacte politique entre les
différents acteurs politiques de l’Irak post-Saddam, la recherche du consensus
national sur le système politique est rejeté dans un futur improbable.
En réalité, l’essentiel de la « Reconstruction », sur laquelle auraient pu se baser
le développement économique, l’établissement d’un système politique pacifié,
l’émergence d’une culture de respect de l’individu, n’a pas eu lieu. Elle nécessitait la remise sur pied d’infrastructures étatiques, au premier rang desquelles la
constitution de forces de sécurité capables d’assurer le contrôle du territoire. La
coalition n’a jamais pu assurer non plus la sécurité des citoyens dont elle avait
la charge, malgré le maintien depuis quatre ans de près de 160 000 soldats.
Assez symboliquement, la « route de la mort » est celle qui devrait être la plus
sûre, étant donné son importance stratégique : elle relie l’aéroport international
de Bagdad à la « zone verte », siège du gouvernement irakien et de l’imposante
ambassade américaine. Elle n’est à peu près sécurisée que depuis le milieu de
l’année 2005. Comme le souligne Ghassan Salamé :
« Pour bâtir une démocratie, un État doit probablement être déjà en état de marche ;
pour la consolider, il lui faut des démocrates ; deux conditions que la simple tenue
d’un scrutin peut encourager mais auxquelles elle peut difficilement se substituer »
(Salamé, 2002 : 512)
Retour sur l’échec de la « reconstruction »… / 197
Les États-Unis commencent à tirer les leçons de leurs échecs en Irak. Malgré
les discours optimistes du président Bush, une réflexion a été lancée sur la gestion de l’après-guerre en Irak, nourrie notamment par des think tanks comme
la RAND et des chercheurs comme Larry Diamond. Globalement, alors que
la notion de guerre préemptive n’est pas remise en cause, l’accent est mis sur
l’impréparation, l’absence de moyens (pas assez de troupes, etc.), une mauvaise
gestion et une attitude impérialiste et méprisante qui a décrédibilisé l’effort de
reconstruction. Dans cette analyse, ce n’est pas le fait de partir en guerre qui est
critiqué, mais le fait de partir en guerre seul. Une approche multilatérale de la
sécurité internationale permet en effet de répartir le coût humain et financier
entre différents protagonistes, de profiter de l’expérience partagée de ceux-ci, et
d’exercer une responsabilité conjointe (Dobbins : 2003).
La « société civile » est emblématique de la « Reconstruction », résultat d’un
projet foncièrement idéologique plaqué sur une réalité complexe, délicate, rétive.
Vision idéalisée de la société américaine, qui correspond de moins en moins à
la réalité des États-Unis, où la participation civile est en déclin ces dernières
années, l’idéologie de la « société civile » montre ses limites sur le terrain irakien,
comme sur d’autres (Kasfir, 2004 : 137). Son impact a été très marginal. En
effet, telle qu’elle a été mise en œuvre en Irak, elle vise des organisations qui
ont dans leur écrasante majorité été créées après 2003. Elles sont le reflet d’une
catégorie très spécifique de la population (les urbains) sur laquelle pensait s’appuyer l’Autorité Provisoire de la Coalition ; en outre, elles dépendent largement
des bailleurs internationaux. Il apparaît clairement que leur représentation au
sein du personnel politique irakien, bien que supérieure à leur poids réel dans la
société irakienne, est marginale ; leur influence est faible et entretient l’illusion
d’une scène politique démocratisée alors que seuls comptent les rapports de
force sur le terrain. Les promoteurs de la « société civile » argueront du fait que
même marginal, leur apport reste essentiel. L’urgence de la situation humanitaire
et politique plaide plutôt pour une réorientation des priorités en faveur d’un
règlement politique du conflit.
La « Reconstruction » se solde donc par un échec cuisant. L’Irak se reconstruira, selon ses propres logiques, lorsqu’un consensus national sur la question
du pouvoir aura été atteint.
Les Irakiens, qui ont largement perdu leurs illusions depuis 2003, ont d’ailleurs
revu leurs attentes très à la baisse, à l’instar d’Amal, bagdadie d’une quarantaine
d’années, résignée devant l’enlisement de la situation:
« On part le matin au travail sans savoir si on reviendra vivant le soir. C’est notre vie.
[…] Tu veux mon avis ? Il va se passer 8 ou 10 ans avant que l’on puisse de nouveau
avoir une vie normale… »24.
24. Entretien informel avec l’auteur, Amman, avril 2005.
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ABDUL JABBAR Ahmad Abdullah, « The Future of Civil Society Institutions in Iraq »,
Civil society in Iraq Forum, Amman, Nov 29th to Dec 1st 2004, actes du colloque,
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