S`éveiller à la Résurrection - Jésuites de la Province de France

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S`éveiller à la Résurrection - Jésuites de la Province de France
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S’éveiller à la Résurrection
par Joseph MOINGT S.J.
| SER-SA | Études
2005/6 - Tome 402
ISSN 0014-1941 | ISBN | pages 771 à 781
Pour citer cet article :
— Moingt s.j. J., S’éveiller à la Résurrection, Études 2005/6, Tome 402, p. 771-781.
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Religions et Spiritualités
S’éveiller à la Résurrection
J OSEPH M OINGT
L
de la résurrection des morts est le cœur du
christianisme . Plus qu’un mystère : comment un mort
peut-il reprendre vie en pleine identité à soi-même ?
Plus qu’un objet de foi : croire qu’une vie nouvelle nous attend
après la mort ; plus même qu’une promesse dont le gage nous
a été donné, ainsi que le professe le dernier article du Symbole
de la foi : croire à la puissance du Saint-Esprit qui opère en
nous telle une semence d’éternité, — l’espérance de la résurrection est le cœur de la foi chrétienne, au double sens affectif
et organique du mot : ce qui éveille dans l’homme le désir de
voir Dieu, source et perpétuité de la vie, ce qui entretient en
nous le désir et le courage de vivre, en avant du moment présent et au delà même de nos ressources de vie. Aussi n’est-ce
pas une vérité de la foi parmi beaucoup d’autres, c’est son
essence même, ce qu’il y a de spécifiquement chrétien dans la
foi du chrétien en Dieu, ce qui fait de son annonce la Bonne
Nouvelle par excellence, le tout de l’Evangile, — non qu’elle y
soit fréquemment mentionnée, mais partout présupposée,
parce que la résurrection de Jésus est le fondement de la foi en
lui, de sa présence à la droite du Père en qualité de Fils, et tout
autant parce qu’elle serait inintelligible si elle n’était pas absolument liée à la résurrection universelle, qui sera l’accomplisE MYSTÈRE
Jésuite. Théologien
Études - 14, rue d’Assas - 75006 Paris - Juin 2005 - N° 4026
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sement de la Justice de Dieu que Jésus avait charge d’annoncer,
de préparer et d’inaugurer, ainsi que Paul en témoignera
devant ses accusateurs : « C’est pour la résurrection des morts
que je passe aujourd’hui en jugement devant vous » (Actes
24,21). Mais le fond du mystère n’est pas d’attendre une autre
vie pour vivre autrement, dans un autre temps et un autre
monde, c’est d’espérer qu’il nous advienne cela même qui est
arrivé à Jésus : entrer dans l’intimité du Père, dans la joie
de son amour, vivre de sa propre vie, qui est communion
d’amour. Ressusciter, c’est s’éveiller à l’amour, à la vie qui sort
de notre chair parce qu’elle était déjà en elle, qui était en nous
parce qu’elle était avant nous, don d’amour.
La vie nous précède
Dire que la résurrection des morts est l’essence du christianisme n’est pas réduire l’Evangile à l’annonce d’une autre vie
après la mort, cela revient à dire que l’intelligence de ce mystère n’est pas isolable de l’ensemble du message chrétien, qui
est l’affirmation que Jésus après sa mort est entré dans l’éternité de Dieu parce qu’il en venait. Il s’est trouvé des gens, au
XIXe siècle, pour accuser Paul d’avoir falsifié ce message : alors
que Jésus annonçait la venue du Royaume de Dieu et ne
s’annonçait pas lui-même, Paul aurait retourné l’Evangile
vers la personne de Jésus pour en faire la prédication de sa
divinité. Ceux-là n’avaient pas compris que, pour lui, le Règne
de Dieu était l’inauguration de la résurrection générale dans
celle de Jésus, car Dieu appelait tous les hommes à partager
l’amour dont il l’aimait comme son propre Fils avant le
commencement des temps ; aussi « nous a-t-il transférés dans
le royaume du Fils de son amour » en faisant du « Premierné de toute créature » le « Premier-né d’entre les morts »
(Col. 1,13-18). A la même époque, et depuis bien sûr, d’autres
ont dénoncé dans la croyance à la résurrection la grande illusion que les religions entretiennent dans la pensée des
hommes pour les consoler de la perspective de la mort, la
grande peur, aussi, des châtiments divins dont elles menacent
ceux que leur sens moral est impuissant à arracher aux vices ;
tandis que d’autres encore lui reprochaient de bercer les malheureux des consolations du ciel pour les détourner de réclamer justice aux puissants qui accaparent les biens de la terre.
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Tous ces gens-là ne retiennent de la religion que la pensée
de l’au-delà, et méconnaissent que la foi chrétienne est un
appel à vivre intensément la vie, à la dépenser dans une
confiance filiale à Dieu.
Il arrive aussi que des chrétiens soient troublés dans
leur croyance en se demandant comment un corps réduit en
cendres, par une crémation ou par quelque explosion violente,
pourra être reconstitué dans son intégrité : ils cherchent à
comprendre la résurrection à partir de la perte de la vie, au lieu
de regarder vers son origine, qui est don et qui n’est pas vie de
la chair sans être en même temps vie de l’esprit. D’autres personnes ont trouvé un succédané de la résurrection dans la
croyance à la réincarnation, à la migration de l’âme d’un corps
dans un autre, vieille croyance déjà combattue par les écrivains
chrétiens du IIe siècle et revenue à la mode avec un parfum
douteux d’orientalisme et de scientisme. Rien ne montre que
l’abandon de la foi à la résurrection permette d’affronter la
mort avec plus de sérénité. Mais la supériorité du christianisme n’est pas d’en consoler — d’autres religions s’y
emploient — ni de percer les ténèbres du futur ou de l’invisible, domaine où prospèrent tant de pseudo-sciences et de
charlatanismes ; elle est de donner sens à la vie en y intégrant
l’omniprésente réalité de la mort.
La résurrection est entrée dans l’histoire avec Jésus,
c’est quelque chose qui lui est arrivé, mais en venant de plus
loin que lui, tel un appel à la Justice de Dieu. Son annonce
par les chrétiens a bouleversé la société des premiers siècles
de l’ère chrétienne, tel un souffle de liberté. Elle est ainsi
apparue comme une force qui troue l’histoire, qui fait l’histoire : cela ne se démontre pas, cela se raconte. La foi ne
prétend pas l’expliquer : c’est un mystère ; mais elle permet
de la penser, car la résurrection donne sens à l’aventure
humaine : elle se fait dans l’actualité de la présence au monde
en sollicitant la liberté à dire oui à la vie. Elle est cependant
tournée vers le futur, elle conduit au delà du temps et du
monde, mais vers un au-delà qui sera accomplissement et non
destruction, car elle a mission de sauver tout l’univers réconcilié dans son Principe.
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Un appel à la Justice
La croyance à la résurrection était peu répandue au temps de
Jésus, et lui-même n’en faisait pas l’objet premier de son enseignement, puisque ses disciples ne comprenaient pas ce qu’il
voulait dire quand il annonçait qu’il ressusciterait après avoir
été mis à mort (Marc 9,32). Même si elle est apparue tardivement en Israël, elle n’a pas surgi de rien ; elle était préparée
par les menaces de la colère de Dieu que les prophètes proféraient contre les tyrans, les violents, les oppresseurs des
petits ; par leurs promesses que Dieu allait venir instaurer son
règne sur la terre, un règne de justice et de paix qui serait la
revanche des pauvres opprimés ; et aussi par les méditations
des sages, qui se demandaient pourquoi des justes, qui
n’avaient pas désobéi aux préceptes de Dieu, tel le saint
homme Job, étaient accablés de malheurs, tandis que les
méchants prospéraient, et ils ne comprenaient pas comment le
Dieu très juste, très bon et très puissant pouvait tolérer cette
situation. Ces plaintes adressées à la justice de Dieu le provoquaient à intervenir maintenant ou plus tard, et l’attente de
son royaume faisait naître l’espérance que ceux qui étaient
morts avant que justice leur ait été rendue y trouveraient place.
Ainsi s’exprimera, un siècle environ avant la venue de Jésus,
la foi dans la résurrection des martyrs d’Israël mis à mort à
cause de leur attachement à la Loi (2 Mac 7,14) : cette foi n’est
pas née de la convoitise d’un bonheur immortel, ni de la
peur de la mort, mais d’un appel à la justice de Dieu pour
qu’elle mette fin aux injustices des hommes et procure réparation aux victimes. Elle est liée à l’intelligibilité d’un Dieu qui
fait alliance avec les hommes.
Dès ses premières paroles, Jésus relance l’appel des prophètes et des sages à la justice de Dieu : Heureux les pauvres et
les doux, heureux ceux qui pleurent sous les coups des malheurs et des injustices, car ils seront consolés dans le royaume
des cieux. Dieu n’est plus interpellé pour tirer vengeance des
méchants, Jésus compte sur la miséricorde pour désarmer la
violence ; l’accès au royaume n’est plus conditionné par des
obligations à remplir envers Dieu, il suffit de vivre en paix les
uns avec les autres pour devenir ses fils ; le royaume n’est pas
promis à titre de récompense, mais plutôt de compensation,
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ou d’échange, mais en toute gratuité : à qui renonce à se
venger des injures subies et vient à l’aide des plus faibles, Dieu
fait don de son royaume ; il rend par un don démesuré ce
que nous donnons à d’autres de notre amour, de notre peine,
de notre vie, comme s’il l’avait lui-même reçu. En Jésus
Dieu conclut une nouvelle alliance avec tous les hommes ;
sans rien réclamer pour lui, il institue un ordre de relations tel
que chacun renonce à dominer les autres, mais accepte de
prendre la défense des opprimés et de souffrir pour eux ; et
il offre son royaume en contrepartie de cet ordre nouveau.
Sans que le mot soit prononcé, la réalité de la résurrection est
là : qui observera ce pacte verra Dieu de ses propres yeux
(Mat. 5,3-10). Elle est le salut de l’histoire : le pacte qui convertit une histoire désordonnée de violences et de souffrances en
histoire sensée de solidarité et de pardon.
Le mot n’est pas non plus prononcé dans les nombreuses paraboles dont le discours de Jésus était émaillé, et la
réalité de la résurrection y est partout présente : c’est l’invitation à se tenir éveillés, dans l’accomplissement de nos tâches
d’hommes, pour être prêts à passer à la table du royaume où le
Père nous attend pour servir le repas (Luc 12,37). La résurrection accompagne Jésus partout où il va, consolant et soulageant toutes souffrances : ses guérisons portent la promesse
d’un monde régénéré par la grâce de la compassion et rendu
capable de se libérer même de la mort, si chacun accepte de
porter la souffrance de l’autre. Le signe en est encore donné
quand il préfère la table des « pécheurs » à celle des « purs »,
pour signifier que le royaume du Père est ouvert à tous, à la
seule condition de ne pas faire de torts à autrui ou de les réparer avec surabondance, et à la seule exception de ceux qui dissimulent leurs injustices envers le prochain sous le manteau de
la justice due à Dieu. A agir et à parler de la sorte, Jésus savait
qu’il n’échapperait pas aux persécutions qu’avaient subies les
prophètes, mais il ne doutait pas que Dieu lui rendrait témoignage — ce qu’il fit en l’arrachant à la mort pour le faire
renaître de sa propre vie ; et parce que Jésus avait assumé la
souffrance de tous les vaincus de l’histoire, toute l’histoire
humaine fut pareillement assumée dans sa résurrection. Dieu
se révélait en elle sous la face de son humanité, tel un Dieu qui
sacrifie sa puissance à la cause des hommes. La résurrection
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entrait dans l’histoire, non sous la visibilité d’un fait empirique, mais comme une force qui rendait les hommes aptes
désormais à construire leur propre histoire.
Un souffle de liberté
Sans faire de bruit, la résurrection de Jésus se frayait un chemin dans la vie des hommes comme le réveil qui dissipe les
rêves et secoue la torpeur du sommeil. Ses disciples sortent de
la nuit de l’incrédulité où les avait plongés sa mort, ils retrouvent l’usage de la parole et osent quitter l’enclos où ils se
cachaient pour annoncer aux foules, qui le conspuaient la
veille, qu’il était revenu à la vie auprès de Dieu. Paul le rencontre sur la route de Damas et, embrassant la cause qu’il
rêvait de détruire, comme quelqu’un que la lumière d’un
jour nouveau arrache violemment aux ténèbres de la nuit, le
voici qui s’affranchit des traditions de ses pères et proclame
que la promesse qui leur avait été faite venait de s’accomplir,
mais au bénéfice de toute l’humanité. Et le voici transporté
sur les routes des nations païennes, colportant partout la stupéfiante nouvelle, non comme l’un de ces faits merveilleux
dont la crédulité des païens était friande, mais comme une
réalité intérieure dont ils pourraient faire eux-mêmes l’expérience, béatifiante quoique exigeante : Vous qui étiez morts,
esclaves de vos passions, asservis au culte des démons, dit-il
aux païens convertis, vous êtes maintenant déjà ressuscités
avec le Christ par la foi en lui, assis à ses côtés auprès du
Père et vivifiés par sa vie (Eph. 2,1-8), si du moins vous acceptez de passer par où il est passé et de mourir avec lui, c’est-àdire de mourir au péché (Rom. 6, 5-11). Le péché, c’est ce qui
asservit et divise, c’est l’égoïsme qui enchaîne l’esprit aux
convoitises de la chair et engendre volonté de domination,
exclusion, haine ; faire l’expérience anticipée de la résurrection, c’est vivre dans la liberté de l’esprit, l’union et l’égalité
fraternelle (Gal. 5,13-25).
Relayé par la nouveauté de la vie chrétienne, le souffle
de la résurrection secoue la société païenne dans ses profondeurs, il ébranle les murailles qui cloisonnaient les populations
selon leurs appartenances religieuses et leurs provenances
ethniques, les barrières érigées par les préjugés de caste entre
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riches et pauvres, hommes libres et esclaves ; il sape surtout les
fondements païens de la vie sociale, culturelle et politique, les
traditions et cérémonies cultuelles liées à l’administration des
cités et à tous les actes de la vie publique, plus encore le culte
des Empereurs et des divinités romaines qui cimentait l’unité
des peuples rassemblés dans l’Empire. Tandis que l’empereur
Hadrien, au début du IIe siècle, instaurait le culte de la Rome
éternelle dans l’intention de fonder la perpétuité de l’Empire
sur les lois divines qui fixent l’ordre de l’univers et garantissent le retour des cycles cosmiques, les chrétiens annonçaient
bruyamment la venue des derniers temps, le Jugement du
Dieu unique et créateur, la dislocation du cosmos, la soumission de tous les peuples au règne du Christ et la destruction
de la grande Babylone (Apoc. 14,7-8). Rome se sentait menacée par ces gens, en qui elle voyait des « athées », et elle se
défendait en les pourchassant ; mais les chrétiens, affranchis
de la croyance au déterminisme des astres et des lois cosmiques, se montraient délivrés même de la peur de la mort et
poursuivaient leur conquête pacifique de l’Empire. Eveillée
par le souffle de la résurrection, la liberté de l’individu se
dégageait de son enfouissement dans le monde des choses, et
la dignité de la personne humaine s’affirmait face au totalitarisme de la raison d’Etat.
L’idée de l’immortalité n’était pas ignorée des Grecs,
mais elle était réservée à l’âme ; la chair en était exclue, et la
culture hellénistique de l’époque professait un grand mépris
pour le corps, qu’un empereur philosophe appelait « sac
d’excréments ». Les gnoses d’origine orientale, qui s’étaient
infiltrées dans cette culture, étendaient le mépris du corps à la
matière constitutive de l’univers, qu’elles vouaient à la destruction par le feu. Mais les chrétiens, sachant que le salut était
venu par la chair du Christ, n’avaient pas honte de proclamer
la résurrection des corps, ou de la chair ; ils affirmaient, du
même coup, l’unité de la personne, qui n’est pas esprit sans
être corps, et celle de l’homme et du cosmos, car le corps
n’existe qu’en lien avec le monde, en sorte que sa résurrection
est aussi promesse d’une rénovation du monde en « un ciel
nouveau et une terre nouvelle » (Apoc. 21,1).
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Dire oui à la vie
Si la foi dans la résurrection se manifeste historiquement par
une telle prise de conscience et poussée de liberté, le motif en
est qu’elle exprime en vérité le dynamisme de la vie, qui est,
chez l’homme, force spirituelle autant qu’organique. La vie,
qui est passée de l’animalité à la rationalité, est une énergie
pleine d’inventivité, qui s’associe l’intelligence et la liberté de
l’homme pour l’affranchir des déterminismes physiques et lui
remettre en main la gestion de ses propres destinées, y compris
de son évolution biologique et même de son habitat terrestre,
comme le montrent les progrès actuels des sciences. La foi dans
la résurrection éclaire les origines de l’humanité et s’éclaire à la
relecture du récit biblique ; la résurrection est comprise en tant
qu’elle est, déjà dans le présent, « nouvelle création » (2 Cor.
5,17), apparition d’un « homme nouveau », qui n’est autre que
celui que Dieu a créé, mais manifesté maintenant dans la vérité
que Dieu lui avait donnée en le créant à son image (Eph. 4, 24 ;
Col. 3,10), c’est-à-dire en le créant capable de parvenir à
l’immortalité dans la vision de Dieu. Quand Jésus sort, vivant,
de la mort, il devient clair (« révélé ») que Dieu a créé l’homme
pour la vie et non pour la mort, et donc pour que l’homme
jouisse éternellement de son intimité, car Dieu est source de
vie en tant qu’il est l’amour en acte de se communiquer.
Parce qu’il a été créé pour une telle destinée, l’homme
ne cesse de s’arracher au passé qui le fuit pour se projeter dans
un futur qui se dérobe, de s’arracher à la terre qui l’enserre
étroitement pour étendre son habitat à l’univers entier : toute
l’histoire humaine est passage, émergence. Ainsi la résurrection porte-t-elle témoignage à l’histoire dont nous faisons
l’expérience, elle s’inscrit dans son prolongement parce qu’elle
en est le soubassement : impulsion donnée à la vie par le
Créateur, force ascensionnelle imprimée à l’histoire par le
Christ, germe d’éternité semé dans le corps par l’Esprit qui
habite en lui. Dans ce procès de résurrection, tout est don gratuit, et pourtant rien ne se fait, rien ne peut se faire sans le
consentement de la liberté, qui est le sujet de l’histoire.
Ressusciter, c’est entrer dans la maison de Dieu en qualité de
fils ; le Christ en ouvre la porte, mais on ne peut y entrer qu’en
reconnaissant Dieu pour Père.
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Reconnaître Dieu pour Père, c’est lui exprimer notre
reconnaissance pour la vie qu’il nous donne, la recevoir avec
gratitude comme un don merveilleux, c’est dire Oui à la vie et
se laisser porter par elle aussi loin qu’elle nous conduise. Le
mystère de la résurrection ne nous parle pas d’une autre vie
que celle que nous avons à mener dès maintenant, il nous
retourne vers l’énigme de cette vie, il en dévoile les profondeurs, il en déploie toutes les dimensions : notre vie n’a pas en
elle son commencement et sa fin, car elle était avant nous et
nous survivra ; elle n’est pas réalité solitaire, possession exclusive, elle est partage, communion à la vie de l’univers et à celle
des autres ; elle n’est pas un pur donné, elle est à faire, une
tâche à remplir. Consentir à la vie comme à un don reçu, c’est
accepter de la partager avec d’autres, de la communiquer, c’est
entrer dans l’univers de la vie, accepter de s’y perdre, et de la
perdre, sortir de soi et aller aux autres, vivre de la vie des
autres ; c’est vivre intensément, aller jusqu’au bout de nos ressources, entrer dans le réseau infini des ramifications qui font
de l’univers et de ses habitants un immense et multiple vivant.
S’abandonner en toute gratuité à ce ressac de la vie qui enrichit
de ce dont elle dépouille, se laisser aspirer par elle vers les hauteurs, c’est cela « naître d’en haut », « renaître de l’Esprit »,
s’approcher du royaume des cieux (Jean 3, 3-7).
Ainsi nous arrive-t-il dès aujourd’hui de ressusciter,
comme le dit saint Paul, c’est-à-dire d’être entraînés dans le
sillage que la résurrection de Jésus trace dans l’histoire, y
recueillant pour le revivifier tout ce que nous abandonnons et
donnons de notre vie. Jour après jour, nous construisons notre
corps ressuscité dans le corps total du Christ, si nous veillons
à nous comporter vis-à-vis des autres comme les membres
d’un même corps (1 Cor. 12). Car notre corps ne peut
reprendre vie que dans un monde humain lié à cet univers, ni
porter d’autre identité que celle qui lui est donnée dans l’histoire que nous vivons. Chacun construit donc dans le temps le
corps de sa résurrection, corps « spirituel », c’est-à-dire relationnel, dans lequel « passe » le corps charnel, dont notre
liberté extrait les énergies spirituelles par toutes les activités
gratuites, intellectuelles, caritatives, affectives, relationnelles de
notre existence quotidienne. Plus nous dépensons notre vie à
aider d’autres personnes à vivre, à édifier une société plus
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juste, une humanité plus fraternelle, plus nous vivons d’amour
pour les autres et en eux, et plus notre corps se réduit, s’agrandit jusqu’à n’être plus qu’image, à être totalement à l’image de
Celui qui l’a créé, et plus nous partageons la vie que Dieu
répand dans le corps ouvert de son Fils.
L’univers réconcilié
L’idée courante de la résurrection est individualiste, parce
qu’elle est liée à la perspective de la rétribution des bons et des
méchants ; pour la même raison, elle se dédouble en vision
dualiste de bonheur et d’horreur, de lumière et de ténèbre.
Mais une vision globale et unifiée, celle du triomphe de
l’amour et de la vie, s’offre à l’esprit quand la résurrection des
morts est vue à l’intérieur de celle du Christ, et celle-ci à
l’intérieur de la création dont elle est l’accomplissement.
Dieu a enfermé toutes choses dans le corps du Christ étendu
à l’Eglise, elle-même étendue à « la Plénitude de Celui
qui remplit tout en tout », enseigne saint Paul (Eph. 1,23) ;
« réconciliant toutes choses en lui », il a instauré en lui la paix
sur terre et dans les cieux (Col. 1,20) ; aussi, quand la mort,
déjà vaincue par le Christ, sera définitivement extirpée de la
terre avec son cortège de violences, alors « Dieu sera tout en
tout » (1 Cor. 15,28) : Dieu Trinité étendra son existence relationnelle à toute créature en même temps qu’à tout l’univers
enfin réconcilié avec lui-même.
Voilà pourquoi notre résurrection, commencée dans le
temps de notre vie, ne s’achèvera qu’à la fin du temps, quand
le temps, libéré de la mort, explosera dans l’éternité d’un univers totalement humanisé. Voilà aussi pourquoi la mort n’est
pas absolument, pour chacun, la fin de sa présence à l’univers,
elle sera le retournement de son existence dans l’invisible du
monde visible. Quiconque aura vécu dans l’unité de l’amour
avec les autres et sera mort en paix avec l’univers, ayant extirpé
de son cœur toute violence, celui-là se retrouvera dans la
Plénitude du Corps du Christ, qui a vocation à s’étendre à la
totalité des hommes et de l’univers ; il sera associé au combat
pour la vie que mène le Christ, entre sa première et sa définitive victoire sur la mort, associé, en d’autres termes, à l’œuvre
créatrice que Dieu poursuit au cœur de l’univers et du temps,
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car « mon Père travaille jusqu’à présent », assure Jésus (Jean
5,17). Ainsi se réalisera, sous forme de service, la seigneurie sur
l’univers confiée à l’homme par le Créateur (Gen. 1,28).
La résurrection, dans la dimension du futur, est donc
l’invisible coopération entre morts et vivants que le Symbole de
foi appelle « communion des saints » : les « morts », déjà entrés
dans la vie de Dieu, guident les vivants de la terre sur les chemins de la vie et les attirent à eux ; réciproquement, ceux qui
auront vécu sur terre avec trop peu d’amour pour pouvoir
vivre « au ciel » de la vie de Dieu seront aidés par leurs frères
et sœurs du ciel et de la terre à reconquérir leur plénitude
d’humanité. Ainsi s’accomplira la Justice à laquelle aspirent les
hommes depuis l’origine : chacun rendra aux autres, en bien,
ce qu’il aura reçu d’eux, en bien ou en mal, et recevra d’eux à
son tour ce qu’il leur aura donné. Au terme, la personne
humaine, qui est relation à autrui, atteindra sa perfection
dans la plénitude de ses échanges avec toutes les autres, parce
que chacune d’elles participera à la présence de Dieu Trinité en
toutes choses. Tel est le bonheur de la vision de Dieu promise
aux cœurs purs.
La pure contingence, sur le plan de l’histoire, de la
venue du Christ au monde et de sa mort sauve les fragiles
libertés humaines de leur absorption dans le tout de l’univers ;
elle confère à tout acte de pure gratuité la puissance de sauver
le Tout : là est le sens de la résurrection.
JOSEPH MOINGT s.j.
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