Citoyennete et dignite de la personne dans la

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Citoyennete et dignite de la personne dans la
CITOYENNETÉ ET DIGNITÉ
DE LA PERSONNE DANS LA JURISPRUDENCE
DU DROIT DE LA GUERRE : HAMDI, PADILLA
ET LES DÉTENUS DE GUANTÁNAMO BAY
(A propos de l’arrêt du 28 juin 2004
de la Cour suprême des Etats-Unis en cause
Rasul et crts v. Georges W. Bush, q.q., et crts —
n os 03-383 et 384) ( 1)
par
George P. FLETCHER ( 2)
Professeur à la Columbia University de New York
Au cours des soixante années qui nous séparent des procès de
Nuremberg, le droit international a connu un changement conceptuel, avec un glissement des droits de la nationalité vers les droits
de la personne. Traditionnellement, le droit international s’orientait
vers les Etats et leurs obligations envers d’autres Etats, y compris
leurs citoyens et leurs ressortissants nationaux. Il s’ensuivait que les
Etats ne violaient pas le droit international en commettant des
crimes contre leurs propres citoyens. Ainsi, l’Allemagne a violé les
obligations traditionnelles d’Etat à Etat en commettant une multitude de meurtres contre les citoyens polonais, mais ne commettait
aucun crime, selon ces principes, en assassinant ses propres citoyens
juifs. Pour que le Tribunal militaire international de Nuremberg
puisse condamner l’élite allemande pour le crime interne consistant
à tuer des Allemands, le ministère public et le Tribunal ont dû
requalifier le délit en crime contre l’humanité — notamment en
crime contre les victimes individuelles en tant qu’êtres humains et
non en tant que citoyens.
Ce processus de transformation connaît un développement similaire dans le droit américain après la Guerre civile des années 1860.
(1) Le texte de l’arrêt (17 p.) pouvant encore subir des corrections de forme, peut
être consulté sur le site http://www.supremecourtus.gov/. Il en est de même de l’opinion concordante du juge Kennedy (4 p.) et de l’opinion dissidente des juges Scalia,
Rhenquist et Thomas (20 p.).
(2) Traduit de l’américain.
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Avant celle-ci, aux termes de la Constitution, les Etats s’étaient
engagés à traiter les citoyens des autres Etats comme leurs propres
citoyens. L’article IV, section 2, clause 1 de la Constitution stipule :
« Les citoyens de chaque Etat bénéficieront de tous les privilèges et
immunités des citoyens des différents Etats ». Bien que cette clause
n’ait guère été mise en pratique, elle signifiait en principe qu’un
Etat — par exemple l’Alabama — ne pouvait pas traiter les
citoyens d’un autre Etat — par exemple de l’Etat de New York —
moins bien que ses propres citoyens. Mais l’Alabama — comme tout
autre Etat — pouvait réduire ses propres résidents à l’état d’esclaves — sorte de bétail — privés des droits les plus fondamentaux
du citoyen. Comme nous le savons, les onze Etats de la Confédération et quatre Etats de l’Union traitaient certains de leurs citoyens
de cette manière. Cette possibilité de discrimination au sein des
Etats a pris fin lors de l’adoption du Quatorzième Amendement en
1868, qui prescrit qu’aucun Etat « ne refusera à une personne quelconque sous sa juridiction l’égalité de la protection des lois ». En
d’autres termes, l’Etat ne pouvait plus distinguer les hommes libres
des esclaves. La clause de procédure équitable — une clause similaire du Quatorzième Amendement — garantit des droits minimum
de « vie, liberté et propriété » à toutes les personnes et assure ainsi
que l’Etat ne recherchera pas l’avilissement de l’ensemble de sa
population.
Le mot clé de ces deux dispositions est « la personne ». Toute personne relevant de la juridiction de l’Etat est devenue titulaire de
droits. Il est difficile de ne pas observer le parallèle avec l’émergence
de crimes contre l’humanité, voire du mouvement des droits de
l’homme en général. La notion principale en droit constitutionnel,
tant international que national, est devenue celle de la personne, de
l’être humain, abstraction faite de son adhésion à une communauté
politique. La citoyenneté de l’un ou de l’autre Etat ne détermine
plus le statut légal.
A tout le moins, on voudrait y croire, car il existe toujours une
tradition, profondément enracinée dans le droit de la guerre, et
cette tradition considère la nationalité et la citoyenneté comme des
critères permettant de distinguer les amis des ennemis en temps de
guerre. Au dix-neuvième siècle, dans la conception romantique de la
guerre, les nations sont opposées aux nations. L’individu, en civil ou
en uniforme, est noyé dans l’entité nationale. Comme Francis Lieber
l’exprimait dans son fameux Ordre Général n o 100 (24 avril 1863),
article 20 : « La guerre publique est un état d’hostilité armée entre
des nations ou des gouvernements souverains... Les gens vivent
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dans... des Etats ou des nations dont les éléments supportent, se
réjouissent, souffrent, avancent et reculent ensemble, en paix et en
guerre ». En d’autres termes, la nation tout entière prospère en
temps de paix et souffre en temps de guerre. Lieber considérait
comme axiomatique ce regard sur les individus et les nations. De
nos jours, nous avons tendance à attribuer davantage d’importance
à la valeur personnelle de l’individu en tant que tel plutôt qu’en sa
qualité de ressortissant d’une entité nationale, mais la tension entre
les deux conceptions subsiste.
I. — Les décisions de la Cour suprême
Nous observons cette tension de la façon la plus manifeste dans
la manière dont la Cour suprême des Etats-Unis a traité les trois cas
litigieux, liés à la guerre contre le terrorisme à la suite du 11 septembre et à la guerre actuellement menée en Afghanistan. Au cours
des combats en Afghanistan à la fin de l’année 2001 et en 2002, les
Etats-Unis ont arrêté plusieurs centaines d’hommes sur le terrain et
les ont emprisonnés à la base militaire américaine de Guantánamo
Bay, à Cuba. Les Etats-Unis ont refusé de considérer ces hommes
comme des prisonniers de guerre au sens de la Convention de
Genève, quoique le gouvernement tentât de justifier leur détention
parce qu’ils étaient des « combattants ennemis » arrêtés au cours
d’hostilités armées. Les détenus n’avaient pas de moyens légaux de
contester les faits à la base de leur arrestation, que ce soit devant
un « tribunal compétent », comme l’exige la Troisième Convention
de Genève, en son article 5, ou devant un tribunal fédéral de première instance en invoquant l’habeas corpus.
Les détenus ressortissaient à au moins quatre catégories significatives. Certains d’entre eux étaient des citoyens afghans ; un
deuxième groupe était formé de Koweïtiens et de citoyens d’autres
pays arabes présents en Afghanistan au moment des combats ; un
troisième groupe était constitué d’Australiens et d’autres citoyens
alliés de l’armée américaine ; le quatrième groupe — bien que
réduit — était constitué de citoyens américains.
Par le biais de représentants légaux, un groupe composé de deux
détenus australiens et douze détenus koweïtiens a introduit une procédure devant le tribunal fédéral du district de Columbia, en vue de
contester la qualité de combattants au moment de leur arrestation
en Afghanistan. Le père de l’un des deux détenus australiens, David
Hicks, prétendit que son fils effectuait des opérations de secours au
moment de son arrestation par l’Alliance du Nord avant d’être
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remis aux Américains. Les différentes procédures ont été jointes et
traitées comme une requête d’habeas corpus devant le tribunal du
district. Les requérants désignaient en qualité de défendeur George
W. Bush qui, en tant que commandant en chef des forces militaires,
était responsable de leur maintien en détention. Le district a rejeté
la requête et la cour d’appel de la quatrième circonscription a
confirmé le jugement. La cause a finalement abouti devant la Cour
suprême au printemps dernier.
En date du 28 juin 2004, dans la cause Rasul c. Bush ( 3), la Cour
suprême, par six voix contre trois, a réformé la décision de la cour
d’appel et a ordonné au tribunal du district d’examiner l’affaire sur
la base de l’habeas corpus. Comme aucun des quatorze requérants
n’était citoyen américain, la décision reposait manifestement sur
leur droit en tant que personne de contester leur détention en introduisant une requête en habeas corpus.
Un des détenus de Guantánamo Bay, du nom de Yaser Hamdi,
s’est avéré être un citoyen américain ( 4). Après l’avoir placé en
détention durant environ deux mois, le gouvernement a découvert
(probablement au cours d’un interrogatoire) qu’il était né en Louisiane et qu’il n’avait jamais abandonné son statut de citoyen américain né aux Etats-Unis. Sa citoyenneté était purement formelle —
il avait grandi en Arabie Saoudite et n’avait apparemment ni souvenir ni connaissance des Etats-Unis ou de la langue anglaise —
mais sur la base de ce simple fait, le gouvernement américain a
décidé de transférer Hamdi vers une prison militaire à Norfolk, en
Virginie, puis vers un brick de la marine en Caroline du Sud, les
autorités responsables estimant sans doute que la détention à Guantánamo convenait à des étrangers mais pas à des ressortissants
nationaux. Leur motivation n’est toutefois pas claire, particulièrement au vu de leur comportement ultérieur.
Après le transfert du citoyen Hamdi sur le territoire américain, le
ministère de la Défense l’a traité comme s’il était toujours à Guantánamo Bay, lui refusant l’assistance d’un avocat et contestant son
droit de révision à la suite d’un recours en habeas corpus. L’affaire
est venue devant la Cour suprême au moment où les détenus de
Guantánamo cherchaient de leur côté à obtenir justice. Dans les
deux cas, la position du gouvernement fut la même : le pouvoir exécutif était autorisé à prendre une décision unilatérale et contrai(3) Rasul c. Bush, 2004 U.S. LEXIS 4760 (28 juin 2004) [S.Ct. non disponible
actuellement].
(4) Hamdi c. Rumsfeld, 124 S.Ct. 2633 (28 juin 2004).
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gnante en vertu de laquelle certaines personnes sont des combattants ennemis et peuvent donc être détenues jusqu’à la fin des hostilités.
Dans l’esprit des observateurs judiciaires, l’affaire Hamdi était
étroitement liée à celle d’un autre citoyen, Jose Padilla, qui avait
été initialement arrêté en avril 2002 à l’aéroport O’Hare de Chicago,
en qualité de témoin clé dans l’enquête effectuée à New York sur
les circonstances des attentats du 11 septembre ( 5). Après une
courte détention dans la ville de New York, il a été qualifié de
« combattant ennemi » et envoyé vers le même brick de la Marine
qui hébergeait M. Hamdi à Charleston, en Caroline du Sud. Le pouvoir exécutif accusait publiquement Padilla de conspiration avec
des agents d’Al Qaïda en vue de mettre au point une bombe
radioactive « sale » en vue de l’utiliser comme arme terroriste. Bien
que M. Padilla ne se soit jamais trouvé dans une zone de combat,
le gouvernement l’a traité exactement de la même manière que M.
Hamdi et les non-citoyens détenus à Guantánamo Bay. MM Hamdi
et Padilla ont tous deux introduit une procédure en habeas corpus
et tous deux ont cité Donald Rumsfeld comme défendeur dans leurs
causes. M. Hamdi a introduit une procédure devant le tribunal du
district de Virginie où il était détenu et M. Padilla pour sa part,
dans le district sud de New York. Les deux causes sont venues en
même temps devant la Cour suprême.
Le même jour, le 28 juin 2004, la Cour prononça à la fois ses décisions en cause Hamdi et Padilla et son arrêt sur les requêtes de
Guantánamo Bay. La décision prise dans la cause Hamdi est spectaculaire : par huit voix contre une, la cour affirma un lien essentiel
entre la citoyenneté et le droit à une audience judiciaire pour pouvoir établir la légalité de la détention. La conclusion fut moins décisive dans l’affaire Padilla. Pour des raisons techniques que j’explique en notes, la Cour, par cinq voix contre quatre, a renvoyé le problème de la détention de M. Padilla devant les tribunaux d’instance
pour des compléments de procédures ( 6).
(5) Rumsfeld c. Padilla, 124 S.Ct. 2711 (28 juin 2004).
(6) Padilla a introduit une procédure dans le district sud de New York et a
désigné comme défendeurs tant Donald Rumsfeld que le Commandant Melanie Marr,
le gardien actuel de Padilla en Caroline du Sud. La cour d’appel du second degré a
décidé que Rumsfeld était régulièrement cité comme défendeur. Padilla c. Rumsfeld,
352 F.3d 695 (2nd Cir. 2003). La Cour suprême a cassé le jugement sur ce point, estimant que M. Padilla devait introduire une procédure contre le Commandant Marr en
Caroline du Sud. Pour des raisons que je ne comprends pas, la Cour suprême ne s’oc→
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Le tableau suivant, résumant les décisions et les orientations des
votes du 28 juin, peut s’avérer utile :
Nom
Principe fondant la majorité
Juges de la majorité
(gras = auteur de l’avis)
Rasul
L’habeas peut s’appliquer hors du terri- Stevens, O’Connor, Souter
toire
Breyer, Ginsburg, Kennedy ( 7)
Hamdi
La loi sur la détention établit les droits O’Connor, Rhenquist, Kendes citoyens contre la détention par nedy, Breyer, Souter, Scalia,
Stevens ( 8)
l’exécutif
Padilla
Le requérant a cité une personne erro- Rhenquist, O’Connor, Scalia,
née devant un tribunal erroné
Kennedy, Thomas ( 9)
Il est difficile de généraliser la portée jurisprudentielle des décisions en se fondant sur ce tableau. Il ne s’agit pas simplement d’un
ensemble de causes opposant les libertés civiles à la sécurité nationale, mais de la constatation que certains juges adoptent un vote
stéréotypé en faveur de l’individu contre le gouvernement, ce qui
signifie qu’ils soutiennent la majorité dans les affaires Rasul et
Hamdi et l’opposition dans l’affaire Padilla. Dans l’affaire Padilla,
le groupe libéral, composé des juges Stevens, Souter, Ginsburg et
Breyer, était disposé à ignorer d’éventuelles irrégularités de procédure afin d’être en mesure de prononcer une décision équivalente à
celle de l’affaire Hamdi.
Le seul juge votant en permanence pour le gouvernement fut le
juge Thomas. Ses opinions ont apparemment eu peu d’influence sur
l’avis des autres juges conservateurs, pro-gouvernementaux.
Deux groupes de « swing voters » ont fait la différence dans les
décisions : l’un, comprenant les juges O’Connor et Kennedy, qui ont
voté avec la majorité dans les trois cas ; l’autre vote remarquable
étant celui du juge Scalia qui a rédigé une importante opinion
concordante dans l’affaire Hamdi, mais a voté avec la majorité dans
l’affaire Padilla et émis une opinions dissidente contre les droits des
détenus de Guantánamo dans l’affaire Rasul. Ses opinions ont eu un
←
cupe pas de la question de savoir si M. Hamdi a régulièrement cité Rumsfeld comme
défendeur et gardien, tenu de répondre en vertu de l’habeas corpus.
(7) Le juge Scalia a émis une opinion dissidente, rejoint en cela par les juges
Rehnquist et Thomas.
(8) Un avis dissident a été émis par le juge Thomas.
(9) Le juge Stevens a émis une opinion dissidente, rejoint en cela par les juges
Souter, Ginsburg et Breyer.
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impact particulier sur le vote spectaculaire de huit voix contre une
dans l’affaire Hamdi et sur la majorité, plus faible, de 6 voix contre
trois dans l’affaire Rasul. La différence entre ces deux affaires
constitue le thème principal de notre article, à savoir les droits relatifs des citoyens et des individus.
II. — La passion du juge Scalia
L’argument du juge Scalia, rejoint à cet égard par le juge Stevens, mérite notre attention pour plusieurs raisons. D’abord, son
argument est le seul argument constitutionnel sérieux dans les trois
affaires considérées. Ensuite, cette argumentation tend à établir une
différence fondamentale entre les étrangers et les citoyens, permettant au juge Scalia de voter contre la majorité à propos des requêtes
de Guantánamo Bay dans l’affaire Rasul.
Le juge Scalia est bien connu pour sa lecture rigoureuse du texte
constitutionnel. Il s’engage dès lors en faveur des droits des
citoyens, non pas en vertu de ses propres convictions philosophiques
mais, dit-il, parce que le texte de la loi l’impose. Dans l’affaire
Hamdi, il a débuté sa réflexion sur le texte en affirmant que le refus
de réexamen d’ordres de détention constitue une mise en suspens de
l’habeas corpus ( 10). La Constitution, soutient-il, impose deux conditions pour une telle mise en suspens. Premièrement, elle doit se produire « dans des cas de rébellion ou d’invasion [lorsque] la sécurité
publique peut l’exiger » ( 11). Deuxièmement, le Congrès doit décider
que les circonstances la nécessitent. Le juge Scalia semble disposé à
admettre que les circonstances du 11 septembre puissent être qualifiées d’« invasion » des Etats-Unis mais le Congrès avait sans aucun
doute donné une autre lecture des faits et a, dès lors, estimé que la
mise en suspens était contraire à la Constitution ( 12).
Le juge Scalia conclut que l’habeas corpus a été mis en suspens de
manière inacceptable : M. Hamdi, en sa qualité de citoyen, avait été
maltraité et méritait une assistance judiciaire. N’étant pas d’avis
(10) J’interprète la situation de la même manière. Voy. George P. Fletcher,
« Black Hole in Guantánamo Bay », 2 JICJ 121 (2003).
(11) U.S. Const. Article I, Section 9, clause 2.
(12) L’exception historique bien connue est la mise en suspens de l’acte judiciaire
par Abraham Lincoln pendant la Guerre civile. Le fait qu’il emprisonne des rebelles
présumés sans procès ou sans audience a soulevé de nombreuses critiques, mais le
Congrès a finalement confirmé l’action unilatérale du président. William Rehnquist,
All the Laws but One : Civil Liberties in Wartime (New York : Knopf, 1998). Ex parte
Milligan, 71 U.S. 2 (1866).
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d’accorder une assistance similaire aux détenus de Guantánamo
Bay, il affirme dès lors que la citoyenneté du sieur Hamdi constitue
un élément essentiel dans l’argument en faveur du recours.
Une difficulté demeure : il est difficile de trouver, dans le texte
ou dans la tradition historique, un motif de limiter l’accès à l’habeas
corpus aux citoyens du pays. Dans son avis de 8600 mots, le juge
Scalia ne cite explicitement aucune autorité et ne soutient aucun
argument convaincant justifiant la lecture restrictive de la Constitution qu’il préconise.
Deux phrases visant plus particulièrement la citoyenneté se détachent dans son opinion. D’abord, il insiste sur l’importance significative de la citoyenneté dans l’application de la loi sur la trahison.
Même si la Constitution ne mentionne pas l’exigence de nationalité
ou de citoyenneté, le juge Scalia a historiquement raison sur ce
point ( 13). Selon les lois fédérales ( 14) et la pratique bien connue dans
de nombreux pays, l’accusation de trahison ne peut être formulée
qu’à l’égard de ressortissants et citoyens nationaux ou assimilés, qui
pactisent avec l’ennemi. Dans la version américaine de l’ancienne
définition de la loi anglaise, ce phénomène d’identification se traduit
soit par un acte de guerre contre les Etats-Unis, soit par le fait
de « donner son adhésion à l’ennemi en lui apportant aide et assistance » ( 15).
Tout cela est vrai, mais l’homme de la rue pourrait dire « Et
alors? » Pour autant que je sache, il n’y a pas de relation logique
entre les exigences de la trahison et les conditions du procès équitable ou de la mise en suspens de l’habeas corpus prévues par la
Constitution. Cependant, le juge Scalia semble estimer qu’il existe
un lien. Il cite Blackstone sur la valeur essentielle de la liberté dans
la tradition de la Common Law et le rôle de l’habeas corpus comme
défense contre le pouvoir exécutif. Il poursuit : « Les deux idées
principales pour comprendre Blackstone — le procès équitable
comme droit garanti et l’habeas corpus comme instrument par lequel
un citoyen illégalement détenu peut revendiquer un procès — trouvent à s’exprimer dans les dispositions de la Constitution qui visent
le procès équitable et la mise en suspens ( 16) ».
(13) J’ai beaucoup écrit sur le sujet. Voy. le plus récemment George P. Fletcher,
« Ambivalence About Treason », 82 N. Carolina L. Rev. 1611 (2004).
(14) 18 USC § 2381 (les défendeurs « doivent allégeance aux Etats-Unis »).
(15) U.S. Const. Article III, Section 3, Clause 1.
(16) Hamdi à 60.
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Blackstone ne prétend pas que les garanties de liberté devraient
être limitées aux citoyens ( 17). La disposition relative au procès
équitable fait explicitement référence à des individus plutôt qu’à
des citoyens et rien dans la clause de mise en suspens de l’habeas
corpus ne suggère qu’il doit être limité aux citoyens. La motivation
du juge Scalia ne trouve en réalité que très peu d’appui dans le
texte.
Qui plus est, l’argument a déjà été présenté devant la Cour
suprême qui l’a rejeté. L’un et peut-être deux des huit auteurs allemands de sabotage, jugés dans l’affaire Quirin, étaient des citoyens
américains. Ils prétendaient que s’ils devaient être jugés ils devaient
l’être pour trahison, par un tribunal fédéral ( 18). La Cour a sommairement rejeté l’argument en affirmant que, indépendamment de sa
citoyenneté, M. Haupt pouvait être accusé de « belligérance illicite » ( 19). Le juge Scalia a essayé d’éluder le précédent de l’affaire
Quirin en soutenant que la question de statut d’ennemi n’était pas
contestée. Ceci ne justifiait toutefois pas de refuser au défendeur le
droit d’être jugé par un jury, conformément au Sixième Amendement ( 20).
Le deuxième argument du juge Scalia critique l’usage du mot
« citoyen » dans certains textes historiques, en particulier des précédents rédigés au début du dix-neuvième siècle. Le plus fameux de
ceux-ci est Ex Parte Milligan, une affaire jugée dans la mouvance
de la Guerre civile, demeurée le précédent le plus important qui
limite le pouvoir des militaires à attraire des suspects devant des
tribunaux militaires. La Cour suprême a jugé que « lorsque les tribunaux sont accessibles et leurs procédures libres » ( 21), le gouvernement doit reconnaître à tous les suspects dans des procédures
pénales le droit d’être jugés par un jury. Le juge Scalia approuve
la décision, mais l’interprète erronément comme relative aux droits
des citoyens plutôt qu’aux droits des personnes relevant de la juridiction des tribunaux américains. Il cite un passage plutôt circonstancié du précédent qui dit « le droit de la guerre ne peut jamais
être appliqué à des citoyens dans des Etats qui ont confirmé l’auto(17) C’est le texte que Scalia cite de William Blackstone, 1 Commentaries on the
Laws of England 132-133 (1765)
(18) Etats-Unis c. Haupt, 136 F.2d 661 (7 th Cir. 1943).
(19) Ex Parte Quirin, 317 U.S. 1, 38 1942).
(20) Pour mon analyse et critique de la cause, voy. George P. Fletcher, Romantics at War : Glory and Guilt in the Age of Terrorism, Chapter 5 (Princeton : Princeton
University Press, 2002).
(21) Ex Parte Milligan, 71 US 2, 121 (1866).
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rité du gouvernement, où les tribunaux sont accessibles et les procédures libres » ( 22) [c’est nous qui soulignons].
Il est vrai que cette citation utilise le terme « citoyen » ; rien n’indique cependant que le tribunal dans l’affaire Milligan voulait faire
référence aux droits des citoyens par opposition aux droits des personnes. A cette époque, la notion de « citoyen » était synonyme de
« tous les êtres humains ». Le tribunal s’interrogeait sur le point de
savoir si M. Milligan était citoyen d’un Etat du Nord ou d’un Etat
confédéré, mais ne se demandait nullement s’il était ressortissant
américain ou étranger.
L’affaire Milligan concernait le droit d’être jugé par un jury. Personne — aussi hostile aux immigrants ou chauvin soit-il — n’a
jamais suggéré que le Sixième Amendement s’applique uniquement
aux citoyens et pas à des étrangers confrontés à une procédure
pénale. Le tribunal n’avait aucune raison de se préoccuper de la différence entre un citoyen et un individu.
La preuve de l’interprétation correcte de la décision Milligan se
trouve dans un autre passage, dans lequel la Cour décrit le domaine
de la juridiction de la cour martiale et justifie l’exclusion du personnel militaire du droit à un procès devant un jury. Bien que ces personnes soient soumises à une juridiction spéciale, la Cour poursuit :
« Toutes les autres personnes, citoyens d’Etats dans lesquels les tribunaux sont accessibles, se voient garantir, si elles sont accusées de
crimes, le privilège inestimable d’un procès devant un jury » ( 23)
[c’est nous qui soulignons].
Dans le petit nombre de citations sur lesquelles le juge Scalia se
fonde, nous ne disposons guère de moyen de savoir si le terme
« citoyen » est utilisé comme synonyme d’individu ou s’il y a intention d’établir une distinction entre des gens sur la base de leur
appartenance à un Etat. Comme toujours en la matière, le lecteur
doit être sensible au contexte afin de déterminer si la référence est
accessoire ou essentielle. Prenons la fameuse expression « Tous les
hommes sont nés égaux ». Jefferson visait-il les hommes par opposition aux femmes ? La meilleure interprétation est qu’il envisageait
un idéal : un idéal qui englobait les hommes et les femmes, les
blancs comme les noirs. C’était certainement l’interprétation de Lincoln quand il a répété la phrase « quatre et sept ans » plus tard dans
(22) Id. point 211.
(23) Id. point 213.
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le discours de Gettysburg ( 24). Il en va de même pour l’utilisation
du terme « citoyen » dans bien des arguments juridiques, tant
anciens que récents. Le terme est souvent utilisé simplement pour
parler des membres de la communauté.
Bien évidemment, certaines controverses d’ordre constitutionnel
visent la question de la citoyenneté — le droit de vote, la déportation — mais l’application de cette distinction au domaine de la justice pénale est une nouveauté ( 25). Le gouvernement a soutenu que
M. Hamdi ne faisait pas l’objet d’une procédure pénale, tout en
étant maintenu indéfiniment en détention, sans procès. Il est évident que, si cette forme de détention préventive était admissible, on
n’aurait nullement besoin de procédures pénales ; toutes les personnes soupçonnées d’être dangereuses pourraient être maintenues
en détention à la disposition du gouvernement. Le juge Scalia s’en
prend à bon droit à l’argument du gouvernement en insistant sur
le nombre limité des cas de détention administrative admissible —
« collocation civile des malades mentaux, par exemple, et détention
temporaire en quarantaine de malades atteints de maladies contagieuses » ( 26). Mener une guerre contre le terrorisme ou contre la violence ne justifie pas d’exceptions supplémentaires à ses yeux.
Bien des éléments sont salutaires dans la défense rigoureuse de la
liberté constitutionnelle par le juge Scalia, mais le style de son argumentation comporte des connotations réactionnaires. Placer l’accent
sur la citoyenneté comme élément essentiel va à l’encontre de la
tendance générale dans la conception du droit moderne qui soutient
les droits de la personne au détriment de ceux du citoyen. Le
concept actuel est que les êtres humains sont suffisamment importants en tant que tels pour être détenteurs aussi bien de droits que
de responsabilité pénale potentielle devant le tribunal pénal international.
C’est avec cette idée présente à l’esprit que nous allons examiner
l’argumentation des autres juges relativement aux droits des détenus de Guantánamo : Yaser Hamdi et Jose Padilla.
(24) Voy. George P. Fletcher, Our Secret Constitution : How Lincoln Redefined
American Democracy xx (2001).
(25) Le domaine de la justice criminelle est défini par l’imposition d’une peine.
Dans Hamdi et Padilla, le gouvernement a présenté une argumentation
(26) Hamdi à 61.
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III. — La loi « anti-détention »
Une autre caractéristique remarquable des opinions du 28 juin est
que, à l’exception des juges Scalia et Stevens dans leur opinion sur
l’affaire Hamdi, aucun des autres juges — dans aucune des trois
affaires — n’emprunte la voie royale du principe constitutionnel. Ils
se préoccupent tous des implications de deux lois fédérales, la loi
dite « anti-détention » et la loi relative à l’habeas corpus. Les opinions qui se fondent essentiellement sur l’interprétation du texte de
la loi sont un exemple de ce que les spécialistes constitutionnels
appellent « penser petit » : éviter les questions fondamentales en travaillant sur des bases techniques étroites.
La loi « anti-détention », 18 USC § 4001(a) stipule : « Aucun
citoyen ne sera emprisonné ou autrement détenu par les Etats-Unis,
sauf en vertu d’une loi du Congrès ». Dès lors, le pouvoir exécutif,
agissant seul et sans autorisation du Congrès, ne peut pas priver un
citoyen de sa liberté. Le Congrès a adopté cette loi en 1971 en réaction contre la législation du « péril rouge » des années 1950. Afin de
contrer la menace communiste présumée, le Congrès avait voté
l’« Executive Detention Act » (loi de détention administrative) de
1950, qui « prévoyait la procédure de détention administrative, pendant la durée de l’urgence, pour des individus susceptibles de pratiquer l’espionnage ou le sabotage » ( 27). Au moment de l’abrogation
de cette loi, le Congrès a apparemment redouté une possible répétition des camps d’internement américano-japonais qui avaient existé
durant la Deuxième Guerre mondiale. A sa grande honte et son
éternel regret, la Cour suprême a approuvé la décision militaire de
déporter les citoyens américains de descendance japonaise de la côte
ouest vers des camps de détention dans l’Etat de l’Utah ( 28) et
d’autres Etats éloignés de la côte. Si les internés avaient été des
« étrangers ennemis », ils auraient été passibles de détention et de
déportation ( 29), mais ils étaient citoyens américains, de la troisième
génération pour certains d’entre eux ; ils ont cependant été placés en
détention.
A mon sens, la sensibilité à cette déchéance des libertés civiles
explique l’insistance de l’article 4001(a) sur les droits des
« citoyens », par opposition à ceux des personnes. L’erreur commise
au moment de l’internement des américano-japonais est précisé(27) Hamdi à 18.
(28) Korematsu c. Etats-Unis, 323 U.S. 214 (1944).
(29) Johnson c. Eisentrager, 339 U.S. 763 (1946).
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853
ment due au fait que les victimes étaient des citoyens américains.
Dès lors, l’article 4001(a) devait jouer un rôle significatif dans le
procès Hamdi : un citoyen était à nouveau menacé d’une décision
administrative le privant de sa liberté.
L’interprétation littérale du terme « citoyen » dans l’article 4001(a) me semble cependant étonnante. La liberté des personnes non citoyennes est tout aussi importante que la liberté des
citoyens. Même s’il est vrai que sous l’influence traditionnelle de la
loi de la guerre, les étrangers ennemis étaient traités comme s’ils
n’avaient aucuns droits, les requérants du 28 juin n’étaient pas des
étrangers ennemis. Les requérants du 28 juin étaient tous des Américains, des Koweïtiens ou des Australiens, quoique des ressortissants afghans aient pu être défavorisés. Ne pouvant être classés
dans la catégorie des étrangers ennemis, les rfequérants avaient le
droit de bénéficier du respect dû aux « personnes » au sens de la
législation relative au procès équitable ainsi qu’à l’égale protection
pour tous du Quatorzième Amendement.
On peut admettre que le gouvernement fédéral jouit d’une plus
grande autorité sur l’extradition et la déportation des étrangers que
sur la liberté des citoyens ( 30). Mais dans le domaine de la justice
pénale et de la détention du chef de comportements présumés dangereux, il n’y a pas de différence apparente entre les citoyens et les
étrangers. Personne n’a jamais suggéré, par exemple, l’adoption
d’une règle relative à la caution préalable au procès qui viserait les
résidents citoyens et d’une autre règle qui viserait les résidents
étrangers. Un régime discriminatoire de cette espèce serait annulé
pour atteinte à la législation sur l’égale protection pour tous.
Il est regrettable que l’article 4001(a) ne vise que les citoyens, et
davantage encore qu’une majorité des juges se soient fondés sur l’interprétation apparemment rigoureuse de cette législation pour justifier la requête en habeas corpus du sieur Hamdi, tout en semblant
ignorer l’existence de la même disposition pour soutenir les droits
des détenus de Guantánamo. Comme nous le verrons plus tard, la
Cour pourrait être parvenue à une conclusion analogue en interprétant de manière élargie l’article 4001(a) de manière à englober
toutes les personnes qui relèvent du pouvoir et du contrôle de l’Exécutif.
(30) Fong Yue Ting c. Etats-Unis, 149 U.S. 698 (1893) (confirmant la Chinese
Exclusion Act) Zadvydas c. Davis, 533 U.S. 678 (2001) (détention en pré-déportation
autorisée pour un laps de temps raisonnable).
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Une lecture superficielle de l’article 4001(a) suggère que l’affaire
Hamdi était une cause facile à résoudre. Il n’y a pas d’autorisation
légale apparente de sa détention : il doit donc être libéré. La cour
d’appel relève cependant de manière inattendue dans la réaction du
Congrès, le 18 septembre 2001, aux attaques contre le Word Trade
Center et le Pentagone, un « Act of Congress » significatif. Le
Congrès autorise le président « à utiliser toute la force nécessaire et
appropriée contre les nations, organisations ou personnes dont il
établit qu’elles ont planifié, autorisé, commis ou aidé à commettre
les attaques terroristes... ( 31). ». Rien, dans l’AUMF (Authorization
for the Use of Military Force — Autorisation d’utiliser les forces
armées) ne vise la détention de terroristes présumés. Et pourtant,
la cour d’appel a estimé que le lien entre l’AUMF et la détention
était suffisamment établi pour justifier cette dernière « au sens
d’une loi du Congrès ». Quatre des juges de la Cour suprême ont
marqué leur accord. Ils ont toutefois considéré qu’un contrôle judiciaire sur le fondement effectif de la décision militaire de détention
était nécessaire.
Deux autres juges, Souter et Ginsburg, ont conclu que l’AUMF ne
suffisait pas pour répondre à l’exigence d’une loi du Congrès au sens
de l’article 4001(a). Un total de huit voix constitué des deux juges
Souter et Ginsburg, des quatre juges cités ci-avant et des juges Scalia et Stevens, dont l’opinion a également été examinée ci-avant, se
combinait pour obtenir une intervention judiciaire pour le compte
de M. Hamdi.
Il est regrettable que le débat sur la question de savoir si la
détention du sieur Hamdi était ou non conforme à une loi du
Congrès n’ait pas entraîné une analyse jurisprudentielle approfondie. Nous de disposons pas de littérature sérieuse analysant la signification d’un « Act » (acte), par opposition à une « Resolution » (résolution), ou même à une « Law » (loi) votée par le Congrès. Nous
manquons également de développements sur le sens des termes
« pursuant » (en vertu de) comparé à d’autres expressions comme « in
conformity with » (conformément à) ou « arising under » (résultant
de). La question de savoir si l’AUMF répondait adéquatement à
l’exigence de l’article 4001(a) doit dès lors attendre les résultats
d’une réflexion plus approfondie, sur la base d’une taxinomie plus
précise des actes du Congrès.
(31) Authorization for the Use of Military Force, September 18, 2001, P.L. 107-40,
115 Stat. 224.
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IV. — La portée de la loi sur l’habeas corpus
Si l’affaire Hamdi était relativement facile à résoudre sur la base
de la loi relative à l’anti-discrimination, le sort des détenus de
Guantánamo était beaucoup plus litigieux, même compte tenu du
cadre de base de la décision. Si l’on considère les différentes autorités ayant le pouvoir sur les droits des détenus, on peut les classer
selon qu’elles subissent :
1) Une tendance favorable à l’autorité exécutive, trouvant son origine dans le précédent Eisentrager ;
2) Une tendance favorable à l’autorité exécutive en raison de la
situation géographique de la détention hors du territoire des
Etats-Unis ;
3) Une influence exercée par la décision Hamdi.
Les tribunaux de première instance ont été influencés en faveur
du gouvernement par les deux premiers facteurs. Eisentrager a été
interprété comme un précédent contraignant qui, combiné à la souveraineté cubaine supposée sur la base de Guantánamo, était considéré comme décisif. La majorité des avis de la Cour suprême ne
subissent cependant pas cette même influence.
La décision Eisentrager a été rendue en vertu des principes classiques du droit de la guerre, qui établit une distinction catégorique
entre les nations amies, ennemies et neutres. Les citoyens de la
nation ennemie sont des étrangers ennemis, traités comme des
détenteurs de droits minimaux, ainsi que le précise la citation de
Blackstone dans le précédent Eisentrager : « En Common Law, les
étrangers ennemis n’ont pas de droits, pas de privilèges, sauf par
une faveur spéciale du Roi, en temps de guerre » ( 32). La situation
n’était pas bien meilleure dans la jurisprudence du dix-neuvième
siècle, qui admettait que « le résident ennemi étranger est constitutionnellement passible d’arrestation sommaire, internement et
déportation, dès lors qu’il existe une ‘guerre déclarée ’ » ( 33).
Sur la base de ce qui précède, la Cour suprême a jugé qu’en qualité d’« étrangers ennemis », les citoyens allemands détenus à l’étranger n’avaient pas le droit d’introduire une procédure devant les tribunaux américains. Il y avait d’autres circonstances de fait dans le
précédent Eisentrager : les défendeurs avaient commis leurs délits en
(32) 1 Blackstone, supra note 15, à 372, 373, cité dans Eisentrager 775.
(33) Eisentrager à 775 (citant des cas de la guerre de 1812).
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Chine, ils étaient jugés et condamnés par un tribunal militaire américain et ils purgeaient leur peine dans une prison américaine en
Allemagne. A mon sens, ces autres facteurs étaient accessoires,
l’idée fondamentale étant que des citoyens de nations en guerre
déclarée avec les Etats-Unis n’ont pas accès à des tribunaux américains pour contester la validité de leur détention. Le précédent
Eisentrager reposait sur plusieurs décisions prises au moment de la
guerre de 1812 qui ont constitué le fondement des principes selon
lesquels les étrangers ennemis non résidents n’ont pas accès à des
tribunaux américains, quel que soit le litige en cause.
C’est la manière dont j’interprète l’affaire Eisentrager. Je ne suis
pas certain qu’un quelconque tribunal du vingt-et-unième siècle
l’ait interprété de cette manière. Dans une des décisions contestées
et résolues au même moment que l’affaire Rasul, la cour d’appel du
district de Columbia a semblé saisir la requalification des requérants
Eisentrager en tant qu’étrangers ennemis, mais a poursuivi :
« Néanmoins, les détenus de Guantánamo ont beaucoup en commun avec les prisonniers allemands dans l’affaire Eisentrager.
Eux aussi sont des étrangers, eux aussi ont été capturés pendant
des opérations militaires, ils étaient dans un pays étranger au
moment de leur arrestation, ils sont maintenant à l’étranger, ils
sont sous la garde des forces militaires américaines et ils n’ont
jamais été présents aux Etats-Unis. Pour les raisons qui suivent,
nous croyons que conformément à la jurisprudence Eisentrager,
ces facteurs empêchent les détenus d’invoquer l’habeas corpus
devant les tribunaux des Etats-Unis » ( 34).
Durant ces deux années de conflit concernant la requête en habeas
corpus à Guantánamo Bay, le gouvernement s’est basé sur ce non
sequitur. En d’autres termes, ils invoquaient Eisentrager sur la base
de certains éléments communs avec les non-citoyens à Guantánamo,
quoique les requérants koweïtiens et australiens ne soient pas des
étrangers ennemis et ne subissent donc pas de discrimination fondée
sur leur statut.
Un deuxième non sequitur qui a influencé la réflexion de bien des
observateurs dans cette affaire est la question de la souveraineté sur
Guantánamo Bay. L’idée semblait être que si Cuba conservait une
souveraineté formelle sur la base militaire, il était manifeste que la
requête en habeas corpus ne pouvait pas constituer un obstacle à
l’exercice extraterritorial du pouvoir américain. Cet argument était
(34) Al Odah c. Etats-Unis, 321 F.3d 1134, 1140 (2003) (rejetant l’habeas corpus).
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partiellement fondé sur une autre interprétation erronée de Eisentrager soutenant que « le tribunal était sans juridiction pour rendre
des décisions d’habeas corpus pour des étrangers détenus hors du
territoire souverain des Etats-Unis » ( 35).
Aucune personne défendant ce point de vue n’a jamais expliqué
pourquoi la souveraineté est un élément pertinent, limitant la portée extraterritoriale soit des lois fédérales soit de la Constitution
américaine. Dans son opinion dissidente dans l’affaire Rasul, le
juge Scalia semblait obsédé par une extension inappropriée de « la
loi sur l’habeas corpus au-delà du territoire souverain des EtatsUnis et au-delà de la juridiction territoriale de ses tribunaux » ( 36).
Les trois juges à la Cour (Scalia, Rehnquist et Thomas) — qui se
taxent eux-mêmes de conservatisme — ne semblent pas s’apercevoir que si les militaires américains peuvent légalement opérer à
Guantánamo Bay, il est permis de penser que les restrictions fédérales du pouvoir militaire peuvent également leur être appliquées
sur place.
A mon grand amusement, le juge Scalia soutient que rendre les
militaires responsables du respect des normes d’un procès équitable
comporte une sorte d’injustice :
« Aujourd’hui, la Cour piège l’exécutif en soumettant Guantánamo Bay au contrôle des tribunaux fédéraux, même si auparavant on n’a jamais estimé que cela tombait sous leur juridiction,
en créant ainsi un endroit fantaisiste pour héberger des détenus
étrangers en temps de guerre » ( 37).
L’opinion du juge Stevens soutenant la majorité dans l’affaire
Rasul est remarquable en ce qu’il rejette ces deux éléments illogiques, à savoir d’une part que Eisentrager est un précédent adéquat,
indépendamment du fait que les détenus étaient des étrangers ennemis, et d’autre part que la souveraineté serait un facteur significatif
permettant de décider si l’habeas corpus restreint les militaires américains à l’étranger. Il insiste sur le fait que le précédent Eisentrager
est radicalement différent de la situation à Guantánamo et n’a donc
(35) Id. à 1137 ; Rasul, 215 F. Supp. A 72-73.
(36) Rasul à 54.
(37) Rasul à 54-55.
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guère d’influence sur la
esquive la préoccupation
à Guantánamo Bay, bien
Guantánamo est sous le
Etats-Unis ( 39).
décision convenable en la cause ( 38). Il
relative à la souveraineté des Etats-Unis
qu’il mentionne en passant que la base de
« contrôle et la juridiction exclusifs » des
A l’inverse, le juge Stevens recourt à une toute nouvelle approche
de la question des détenus de Guantánamo. Il insiste sur le fait que
le problème n’est pas celui de la législation constitutionnelle, mais
celui de l’interprétation correcte de la disposition légale de l’habeas
corpus, 28 USC § 2441. Il réoriente la discussion en introduisant une
nouvelle lecture du précédent Eisentrager interprétant la législation
plutôt que la Constitution (à ses yeux, la proposition Eisentrager
d’exclure les étrangers ennemis des tribunaux n’est pas fondée sur
le droit constitutionnel, mais sur le droit de la guerre). Il conclut
alors que l’interprétation de la loi sur l’habeas corpus a changé
depuis la décision de 1950 dans l’affaire Eisentrager et que cette
nouvelle approche met l’accent non pas sur l’endroit où le requérant
est détenu, mais sur l’endroit où se trouve son gardien. Présenter un
tel argument suppose d’habiles esquives pour éviter les précédents,
mais ces considérations ne doivent pas nous retenir ici. Dans son
opinion dissidente, le juge Scalia consacre beaucoup de temps à
contester l’interprétation de cas antérieurs, mais il adopte implicitement l’approche consistant à insister sur les fins législatives, en soutenant la majorité dans l’affaire Padilla, qui impose aux requérants
de reformuler leur demande conformément à l’interprétation prévalente du paragraphe 2214, à savoir une approche qui demande au
requérant de citer le gardien qui convient et de choisir le ressort du
domicile du gardien.
Finalement, l’opinion du juge Stevens vise les thèmes de la
citoyenneté et de la personnalité :
« Les défendeurs admettent que la loi sur l’habeas corpus placerait les recours d’un citoyen américain détenu à la base sous la
juridiction des tribunaux fédéraux. Considérant que le § 2241
n’établit pas de distinction entre des Américains et des étrangers
(38) Rasul à 18-19 : Les requérants dans ces causes sont différents des détenus
Eisentrager sur des points importants : ils ne sont pas des ressortissants de pays en
guerre avec les Etats-Unis et ils nient avoir commis ou comploté des faits d’agression
contre les Etats-Unis ; ils n’ont jamais eu accès à un tribunal quelconque et sont
encore moins accusés et condamnés pour des délits ; pendant plus de deux ans, ils ont
été emprisonnés sur un territoire sur lequel les Etats-Unis exercent le contrôle et la
juridiction exclusifs.
(39) Id.
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détenus par le pouvoir fédéral, il n’y a guère de raisons de penser
que le Congrès a estimé que le champ d’application géographique
de la loi devait varier en fonction de la nationalité du détenu. Tout
comme les citoyens américains, les étrangers détenus à la base ont
le droit d’invoquer l’autorité des tribunaux fédéraux aux termes du
§ 2241 ( 40) ».
L’argument se fonde donc sur la logique de l’affaire Hamdi. Les
mesures suivantes répondent à la distinction entre les citoyens et les
personnes :
1) Le gouvernement admet que les citoyens détenus à Guantánamo
Bay peuvent invoquer le § 2214 de la loi sur l’habeas corpus.
2) Du point de vue de l’intention du législateur, il n’y a aucune raison de prévoir un champ d’application géographique différent
pour des étrangers et des citoyens nationaux.
3) Dès lors, le § 2214 s’applique à toutes les personnes détenues à
Guantánamo Bay.
Certes, il pourrait y avoir des limites à la portée extraterritoriale
de l’habeas corpus, mais la Cour n’avait pas pour mission de
résoudre d’éventuels problèmes ultérieurs pour ordonner de soulager
les détenus de Guantánamo. Il suffisait que la majorité des juges
parviennent à orienter la discussion des implications fondamentales
de la souveraineté vers la ratio legis du législateur. En définitive, la
Cour a trouvé le moyen de réaffirmer la tendance de la jurisprudence contemporaine qui privilégie autant les droits des personnes
que les droits du citoyen.
✩
(40) Rasul à 6.