Ce qui distingue l`homme de l`animal
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Ce qui distingue l`homme de l`animal
Ce qui distingue l'homme de l'animal Jacques Gernet 1 En témoignage d'amitié et d'admiration pour Jean-Pierre Diény, j'ai réuni ici quelques réflexions de Wang Fuzhi (1619-1692) sur un thème d'un grand intérêt philosophique : celui des différences entre l'homme et l'animal. II y revient en effet à plusieurs fois dans ses commentaires sur les Classiques et dans ses notes, citant en particulier un article du Mencius 2 dont les deux premières phrases servent d'amorce à des commentaires originaux. Voici la traduction de cet article : Ce qui différencie l'homme de l'animal est infime 3 . Le commun des gens le délaisse 4, l'homme de bien le préserve (ren zhisuoyiyiyu qinshou zhe jixi shumin qu zhijunzi cun zhi). Shun comprenait clairement (ming) [les principes de] toutes choses et discernait à fond (cha) les règles des relations 1 Jacques Gernet est professeur honoraire au Collège de France, 52, rue du Cardinal-Lemoine, 75231 Paris Cedex 05. 2 Mengzi, Lilouxia 19. 3 Dans ses Notes sur les Quatre livres, Sishujianjie, Wang explique quejixi veut dire presque rien. 4 Cette traduction du mot qu est justifiée par les commentaires de Wang Fuzhi dans ses Explications en lisant la Grande somme des Quatre livres, Du Sishudaquan shuo IX, Mengzi, Lilou xia 14, p. 1023. Voir ci-dessous. J'ai cité les textes de Wang Fuzhi d'après l'édition la plus récente de ses œuvres Études chinoises, vol. XVIII, n° 1-2, printemps-automne 1999 Jacques Gernet humaines (renlun). Ses actes provenaient de sa bienveillance (ren) 5 et de son sens du devoir (yi) : ils n'étaient pas une mise en pratique de ces vertus. Les différences n'étant pas nombreuses, dit Wang Fuzhi, au moindre écart, l'homme tombe de ce côté-là (celui de l'animal). Ce n'est pas que les animaux ne connaissent absolument pas les choses : ils ne les comprennent pas clairement (bu ming). Ce n'est pas qu'ils n'aient absolument, dans leurs espèces, aucune règle de relations (lunlei) 6 : ils ne les discernent pas à fond (bûcha). Ce n'est pas qu'ils ignorent absolument l'amour des autres : ils sont incapables de mettre en pratique la bienveillance. Ce n'est pas qu'ils ne cherchent jamais ce qu'il faut faire : ils sont incapables de mettre en pratique le sens du devoir. [Entre l'homme et l'animal] il y a tout à la fois des différences si on considère leurs besoins journaliers, le boire et le manger (riyong yinshi), et des cas où ils ne sont pas très éloignés les uns des autres. C'est pour cela que [l'homme de bien] est toujours tremblant et inquiet 7 : il n'est aucune de ses pensées et de ses actions dans laquelle il ne pense à rechercher ce qui le distingue des animaux. « Il le préserve » veut dire en un mot qu'il préserve [en lui] la voie humaine (rendao). 8 Les différences et les analogies qu'évoque ce texte sont exposées plus clairement dans un autre commentaire de Wang Fuzhi : les différences entre l'homme et l'animal sont très grandes en matière de nourriture et de sexualité (gan shiyue se) (comme le rappelle une note des Explications en lisant la Grande somme des Quatre livres 9 , l'homme aime la viande des animaux herbivores et frugivores, les bœufs aiment l'herbe et le foin ; à la vue de ces beautés qu'étaient Mao Qiang et Xi Shi, les poissons s'enfuirent au complètes, le Chuanshan quanshu, édité par le Yuelu shushe, Changsha, 19881996. Il semble difficile de traduire par humanité un terme qui, ailleurs, s'applique aussi aux animaux. On attendrait ici leilun, sur le modèle de renlun. Une traduction littérale semble difficile. Tili fait sans doute allusion au commentaire du troisième trait de l'hexagramme qian duZhouyi : « L'homme de bien est chaque soir inquiet, soucieux de n'avoir commis aucune faute » (junzi xi tiruo li wujiu). Sishujianjie VIII, Mengzi IV, p. 323-324. Cf. Du Sishudaquan shuo IX, Mengzi, Lilou xia 14, p. 1023. 16 Ce qui distingue l'homme de l'animal fond des eaux et les oiseaux s'envolèrent en haut des cieux). Par contre, les animaux paraissent quelquefois se conduire à la façon des hommes. Ainsi, tigres et loups semblent témoigner de la bienveillance pour leurs petits, abeilles et fourmis semblent avoir le sens du devoir dans leurs relations entre prince et sujets. Mais bienveillance (ren) et sens du devoir (yi) chez les animaux ne sont en fait qu'apparences et bien éloignés de ce qu'ils sont chez l'homme de bien. « Il faut en toutes choses établir cette séparation, cette cloison d'une immense hauteur. C'est alors qu'on peut dire que "l'homme de bien préserve cette différence". » Quant aux hommes du commun, leur amour pour leurs parents et leur respect pour leur prince ressemblent assez à ce qu'on trouve chez tigres et loups, abeilles et fourmis. Chez ces animaux, il ne s'agit que d'amour fait d'indulgence et d'un respect inspiré par la crainte et l'intérêt 10 . La différence qui sépare l'homme de l'animal est en fin de compte la même que celle qui sépare l'homme de bien du commun des hommes. Wang Fuzhi définit le sens qu'il convient de donner aux mots qu (quitter, délaisser) etcun (préserver) : quand Mencius dit que le commun des hommes abandonne (qu) ce qui distingue l'homme des animaux, cela ne veut pas dire qu'il le fait intentionnellement, en s'y efforçant, mais simplement qu'il le perd par aveuglement et ne le préserve pas. Et quand l'homme de bien le préserve, ce n'est pas qu'il trouve pour cela quelque appui extérieur, mais simplement que les principes moraux étant établis chez lui sans confusion, il est toujours très éloigné des animaux H . Mais il n'y a pas d'espoir, selon Wang, que le commun des hommes agisse différemment des bêtes : Si l'homme de bien cherche à préserver ce qui le distingue des animaux, c'est donc que les vauriens (xiaoren) l'abandonnent. [Cependant, Mencius] n'a pas dit les « vauriens », mais le « commun des hommes » (shumin). Le mal ne touche donc pas seulement les vauriens, mais le commun des hommes. Quand des vauriens se conduisent comme des animaux, on peut les punir, mais quand ce sont les hommes du commun, non seulement on 10 Cf. ibid., Lilouxia 15, p. 1025. 11 Cf. ibid., Lilouxia 14, p. 1023. 17 Jacques Gernet ne peut le faire, mais encore on ne peut leur faire comprendre qu' ils agissent mal ; non seulement on ne peut le leur faire comprendre, mais encore ils se réjouissent et se glorifient d'agir ainsi, ils s'estiment les uns les autres [pour cela] et n'oseraient pas contrevenir [à ces mœurs]. Qu'un homme éduqué (xuezhe) considère et examine les propos et les actions de cent familles de dix lignées, il n'en trouvera pas une sur cent qui diffère des animaux. Les gens du commun se comportent en toutes choses comme des animaux, cherchant à se nourrir, à s'accoupler, à prendre leurs aises. S'ils n'y parviennent pas, ils se battent, ou encore, craignant la mort, tremblent d'effroi 12. Mencius définit dans un autre article ce qui est le propre des animaux et dénonce les confusions qu'introduisent à ce sujet les doctrines qui étaient à la mode à son époque : « Ne reconnaître ni prince ni père, c'est être précisément [semblable aux] animaux » (wujun wu fu shi qinshouye) u. S'attaquant à Yang Zhu qui, prônant l'égoïsme, ne reconnaissait pas de prince, et à Mo Di qui, prêchant un amour indistinct de tous les hommes, ne reconnaissait pas de père, Mencius évoque tout d'abord l'exemple d'un prince dont les cuisines regorgeaient de viandes grasses et dont les écuries étaient pleines de chevaux gras, cependant que le peuple avait la mine de gens affamés et qu'on trouvait dans les campagnes des hommes morts de faim. « C'était, dit-il, faire manger des hommes par les animaux [...]. Quand on étouffe les sentiments d'humanité et de devoir, on en vient à faire manger des hommes par les animaux ; et bientôt, les hommes se mangeront entre eux. » Wang Fuzhi développe ce qui est implicite dans ce passage ; par un glissement insensible, on peut en venir à ne plus faire de distinction entre chair humaine et chair animale, ce qui est le propre de l'animalité : Si l'on n'agit que pour soi, dès qu'on verra quelque profit possible, on ne tiendra aucun compte des autres hommes. Si l'on n'aime les êtres que de façon indistincte, comment ferait-on une différence entre les hommes et les animaux ? Le cas du bodhisattva qui se jette du haut d'une falaise pour 12 Cf. Sijie (En attendant des explications), note 3, p. 478. 13 Mengzi, Dengwen gong xia 9'. 18 Ce qui distingue l'homme de l'animal nourrir une tigresse affamée 14 n'est que le produit d'un égarement dû à cet amour indistinct. Quelle différence entre ce cas et celui du prince qui, donnant à manger aux animaux la nourriture des hommes, faisait mourir le peuple de faim ? Si on pousse les choses à leur terme et s'il convient de n'agir que pour soi, on pourra aller jusqu'à manger des hommes ; si on ne fait absolument aucune différence entre proches et étrangers, hommes et animaux, tout deviendra mangeable : les végétaux, les animaux et même les hommes.15 Dans un autre passage du même ouvrage, Wang Fuzhi revient sur le danger des hétérodoxies et particulièrement du bouddhisme qui, à ses yeux, mine plus insidieusement les bases de la morale et de la société que les doctrines simplistes de Yang Zhu et de Mo Di : il reproche à Xishan (Zhen Dexiu, 1178-1235) d'avoir écrit que l'homme et l'animal avaient en commun un même cœur (junyouyixin), mais que seul l'homme était capable de le préserver : Propos stupide, et qui nuit gravement à la morale. Sur cette distinction [entre l'homme et l'animal], saints et sages se sont montrés depuis toujours très stricts. Alors que Mencius a usé de façon claire et nette du mot de différence (yi), Xishan a changé ce mot en communauté (/un). [« Si vous dites que la blancheur d'une plume est la même que celle de la neige, avait répondu Mencius à Gaozi,] la nature du chien serait la même que celle du bœuf et celle du bœuf la même que celle de l'homme. » I6 Gaozi lui-même avait été capable de comprendre que ces natures n'étaient pas semblables (puisqu'il n'y avait pas répondu, c'est qu'il avait été convaincu par cette objection), mais Xishan détruit hélas ! ce qui est propre au cœur [humain] 14 Célèbre jataka dont Edouard Chavannes a donné une traduction dans ses Cinq cents contes et apologues extraits du Tripitaka chinois, Paris, Ernest Leroux, tome 1,1910, p. 15-17, d'après leLiudujijing (n° 152 de l'éd. Taishô Issaikyô). Un volume de notes et d'analyses, complémentaire à cet ouvrage de Chavannes et publié sous le même titre dans la Bibliothèque de l'Institut des Hautes Études Chinoises, Paris, 1934, p. 85, fournit les références àd'autres versions du même conte. 15 Du Sishudaquan shuo VIII, Dengwen gong xia 5, p. 980. 16 Mengzi, Gaozi shang 3. 19 Jacques Gernet et l'identifie dans son enseignement à celui des bœufs, des chiens, des serpents et des scorpions. 17 On pourrait dire que les animaux ont même cœur que l'homme dans la mesure où ils ont une certaine intelligence des choses. Par exemple, le coq annonce le jour qui va venir, le grillon chante en automne, le chameau sait sonder la profondeur des eaux... Mais Wang ne peut admettre l'idée, sousjacente chez Zhen Dexiu, d'une nature de Buddha que posséderaient naturellement aussi bien les bêtes que les hommes, conception qui est à l'opposé de celle de Mencius et de Zhu Xi, qui ont insisté avec force sur leur différence. « Après la mort de Zhu Xi, dit-il, l'enseignement des saints fut obstrué, et s'il en fut ainsi chez Zhen Dexiu, à plus forte raison chez les autres. » 18 Mais Wang Fuzhi évoque d'autres différences entre les hommes et les animaux. Bien que, chez les uns et chez les autres, la source de leurs perceptions soit réelle, ce qu'ils perçoivent est différent. Le monde dans lequel ils vivent n'est pas le même. Ils ont, dit-il, chacun « leur Ciel » : Chiens et chevaux voient en pleine nuit. Les hiboux sont aveugles en plein jour. Le dragon entend avec ses cornes, la fourmi avec ses antennes (littéralement, avec ses barbes). L'ouïe et la vue n'ont pas de siège défini. Récepteurs et émetteurs sont différents. L'homme meurt dans l'eau, le poisson sur la terre ferme. Les fruits de l'arbre bashu (appelé aussi badou) nous donnent la diarrhée, mais engraissent les rats. Des fragments d'or provoquent chez nous des hémorragies, mais rassasient les tapirs [...]. Goûts et profits [tirés des choses] diffèrent suivant les espèces. C'est pourquoi ce que 1 ' homme perçoit est pour lui son Ciel (son monde) et ce que les animaux perçoivent est leur Ciel (ren zhi suo zhi ren zhi tian wu zhi suo zhi wu zhi dan). 19 Wang exprime même l'idée qu'il existe aussi des cadres individuels — et en fait sociaux, si on tient compte de l'ensemble de ses conceptions — de la perception : 17 Du Sishudaquan shuo IX, Mengzi, Lilou xia 14, p. 1023. 18 Cf. ibid., Lilou xia 12 et 13, p. 1021-1022. 19 Shangshuyinyi I, Gaoyao mo, p. 270-271. 20 Ce qui distingue l'homme de l'animal À en juger par là, les hommes capables et intelligents ont leur Ciel, de même que les sots et les hommes sans vertu ont le leur. Comment pourraiton imposer de force à des sots et des hommes sans vertu le Ciel des hommes capables et intelligents (wu de yi xianzhi zhi tian qiangyu buxiao er tian zhi)?20 Mais il pousse plus loin l'analyse en introduisant la question du développement physique et moral de l'homme et, du même coup, celle de sa responsabilité. Dans son Commentaire développé sur le Livre des odes, Shiguangzhuan, à propos du poème 255 qui dénonce la responsabilité des Yin dans leurs crimes et leur déclin, il estime que, contrairement aux animaux qui doivent tout au Ciel, l'homme ne peut jamais se fier à lui. Comme le dit le poème en question, « Le lot que le Ciel lui octroie n'est pas assuré » (qiming fei chen), et c'est de là justement que découle sa responsabilité : Les animaux n'ont recours toute leur vie qu'à la nature (littéralement, au Ciel) et sont d'eux-mêmes sans mérites (zi wugong), alors que l'homme a une voie qui lui est propre (ren zhi dao). Les animaux se servent toute leur vie de ce qui leur a été donné en partage dès le commencement de leur existence (chuming) alors que l'homme a un lot qui est chaque jour nouveau (rixin zhi ming*) 21. Et comme ce lot se renouvelle chaque jour, il ne peut se fier à ce qu'il a reçu en partage au commencement de son existence. Pour lui, rien ne cesse de se transformer à tout instant (eqing zhi hua buting) et les enseignements qu'il reçoit ne se terminent jamais. Dans tout ce qu'il fait — boire, manger, entreprendre, cesserd'agir, parler, se déplacer—, la veille diffère du lendemain et de ce qui viendra ensuite. L'homme entretient avec le Ciel un rapport semblable à une respiration où il y a réponse incessante. Si elle cesse, ce ne peut être qu'à la mort. 22 L'animal, selon Wang, dispose à sa naissance de tout ce qui lui est nécessaire — ou, pourrait-on dire, d'à peu près tout, car, bien qu'elle soit 20 Bel emploi de tian, mot qui a d'ordinaire un sens nominal, en fonction verbale. 21 Thème que développe Wang dans un commentaire à la formule du Shujing « Les habitudes se forment en même temps que la nature » (xiyu xing cheng), dans son Shangshuyinyi III, Taijia 2, p. 299-302. 22 Shi guangzhuan IV, Daya 32, poème 255, p. 464-465. 21 Jacques Gernet beaucoup moins importante que chez l'homme, il y a aussi une part d'éducation chez les animaux —, alors que l'enfant, au commencement de sa vie, ne peut se passer de sa mère et doit tout apprendre (parler, marcher, etc.) et devra en outre s'adapter toute sa vie aux circonstances diverses et imprévues dans lesquelles il se trouvera. Il doit à cette fin éduquer non seulement son esprit, mais ses sens. Wang Fuzhi s'accorde avec les conceptions de l'anthropologie moderne : l'homme est un animal dont le développement a été retardé, et c'est précisément ce retard qui fait que l'éducation et l'expérience occupent chez lui une place si considérable 23 : A leur naissance, l'homme et l'animal reçoivent également du principe d'ordre cosmique ce qui constitue leur nature, ils reçoivent également, des énergies cosmiques, ce qui constitue leur corps (ren wu zhi sheng tong de tiandi zhi li yiwei xing tong de tiandi zhi qi yiwei xing). Ce qui fait leur différence est que, seul de tous les êtres, l'homme a de quoi préserver cette nature d'origine cosmique, parce qu'il a reçu la forme correcte des énergies corporelles (xingqi zhi zheng). Ce n'est là qu'une petite différence. Mais bien que, comme dit [Mencius], cette différence soit petite, c'est vraiment par elle que se distinguent l'homme et l'animal. Les hommes du commun 1 ' ignorent et la délaissent, de sorte que, bien qu ' i ls portent le nom d ' hommes, ils ne diffèrent en rien des animaux. L'homme de bien connaît [au contraire] cette différence et la préserve. C'est pourquoi il est tremblant et anxieux, mais capable en fin de compte de préserver la rectitude qu'il a reçue (du Ciel et de la Terre). 24 « De tous les êtres produits par le Ciel et la Terre, l'homme est l'être le plus noble (gui) » 25, car il a reçu les éléments (littéralement, les cinq agents, wuxing) les plus purs et les plus généreux de la transformation universelle. C'est pourquoi il est dépourvu d'une intelligence qui se manifeste soudainement (wu suxian zhi hui). Au contraire, chez les animaux (wu), le savoir se développe dès leur naissance (littéralement, la façon dont leur corps émet de la connaissance, xing zhi fa zhi) beaucoup plus rapidement que chez l'homme. Mais, en fin de compte, ils restent bornés. [À leur 23 Cf. Du Sishudaquan shuo VII, Lunyu, Jishipian 11, p. 850-851. 24 Sishuxunyi XXXII, Mengzi VIII, p. 510. 25 Citation modifiée duXiaojing IX. Au lieu de Tiandi zhi xing ren weigui, Wang Fuzhi écrit Tiandi zhi sheng ren wei gui, mais le sens général n'est guère différent. 22 Ce qui distingue l'homme de l'animal différence] l'homme accumule des procédés utiles au moyen de tout son être (juti er chu qiyong). Son savoir se développe beaucoup plus lentement que celui des animaux. Mais, au bout du compte, il est beaucoup plus intelligent. L'enfant qu'on porte dans ses bras commence par savoir sourire, puis il apprend à aimer ses parents. Il commence à savoir parler, puis il apprend à respecter ses aînés 26. Son lot (ming*, ce qu'il reçoit du Ciel) est chaque jour nouveau et sa nature s'en enrichit. L'homme de bien excelle à la développer et, ainsi, il ne cesse de recevoir [ce que le Ciel lui envoie] jusqu'à la vieillesse. 27 Plus doué et plus complexe que l'animal, l'homme doit apprendre toute sa vie. Il n'y a pas de sagesse innée : Les Mémoires historiques de Sima Qian disent que « l'empereur Jaune fut capable de parler dès sa naissance ; enfant, il montra une intelligence exceptionnelle ; adulte, il fut bon et avisé. » Ces propos proviennent du [Huangdi] Neijing, ouvrage qui est assurément une contrefaçon due à un auteur habile en médecine de l'époque qui se situe entre les Zhou et les Qin. L'historiographe s'est fondé là-dessus en croyant que ces propos étaient véridiques, mais ce n'est que charlatanerie... C'est du même genre que le vil propos des bouddhistes qui disent que « dès qu'il fut tombé à terre (lors de l'accouchement), le Buddha fut capable de parler et dit : il n'y a que moi de vénérable ». Ce qui distingue l'homme de l'animal est que sa connaissance se développe graduellement. Il a besoin de recevoir des impressions dans le calme et l'immobilité pour comprendre. Tandis qu'une fois sorti de l'œuf ou tombé de l'utérus, l'oiseau et l'animal terrestre n'auront, quand ils seront adultes, aucun moyen de dépasser leur capacité à picorer et à mordre, leur savoir pour accourir ou s'enfuir devant le danger, leurs pépiements pour appeler leur mère, leurs cris pour appeler leurs compagnons. S'il y avait un homme qui fût capable de parler dès sa naissance, c'est que son savoir serait semblable à celui des poussins ou des faons. Ce serait un monstre de mauvais augure. Pourquoi cela ? C'est que les animaux ont une intelligence qui leur vient du Ciel et non une intelligence qui leur vienne d'eux-mêmes. Plus proches du Ciel, leur intelligence se manifeste plus tôt. L'homme, au contraire, a tout à la fois une voie céleste 26 Cf. Mengzi, Jinxin shang, 15, qui est plus bref et moins évocateur des progrès de l'enfant, car il ne parle ni de sourire ni de parole. 27 Siwenlu neipian (Réflexions et interrogations), note 94, p. 417. 23 Jacques Gernet (tiandao) (ce qu'il a reçu à sa naissance et reçoit du Ciel au cours de sa vie) et une voie humaine (rendao) (sa capacité à progresser par lui-même). C'est seulement à partir du moment où il s'éloigne de sa voie céleste qu'il détient des pouvoirs [qui lui sont propres] (chi quart). 28 Si le Ciel, écrit encore Wang Fuzhi, fait que l'homme trouve plaisir à se nourrir et joie dans les plaisirs charnels, c'est bienveillance du Ciel (tian zhi ren), non pas bienveillance humaine (ren zhi ren). Bienveillance du Ciel et bienveillance humaine sont différentes. Le Ciel a de quoi être bon à l'égard de l'homme, de même que l'homme a de quoi être bon à l'égard du Ciel et de tous les êtres. Mais si l'homme contrevient à sa bienveillance (qui implique conscience et moralité) en se fiant à celle du Ciel, il n'est plus très loin des animaux. 29 En somme, l'homme n'est homme que dans la mesure où, sans la renier, il s'écarte de la nature. Le Ciel lui-même en a fait un être à part, puisqu'il lui faut même éduquer ses sens et son esprit. Wang rejoint dans le texte suivant les observations des psychologues modernes ; à sa naissance, l'enfant est même incapable de voir et d'entendre distinctement : L'ouïe de l'homme est douée d'acuité auditive ; sa vue, de clarté ; la réflexion de son esprit, de la faculté de connaître de façon perspicace ; [mais c'est] en pénétrant dans les sons et les couleurs du monde que l'homme analyse les principes [qui y président] (yan qili), et c'est là que réside la voie de l'homme (renzhidao). C'est nécessairement par l'expérience que son ouïe parvient à distinguer les sons, par les choix qu'opère sa vue parmi les couleurs qu'elle devient claire, par la réflexion que son esprit parvient à des résultats, par l'absence de réflexion qu'il n'y parvient pas (size de zhi bu size bu deye) 30. Comment entendrait-il soudain, comment verrait-il en un instant (sans apprentissage de son ouïe et de sa vue) ? Comment, sans avoir besoin de réflexion, son esprit pénétrerait-il toutes choses parfaitement et lumineusement, et comment aurait-il une connaissance innée (shengzhi) à la façon dont les lucioles qui sont douées subitement de lumière ? S'il en était ainsi, il n'y aurait rien de supérieur sous le Ciel à la connaissance 28 Du Sishudaquan shuo VII, Jishipian 11, p. 850. 29 Siwenlu neipian, note 27, p. 406. 30 Formule reprise du Mengzi, Gaozi shang 15. 24 Ce qui distingue l'homme de l'animal innée des animaux. Par suite, on ne peut donner le nom de piété filiale à l'amour de l'agneau ou du poussin pour leurs mères, car c'est là une lumière naturelle qui se fait jour soudainement en eux et n'implique aucune acquisition de leur part. Si l'on parle de connaissance innée (shengzhi), qui est capacité sans étude, alors l'agneau et le poussin sont supérieurs au sauvage et le sauvage est supérieur à l'homme de bien. 31 En matière de savoir et de réflexion, il n'y a pas dans toute l'histoire deux hommes comme Zhang Zai (1020-1077). Ce qu'il a dit de l'ordre des choses (wuli) est bien plus profond que tout ce qu'avaient dit les maîtres antérieurs. « Je pense, dit Zhang Zai, que, pour l'essentiel, Confucius n'est parvenu [à la sagesse] qu'à force de douleur et de peine. » On peut dire que c'est mettre en un mot l'accent sur l'essentiel. Et, à propos de la formule de Confucius, « ceux qui ont une connaissance innée sont supérieurs à tous les autres ; puis viennent ceux qui acquièrent cette connaissance en étudiant ; puis ceux qui l'acquièrent en étudiant avec difficulté ; les pires sont ceux qui, ayant des difficultés, n'étudient pas » 32, Zhang Zai explique que cette connaissance innée n'est qu'une connaissance partielle et non pas totale, le mot d'inné (sheng) impliquant seulement qu'on a du plaisir à apprendre. Qu'on apprenne facilement ou avec difficulté, la démarche est cependant la même. 33 On notera ici un parallélisme avec les arguments avancés par Matteo Ricci dans son Véritable sens du Maître du Ciel, le Tianzhu shiyi, quand il distingue le bien naturel (liangshan) et le bien acquis (xishan), qualifié de bien vertueux (de zhi shan) : le premier nous a été donné par Dieu et nous n'y avons aucun mérite (wugong). « Ce que j'appelle mérite, dit Ricci, est seulement le bien qui consiste en une accumulation de vertus par un exercice personnel (zixi jide zhi shan). » 3 4 Il semble qu'on puisse souligner en conclusion, à la suite de ces réflexions de Wang Fuzhi, l'importance qu'il accorde à la nature sociale de 31 32 33 34 Du Sishudaquan shuo VII, Jishipian 11, p. 850-851. Lunyu XVI, 9. Du Sishudaquan shuo VII, Jishi pian 11, p. 851. Tianzhu shiyi, texte et traduction de D. Lancashire et P. Hu Kun-chen, St Louis, St Louis University, et Taipei, Institut Ricci, 1985, chapitre VII, p. 356, paragraphe 435. 25 Jacques Gernet l'homme et aux liens indissolubles qui l'attachent à la fois aux autres hommes et à l'univers. Un danger guette en effet \ejunzi : celui de ne pas savoir faire la part qui convient aux besoins indispensables à la vie et de tomber ainsi dans un ascétisme abusif et un absurde rejet du monde. Dans un de ses commentaires à la Grande étude, Wang explique en effet que l'homme n'est véritablement homme que s'il agit comme être social et être de raison, et non pas s'il se réfugie dans l'inaction, s'étourdit ou se retire du monde — chose d'ailleurs impossible, puisqu'il ne peut se détacher d'un monde dont il fait partie intégrante : Les saints et les sages ont insisté sur ce qu'il fallait chercher le mal dans le bien et le bien dans le mal, choisir dans les désirs humains (renyu) ce qu'il peut y avoir de principe d'ordre céleste (tianli) et distinguer la présence des désirs humains dans le principe d'ordre céleste, et cela avec grand soin et précision, de façon à établir les bornes qui nous séparent fondamentalement de l'animal. Si, au contraire, on considère que tout ce qui est amour des parents et respect du prince (aijing) est humain et qu'on décide que ce qui est besoin de nourriture et sexualité (gan shiyue se) est animal, on se glorifiera, dans ce vague à-peu-près, de son intransigeante supériorité (zijin yaian). Il n'y eut jamais, en aucun temps, de véritable homme de bien qui ait pris de façon aussi négligée un tel raccourci. Pour parachever le modèle, il faudrait sans doute ne plus se marier ni exercer de charge, faire un repas par jour et dormir sous les arbres (allusion manifeste aux religieux bouddhistes). 35 L'homme ne peut pas plus faire abstraction de son corps que du monde, qui n'en est que le prolongement : Le corps et le sensible sont nature céleste, dit Mencius. C'est seulement quand on est devenu un saint qu'on est capable d'user de son corps comme il faut (xing se tianxingye wei shengren ranhou keyi jian xing). 36 35 Du Sishudaquan shuo IX, Mengzi, Lilou xia 15, p. 1025. 36 Mengzi, Jinxin shang 38. Le Sishu xunyi XXXVII, Mengzi XIII, Jinxin shang, p. 891, explique que jian dans jian xing a le même sens que jian yan, « être fidèle à ses paroles », et que seul le saint est capable d'épuiser le principe d'ordre céleste que son corps possède, jin qi li. 26 Ce qui distingue l'homme de l'animal Dans ses Notes sur les Quatre livres 37 , Wang explique que, bien que le corps et les sens soient, chez l'homme, la partie la moins importante (xiaoti)38, c'est grâce à leur intermédiaire qu'il peut « obéir aux ordres de son esprit (sa partie la plus importante, dati) » (ting mingyu xin). C'est à eux qu'il doit d'être le plus noble de tous les êtres, puisque, comme l'écrit Wang à la suite d'une citation duXiaojing, il a reçu « les éléments les plus purs et les plus généreux de la transformation universelle » 3 9 . Dans son commentaire au Shangshu 40 , Wang Fuzhi s'en prend à ceux qui ne comprennent pas qu'on ne peut s'abstraire du monde (littéralement, se couper des êtres) (bu mingyu wu zhi bu kejue). Faisant partie du monde, l'homme ne peut s'en détacher sans se blesser lui-même intérieurement ni sans nuire au monde en dehors de lui : Ce qui fait que l'homme est homme est qu'il ne peut pas s'abstraire des rapports entre souverain et peuple, parents et amis, et ne peut abandonner les règles et contraintes qui président à la vie en société (renlun wuqu), afin d'accomplir son dao. C'est là chose assurée. S'il [pouvait] atteindre au calme en rompant avec les autres êtres, laissant de côté les maux du monde et n'en prenant que les biens 41, il perdrait toute haute ambition, abolirait toute pensée, se rendrait extérieur à sa propre personne.42 37 38 39 40 41 42 Cf. Sishujianjie XI, Mengzi VII, Jinxin, p. 366. Cf. Mengzi, Gaozi shang, 14 et 15. Cf. la note 94 du Siwenlu neipian, p. 417, déjà citée. Shangshuyinyi I, Yaodian 1, 239. II semble bien que le mot bu soit ici de trop. Daxue buzhuan yan cité par Qian Mu dans son Zhongguo jinsanbainian xueshushi, Taipei, Shangwu yinshuguan, n.d., vol. 1, p. 111. Je n'ai pas pu retrouver ce texte dans le Chuanshan quanshu. 27 Jacques Gernet Caractères chinois aa r-mn^zr-^m aijing bu ming yu wu zhi bu ke j cha f& chi quan chuming Wtà Chuanshan quanshu Èë[h±^ Daxue buzhuan yan de zhi shan fèzm Du Sishudaquan shuo eqing zhi hua buting gan shi yue se trftiftô gui ë Jishi pian jixi SSTN jin qi li juti er chu qi yong MMmm#% jun you yi xin ^m-'b junzi xi tiruo li wujiu liangshan Liudujijing lunlei Tfra ? W ming ming* # qiming fei chen qian & Qian Mu qu £ rendao AM renlun Afô renlun wuqu Afô#jù renyu A^ ren wu zhi sheng tong de tiandi zhi li yiwei xing tong de tiandi zhi qi yiwei ue mm *mmwm mmm±±m mmzitr-w m&n m%m %*$m%mm& &m T^&mm. m n^mm mm xingAmz^.mm^mzmiiimpm%^mzM.i^mM ren zhi suoyi yi yu qinshou zhe jixi shumin qu zhi junzi cun zhi Azm^mnnmmm^^&^zm^^z ren zhi suo zhi ren zhi tian wu zhi suo zhi wu zhi tian AZm%)AZ^®Zm%W}Z3ï 28 Ce qui distingue l'homme de l'animal rixin zhi ming H*r£ifr riyong yinshi BffltXA Shcmgshu yinyi shengzhi £*n Shi guangzhuan WMW shumin Sijie Sishujianjie si ze de zhi bu si ze bu de ye &WMZ*&M*%& tili tiandao tiandi zhi sheng 3ïi&Z<k tiandi zhi xing ^*fe£tt tianli ?tm Tianzhu shiyi ^ i*# ting ming yu xin tttfrSM> wu ^ wu de yi xianzhi zhi tian qiang yu buxiao ier tian zhi nmim ms; m.m mw^m fis ^m mmÀm%2.=£fâm^nw3zz wugong » wu jun wu fu shi qinshou ye wuli wu suxian zhi hui xishan Xishan g§11|, Zhen Dexiu xi yu xing cheng ^mvki& xiaoren 'bA xiaoti xingqi zhi zheng &M.Z1E xing se tianxing ye wei shengren ranhou keyi jian xing : mmm?>cmi%w& vam mm%zm w# mmn ;m m&3m&mmAmm£ÀM j& xing zhi fa zhi xuezhe yan qili Zhang Zai Zhongguo jinsanbainian xueshushi zijin yaian zi wu gong zixijidezhi shan Mzmta « mnm mm +H3aHW¥*«fjfe s&mm É&Ï& s^mfêzm 29 Jacques Gernet Résumé Jacques GERNET : Ce qui distingue l'homme de l'animal Dans ses nombreux commentaires aux Classiques, Wang Fuzhi (1619-1692) revient à différentes reprises sur ce thème. Ses réflexions portent sur certaines analogies entre les comportements animaux et humains. C'est ainsi que les animaux semblent savoir ce que sont les vertus de bienveillance (ren) et de devoir (yi). Mais il ne s'agit en fait que d'apparences : seul le véritable homme de bien, [ejunzi, sait mettre en pratique ces vertus et se distingue en cela aussi bien des animaux que du commun des hommes. Mais Wang Fuzhi étend aussi ses réflexions aux problèmes du développement physique et mental, et à ceux de la perception chez les animaux et chez l'homme : dotés de sens aux capacités différentes, l'homme et l'animal vivent dans des univers différents, et à la lenteur du développement humain s'oppose l'étonnante rapidité du développement de l'animal dès sa naissance ; contrairement aux animaux, l'homme doit éduquer ses sens et son esprit, mais en outre s'adapter toute la vie à des situations changeantes et imprévisibles. Être social et de raison, l'homme n'est homme que dans la mesure où il s'écarte de la simple nature. Mais il ne peut pour autant s'abstraire des contraintes de la vie en société, ni d'un univers dont il fait partie intégrante. Abstract Jacques GERNET: On the Différences Between Man and Animal Wang Fuzhi (1619-1692) deals on several occasions with this important issue in his commentaries on the Classics. Denying any possible analogy between animal and human behaviour, he considers that animais seem to hâve some knowledge of benevolence (ren) and righteousness (yi), but do not really know how to practise them, as does the jurai, always anxious not to behave like animais. Moreover, animais and men are subjected to very différent living conditions. As soon as they are born, animais know almost ail what is necessary for them to survive, whereas man's child has everything to learn with effort and then must ail his life adapt to various and unpredictable circumstances. Moreover, endowed with différent sensés, men and animais live in différent universes. To sum up: man is man as far as he becomes differenciated from nature. However, he cannot eut off himself from society nor from universe. 30