Untitled - Région Réunion
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! Vi Voi ? Locution en créole qui signifie « Tu vois ? », interjectée au cours de la conversation pour indiquer la relation sociale et pour relancer la conversation. Peut aussi s’entendre comme « Vive Voix ». Des textes pour comprendre une terre de créolisation dans l’océan Indien, lieu millénaire d’échanges et de rencontres, et les défis et mutations contemporains. ! Vi Voi ? est l’une des collections que publie la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise. Cette collection accueille des actes de colloque, des conférences, des essais, des entretiens. Actes du colloque Racines et itinéraires de l’unité réunionnaise, dans le cadre de la préfiguration de la MCUR, La Réunion, 17-18 décembre 2003. RACINES ET ITINÉRAIRES DE L’UNITÉ RÉUNIONNAISE ACTES DE COLLOQUE Textes réunis par Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou ! Vi Voi ? Collection dirigée par Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou Relecture/ Correction Marianne Fernel Traduction des abstracts Marie Lèbre/Françoise Vergès Éditorial , design et réalisation Lawrence Bitterly, Paris [email protected] Cartographie Service géographique de la Région Réunion Impression Graphica, Saint-André, La Réunion [email protected] (Communauté européenne) Dépôt légal : septembre 2007 ISBN 2-9525337-3-3 © 2007, Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise/ conseil régional de La Réunion. Tous droits réservés. Auteurs © Christian Barat, © Monique Couderc, © Axel Gauvin, © Ivan Hoarau, © Carpanin Marimoutou, © Laurence Pourchez, © Jean-François Reverzy, © Françoise Rivière, © Radjah Veloupoulé, © Françoise Vergès, © Paul Vergès. Diffusion : MCUR/conseil régional de La Réunion Prix : 20 € Remerciements Nous remercions les auteurs des communications publiées dans ce volume ainsi que les services du conseil régional de La Réunion. Pour avoir plus d’information sur la MCUR www.regionreunion.com, page MCUR. Contributions Éditeurs Françoise Vergès, Chargée de mission à la direction de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise. professeur au Center for Cultural Studies, Goldsmiths College, à l’université de Londres. Ses publications portent principalement sur l’esclavage et l’abolition, sur les politiques de prédation, sur Frantz Fanon, les formations indo-océaniques et les processus de créolisation. Carpanin Marimoutou, Chargé de mission pour la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise. professeur de littérature à l’université de La Réunion, poète et écrivain. Ses publications portent principalement sur le roman colonial, les littératures créoles et celles de l’océan Indien, les processus de créolisation littéraire, les modalités des réécritures vernaculaires des textes épiques et mythologiques de l’Inde. Christian Barat, anthropologue, professeur à l’université de La Réunion. Monique Couderc, infirmière, militante de la Confédération générale des travailleurs réunionnais (CGTR), militante des droits de l’homme ; travaille beaucoup avec les émigrés comoriens et malgaches de La Réunion. Axel Gauvin, auteur dramatique, essayiste, poète, romancier en créole réunionnais et en français ; militant culturel, il s’intéresse aux problèmes de l’équipement linguistique, notamment graphique, du créole réunionnais ainsi qu’aux problèmes de la traduction. Ivan Hoarau, secrétaire général de la Confédération générale des travailleurs réunionnais (CGTR) ; vice-président du CESR (Comité économique et social de La Réunion), délégué à la coopération régionale. Laurence Pourchez, anthropologue, membre de l’UMR 8098 CNRS, Muséum national d’histoire naturelle, et UMR 306, Centre d’ethnologie française. Jean-François Reverzy, éditeur, psychiatre et psychanalyste. Françoise Rivière, économiste, associée au MATISSE-CNRS, université Paris I Panthéon/Sorbonne. Radjah Veloupoulé, doctorant en philosophie à Paris IV ; président de la Commission de l’épanouissement humain du conseil régional de La Réunion. Paul Vergès, président du conseil régional de La Réunion. Sommaire Avant-propos Introduction aux Actes du colloque, Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou 10 Actes du colloque Fondations et créolisation, Christian Barat 26 Réunionnais : entre être et devenir, Radjah Veloupoulé 30 Les dits et les non-dits d’une action de santé publique : le quartier du Bas-de-la-Rivière à Saint-Denis, Monique Couderc 36 Le soi réunionnais, Jean-François Reverzy 44 Pauvres et riches à La Réunion, Françoise Rivière 62 Le mouvement ouvrier. Unité et diversité, Ivan Hoareau 74 L’énigme d’une disparition, Françoise Vergès 78 Racines et itinéraires de l’unité réunionnaise, Paul Vergès 206 Corps de femmes, corps d’enfants et variation culturelle, Laurence Pourchez 106 Créolité de certains textes réunionnais d’expression française, ou La littérature réunionnaise d’expression française et la langue créole réunionnaise Axel Gauvin 142 Langues étrangères, voix originaires, Carpanin Marimoutou Postface 150 Annexes Discours de Cheikh Tidiane Sy 216 Intervention de Luis Antonio Covane 219 Abstracts Index Glossaire La MCUR Quelques dates Carte de La Réunion Bibliographie 222 244 250 256 257 258 259 Les termes et expressions « en gris » sont expliqués dans un glossaire en fin de volume ainsi que les sigles. Les noms des personnes suivis d’un «*» sont indexés en fin de l’ouvrage. Les références des citations sont données en bibliographie. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » [René Char, 1946] Réunionnisation Formes et modalités particulières des processus de créolisation appliquées aux réalités réunionnaises. Processus de construction de l’identité/ des identités réunionnaise(s). Le fait de devenir réunionnais. A performative processus whereby one becomes Reunionnese; the forms and modalities describing the processes of creolization on Reunion island; the processus of becoming Reunionnese. Introduction aux ns le cadre des actions de préfiguration de la Maison des civilisations et de l’unité réunion- naise (MCUR), le colloque Racines et itinéraires de l’unité réunionnaise s’est tenu en décembre 2003 ; il fait suite à celui tenu en 2001 sur Diversité et identité dont les actes ont été publiés en 2002. Son titre renvoie à un thème central pour la MCUR : faire apparaître l’extrême complexité des réseaux Françoise Vergès & D a Actes du de signification à l’œuvre dans une société postcoloniale, née du projet colonisateur français dans l’océan Indien et de l’esclavagisme colonial européen. Sur cette île, deux siècles d’esclavage, un siècle de colonialisme et soixante ans de démocratie postcoloniale ont forgé une société des racines et itinéraires réclame une approche multidisciplinaire. La Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise est un projet initié depuis 1999 par Paul Vergès. Dans ce futur colloque musée seront restituées l’histoire et la culture d’une société sans passé précolonial, construite par 200 000 Carpanin Marimoutou profondément hybride, où démêler l’entremêlement esclaves, en majorité capturés à Madagascar et en Afrique orientale, par des dizaines de milliers de travailleurs engagés venus surtout du sud de l’Inde, mais aussi des Comores, de Madagascar, du Mozambique et de Chine du Sud, par des milliers d’immigrés musulmans du Gujarãt, par des paysans, des colons venus de France et d’Europe, des marins, des pirates… Dès le départ, île de l’hétérogène, pluriculturelle, plurireligieuse et plurilingue, La Réunion incarne une singularité qui la situe aujourd’hui au cœur des enjeux contemporains : faire de la diversité la condition de l’unité et de la démocratie. ••• M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Interculturalité dans la colonisation 1 2 L’ouverture de la MCUR est prévue en 2010 sur le site de PlateauCaillou, près de Saint-Paul, lieu historique du premier peuplement de l’île. C’est là qu’en 1663 des femmes et des hommes malgaches, serviteurs de quelques colons français venus de Fort-Dauphin, à Madagascar, s’établirent. L’histoire veut qu’aussitôt les hommes malgaches se soient enfuis parce que les Français voulaient à la fois s’approprier les femmes et faire travailler les hommes. Ce furent les premiers « marrons » de l’île. Cet acte de rébellion est contemporain d’un métissage fondateur, issu des relations entre femmes noires malgaches et hommes blancs français. Ces éléments – arrivée sur l’île, déséquilibre du nombre de femmes et d’hommes, relations profondément inégalitaires doublées d’une inégalité raciale – entraînent des effets différents : rébellion, « marronnage », métissage, colonisation. Rébellion et rencontres étant produits tous deux par les mêmes structures, ils fondent la société réunionnaise. La colonisation, c’est toujours un événement violent dont l’objectif initial est de coloniser une terre, asservir des hommes. Elle entraîne cependant de multiples conséquences, qui en excèdent l’objectif. Les déportations, les spoliations, l’asservissement, le déni de la culture de l’autre, se heurtent au vivant, à ce que les hommes produisent pour survivre et demeurer humains. Ainsi, pour l’esclavage, forme la plus accomplie de l’asservissement : les captifs, coupés de leur langue, de leur culture, de leur famille, de leur terre, exilés sur une terre inconnue où rien ne leur était familier, furent capables de créer une nouvelle langue, une nouvelle culture, de nouvelles pratiques. Même dans cette situation de violence, il y a échange ; le camp de travail reste un espace social, seul le camp de la mort a une finalité, la mort. Aucune culture ne fait que recevoir ou donner ; à l’insu souvent des groupes et des individus, des formes se glissent, s’interpénètrent. À partir de fragments et de traces des cultures et des langues auxquelles ils avaient été arrachés, dans la rencontre avec les pratiques du lieu nouveau et avec d’autres esclaves, et avec la culture des colons, ils construisirent un espace commun d’échanges, tout en préservant, dans le secret, leurs pratiques et leurs croyances. Gardés en mémoire pendant le trajet, ces fragments étaient inévitablement transformés par le traumatisme de la capture, du voyage et à l’arrivée par le choc des mises en scène et des M C U R l AVA N T- P R O P O S pratiques de l’esclavage colonial. Ce qu’ils connaissaient de la liberté et de l’asservissement sur leurs terres natales était confronté à de nouvelles logiques. Obligés à une traduction constante des gestes, des mots, des demandes, car ne pas comprendre pouvait entraîner l’isolement ou la mort, les esclaves ont gagné des espaces contre l’ordre binaire esclavagiste (un monde divisé en deux : maîtres et esclaves). À leur tour, ils ont forcé le maître à la traduction. Chaque nouvel arrivant, chaque groupe, devait à son tour engager ce travail de traduction et, dans le même temps, il revivifiait les formes et les contenus de l’échange. C’est cette pratique, constamment renouvelée, constamment négociée, qui produit de l’interculturel. Pendant trois cents ans, un régime d’exception et d’exclusion, qui prend les formes de l’esclavage, de « l’engagisme », du colonialisme, organise la société réunionnaise. La violence, la brutalité, le racisme, le déni, le mépris constitutifs du rapport colonial ne peuvent cependant pas maîtriser tout le champ social, symbolique et culturel. Au cours des siècles, des vagues successives de migration forcée ou volontaire (ces dernières ininterrompues jusqu’à aujourd’hui) conduisent sur cette île des groupes issus d’aires de civilisation diverses, qui ont elles-mêmes été en contact avec d’autres cultures. Ces groupes sont amenés à se rencontrer et à négocier leur coexistence sur un même lieu. Mais il faut aussi ne pas oublier que chaque groupe ethnoculturel est traversé par des différences de classe et de genre. À ces différences qui existent déjà dans les terres natales s’ajoutent, sur l’île, de nouvelles lignes de fracture et de solidarité, qui, parfois, dépassent les loyautés internes à un groupe. Comprendre les itinéraires de ces formations exige une approche multifocale. On peut avoir été citadin de Madras, artisan et libre, et devenir esclave, engagé ou ouvrier agricole ; on peut avoir été prince africain et devenir asservi et artisan ; on peut avoir été paysanne picarde et devenir propriétaire d’esclaves ; et aujourd’hui, on peut avoir été fonctionnaire progressiste et accepter, profiter des inégalités issues du monde colonial. Mais aussi on peut devenir, sur le sol réunionnais, un créateur de syndicat, d’association, de parti politique anticolonial, et, dans ces pratiques sociales de lutte et de solidarité, abandonner des préjugés raciaux et sexistes. Ainsi, pour analyser les identités politiques qui se sont forgées à La Réunion, il ne suffit pas d’essayer de retrouver 1 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E sur l’île la traduction ou l’imitation d’idéologies venues d’Europe – socialistes, colonialistes, communistes, fascistes… –, mais comprendre comment elles sont adoptées en fonction des itinéraires propres aux acteurs. Itinéraires et transformations 1 4 L’itinéraire est plus important que la racine réelle ou fantasmée car il montre l’être humain dans un parcours et non pas dans une essence. Il n’y a pas assignation à résidence. On ne peut donc adhérer entièrement à la théorie de Michel Foucault* pour qui l’individu est toujours déjà structuré par le discours et la place que lui assigne le pouvoir. Pour Foucault, il n’y a pas d’endroit neutre, nul endroit où échapper à la déformation du pouvoir. Son apport théorique à la compréhension des logiques discursives du pouvoir colonial est fondamental. Ses travaux, repris et développés par Edward Saïd* qui s’appuyait aussi sur les travaux d’Aimé Césaire* et de Frantz Fanon*, ont ouvert le champ des études postcoloniales. Mais tous ces travaux ont parfois trop souffert d’une tendance à minimiser les apports des esclaves et des colonisés à la pensée et aux pratiques interculturelles. La résistance contre l’ordre esclavagiste et colonial ne se résume pas à leur renversement, elle se forge aussi dans des espaces interstitiels, repoussant les frontières, transgressant les interdits. Dans ces espaces, on emprunte, on s’approprie les idées du maître, du pouvoir, on les transforme, on les met en pratique selon ses propres logiques. Ces armes miraculeuses transforment aussi le monde du maître et ses idées. Il faut donc, pour comprendre les pratiques sociales, culturelles et politiques qui naissent sur ces sols, cesser de les considérer comme des extensions des formes européennes. Ce sont des créations. De même, il ne faut pas appréhender les pratiques interculturelles comme une mosaïque d’apports déconnectés mais comme une transformation négociée. Le mimétisme, car il y a toujours mimétisme dans toute société humaine, l’imitation, l’adaptation en sont des éléments. Mais l’analyse de ces éléments se fait en tenant compte de leurs modalités et de leurs effets. Ainsi la notion d’égalité, fondatrice de la pensée révolutionnaire française, se heurte aux colonies à une création de l’État français et à une contradiction de la République : le régime M C U R l AVA N T- P R O P O S d’exception qui accompagne silencieusement la formule : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » de la restriction : « sauf quelques-uns ». Cette idée des Lumières est pourtant présente dans l’espace colonial et les colonisés s’en saisissent pour retourner la formule et en faire apparaître l’aporie : « Si tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit, et si nous sommes des hommes, qui donc êtes-vous, vous qui nous refusez l’égalité ? » L’itinéraire de la notion d’égalité suit une route aux multiples origines : Révolution française, luttes antiesclavagistes sur l’île, en Afrique, aux Amériques et en Europe, luttes anticoloniales. L’esclave « marron », le révolutionnaire haïtien, le révolutionnaire français en sont des figures au même titre. Les scènes de serment de fraternité révolutionnaire où se dit l’égalité de tous contre le pouvoir de l’un, tyran, roi ou maître, s’imitent et s’inventent à la fois, trouvant sur chaque territoire une expression propre. Luttes et résistances À La Réunion, compte tenu du passé esclavagiste et colonial, la notion d’égalité sera fondatrice des luttes. L’esclavage nie l’égalité ; l’abolition de l’esclavage fait des Réunionnais des citoyens et les maintient sous statut colonial, donc inégalitaire. Toute l’histoire de La Réunion dit l’aspiration à l’égalité. Le vocabulaire de l’égalité structure l’imaginaire. C’est dans ce vocabulaire et cet imaginaire que les Réunionnais trouvent les fondations d’une solidarité, d’un espace public commun à tous, et se situent par rapport à la France. Être français signifie être égal à n’importe quel citoyen. La notion et le mot venus d’Europe connaissent un itinéraire singulier à La Réunion. Ils y trouvent une force symbolique qui excède le propos initial du législateur. Sur ce territoire français par son histoire, les habitants, esclaves, « engagés », colonisés, pensent une extension de la citoyenneté, qui ne se contente pas du principe mais en fait une ligne d’horizon de leurs luttes, toujours renouvelée. Ce n’est pas une citoyenneté ultramarine, une manière d’être français aux colonies, qui s’élabore et se met en acte, mais une citoyenneté qui se joue dans l’histoire coloniale, qui y travaille singularité et universalité. Certes elle est en partie imitation, elle est mimétique, mais cette imitation, ce mimétisme ne se réduisent 1 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E pas à une pâle copie de l’original. Du mimétisme, de l’imitation, surgissent des productions, des discours, des pratiques sociales et politiques singulières qui sont induites par l’histoire et l’imaginaire de l’île. Cette singularité n’est cependant pas un produit tropical ; elle questionne l’histoire de la démocratie et de la citoyenneté telles qu’elles se sont écrites. 1 6 On le voit, ce qu’il faut restituer ce ne sont pas seulement les racines et les itinéraires des pratiques, des objets, des rites, ce que des anthropologues ont commencé à faire, mais aussi les racines et itinéraires des idées, des images, des imaginaires, des philosophies, des idéologies, des discours. Mais que cela soit clair : pour nous, retracer des racines et des itinéraires ne signifie pas retracer uniquement les routes du bien et du beau. Ce qui voyage, c’est aussi la haine, les idéologies racistes et fascistes. Elles ont aussi été à l’œuvre à La Réunion, et y ont pris, elles aussi, des formes singulières. Il nous faudra en ce sens étudier de près les formes que la réaction a prises et prend à La Réunion ; ainsi, les formes de conservatisme social que l’on peut observer aujourd’hui à La Réunion ne peuvent s’expliquer exclusivement par une adhésion à l’idéologie assimilationniste des années 1960-1970. Elles prennent racine dans le sol colonial, prenant même à contre-pied le discours républicain auquel elles se réfèrent explicitement. C’est une vieille contradiction du monde colonial, souvent mal comprise : les colons se veulent les premiers défenseurs de la métropole mais en violant les lois de la République. Avançons une hypothèse, à la suite d’Aimé Césaire, Paul Vergès, Ferhat Abbas* et d’autres : la conception de la démocratie et de la citoyenneté s’enrichirait par la prise en compte de ce que lui ont apporté esclaves et colonisés dans leurs luttes contre la distorsion que leur faisaient subir les maîtres et les colons. Là où le maître, le colon impose un espace d’affrontement binaire dont l’issue est la mort, l’esclave, le colonisé réclame un espace agonistique donc de négociation où émerge du tiers, donc de l’autre, donc de l’histoire. Dans cette approche, France et métropole ne se recouvrent pas : la métropole est une assignation de la France, et la France, dans son histoire complexe et conflictuelle, excède une métropole figée dans un espace sans histoire. L’espace démocratique gagnerait à donner droit de cité aux paroles et aux voix qui viennent du monde postcolonial. À une époque où l’ethnicisation des mémoires et des identités laisse peser une menace sur les solidarités M C U R l AVA N T- P R O P O S transnationales, transcontinentales, l’étude des racines et des itinéraires des idées de justice sociale, d’égalité, de fraternité suggérerait des alternatives pour inventer un autre futur que celui promis par la fureur meurtrière d’une racine unique et d’un itinéraire qui fait du terrestre le lieu de perdition, et du ciel, celui de la rédemption. Inventions de la tradition Cette conception de la racine et de l’itinéraire ne s’applique pas seulement à ces deux espaces réels et fictionnels que sont la métropole et la colonie. Elle vaut pour toute racine et tout itinéraire. Toute tradition, on le sait, est soumise à des réélaborations. Il en est de même pour les traditions réunionnaises. Ainsi, les traditions, qui s’inventent à l’époque postcoloniale à la fois comme réaction à l’assimilation et comme désir d’affirmation identitaire, peuvent à la fois ouvrir de nouveaux itinéraires de solidarité comme ériger de nouvelles barrières entre les groupes, affaiblissant l’unité réunionnaise en formation. Le chemin est donc périlleux entre racines mortifères et nouvelles négociations interculturelles. La racine n’est pas par essence une impasse, elle est nécessaire à l’individu et au groupe. Elle devient mortifère quand elle assigne à résidence, quand elle enferme l’individu dans une identité qui exclut toute permutation et tout jeu. Il faut se garder des écueils identifiés ailleurs : fixer la tradition, considérer le passé comme pur et authentique, insister sur la différence sans mettre en lumière les aspects régressifs et sexistes de certaines coutumes et traditions. Il s’agit de penser à la fois le multiculturel et l’interculturel, à la fois l’unité et les différences dans le même lieu, lieu commun, mais que chacun arpente à sa manière tout en respectant les manières des autres. C’est pour répondre à cette difficulté que rencontre tout être humain que nous avons parlé ailleurs d’amarres [Vergès & Marimoutou, 2003] : métaphore de l’ancrage et du mouvement. Ancrage, car il nous permet de penser l’exil et le déplacement, le mouvement et le flux, sans ignorer le territoire d’où nous sommes partis. Mouvement, pour retracer des itinéraires où l’échange et la rencontre adviennent. Il s’agit de restituer à La Réunion la pluralité des régimes de signification et d’identification qui ont fondé la population, la culture et la société… Il s’agit d’éviter de rendre hégémonique un régime 1 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 1 8 de signification pour donner à voir et à penser la pluralité de ces régimes. Tous ces niveaux contribuent à la perception de l’identité commune, résultat d’une communauté d’identifications à des formes culturelles qui sont le produit de relations sociales. Elle est donc liée à une culture, non au sang. L’identité ne repose pas sur un socle immobile, elle répond à des situations, des moments, où s’affrontent des mémoires, des vocabulaires, des représentations, des structures d’identification. Il nous faut reconnaître la complexité et la contextualisation des formes de représentation et d’identification. Les routes et les itinéraires des groupes, des individus, de leurs pratiques, de leurs croyances, de leurs idées, resituent l’île dans un réseau complexe de liens et de signes, et la rencontre conflictuelle ou négociée de ces pratiques, croyances, idées, construit la culture réunionnaise. C’est donc un processus constant de créolisation à l’œuvre qui en est le paradigme. La MCUR se propose de traduire visuellement les mécanismes et les conséquences imprévisibles, déroutantes et étonnantes des processus de créolisation à l’œuvre dans le monde de l’océan Indien. Elle revisitera les rituels, les croyances, les pratiques et l’énigme de la rencontre de mondes divers sur un seul lieu. Sur l’île, le processus de rencontre se traduit par les phénomènes de créolisation, dynamique double de la perte, de la préservation et de la modification de croyances et pratiques. Chaque Réunionnais vit ce processus au quotidien. La cuisine, la musique, la langue, les rites, les manières de faire, les jeux, les expressions artistiques et littéraires en sont des exemples. Les routes et itinéraires de la culture réunionnaise sont retracés pour en restituer la singularité et l’universalité. L’approche rejette l’illusion de l’authenticité. L’espace de l’océan Indien est présenté comme un chemin, un carrefour d’échanges, de rencontres et de conflits, un espace d’itinéraires. Créolisations des racines et des itinéraires La créolisation ne saurait produire de la nostalgie, ni une fiction de l’authentique. C’est une notion à la fois très radicale et très difficile à défendre aujourd’hui. Radicale, car elle questionne tous les discours M C U R l AVA N T- P R O P O S identitaires qui glorifient la racine, le lien du sang, l’immuabilité des références identitaires. Difficile à défendre, car l’époque conduit à des replis identitaires et la notion d’une identité soumise à de constantes dynamiques semble illusoire, ou alors elle renvoie à une conception anhistorique de la flexibilité du soi. Dans le premier cas, l’inquiétude devant des transformations mondiales qui semblent inévitables mais qui bouleversent le monde familier de millions de personnes conduit ces dernières à se replier sur ce qu’elles connaissent, ce qu’elles peuvent défendre, sur une idéalisation de la tradition. Dans le second cas, on est dans l’illusion que l’on peut vivre sans liens ni relations. La créolisation ne renvoie pas à un nomadisme permanent, mais à la possibilité d’emprunter à des pratiques, à des croyances, à des idées lointaines tout en maintenant la familiarité du monde. En d’autres termes, devenir réunionnais est un acte créatif, s’exprimant dans l’action . On deviendrait réunionnais en donnant du sens à ces pratiques – création culturelle – et ces significations créeraient l’individu réunionnais qui n’existe que pris dans des réseaux sociaux et culturels. Mais l’hétérogénéité de la société réunionnaise entraîne un questionnement sur ce qui fonde l’identité partagée. L’absence de marqueurs ethniques ou nationaux forts, visibles pour l’extérieur, rend floue la perception de l’identité dans un monde dominé par les catégories civilisationnelles fortes fondées sur des primordia , la langue, la couleur de peau, l’ethnicité… Comment être réunionnais ? Or, ce que montrent nombre de Réunionnais, c’est un attachement au territoire et à des pratiques et à des mémoires partagées. C’est là que le travail se fait, dans cette articulation des emboîtements de loyautés, l’expression de ces dernières s’organisant en fonction des interactions. L’unité réunionnaise n’est donc pas exclusive, elle prend en compte ce mouvement d’articulations et de tensions. Mais cette unité reste liée à un processus de résistance à tout impérialisme. Autrement dit, elle s’appuie sur l’aspiration à la liberté et à l’égalité des esclaves, des « engagés », des ouvriers, des planteurs, des intellectuels... Cette unité se souvient de cette histoire, comme elle se souvient des conflits et des unions, et des liens avec les peuples qui partout se sont mobilisés contre l’agression, l’injustice, la haine et la culture de mort. Être réunionnais, ce serait donc à la fois se souvenir et oublier, une manière de 1 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E négocier les conflits et d’en faire la matrice de la vie commune. Encore une fois, ce n’est pas une identité de foi ou d’origine, mais une identité qui se crée chaque jour tout en s’appuyant sur des mémoires. 2 0 Retracer des racines et des itinéraires n’est pas partir à la recherche des origines perdues, chercher à restituer une authenticité qui relève en grande partie du fantasme, défendre une nostalgie du « c’était mieux avant ». Rien, dans nos héritages, aussi douloureux soient-ils, ne nous autorise à nous prévaloir d’une supériorité morale ; rien dans nos héritages ne nous enlève le droit de nous affirmer différents. Il s’agit de mettre en lumière les contingences, les accidents de l’histoire afin de questionner la fiction d’un itinéraire présenté comme inévitablement progressif sous le signe d’une modernité définie par l’Europe où tous les événements s’expliquent par des liens de cause à effet. Il faut éviter un cheminement de… à… vers une fin de l’histoire qui nie la permanence et l’aspect créatif des conflits et des tensions. Au contraire, il faut faire place à la prolifération des régimes de signification, des moyens par lesquels les Réunionnaises et Réunionnais se réapproprient leur histoire et leur culture. En ces débuts du XXIe siècle, La Réunion et les Réunionnais rencontrent des défis majeurs. Citons par exemple : la fin de l’hégémonie de la canne à sucre, le déclin du monde agricole, l’augmentation du chômage, des personnes dépendant pour leur survie de l’aide sociale, de l’économie informelle. Dans le même temps, on assiste à l’apparition de nouvelles figures et formations : le citoyen avant tout consommateur, une dépolitisation de la société et de l’action culturelle mise en place dans les années 1980, dépolitisation renforcée par des médias qui obéissent aux logiques marchandes de la communication, développement de l’industrie des services et tertiaire (services marchands et services non marchands, c’est-à-dire les services publics et les associations). S’y ajoutent un multiculturalisme toléré et encouragé tant qu’il se limite à de la consommation, de nouvelles formes de racisme, de sexisme, d’homophobie et de xénophobie, la perte d’influences des syndicats et des mouvements politiques, et une tentation de l’ethnique couplée d’un réenchantement des origines. L’analyse des formations culturelles, elles-mêmes liées à des industries, devra s’accompagner d’une analyse des réalités socioéconomiques. Ainsi, à La Réunion, la classe des grands propriétaires blancs terriens s’est, à M C U R l AVA N T- P R O P O S quelques rares exceptions près, reconvertie dans le capitalisme de rente (import-export, grande consommation) qui repose sur l’argent des fonds publics qu’il recycle. Cette même classe a freiné le développement de tout autre type de capitalisme entreprenarial et productif. Pour comprendre l’évolution du capital à La Réunion, il faut se souvenir que l’accumulation du capital sous l’esclavage repose sur l’exclusif qui garantit aux maîtres prix et protection de la métropole ; qu’à l’abolition, les maîtres reçoivent compensation financière pour leur perte et que l’État crée pour eux une banque entièrement à leur usage. Cette banque, gérée par cette classe et pour elle, n’accordera aucun prêt d’investissement à qui n’appartient pas à cette classe, en particulier les Réunionnais d’origine chinoise, hindoue ou musulmane. Dès lors, une très grande partie de l’activité de type capitaliste à La Réunion s’apparente à ce capitalisme de rente. À partir des années 1990, on note cependant une expansion particulièrement marquée du tertiaire marchand, dont la grande distribution. L’économie s’appuie alors sur un triptyque aux effets particulièrement négatifs à long terme pour un développement qui réponde aux défis et aux mutations du monde : l’argent public (salaires des fonctionnaires, prestations familiales, minima sociaux… sans compter parfois aides publiques des collectivités) contribue largement à l’expansion de la grande distribution, des commerces de toutes sortes (marchands de meubles, concessionnaires auto…) et des intermédiaires (transitaires, compagnies de transport). Cette économie marchande dégage des marges énormes par rapport à celles réalisées par l’industrie, même si un effet d’entraînement peut se produire sur l’industrie agroalimentaire et l’industrie de consommation locales. Tout cela entretient un capitalisme de rente, décourageant toute initiative entrepreneuriale de la part des anciens propriétaires terriens qui sont parfois en association avec des capitaux d’entreprises métropolitaines (Carrefour, Danone…) dont les bénéfices ne sont pas forcément réinvestis dans l’île. Ce cycle – argent public, consommation, bénéfices exorbitants, capitalisme de rente – se traduit alors par une augmentation des importations qui alimente à son tour le déficit du commerce extérieur qui n’aurait aucun sens pour une région de France métropolitaine. Ce capitalisme fait écho à l’atonie d’une partie de la société qui, loin de vouloir se confronter aux défis présents, se réfugie dans la défense d’acquis hérités de l’époque coloniale. Souvenons-nous que les deux dernières grandes mobilisation drainant des milliers de jeunes 2 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 2 2 portaient uniquement sur le statu quo : maintien du sursalaire des fonctionnaires et du statut administratif. Loin de nous ici l’idée de défendre la flexibilité du travail et la soumission au marché, mais nous voulons avec ces exemples pointer une contradiction : ces luttes en demeurant catégorielles donnent en dernière analyse au capital et à l’État un rôle progressiste. Expliquons-nous : cela fait de nombreuses années qu’audits et rapports de hauts fonctionnaires du gouvernement comme syndicats et partis politiques ont proposé des alternatives à cette situation bloquée. En effet, on ne peut justifier de tels avantages pour une seule catégorie alors qu’il existe un taux de chômage de 31,9 % [IEDOM, 2005] et que 400 000 personnes sont assujetties à la CMU. Le seul vrai bénéficiaire de la situation est l’industrie de consommation. La perversion du système, dénoncée depuis longtemps, est en train d’étouffer la société, bloquant initiative et créativité. Elle est à un point critique, au moment où les conflits internationaux ont des effets comme sur le prix du pétrole, donc du transpor t. Car même si les économies des DOM sont encore protégées par la France, elles y sont aussi liées à un point tel qu’elles sont de plus en plus sensibles à la politique macroéconomique menée par la France et aux chocs et perturbations qu’elle subit mais sans avoir ses capacités de réponse. Rappelons une évidence, si évidente qu’elle en est oubliée : La Réunion est une petite île, sur un axe afro-asiatique dans une région en plein bouleversement. C’est folie que de croire qu’elle peut y échapper. Pour que la perversion du système n’apparaisse pas comme telle mais comme naturelle, normale, il faut dénier l’angoisse, l’inquiétude d’une grande partie de la population, qui se lisent dans la violence domestique, les conduites suicidaires, la surconsommation compensatoire. La solidarité exige une remise en question. Tous ces éléments requièrent un renouveau de l’analyse des contradictions. On ne peut pas se contenter de désigner la métropole ni l’histoire coloniale comme seules coupables. Le dénigrement et la haine de soi sont d’autres lignes de fuite. Ainsi, l’image négative des Réunionnais, renvoyée par des professionnels de la santé, de l’éducation, des médias, par des hauts fonctionnaires, des magistrats, (violeurs, paresseux, assistés, incultes, superstitieux, violents, mauvais pères et mauvaises mères, mauvais fils et filles faciles…), reprise par les Réunionnais euxmêmes quand ils ne surenchérissent pas sur elle, permet à ceux qui la M C U R l AVA N T- P R O P O S véhiculent de maintenir une haute estime d’eux-mêmes, d’éviter l’analyse de leur propre responsabilité dans cette situation, de culturaliser et psychologiser le social, l’histoire et l’économique. Par ailleurs, la nouvelle mondialisation à l’œuvre produit de nouvelles régionalisations, de nouvelles lignes de conflit, d’échanges et de rencontres. L’océan Indien se reconfigure, et voit apparaître de nouvelles puissances régionales. De nouvelles cartographies émergent : nouvelles routes d’épidémies, de migrations, de richesse, d’imitation, d’idéologies, de philosophies, d’imaginaires, de loyautés. Nous devons prendre en compte tous ces éléments à la fois dans leur complexité et leur interaction. La Réunion est prise dans ces réseaux. De nouvelles difficultés et possibilités s’annoncent. Dans des associations à La Réunion et dans la diaspora, dans des syndicats et des par tis, s’élaborent, s’appuyant sur la généalogie des luttes sur l’île, avec les luttes en France et dans le monde, les prémices d’un nouvel espace agonistique. Notre compréhension de la racine et de l’itinéraire comme amarres, ancrage et mouvement indissociables l’un de l’autre peut nous aider à affronter ces nouveaux enjeux. L’unité réunionnaise n’est pas une incantation, elle se pense et se construit dans le débat démocratique avec tous les Réunionnais et avec les peuples avec qui ils sont liés historiquement et culturellement. L’unité réunionnaise ne fait pas appel à l’ethnos mais au demos et à l’agon. Ce colloque est une contribution à la réflexion sur l’avenir et la place de cette île et de ses habitants dans le monde. Il regroupe des artistes, des chercheurs, des syndicalistes, des hommes politiques, des travailleurs sociaux, pour mettre en pratique un des principes de la MCUR : rien ne s’inventera à La Réunion sans un débat public et critique autour des propositions et des intérêts divergents pour réinventer chaque fois le bien commun et l’espace public. 2 3 Actes du colloque L orsque Carpanin Marimoutou m’a demandé d’intervenir dans ce colloque de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise, Racines et itinéraires de l’unité réunionnaise, je dois avouer que j’ai hésité à dire oui. Je lui ai dit que mes mots mille fois redits n’allaient rien apporter de nouveau à Fondations tous ces passionnés présents pour ce débat, qui et compréhension de notre société. Le moment était venu pour moi de moins parler et de les écouter. J’ai finalement été convaincu qu’il fallait une fois encore donner un coup de main pour la construction de notre MCUR. Et me voici contraint, en préambule, de demander à celle ou à celui qui lira cet article de me pardonner de parfois redire une Christian Barat depuis longtemps s’intéressent à l’histoire et à la fois de plus ce que j’ai déjà écrit. Nous vivons tous dans un environnement naturel, au sein d’une société qui hérite et participe au développement d’un monde matériel et idéel. Notre perception de ce qui est proche ou lointain est commandée par un filtre culturel. La croyance en une surnature, à des dieux, l’intégration dans des systèmes de parenté, des symboles de toute sorte sont autant d’exemples du poids de la culture. La langue a évidemment une importance fondamentale. Considérant que tout est « taken for granted » (« pris pour argent comptant ») nous parlons et nous agissons le plus souvent en pilotage automatique . créolisation L’école anthropologique des années 1930 a beaucoup influencé la critique de l’idée de la culture définie comme une sor te de patrimoine qui préexisterait aux individus. Margaret Mead* a développé l’idée que chaque individu interprète le modèle que lui transmet le groupe auquel il appartient en fonction de son histoire singulière et de sa personnalité. Nous interprétons subjectivement les patterns (structures) objectifs de la réalité. Un problème qui surgit dans les activités routinières ou une rupture d’attention à l’intérieur de la vie quotidienne peuvent nous amener à nous poser la question de notre liberté. ••• M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Qui peut oser affirmer aujourd’hui que la culture réunionnaise ne s’enracine pas dans l’humanité ? Qui peut encore douter que le créole soit une langue ? Considérée comme faisant partie du monde créole, né de l’expansion coloniale française au XVIIe et au XVIIIe siècle dans la mer des Caraïbes et dans le sud-ouest de l’océan Indien, La Réunion abrite, après trois siècles d’immigration de Madagascar, d’Europe, d’Afrique, de l’Inde, de la Chine, une société complexe. Nombreux sont ceux qui, découvrant cette société, expriment leur étonnement devant la diversité des apparences des gens qu’ils rencontrent et les traits communs de leurs comportements. « Yab, Kaf, Malbar, Tamoul, Zarab, Zorey, Komor, Malgash, Moun déor… » sont autant de qualificatifs qui disent l’étrangeté de l’autre qui diffère de soi. Ici, en pays réunionnais, comme partout ailleurs, dans la quête de son identité, chacun cultive sa différence au point que certains essaient parfois de revenir aux sources. Du dehors comme du dedans beaucoup se laissent encore trop souvent piéger par les classifications stéréotypées, approximatives. 2 8 En fait si le Réunionnais ou la Réunionnaise a la liberté de choisir ses croyances, son style de vie, de jouer son rôle dans telle ou telle situation sociale, en puisant dans différents répertoires culturels, il ⁄elle n’est pas pour autant réductible à une catégorie qui le ⁄ la distinguerait totalement de l’autre. Il ⁄ elle est membre d’une société insulaire multiculturelle engagée depuis plus de trois siècles dans un processus de créolisation globale qui crée des traits communs aux modes de pensée, aux conduites, aux réalisations de tous. Autrement dit, les recréations d’identités, en référence aux origines ancestrales qui fondent la société réunionnaise, et la créolisation, qui, dans le même temps, permet une interaction culturelle qui va au-delà des pièges des typifications stéréotypées, favorisent l’émergence de la réunionnisation et le développement d’une identité réunionnaise complexe. Faut-il forger de nouveaux outils qui viendraient compléter la panoplie de ceux qui existent déjà en sociologie, en anthropologie, voire en psychologie sociale pour comprendre cette complexité réunionnaise ? Les approches classiques de l’anthropologie sont suffisamment efficaces pour s’appliquer à une société, en tout lieu et en tout temps, pour favoriser le nécessaire décentrement du regard et permettre la compréhension d’une culture. M C U R l F O N D AT I O N S E T C R É O L I S AT I O N Il est important de se les approprier et de prendre le temps d’apprendre à les utiliser correctement. Il est aussi fondamental de se mettre au travail pour apprendre les langues qui véhiculent les civilisations qui génèrent et marquent les traces de la culture réunionnaise, sans négliger celle de leurs rencontres : le créole. Chacun d’entre nous, après avoir accumulé des connaissances et des expériences, doit néanmoins relativiser et prendre le recul nécessaire par rappor t aux théories classiques de l’ethnologie, de la sociologie ou de la psychologie sociale. La réalité perçue doit permettre immédiatement, comme le rappelait Paul Ottino*, de faire la part entre les éléments utilisables et ceux qu’il serait peu productif de vouloir à tout prix appliquer. Le moment est venu par exemple d’abandonner la notion peu opératoire d’ethnie. Il faut aussi s’efforcer de remettre les données recueillies dans des perspectives relevant d’une anthropologie cognitive et émotionnelle en relation plus étroite avec les cadres socioculturels objectifs dans lesquels elles ont été observées. 2 9 Je ne doute pas que les passionnés de la culture réunionnaise qui militent au sein de la MCUR nous conduisent vers l’universel dans le respect de notre spécificité. Q ue Réunionnais : faut-il entendre par le terme entre complexe. De l’aube des civilisations (Confucius*, Zoroastre* et Aristote*) jusqu’à nos jours, les êtres humains n’ont cessé de se poser de nombreuses interrogations sur les normes et les valeurs qui les guident ou qui devraient guider leur comportement. Sur le plan purement terminologique, on peut ne pas faire de distinctions entre les termes morale et éthique, on utilise couram- Radjah Veloupoulé éthique ? La question est vaste et ment ces mots l’un pour l’autre comme des quasisynonymes. Cette équivalence se justifie par l’usage autant que par l’origine étymologique. Ce fut en effet Cicéron* qui proposa le premier de traduire le mot grec éthica (les mœurs) par le mot latin mores . En ce sens, la morale ou l’éthique sont concernées, en première approximation, par être et devenir tout ce qui touche les mœurs, le respect des personnes ou des choses qui caractérise un individu ou une collectivité humaine. Lorsqu’on parle d’éthique il y a en revanche une distinction fondamentale qu’il faut noter dès le départ : l’éthique comme état de fait et comme discipline philosophique ou scientifique. Pour ce qui est du mot éthique comme état de fait, il s’agit d’un système de convictions sui generis , qui oriente les êtres humains vers l’accomplissement d’actes qu’ils considèrent bons de façon obligatoire (inspirée par Durkheim* qui critique à ce sujet la position kantienne*, l’idée d’éthique inclut les notions de devoir [norme qu’il faut suivre] et de bien [idéal, valeurs à désirer et à promouvoir]. ••• M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Pour ce qui est du mot éthique comme discipline philosophique ou scientifique, il s’agit alors de l’étude critique de ces systèmes de conviction et de jugements qui donnent une valeur morale aux actes humains ; cette étude permet ainsi de juger tout acte humain et de le considérer par conséquent comme étant moral, immoral ou amoral. 3 2 La question de la diversité culturelle, phénomène majeur à La Réunion, induit celle de la rencontre, de la rencontre avec soi et de la rencontre avec l’Autre, elle introduit donc l’expérience de l’altérité. Or, aujourd’hui, l’altérité se complexifie, se multiplie, ce qui relativise toute production artificielle d’altérité, à travers notamment les approches culturelles normatives. La reconnaissance des cultures, non pas selon un modèle déterministe et causaliste, mais en liaison avec l’individualisation de plus en plus grande des processus de socialisation, d’ enculturation 1 et d’ acculturation 2 , justifie la résurgence des questions ontologiques. Comment concilier le respect de la diversité dans la société réunionnaise et la nécessaire reconnaissance de l’universel ? Quelle place pour l’éthique entre un relativisme absolu par excès de différence et une vision globalisante ou totalisante par indifférenciation ? Il semble que la philosophie puisse émettre, sur ces questions, certaines hypothèses. En ce début du XXI e siècle, l’accentuation du principe de différenciation des individus réintroduit la question des valeurs comme condition de la structuration identitaire individuelle et collective, et consacre le retour de l’ Autre pour en faire un sujet de préoccupation. La relation aux autres est devenue au du moins, où elles lui ont 1. On appelle enculturamoins aussi importante que été présentées par l’intertion ou endoculturation médiaire de la famille, l’école la connaissance des cultures. l’ensemble des processus et autres voies et moyens conduisant à l’appropriaL’enjeu consiste donc à conjuformels et informels existion par l’individu de la tant dans le groupe. culture de son groupe. guer altérité et pluralité, et le L’enculturation n’est qu’un problème de la diversité cultu2. L’acculturation est l’enaspect et ne livre qu’une semble des phénomènes partie d’un processus plus relle ne saurait se réduire à résultant du contact direct général, celui de la sociaune simple gestion des rapet continu entre des groulisation, par lequel l’indipes d’individus de cultuvidu est mis en relation ports, à une sorte de technires différentes, avec des avec l’ensemble des signicisation du social. On se situe changements subséquents fications collectives de ce dans les types de cultures groupe, y compris celles donc dans la question du sens, originaux de l’un ou des extérieures au patrimoine groupes. de l’être, non de l’avoir. culturel, dans la mesure, MCUR l RÉUNIONNAIS : ENTRE ÊTRE ET DEVENIR À La Réunion comme ailleurs, les individus sont susceptibles d’être pris entre une tentation communautariste et un impératif de mondialisation, confrontés à la fois à une altérité réduite et à une altérité exponentielle, tension entre la singularité des situations et l’universalité des valeurs. La Réunion représente, à mon sens, un troisième terme dans cette bipolarité. Ma relation envers autrui ne relève plus seulement d’un ordre juridique, mais aussi d’une responsabilité morale, dérivant d’une éthique personnelle, qui ne se pense plus dans la logique du Même, mais de l’Autre, envisagé dans une totale liberté. Il ne s’agit pas de la culture, ni des appartenances, mais bien d’un Sujet, au sens où Alain Touraine* le définit comme « l’exigence d’être lui-même, de donner sens à l’ensemble de ses expériences vécues, de se défendre contre toutes les formes de domination, que ce soit celle du marché ou celle du communautarisme. Le sujet est toujours singulier, individuel, mais son contenu universel vient seulement de ce qu’il ne peut exister dans son individualité qu’en reconnaissant le même droit à tous les autres individus ; qu’en refusant de les définir par leurs appartenances ou leurs attributs, que ceuxci soient biologiques, en dehors du sexe, sociaux ou culturels ». [2001] Emmanuel Levinas*, dans Éthique et Infini, a aussi abordé cette question. En effet, la connaissance d’autrui, à par tir de ses caractéristiques culturelles, psychologiques ou sociologiques présente le risque de n’être que la somme d’attributions, de catégories, d’artefacts, qui peuvent constituer des filtres, faisant obstacle à la rencontre et à la compréhension. Ces informations ne doivent pas être premières dans la rencontre, elles ne permettent éventuellement que de mieux comprendre, et ne peuvent servir d’éléments d’analyse que l’on plaquerait sur telle ou telle situation. L’éthique serait donc cette rencontre, presque une coïncidence, qui s’appuie sur une exigence de liberté, sur le respect d’une complexité, d’une non-transparence, de contradictions irréductibles. L’éthique de la diversité a ceci de particulier, qu’elle possède comme lieu propre la relation entre des sujets, et non pas l’action sur l’Autre. Même 3 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E si l’action est juste, généreuse, charitable, toute dissymétrie dans la relation transforme les uns en acteurs, les autres en agents, et entraîne une relation de pouvoir, réel ou symbolique, source en retour de violence, potentielle ou exprimée. Il s’agit d’agir avec et non pas sur autrui. Une solidarité en acte, exercice difficile, toujours à reconstruire. L’approche cognitive de l’altérité pose donc le problème du discours d’adjectivation de l’ Autre, insuffisant et spécieux. La connaissance n’est pas la compréhension et la découverte n’est pas l’obligation de transparence. Que devient donc l’éthique dans une société marquée par la diversité culturelle ? Toute vie collective repose sur la reconnaissance de normes et de valeurs communes. Que devient cet accord dans une société plurielle ? La reconnaissance des différences ne risque-t-elle pas de provoquer un éclatement du consensus social ? 3 4 On peut rationnellement affirmer qu’il y a problème, non pas lorsqu’il y a écart, voire désaccord dans l’application des normes, mais quand les valeurs éthiques et le respect dû aux personnes ne sont pas respectés. L’extrême diversité culturelle ne présente pas de risque de dissolution identitaire mais au contraire conduit à un repositionnement de l’humain au cœur de l’action, ce qu’on pourrait appeler une activité communicationnelle. Il s’agit autant d’un travail sur soi que d’un travail avec autrui. Ce ne sont pas les actes qui fondent l’éthique mais, au contraire, l’accord sur les valeurs qui fonde la validité des actes, accord qui repose sur l’élaboration d’un consensus élaboré dans la communication et dans la discussion. La démocratie présuppose en effet un consensus conflictuel, une délibération qui s’enracine dans la pluralité des visées et des points de vue. Faire émerger des valeurs communes, construire le lien social, donner du sens sont fondamentaux dans une société civile laïque, et nécessitent une élaboration permanente. Il ressort qu’il est urgent de rendre plus visibles et lisibles les références et les valeurs communes et de se débarrasser des limitations héritées d’une vision du monde dépassée. Faute de cadrage ontologique, la logique du contrat social réunionnais ne saurait remplacer le vouloir-vivre ensemble ainsi que l’ordre symbolique. Le déficit éthique entraîne une hypertrophie de la logique instrumentale au détriment d’une logique MCUR l RÉUNIONNAIS : ENTRE ÊTRE ET DEVENIR axiologique, autrement dit un développement du légal au détriment du social. Le discours sur les valeurs, longtemps enfermé dans des formes variées de moralisation, dans l’affectif et l’idéologique, doit être renouvelé par une approche objective. Il est clair que chercher à prendre en compte la différenciation culturelle, c’est aussi répondre de manière objectivée et rationnelle aux valeurs sous-tendues par l’exigence de l’altérité dans la diversité. Pour conclure, nous pouvons affirmer que l’éthique a une valeur universelle alors que les morales sont singulières et spécifiques. Je me permettrai d’affirmer qu’après avoir bénéficié de la libération, il nous faut maintenant expérimenter la liberté en tant que Sujet. Cependant l’universel est à réinventer, débarrassé des oripeaux d’une volonté de puissance qui a montré ses limites, conjuguant les valeurs de toutes les civilisations, reflétant un vivre-ensemble conscient, donnant un sens plein à un nouveau mode d’appréhension de notre condition. Les droits de l’Homme restent la seule tentative pour traduire, hors du sacré, une visée éthique. La laïcité, par essence, permet de transcender les particularismes, en tant que valeur, et non comme idéologie. La laïcité s’est imposée par le pluralisme, elle ne pourra se renouveler et être affirmée qu’au nom de la pluralité. En tout état de cause, la société réunionnaise contemporaine, traversée de cultures intenses et variées, est en train de révéler des combinaisons inattendues qu’il serait imprudent d’enfermer à l’avance à l’intérieur de quelconques limites. Les situations d’hétérogénéité multiforme qui y prolifèrent annoncent de nouvelles conceptions, dans le domaine éthique comme dans bien d’autres sans équivalence dans le monde. Mais rappelons-nous qu’il faut éviter que « l’unité disparaisse quand les diversités apparaissent et que les diversités disparaissent quand l’unité apparaît ». [Touraine, 2001] 3 5 Les dits et les non-dits C ette commu- d’une action une étude effectuée en collaboration avec l’université de Nancy dans le cadre d’un diplôme universitaire de santé publique, à travers une démarche de santé communautaire. Ce travail a été mené dans la ruelle Géringère située dans le quartier du Bas-de-la-Rivière à Saint-Denis, dans le but d’améliorer les conditions d’habitat d’une Monique Couderc nication présente population d’origine « mahoraise » et comorienne à 70 %, et réunionnaise à 30 %. Cette étude date de juin 1992, ce qui permet de prendre du recul dans son exploration. L’enquête conduit à s’interroger sur l’éventuelle de santé publique : prise en compte des spécificités culturelles et des modes de vie des populations concernées, par l’action des aménageurs et des décideurs, dans le quartier du Bas-dela-Rivière à Saint-Denis un contexte réglementaire, légal d’un département français. À l’origine, la situation a été signalée grâce aux interventions à domicile d’un travailleur social, préoccupé par les habitats précaires et l’insalubrité à l’extrême de ce quartier. ••• M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E La visite à domicile est l’outil essentiel du travailleur social, et elle doit en principe permettre d’appréhender toute relation d’aide avec les usagers. Dans cette démarche, la rencontre passe par le voir. Il ne s’agit pas de limiter cet acte à la simple satisfaction d’un désir introspectif dont les connotations sont souvent péjoratives, voyeuristes ou intrusives – ces arguments fréquemment évoqués par celui qui ne pratique pas ou ne voit pas l’intérêt primordial de cette manière de procéder. Le aller voir implique un aller, un mouvement actif du soignant, du travailleur social qui se décide, se réalise souvent dans la solitude, dans ce milieu de transfert extra-institutionnel, face à la détresse de l’autre. Les dits 3 8 C’est à partir de cet outil que nous avons pu, durant trois mois, observer, pratiquer des entretiens semi-directifs pour avoir une connaissance plus approfondie de la population de ce quartier, afin d’établir une étude des besoins et un diagnostic de santé communautaire. Le recueil des données s’est effectué à partir d’une enquête sur l’habitat et l’environnement. Il faut savoir qu’une seule action antérieure d’amélioration des conditions d’hygiène du quartier (nettoyage du quartier) avait été réalisée avec la fondation France Libertés en partenariat avec la mairie à l’occasion de la venue de Mme Danielle Mitterrand* en 1991. Des contacts avaient alors été pris avec les principaux partenaires, élus et administratifs de la ville. Dans les années 1980, des enquêtes sur le logement à La Réunion ont été conduites avec le même type de grille d’obser vation utilisé en métropole sur l’habitat (ex. : mode de chauffage, appréciation du froid dans l’habitat…). C’est la raison pour laquelle nous avons réalisé un questionnaire adapté au contexte réunionnais. Ce questionnaire a é t é testé à plusieurs reprises. Il y a toujours, en effet, un risque de subjectivité, et le regard des enquêteurs peut être influencé par leur propre conception de l’habitat et leur propre rappor t à la modernité. MCUR l LES DITS ET LES NON-DITS D’UNE ACTION DE SANTÉ PUBLIQUE L’enquête réalisée dans ce quartier du Bas-de-la-Rivière est une enquête descriptive, transversale, exhaustive, réalisée en janvier, février et mars 1992 auprès de la population. Cette population était composée principalement de deux communautés, l’une est « mahoraise » et comorienne (le pourcentage des Comoriens a été évalué à environ 5 %) et l’autre réunionnaise. C’est une population stable de 156 personnes qui avaient déjà, en 1992, entre dix et quinze ans de résidence fixe sur ces lieux. Avec : 19 familles « mahoraises » ou comoriennes, 18 familles réunionnaises, comptant 38 adultes par communauté ; 70 % des enfants (56 enfants) étaient « mahorais » et comoriens, 30 % (24 enfants) étaient réunionnais. La plupart des familles disposaient de ressources régulières de type prestations sociales (salaire, RMI, APJE, ASSEDIC, retraite, AAH) et d’une couverture sociale. On a noté également que 5,4 % de la population n’avaient aucun revenu, ce qui semble correspondre au pourcentage d’immigrants d’origine comorienne en situation irrégulière. Ceux-là exerçaient occasionnellement des petits travaux. Du fait de l’insalubrité de leur logement, ces familles ne pouvaient accéder à la prestation d’allocation logement. La quasi-totalité de ces familles, soit 97,3 %, vivaient dans un logement totalement insalubre : les salles d’eau étaient quasiment inexistantes ; il n’y avait pas de W-C individuels, mais il existait quelques W-C collectifs en très mauvais état et saturés, que 19 familles se partageaient ; 4 familles « mahoraises » partageaient le même W-C avec d’autres membres de leur communauté ; 37 personnes ne disposaient donc pas de W-C et déversaient tous les soirs leurs déjections dans le lit de la rivière. Le système d’évacuation des eaux usées faisant défaut et, pendant la saison des pluies, les nappes phréatiques de ce quartier étant saturées, toutes les eaux usées (+ les eaux des W-C) remontaient à la surface, 3 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E provoquant des odeurs nauséabondes nuit et jour. Le ramassage des ordures s’effectuait régulièrement mais n’empêchait pas des dépôts sauvages d’ordures n’importe où, aussi bien dans la ruelle que dans les cours intérieures, avec des dépôts d’encombrants sur les toits pour tenir les toitures en cas de cyclone. À travers cette étude, nous avons donc pu établir un diagnostic de santé communautaire et constater que les priorités ressenties par la population et les services de santé que nous représentions étaient globalement les mêmes (les familles souhaitaient des blocs sanitaires, l’évacuation des eaux usées et une dératisation). 4 0 Un programme de résorption de l’habitat insalubre (RHI) était alors confié à un organisme de logements sociaux, la Semader. Mais en attendant la construction de logements, il fallait remédier dans l’urgence à toutes ces insalubrités. Quelques actions participatives ont été alors menées avec la mairie et la population du quartier, telles que : la destruction des bidonvilles abandonnés ; des opérations de nettoyage et de dératisation du quartier ; la réparation des canalisations d’adduction d’eau ; la construction de toilettes et de douches publiques. Pour effectuer ces différentes actions, nous avons été assistée d’un informateur ⁄ leader venant de chaque communauté, qui servait de relais, voire de traducteur dans les familles Les non-dits Dans le déroulement de ces actions, nous ne nous sommes imposée à aucun moment. Nous avons assuré un rôle d’orientation et d’articulation avec les différentes institutions, pour une meilleure adéquation des besoins spécifiques de cette population. C’était du moins l’objectif initial. Pourtant les blocs sanitaires ont été construits à l’entrée du quar tier, sur un monticule, les por tes d’accès des W-C donnant directement sur la rue principale. L’installation de cuvettes W-C à la MCUR l LES DITS ET LES NON-DITS D’UNE ACTION DE SANTÉ PUBLIQUE française pour une population de culture musulmane n’était évidemment pas sans poser problème. La construction des blocs sanitaires avait été prise en charge par la mairie. Ce partenaire cependant n’a respecté ni le lieu ni le mode de construction choisi par ces deux groupes et ce malgré les conclusions de l’enquête. Il se posait là un problème réel de choix au niveau des priorités entre l’élu du quartier et la population désireuse, elle, de voir ces blocs sanitaires installés plutôt dans un endroit discret. La précipitation mise par les services de la mairie dans l’exécution de ces travaux, sans respecter le choix de cette population, a été la cause d’un double échec : le nombre insuffisant de sanitaires par rapport au nombre d’habitants (2 W-C construits pour 160 personnes) ; le mauvais emplacement choisi pour la construction de ces sanitaires. Beaucoup d’habitants n’ont donc pas utilisé les blocs sanitaires trop exposés à la vue du voisinage et ont continué de déverser leurs déjections dans la rivière pendant un an jusqu’à la livraison des logements prévus dans le plan de résorption. Le second non-dit est d’ordre institutionnel. Si mon étude a interpellé l’université de Nancy en matière de santé communautaire, elle n’a pu être publiée localement. La légitimité de mon travail social a en effet été mise à mal par les décisions prises par les aménageurs et les décideurs de la municipalité qui allaient à l’encontre de certaines recommandations et surtout de l’esprit général de notre enquête. Cette légitimité a aussi été questionnée par des pressions administratives et institutionnelles : il m’a été for tement suggéré de ne pas rendre publics les véritables pourcentages de catégorisation des populations du quar tier. Il semblait en effet que pour certains élus, il était mal vu de réclamer des mesures d’aide à l’habitat destinées à une par tie de la population d’origine non réunionnaise, et a fortiori pour une petite partie en situation irrégulière. Rappelons qu’il s’agissait d’une communauté stable et à résidence fixe depuis quinze ans. L’argument avancé était la crise qui frappait l’économie réunionnaise. 4 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Conclusion Si cette étude date de dix années, force est de constater que la manière de traiter certains problèmes sociaux et humains reste, quant à elle, inchangée. Aujourd’hui, les non-dits en matière de désignation des différents groupes, y compris dans les actions officielles, concernent encore les populations dites étrangères qui vivent dans l’île. 4 2 Cette communauté « mahoraise » et comorienne subit de la part de toutes les instances de notre société réunionnaise, qu’elles soient politiques, administratives et autres, l’exclusion au quotidien. Ce groupe social invisible est aussi une composante de notre société plurielle, multiethnique, elle fait partie intégrante de la population de notre île. Nul ne saurait nier que Comoriens et « Mahorais » ont participé dès le début, au même titre que les Malgaches, au peuplement de La Réunion. Aussi comment pouvons-nous parler de société réunionnaise, d’unité réunionnaise ? Comment entamer une démarche volontariste d’intégration des immigrés dans la société réunionnaise, quand on sait que la tendance collective est d’occulter, de gommer l’histoire, l’existence et la singularité de ce groupe humain résidant dans l’île ? Les non-dits de cette opération de rénovation du quartier du Bas-de-laRivière à Saint-Denis, relevés dans un travail social de terrain, illustrent cette problématique que l’on peut, plus que jamais, considérer d’actualité aujourd’hui. P eut-on parler d’un inconscient créole ? D’un soi ou d’un ça réunionnais, pour reprendre ici les concepts de la psycha- Le soi pertinents et, dans ce cas, le sont-ils toujours dans l’outre-mer européen ? Je ferai trois remarques pour commencer. La seule position qui permet d’aborder ce sujet est celle du transfert insulaire, ce lien que toute personne entretient avec un territoire, un topos, et celle plus singulière qui se constitue à partir de son caractère insulaire. Toute personne ou sujet signifie bien Jean-François Reverzy nalyse ? Ceux-ci sont-ils toujours deux positions différentes : celle de l’étranger et celle de l’autochtone. Mais, dans les îles, les autochtones ont tous été, à un moment donné ou à un autre de l’histoire de l’île et de leur propre histoire, des étrangers – à leur territoire d’origine, et à l’île qu’ils rencontraient, qu’ils y aient été réunionnais déportés où s’y soient volontairement installés... Parlant de moi-même, dans mon propre transfert insulaire, j’évoquerai ici un anniversaire, celui de ma première rencontre avec La Réunion en décembre 1983. Vingt ans plus tard, La Réunion peut sembler, en 2003, avoir perdu son âme, abrasée par la métamorphose de son paysage, de son économie, de ses rôles sociaux. La découvrant aujourd’hui, ici et maintenant, éprouverais-je en moi la même fascination, le même amour ? ••• M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 4 6 2003 a célébré un autre anniversaire, celui de la mort de Paul Gauguin* il y a un siècle aux Marquises. Ce qui fait le charme d’une île ce sont sans doute ces trois attributs sculptés par l’artiste, en frontispice de sa Maison du jouir, son faré d’Hiva Oa (que l’on peut admirer à Paris au Grand Palais dans la superbe exposition3 qui lui est consacrée à l’occasion de ce centenaire) : Soyez mystérieuses, Soyez amoureuses, et vous serez heureuses... La Réunion a-t-elle perdu son mystère ? le bonheur d’un temps non mesuré ? de ses amours immémoriales ? Sa culture peut sembler ainsi s’être évanouie, par les effets conjugués d’un mieuxvivre apparent de sa population, porté par la dépendance (le fruit de la solidarité nationale et des emplois artificiels : AAH, RMI, RMA, CES, CIA, ARTT), et de l’inflation d’une consommation massive. Elle a pu résister à cet écrasement par un marché mondialisé grâce à un mécanisme que j’avais qualifié, dans un essai non publié, de simulacre ou de semblant, qui est le moteur essentiel de la société du spectacle. Son âme culturelle, comme sa langue, n’est-elle pas aujourd’hui l’objet d’une mise en musée ou dans les manuels scolaires ? Ces réalisations – et elles sont louables et je les défends – n’interviendraient-elles pas, cependant, trop tard ? Et uniquement comme sauvegarde ou monument de la mémoire ? Mais j’espère me tromper. Mon transfert insulaire se serait-il résolu avec le temps ? Ou me serais-je éloigné ? Aurais-je vieilli avec les saisons, les cyclones et les merveilles ? L’âme de La Réunion est présente toujours et ailleurs – occultée dans le creux des ravines, le message des remparts, les cavernes et les gouffres… et dans les replis de la mémoire de l’insu, de l’inconscient des vivants… Il existe toujours, aux yeux des visiteurs, un miracle réunionnais : mais ne serait-il pas déjà un mythe ? un folklore ? L’île-laboratoire ne serait-elle pas devenue une réserve indienne ou un Never Land, ce pays de Peter Pan et du capitaine Crochet, forgé par la fiction de Barrie* et qu’analysait en écho Kathleen KelleyLainé* dans son intervention aux journées L’Espoir transculturel en 1988 [Reverzy, Marimoutou & Barat, 1990] ?… La question de son âme perdue – soit du noyau vivant, qui nourrit le lien social – pose de fait la question de la légitimité de vouloir l’enfermer pour la sauver dans un musée. Le musée, pour reprendre le propos déjà ancien des futuristes italiens, est toujours un tom3. L’exposition Gauguin/ beau, un mausolée. C’est d’ailleurs par le terme de Tahiti a eu lieu du 4 octobre 2003 au 19 janvier 2004. sépulcre rutilant que fut qualifié le dernier musée MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS construit ici il y a une dizaine d’années avec une débauche de financements dispendieux, Stella Matutina, à l’heure où l’économie de la canne et du sucre avait déjà amorcé son déclin. Certes, la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise relève d’un autre projet, a une autre visée et elle doit être affirmée et revue sans cesse : mais attention à ne jamais devenir un musée ou un panthéon… ! La seconde remarque est celle du concept idéologique d’identité réunionnaise ou de réunionnisation, qui semble aussi né de l’histoire des revendications identitaires qui ont animé les mouvements insurrectionnels du XIXe et du XXe siècle à l’ère en particulier des décolonisations... Nous sommes aujourd’hui dans une situation paradoxale, où la revendication des citoyens porterait davantage sur des inclusions politiques et économiques, soit la sécurité des dépendances : Mayotte, Anjouan, la Polynésie française en témoignent. Le concept à ce titre doit être reformulé. La troisième remarque se situe dans la même logique que le concept lui-même : nous nous sommes attaché, depuis notre inscription dans ce territoire, à dépasser ces problématiques dans deux sens : pointer les identifications et non les identités, et identifier ce qui est la part commune, lémurienne ou indo-océanique des cultures de la souffrance psychique et de son traitement. À ce titre, notre travail actuel tente de rendre compte de ce que pourrait être, au plan institutionnel, l’identité ou la spécificité de la santé mentale d’outre-mer et en particulier à La Réunion, en regard des cultures et des représentations culturelles : cet abord ne peut qu’être global autour des mondes tropicaux et créoles, africains et polynésiens, mais il réclame aussi un inventaire spécifique de chaque région et plus loin de chaque île. Réunionnisation ? Le concept de réunionnisation renvoie à une figure particulière – chiffre ou signature, nom propre, élu de La Réunion – et l’on pourrait retrouver la même différence dans la mahorisation, la mauricianisation ou la 4 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E malgachisation, chacun de ces phénomènes pouvant revendiquer quelque part le mythe indo-océanique de territoire multiculturel de paix et de tolérance des différences. Une lettre. La question controversée de la graphie du créole réunionnais est d’abord une question de lettre… Notre propos se propose de situer ce qui, dans notre domaine propre, celui de la souffrance psychique et de ses représentations, dans ses cliniques et ses thérapeutiques, porte cette signature. Pour cela il suffit de déchiffrer ce que nous livre la clinique quotidienne. 4 8 J’évoquerai donc quelques exemples datant de ma consultation d’hier. Une patiente d’une cinquantaine d’années de la communauté noire du Sud. Elle évoque ainsi son état actuel. Deux semaines plus tôt elle avait été internée suite à des actes violents qu’elle avait commis, comportant en particulier la destruction d’une cinquantaine de statuettes de saint Expédit, dans des chapelles avoisinant son domicile. Elle se présente ainsi : « Moin la gingn zespri malbar, zespri Sitarane. Saint Expedit lè un sin katolik. Pèr Damyen la géri a moin. Sint Espri la géri à moin. Zespri Sitarane la été anvoiyé par ma bel sèr. Zot i envi mon zoli “kaz” ; Madam X mon voisine lé zalouz ossi. Li veu kozé ek mon bononm. Tout va krevé. Moin lé katolik. Hamilkaro i protez a moin kont Vergès. Tout va krevé. Raffarin va krevé ossi 4. » 4. « J’ai été possédée par des esprits “malbar”, par l’esprit de Sitarane. Saint Expédit est un saint catholique. Le père Damien m’a guérie. Le Saint-Esprit m’a guérie. C’est ma bellesœur qui m’a envoyé l’esprit de Sitarane. Ils désirent ma belle maison. Mme X, ma voisine, me jalouse elle aussi. Elle veut avoir une histoire avec mon homme. Ils vont tous mourir. Je suis catholique. Hamilcaro me protège contre Vergès. Ils vont tous mourir. Raffarin aussi va mourir. » Joanna met ainsi en scène son histoire autour de sa maison, de sa famille et de ses divisions. Elle invoque comme cause de sa souffrance l’intervention d’un esprit étranger et termine par l’invocation des « bondié » politiques – maires ou élus – pour terminer sa profération sur la scène nationale. Augustin, lui, rédige dans la salle d’attente une sorte de grimoire sur lequel il établit une liste de noms de voisins ou de connaissances de sa commune. Cette longue liste d’une cinquantaine de noms se termine par des louanges, des vœux de Noël et MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS des invocations à Bruce Lee, Tarzan, la police, au maire de la commune et des remerciements au corps médical et aux infirmières, le tout accompagné d’un drapeau tricolore. Il commente vertement cette liste dont nul ne réchappe, qui n’encense personne : « bann kouyon », salauds, etc. Les épithètes disqualifient un environnement hostile. Ici, peu de références métaphysiques : l’espace humain et celui du territoire opposent les bons et les mauvais que dominent le maire de la commune et le Dieu du ciel. Dans cette grande famille se trouve incluse l’équipe de santé mentale – effet du transfert positif. Yvon vient d’être réintégré à l’hôpital dans des conditions dramatiques après des menaces de mort sur une voisine et d’incendies à prendre au sérieux en raison de ses activités régulières de pyromane. Sa décompensation est directement liée aux événements d’Irak et à l’arrestation récente de Saddam Hussein. Il a d’ailleurs mis en scène un scénario analogue puisqu’il est retranché dans la cave de sa case, sabre en main. Le lien d’Yvon à son territoire, la référence au feu comme symbole permanent s’intrique avec une histoire plus lointaine puisque ses troubles ont commencé au moment où, engagé volontaire dans l’armée, il pensait être mobilisé pour la guerre du Golfe. Élyette a 19 ans. Lycéenne, elle vit dans l’univers de la bourgeoisie blanche. Pourtant elle ramène l’origine de ses troubles à un état crépusculaire vécu il y a trois ans lors d’une soirée, soit le sentiment angoissant d’être envahie par une présence oppressante. Elle s’était peu avant disputée avec son petit ami. L’interprétation donnée par celui-ci à cette crise est d’ordre métaphysique – possession transitoire par un esprit diabolique –, interprétation reprise par la famille. Je pourrai ainsi allonger la liste d’exemples cliniques, notamment de sujets réunionnais ayant présenté des épisodes analogues en métropole, que le retour au pays par contre apaise et auxquels il permet de recouvrer leur équilibre. Ou bien commenter l’actualité judiciaire qui renvoie à la même problématique et en particulier l’affaire de Fleurimont (crime familial lié aux excès violents d’une séance de désenvoûtement et pour lequel huit membres de la famille viennent d’être condamnés à de lourdes peines). 4 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Une constante de ces épisodes : leur représentation, leur espace scénique, qui part du corps propre, du corps familial et de la maison, de la continuité de cet espace de proximité avec celui de l’île et, plus loin, de celui d’un territoire national imaginaire au travers de ses figures historiques et, plus loin encore, du monde. Une autre constante est l’interprétation religieuse et ses figures comme réassurance, dans la classique opposition des croyances dominantes à La Réunion : la religion chrétienne et catholique est souvent revue et corrigée dans ses formes charismatiques d’intercession de l’Esprit-Saint. Le religieux recrée du lien social quand celui-ci est éclaté ou menacé : c’est là une constante réunionnaise partagée avec les îles sœurs dans des formes et avec des références variables. Le self et le faux self 5 0 Ce qui importe ici, c’est la marque ou la lettre du sujet : celui qui permet de s’affirmer ou se réaffirmer dans un discours autour d’attributs et d’objets attributifs. C’est à ce propos que l’on voudrait ici tenter d’esquisser une métapsychologie du sujet réunionnais en souffrance en reprenant le vieux concept de soi – selbst ou self – repris ensuite par l’école anglaise – Winnicott*, Bion*, Bowlby*, Hartmann*, Edith Jacobson* –, dans l’opposition entre le self et le faux self, en particulier dans les épisodes psychotiques. Dans une réflexion initiée dès 1985 nous avions pointé, comme effet permanent de psychotisation ou de clivage du lien social à La Réunion, les poussées identificatoires à des objets, à la fois inscrits culturellement dans l’espace psychique comme soubassement humain matriciel, soit la culture européenne et française, et leurs remaniements ou métamorphoses, induits par la consommation et la mondialisation. Nous avions alors évoqué un effet de semblant et de simulacre projeté en permanence sur la socialité réunionnaise par cette identification artificielle et son intrusion dans l’espace familier. Clivé entre cette identification à des objets reconnus pourtant comme faisant partie de sa maison – de son intimité – et celle de son désir propre, le sujet peut ainsi s’égarer ou construire une existence de semblant – aggravée par les dépendances assistantielles et l’artificialité d’une économie elle-même productrice de simulacres MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS d’emplois : RSMA, RMI ⁄ RMA, CIA, CES, etc. À ce titre, le symptôme, la souffrance psychique ou sociale, apparaît surtout comme un effet de résistance, de quête même désespérée de solution, comme ce qui peut par ailleurs s’élaborer dans le champ culturel ou politique. Esquisse d’un traité provisoire et elliptique de psychopathologie créole Une clinique de la division du sujet On peut situer la souffrance psychique dans ses formes premières et selon les mêmes axes. Comme une clinique de la division du sujet et de son écartèlement autour des phénomènes primaires qui affectent l’économie de la parole et de la langue. Le bilinguisme, le plurilinguisme et leurs dysfonctionnements constituent une constante étiologique des psychopathologies insulaires tant à La Réunion qu’à Mayotte, Maurice ou Madagascar. L’accès à la parole, la maîtrise du langage y sont mis à l’épreuve en permanence et rendent douloureux ou difficile l’accès au symbolique et l’apprentissage du sujet. Le français ou l’anglais, langues dominantes parlées et surtout écrites, l’arabe, langue sacrée, s’opposent aux langues de communication quotidienne : le créole, le malgache, le swahili. L’apprentissage de ces langues officielles, instruments de savoir et de pouvoir, est difficile : les pédagogies inadaptées, les horaires et les rythmes scolaires difficiles rencontrent aussi la misère, l’acculturation et les conflits internes des groupes familiaux. Parlons ici d’histoire de l’océan Indien et des signifiants qu’elle porte dans le lien social des origines jusqu’à nos jours pour y poser clairement quelle économie de la lalangue 5 et des langues peut s’en déduire. Cela vaut, pour l’île de La Réunion en particulier, qui offre à notre sens le paradoxe d’être le territoire de la zone où le haut niveau de développement économique et social contraste avec la misère intérieure produite par l’intrusion brutale et massive de la postmodernité. Pour parler simplement, que peut nous 5. Néologisme forgé par Jacques Lacan, qui rapproche psychanalyse et linguistique. La « lalangue » serait la langue particulière de chacun, une langue « maternelle », dans laquelle s’inscrit l’inconscient. 5 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E révéler ici une praxis ? Celle de la médecine mentale, soit de la psychiatrie sociale, et celle de la psychanalyse et des thérapies qui en dérivent ? Elles nous révèlent quelques points cardinaux à ne pas oublier : une mémoire effacée ou forclose, une parole étouffée, un langage du symptôme comme signe d’une souffrance collective, une faille vivante de l’identité, pouvant permettre d’évoquer avec prudence une véritable psychotisation du lien social. 5 2 Les champs du langage et de la parole se situent, on le voit, au cœur de ce débat. Pour aller du général au particulier et nous situer d’abord dans l’univers du signe il faudrait alors évoquer la manière dont va se formaliser le lexique de la souffrance psychique comme symptôme : symptôme donc signifiant où se retient la jouissance dans le corps propre et dont la décharge du passage à l’acte représente la forme la plus ordinaire. Resterait à déchiffrer ce lexique du quotidien qui oscille entre le vide de la tête et l’angoisse de la crise, du saisissement et de la persécution où la négativité de l’autre vient menacer les bords du corps propre (le regard ou la « mauvaise bouche », la mauvaise parole, le maléfice). Il faut ici un tableau global de la souffrance psychique globale telle qu’elle surgit dans le creuset historique et socioculturel indo-océanique, avant toute catégorisation nosographique. Ce n’est là qu’une esquisse panoramique. Dans le premier registre, celui du Thanatos, un groupe de déterminants jouerait autour du poids répétitif du passé : ce qui a été rejeté du symbolique et dans la mémoire transgénérationnelle y ferait retour dans le réel. Cette fixation au passé, le poids mortifère de la violence auto ou hétérodestructrice expliciterait en partie cet éternel retour de la mort imposée et cette fascination des identifications négatives qui s’avère très prégnante à La Réunion : « Une histoire n’a pas été construite dans un récit et ne s’est énoncée encore qu’à demi-mot ou ne se parle qu’en silences. » [Reverzy, 1990] Ce qui vaut pour La Réunion vaut en partie pour l’île Maurice ou les Comores mais surtout pour Madagascar dont l’un des non-dits fondamentaux touche à l’esclavage, à son abolition tardive voire à sa persistance sous des formes équivalentes à l’ère contemporaine. MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS L’isolement et l’îlettisation pourraient constituer un autre phénomène rencontré dans la plupart de ces îles, soit le tropisme des groupes humains à s’organiser dans des espaces fermés, peu communicants, pouvant conduire à de véritables isolats. On aboutit ainsi à de véritables mosaïques humaines qui coexistent ou cohabitent sans avoir forcément de références culturelles ou ethniques à cet isolement. Une clinique de la dissociation psychique Le second niveau, celui d’une clinique de la dissociation psychique, est corollaire du premier, soit le non-sens ou la non-valeur de la parole quand elle s’échange en explicitant des positions de dissociation ou d’ambivalence quasiment quotidiennes dans bon nombre de situations d’interlocutions. Il existe une véritable psychotisation du sujet pris dans les clivages et les contradictions écrasantes entre différents mondes – ceux d’une société un peu plus duelle ici qu’ailleurs, mais qui se rapporte aussi au registre des identifications. C’est dans ce registre que se situent à notre sens les effets de décomposition éthique de la vie institutionnelle et politique, ses errements et passages à l’acte : reniements, détournements de fonds, conquête ou attachement insensé à des pouvoirs d’abord fantasmatiques. Une clinique de l’écrasement du sujet Une clinique de l’écrasement du sujet, soit de la dépression et des logiques de l’adversité, qui préside au choix du symptôme, dont l’acte manqué est le plus spectaculaire sur la scène sociale. Posons la dépression avec son impossibilité de construire un projet dans le temps, son inhibition douloureuse du désir, sa dévalorisation narcissique comme une condition première de l’insulaire – cela surtout à La Réunion et dans une moindre mesure à Maurice ou à Madagascar. Posons comme dépression au sens psychopathologique du terme ce qui vient renforcer cet état à la faveur d’événements vitaux. Les passages à l’acte – crime, suicide, alcoolisation, addiction médicamenteuse ou toxique – représentent la symptomatologie la plus ordinaire et trouvent fondamentalement leur origine dans un dysfonctionnement de l’espace 5 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E psychique dans une communauté de population que l’on pourrait dire sacrifiée par l’histoire : celle des ruines de la société de plantation. Nous laisserons à l’horizon les causes et les modalités de cet état de fait. L’acte, mortifère, et l’incorporation du toxique sont des mécanismes de fuite, d’évitement de la parole de la communication négative où le désir se porte vers le mirage de la jouissance absolue. Ce qui a fait trace est la mémoire négative. Elle devient pôle de fascination mimétique. Cette fascination se renforce des modèles imaginaires que renvoie au sujet la consommation de l’impossible objet du désir érigé dans sa réalité à la hauteur d’un universel symbole. 5 4 Quelle est la Loi ? Ne serais-je pas moi-même ma Loi ? Telle est la question de fond de la criminologie réunionnaise qui explicite ce syndrome de Caïn qui se rencontre quotidiennement dans les faits divers. L’impossibilité du sujet à introjecter la Loi, à la faire vivre dans le réseau familial répond, plus collectivement, aux errances du politique et de l’histoire comme l’ont révélé en 1991 les émeutes du Chaudron où une banlieue entière s’est embrasée pour un motif apparemment insignifiant : les poursuites engagées par les pouvoirs publics contre une chaîne de télévision pirate aux couleurs de la liberté (Télé Freedom). En cela, La Réunion est exemplaire d’une rature du lien social, telle qu’ont pu la provoquer les bévues successives des pouvoirs politiques de la France d’outre-mer. Il existe une Réunion manquée comme il existe sans doute ailleurs des décolonisations manquées et ce manque tient quelquefois à peu de chose : entre autres de n’avoir pas tenu compte plus tôt de la langue et de la culture, de n’avoir pas laissé une plus large place aux innovations, d’avoir privilégié la consommation et l’assistance sur la production et les capacités d’autonomisation des sujets et des groupes. On a laissé ainsi plus du tiers de la population s’installer dans la non-vie d’un non-sens où ne prévaut qu’une économie de l’objet et de la jouissance, et, l’acculturation aidant, où tend à se constituer, comme il est énoncé plus haut, une psychotisation des modes de communication – précisons que « psychotisation » ne signifie ici qu’un processus externe de clivage et non une quelconque et consubstantielle déstructuration psychique. MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS Une clinique de l’effraction de l’espace psychique Une clinique de l’effraction de l’espace psychique et de la solution du délire : désintégration – reconstruction – projection. Il s’agit de se retrouver dans ses attributs culturels et les traces de son histoire. Face au souffrir, à l’événement maladie, à La Réunion comme ailleurs, vont se chercher des interprétations causales du Mal et du malheur et des voies ou des itinéraires comme solutions. Ces solutions sont précaires et se conjuguent ou enchaînent des significations inscrites dans une mémoire ou plutôt un inconscient collectif. Le métissage renvoie ici, par sa partition identitaire, à la question même des origines et de la part qui en est enfouie ou dérobée, disloquée, séquestrée… Si le symptôme comme le rêve ou le mot d’esprit travaille, et cela non seulement dans la névrose hystérique, s’il vient battre en brèche les systèmes de maîtrise, ses itinéraires d’errance ou d’aberrance se résolvent quelquefois dans la relation thérapeutique quand elle vient y redonner du sens. C’est là l’œuvre de cet autre travail, symétrique du premier, celui du transfert et d’un transfert lui aussi quelquefois morcelé. L’art du thérapeute, populaire ou médical, est de pouvoir travailler sur ces points d’ancrage. Médicale ou non, l’opération du transfert repose avant tout sur le transfert positif : le thérapeute y est par avance, au travers des discours qui l’ont identifié, des projections imaginaires dont il est l’objet, le support d’un savoir sur le patient, son symptôme et l’insu de ce symptôme : il se positionne donc dans l’idéal du moi du sujet, s’incorpore à son appareil psychique. D’où des effets négatifs ou iatrogènes si le travail accompli ne coïncide pas avec son objet. Le transfert insulaire Une fois posée cette clinique, soit ces points d’articulation, ou ces nœuds entre le sujet et le territoire, il convient de revenir à son itinéraire entre Éden et géhenne, salut ou perdition et de chercher ce qui vient y donner du sens, du surcroît de sens ou du non-sens et tout le poids dans le réel d’une chaîne signifiante. 5 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 5 6 La relation du sujet à l’ île est de l’ordre d’un transfert : L’ île – espace clos d’un réel – s’objective dans le désir du sujet mais vient aussi s’inscrire dans un texte ou former une lettre : ce en quoi, dans son inhumaine topographie géographique et humaine, elle offre un cadre d’élaboration d’un transfert du sujet exote6 ou autochtone. Le transfert insulaire est rencontre et mouvement : il se noue au territoire dans la rencontre première, il fluctue, se dénoue ou se renoue, se fixe ou étrangle le sujet dans son emprise. Analogiquement à la cure analytique, il est demande de savoir, quête d’un insu : ancestral pour certains, parental pour d’autres, répétition des mêmes événements, des mêmes situations vitales pour les troisièmes… Le paradoxe est que le territoire ou l’île ne répond que par ses silences ou par les actes ou la bouche de l’autre : volcan, sirène ou charmeuse de serpents. Plus que le territoire exotique en général, colonial ou ultramarin, l’île renvoie une forme-personne : un masque, une apparence dont la mimésis fascinante structure l’imaginaire de celui qui la vit et l’inclut en son sein, face à une mer ou un océan qui résonne de manière immémorielle des accents des origines. Notre première approche s’est située dans la cure analytique ou psychanalytique d’exotes en perdition et nous a permis d’y décoder cette aventure singulière de sujets rivés à une île comme à une personne : île thérapeute et maternelle, menaçante ou persécutrice, aliénante et porteuse de mirages. L’archétype en serait le syndrome des chasseurs de primes, soit des fonctionnaires de l’outre-mer venus chercher un objet : richesse potentielle et réparatrice d’un sursalaire qu’ils ne trouvaient pas chez eux, solution imaginaire à des failles sous-jacentes. Le réel du territoire quand il vient émerger, s’imposer en force, fait déchoir le fantasme qui a supporté l’exil. Le transfert insulaire évolue : il est symbiose avec l’île porteuse de messages – paranoïa organisée à l’insu du sujet. Il s’incarne dans ses personnages résidentiels. Identification où il se retrouve exote réunionnisé, malgachisé... 6. Mot forgé par l’écrivain Victor Segalen* pour déPour reprendre le modèle de Jacques Lacan*, des signer « le voyageur idéal, trois registres du Réel, du Symbolique et de éternellement étranger et inlassablement xénophile », l’Imaginaire (RSI) et des nœuds où s’y articule le celui qui, « voyageur-né, sujet, proposons ici comme hypothèse que ce qui dans les mondes aux diversités merveilleuses, se produit dans le lien social de La Réunion subit sent toute la saveur du divers ». une poussée permanente de l’imaginaire et des MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS contraintes du réel qui mettent en danger la position symbolique du sujet : d’où ces moments de désêtre, de désarroi auxquels sont sujets autant les exotes que les autochtones. La guérison La guérison comme pierre d’achoppement C’est bien la question de la pertinence ou de la légitimité de l’appareil psychiatrique, qu’il soit public ou libéral, qui est posée. On peut en effet se demander si la carte n’a pas ici précédé le territoire et s’il ne s’est pas imposé, sur un mode médiocre, sans doctrine cohérente, un dispositif qui était bien loin de répondre aux demandes de la population réunionnaise des cinquante dernières années (qui a pratiquement doublé en nombre). L’application bureaucratique et réglementaire du système psychiatrique a suivi la départementalisation de la vieille colonie puis, vingt ans plus tard, le passage de la société de plantation à la société de consommation. La psychiatrie aura accompagné l’essor de la consommation médicale et de la dépendance assistantielle. Elle aura servi entre autres à dispenser une alternative aux ASSEDIC par l’extension démesurée de l’invalidité et de l’AAH de 1975 à 1990, avant que la mise en place du RMI et des emplois artificiels des CES et CIA ne vienne masquer les réalités de la misère et du chômage. La psychiatrie réunionnaise s’est édifiée en vrac, avec la bonne volonté des équipes de base, mais sans véritable pensée ni communauté, ni implication politique. Ultrapériphérique, anesthésiée par les privilèges coloniaux de ses acteurs (surrémunérations liées au statut des DOM), elle n’aura pas connu les révolutions de la psychanalyse et des psychothérapies systémiques, ni les étapes de la psychiatrie désaliéniste ou citoyenne. Enfin aucune intégration des données culturelles de base – ne serait-ce que de la langue créole – n’aura jamais été à l’ordre du jour des pouvoirs publics et aucune incitation à la mise en place d’expériences originales allant dans ce sens. La révolution transculturelle et anthropologique aura là aussi été évitée sinon ratée. C’est dire que l’on peut poser comme hypothèse une inadéquation de la psychiatrie réunionnaise actuelle à ses objectifs, douter de ses résultats et imaginer d’autres réponses et d’autres scénarios. 5 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 5 8 Il existe un contraste saisissant entre le monde de la médecine et celui de la santé mentale d’une part, et entre celui de la médecine et de la santé mentale et celui des médecines parallèles ou traditionnelles d’autre part. Ce contraste repose sur les objectifs thérapeutiques et l’idée de guérison. Ce débat est mondial, mais il a une plus grande visibilité dans une île. L’idée de guérison, souvent prévalente dans le discours médical, a singulièrement déser té l’univers psychiatrique et psychanalytique. La médecine mentale semble marquée par un singulier pessimisme. Hormis le marché des thérapies miracles béhavioristes, cognitivistes ou humanistiques qui garantissent à leurs clients la disparition rapide du symptôme ou le bien-être retrouvé, ni les traitements biologiques, ni les psychothérapies individuelles ou institutionnelles n’affirment de preuves tangibles de guérison des pathologies mentales. Ce discours contraste avec le monde ordinaire des médecines douces et surtout avec celui des thérapies religieuses ou traditionnelles où se proclame par contre l’affirmation triomphale du guérir et la position même du guérisseur. Cette situation s’exalte dans les zones où le tissu social inclut encore ces praticiens ou leur donne une expansion certaine sur un mode concurrent de celui de la psychiatrie et de son modèle biomédical mondialisé. État des psychothérapies La Réunion, ultrapériphérie de la métropole, à l’instar d’autres zones intérieures de celle-ci, les dépar tements ruraux et dépeuplés par exemple, n’aura jamais connu de grand développement des psychothérapies techniquement codifiées : un ou deux praticiens ont mis en place des centres d’inspiration systémique, la psychanalyse n’y aura eu qu’un faible impact : ce sont plutôt les surplus frelatés du monde psy qui font ici la fortune des charlatans. En revanche, comme il a été rappelé plus haut, le monde des thérapies traditionnelles ou religieuses a été toujours la référence première et se trouve en plein essor sur un mode souvent paradoxal. À ce titre, avant ou pendant l’acte de consommation d’actes médicaux ou psychiatriques, les usagers ont recours à ces ressources. Celles-ci reposent sur quatre systèmes bien étudiés par des anthropologues MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS comme Jean Benoist*, ou des ethnopsychanalystes comme Tobie Nathan*, Yolande Govindama* ou Jacqueline Andoche* après les premières explorations du linguiste Robert Chaudenson*. Le système de guérissage créole est syncrétique à dominance chrétienne, ses pratiques vont de la tisanerie et de la prière aux exorcismes et conjurations. Le système indien complexe repose sur l’intercession et la transe ainsi que l’organisation de services collectifs sacrificiels, le système afro-malgache est souvent métissé d’apports des précédents et suppose également une batterie de réponses qui vont de l’échange d’objets symboliques à l’organisation de services. Le dernier système, comorien, repose sur le cadre de l’islam et ne connaît à La Réunion que des consultations individuelles, sans grande cérémonie cathartique comme c’est le cas aux Comores ou à Mayotte. Il est à noter que les consultants, en fonction de leurs origines et de leurs préjugés de race ou de croyance, consultent à fin d’efficacité symbolique supposée les guérisseurs les plus éloignés de leurs origines. À ces quatre systèmes classiques se superpose l’hégémonie des praticiens venus d’ailleurs : marabouts venus d’Afrique de l’Est ou de l’Ouest, magnétiseurs, voyants et cartomanciennes, etc. Il faut y ajouter l’impact des thérapies religieuses des renouveaux charismatiques catholiques ou protestants, mais aussi de groupements hindous ou musulmans. Des communautés ou églises émanent des individualités ou des groupes qui peuvent prendre quelquefois des allures de secte. De fait deux réponses peuvent être apportées après l’identification du mauvais objet et de son contexte qui est l’acte du guérisseur ou du sorcier : soit l’expulsion exorcistique, soit le pacte qui utilise l’adorcisme7 ou des objets thérapeutiques antagonistes. Les objets sont multiples : « bondié », poudres, tisanes et garanties. Le médi7. Terme proposé par cament psychiatrique est souvent vécu par nos l’anthropologue Luc de clients comme analogues à ceux-ci. Dans tous les Heusch pour désigner la « possession heureuse ». À cas, l’affirmation de la guérison du symptôme est l’inverse de l’exorcisme ce exaltée par les praticiens, soit la restitution ad rituel a pour but d’agréger un esprit à une personne, integro de l’état psychique du sujet. de rendre bénéfique la Il faut cependant pointer que, depuis vingt ans, la cohabitation entre l’esprit d’un défunt et un vivant, culture traditionnelle créole s’est abrasée par défaut ou de se réapproprier l’identité perdue. de transmission et que le réseau de thérapeutes 5 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E traditionnels s’est appauvri et occulté. On ne rencontre plus en 2002 de ces figures célèbres comme Mme Visnelda*, le père Dijoux*, le père Caroff*, Mme Thérincourt*, dont la célébrité médiatique faisait partie d’une certaine image de La Réunion. Les ressources de la créolité et du métissage offrent aux usagers un carrefour de représentations et de solutions : elles proposent de plus des solutions miracles. Sont-elles pourtant des solutions suffisantes ? Le devenir du transfert insulaire 6 0 Revenons à la clinique pour conclure. Ce que nous enseigne le transfert insulaire, c’est l’importance du cadre au sens de René Kaës* et des objets transitionnels chers à Winnicott : le pacte conclu avec l’île délivre une carte et ses points cardinaux, terre d’enfouissement, maison, mer du pontos ou pays des origines et des fins dernières. Il crée des événements ou navigue en ses marées l’existence de la personne : son soi n’est plus le même déjà en cette permanente métamorphose. Il peut certes s’égarer en quête du proton pseudos : de ce mensonge premier dont il pense qu’il guide ses pas. Dénoué, le transfert, du sujet revenu au pays, en son retour sera tatoué de cette marque, de cette nostalgie : l’île aussi enseigne ses secrets aux limites du dicible, ce qui peut se pointer comme l’ aïda 8 mis en exergue par le psychanalyste japonais Bin Kimura* et l’école de Kyoto*, soit ce qui fait lien entre les hommes au moment de ⁄ avant l’émergence de la parole. De plus l’île c’est l’homme en son corps propre et dans sa globalité biologique et psychique : l’image du corps, celle où se façonne l’image de soi et celle de la maison. Relisons notre corporéité comme l’histoire d’une île charnelle, archipélisée en nos semblables 8. Terme japonais qui signiavec ses littoraux de bordures et ses orifices. Cette fie « entre » et qui s’applique à l’espace ou au temps leçon du cadre, du futur antérieur de la discursiqui sépare des choses, vité constitue l’épopée du transfert insulaire entre notamment aux relations interpersonnelles. Pour thalassa et aïda. S’ouvre là un portail vers des pisKimura, le moi (l’aïda intétes de réflexion autour de ce qui constitue le sujet rieur) se constitue à partir des échanges avec le miéconomique et politique en son cadre de reconlieu, les autres (l’aïda internaissance par une terre et une généalogie. personnel) ou soi-même. MCUR l LE SOI RÉUNIONNAIS Nul doute que ne s’y opposent les figures des tours et des murailles de la Polis et de ses pouvoirs concentriques, et le vent du large ou des steppes de l’esprit nomade… Le transfert insulaire apporte du monde ouvert, d’un lien avec l’arché à partir d’un objet clos, au-delà des langues, dans un énoncé antérieur dont le don thérapeutique renvoie au soubassement même de l’être au monde de la personne humaine. Nous deviendrons tous ainsi l’étranger immor talisé par Charles Baudelaire* [1862] : « Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ? – Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère. – Tes amis ? – Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu. – Ta patrie ? – J’ignore sous quelle latitude elle est située. – – – – La beauté ? Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle. L’or ? Je le hais comme vous haïssez Dieu. – Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? – J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! » 6 1 L’ Pauvres et économie et la société riches à des mutations rapides et profondes depuis la départementalisation. Nous sommes passés en moins de deux décennies d’une économie de plantation fondée sur la monoculture de la canne et l’industrie sucrière à une économie dominée par les services (qui représentent plus de 80 % de la valeur ajoutée produite et regroupe plus de 80 % Françoise Rivière réunionnaises ont connu des emplois aujourd’hui). Il s’agit des services non marchands (regroupant essentiellement les services publics) mais également des ser vices marchands, secteur qui a connu la plus forte croissance au cours de la décennie 1990. Parallèlement s’est développée une industrie de substitution aux importations, mais les perspectives d’expansion de l’industrie sont limitées pour les raisons La Réunion suivantes : l’insularité, l’éloignement, l’étroitesse du mar- ché local et la quasi-absence de relations commerciales avec les pays voisins. Si on considère le parcours des économies en développement depuis la Seconde Guerre mondiale, les régions d’outre-mer sont les seules économies où le progrès social n’a pas reposé sur un développement économique générant à lui seul une augmentation du niveau de vie. L’origine de cette augmentation est en grande partie exogène, puisqu’elle provient pour une large part des transferts en provenance de la France métropolitaine. ••• M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Comment la transformation des structures socioéconomiques a-t-elle influé sur la société réunionnaise ? Comment est maintenue la cohésion sociale dans une société qui connaît un chômage massif et ce dès les années 1970 ? Le chômage touche aujourd’hui entre 30 et 40 % de la population en âge de travailler selon les estimations. Plus de la moitié des jeunes de moins de 25 ans est privée d’emploi. Quelles en sont les conséquences ? Quelles sont les perspectives ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre. Croissance économique, chômage et sous-emploi 6 4 La Réunion a connu une croissance économique élevée, fortement créatrice d’emplois depuis 1975, puisque le taux de création de ces emplois est supérieur à celui observé en France continentale et dans les départements français d’Amérique. Pourtant, l’augmentation de la productivité due au progrès technique d’une part, à l’amélioration du niveau de qualification de la main-d’œuvre d’autre part, n’est pas en la matière un facteur favorable. On a donc d’un côté une économie fortement créatrice d’emplois : certains indicateurs (notamment les indicateurs de productivité) rappellent ceux d’économies dynamiques telle l’Irlande. De l’autre côté, on note une forte augmentation de la population active qui s’explique en premier lieu par la pression démographique, due localement au fait que la transition démographique a été plus tardive qu’ailleurs (qu’aux Antilles notamment). 44 % de la population réunionnaise a moins de 25 ans en 2003. Ajoutons à ce constat deux facteurs : un phénomène social : la forte augmentation du taux d’activité 9 des femmes (aujourd’hui encore inférieur à celui qui s’observe en Europe), signe d’une mutation profonde de la société réunionnaise. Le taux d’activité féminin est en effet passé de 23 % en 1967 9. Le taux d’activité est le à 50 % en 1999. Le désir d’autonomie, le besoin rapport entre le nombre d’actifs (actifs occupés et d’apporter un second salaire au sein du couple ou chômeurs à la recherche de compenser le chômage d’un conjoint, ainsi que d’un emploi) et la population totale correspondante la croissance des emplois tertiaires ont favorisé (ici, au sens du recensecette tendance ; ment de l’INSEE). M C U R l PA U V R E S E T R I C H E S À L A R É U N I O N un solde migratoire positif depuis deux décennies, qui s’explique par une diminution du nombre des départs (par rapport aux décennies précédentes) et une augmentation sensible de l’immigration. Cette accumulation de facteurs dans le temps explique qu’en moyenne, au cours de cette période, le nombre d’actifs supplémentaires est chaque année supérieur de 4 000 au nombre d’emplois générés par l’économie. La Réunion est de fait la région européenne où le taux de chômage est le plus élevé : plus de 30 % de la population active au sens du Bureau international du travail (33 % en 2003). C’est le taux de chômage observé dans les pays industrialisés au plus profond de la crise des années 1930 (et il s’agissait d’un chômage conjoncturel), c’est le taux observé aujourd’hui dans certains pays en développement parmi les moins avancés de la planète. Concernant l’emploi et le chômage, il me semble nécessaire de préciser deux points. Le premier est que les statistiques de l’emploi ne rendent pas compte de la réalité. Le chômage n’est pas seulement la privation d’emploi pour un grand nombre, c’est aussi un moyen de pression sur les conditions de travail et d’embauche. Dans l’inventaire des dégâts collatéraux du chômage, on observe à La Réunion, comme en Europe, le développement de ce que l’on appelle pudiquement en France les formes particulières d’emploi. On y trouve les contrats à durée déterminé (CDD), l’intérim, les stages divers, le temps partiel imposé (qui représentent les trois quarts des offres d’emplois enregistrées à l’ANPE de La Réunion). Ces formes particulières d’emplois concernent avant tout les gens peu qualifiés mais elles touchent de plus en plus des personnes très qualifiées. Un nombre de plus en plus important de personnes alternent entre chômage, CDD, intérim… Les statistiques sous-évaluent en particulier le phénomène de paupérisation d’une partie du salariat (notamment du salariat féminin), c’est-à-dire l’apparition d’une frange de travailleurs pauvres, ces working poors 10 qui ne sont ni au chômage ni exclus mais sont en situation de sous-emploi et perçoivent un revenu mensuel inférieur au minimum légal. La seconde série de remarques concerne les statistiques du chômage. Comme c’est le cas ailleurs, le taux de chômage est plus élevé chez les jeunes (il touche 51 % des 15-24 ans en 2002) et les 10. Travailleurs pauvres, ceux qui bien qu’ils aient un emploi (salarié ou non), vivent au-dessous du seuil de pauvreté. 6 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 11. Si le taux de scolarisation dans le primaire atteint les 100 % dès 1968, il faudra attendre les années 1980 pour que soit généralisé l’enseignement secondaire, de même que l’enseignement supérieur et préélémentaire. Le taux d’accès d’une génération au niveau baccalauréat est passé de 18 % en 1985 à 57 % en 1999. Le pourcentage de la population titulaire du baccalauréat est passé de 23 % en 1990 à 52 % en 1999. [voir le dossier réalisé par l’ODR, 2001] 6 6 femmes (on note en 2003 une différence de trois points entre le taux de chômage des hommes et celui des femmes et cet écart tend à se réduire sur la période récente). Cependant, les deux tiers des jeunes inscrits à l’ANPE n’ont aucune qualification (or l’essentiel des offres d’emploi enregistrées au cours de la décennie 1990 concerne des emplois qualifiés, nécessitant de plus en plus le baccalauréat) et ce malgré la systématisation de l’enseignement secondaire dans les années 198011. Parallèlement, les demandeurs d’emploi diplômés du supérieur sont de plus en plus nombreux (on en compte environ 6 000 aujourd’hui). Autre caractéristique du chômage à La Réunion, la majorité des chômeurs sont des chômeurs de longue durée (72 % sont au chômage depuis plus d’un an en 2002), et parmi eux, la moitié l’est depuis plus de trois ans. On observe dans ce contexte une perte de qualification et une démotivation évidentes. Ce sont des personnes pour lesquelles la probabilité de retour à l’emploi est faible. Elles s’éloignent de plus en plus de la sphère de l’emploi. Il n’est pas inutile de préciser que ces chiffres ne prennent pas en compte les chômeurs découragés, ceux qui ont abandonné toute forme de démarche. 12. Le taux de chômage était de 13 % en 1967. Il approche les 20 % en 1974 et connaît une augmentation quasi constante depuis. Ce sont des tendances que l’on observe également en Europe mais ce qui interpelle l’observateur à La Réunion, c’est à la fois la durée 12 et l’ampleur du phénomène. 13. Contre 17 % dans l’Hexagone. Le nombre d’allocataires du Revenu minimum d’insertion (RMI) et de bénéficiaires de la Couver ture maladie universelle (CMU, 58 % de la population 13 ) est le symptôme criant de cette précarité. Le marché du travail exclut un actif sur trois ; un Réunionnais sur cinq dépend du RMI (qu’il soit lui-même allocataire ou bien conjoint ou enfant d’allocataire). M C U R l PA U V R E S E T R I C H E S À L A R É U N I O N Inégalités, pauvreté, exclusion sociale Conséquence de la situation de l’emploi et de la segmentation du marché du travail : une société fragmentée Une première frange de la population occupe un emploi stable dans l’économie formelle (secteur marchand ou non marchand), est bien insérée professionnellement et socialement, et bénéficie d’un salaire horaire à peine inférieur à celui observé dans l’Hexagone. Il y a d’ailleurs peu de différences en moyenne entre le salaire des hommes et celui des femmes : 2 % contre 20 % en moyenne en Europe, ce qui ne signifie pas, loin s’en faut, que la parité existe à La Réunion. Cela est dû au fait que ces Réunionnaises travaillent plutôt dans des secteurs où les différences salariales sont inexistantes (fonction publique) ou faibles (services bancaires, immobiliers, services aux entreprises…) et qu’elles sont également en moyenne plus qualifiées que les hommes. Une deuxième frange de la population est en situation précaire ou de sous-emploi. Cette précarité recouvre des réalités économiques et sociales très différentes. Elle peut être dans le meilleur des cas une étape transitoire et constituer un tremplin vers un emploi stable (pour les diplômés), mais elle peut également rapprocher les plus vulnérables, les moins qualifiés, de la situation de chômage permanent. Enfin une troisième frange de la population (que je qualifierai de durablement éloignée de la sphère de l’emploi) est guettée inéluctablement par ce que les économistes appellent la « trappe de l’inactivité ». Les érémistes sont les personnes les plus éloignées du marché du travail, notamment les femmes et les jeunes. Les trois quarts n’ont pas atteint le niveau du BEPC et on compte parmi eux 60 % d’illettrés14 [INSEE, 2003]. L’insertion professionnelle durable ne peut concerner qu’une faible partie des postulants. L’alternance emploi aidé ⁄ RMI ⁄ indemnités de chômage constitue pour certains une stratégie de survie. 14. L’article a été écrit fin Réduction globale des inégalités, mais appauvrissement des plus pauvres Une étude récente de l’INSEE [n°117, 2003], montre que le revenu disponible moyen des ménages 2003, il y a eu d’autres études sur la pauvreté depuis comme celle de Nadia Alibay et Gérard Forgeot, « Pauvres à moins de 5 000 euros par an », Économie de La Réunion, INSEE, n° 126, juillet 2006. (N. d. A.) 6 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 6 8 réunionnais a augmenté entre 1995 et 2001. Cette augmentation est imputable d’une par t à la croissance économique (c’est-à-dire aux créations d’emplois), et d’autre part aux emplois aidés et à l’alignement du SMIC et des prestations sociales sur les minima hexagonaux. C’est le résultat du processus de rattrapage dans lequel nous sommes engagés depuis la départementalisation. Les revenus des 20 % les plus pauvres ont toutefois augmenté à un rythme plus faible. En tout cas, 10 % de la population vivent au-dessous du seuil de pauvreté (3 700 euros par an – 50 % du revenu médian à La Réunion – ce qui représente la moitié du seuil de pauvreté de la France continentale). Si on considère le référentiel hexagonal (6 960 euros ⁄an), c’est 40 % de la population réunionnaise qui vivrait au-dessous du seuil de pauvreté alors que 6,5 % de la population hexagonale répondent à ces critères. Si la tendance est plutôt à une réduction des inégalités entre les composantes d’une certaine classe moyenne (entre les catégories ouvriers qualifiés, techniciens, employés et cadres), on note une augmentation des inégalités entre les 10 % les plus pauvres et les autres, et même une diminution du niveau de vie des 10 % les plus pauvres entre 1995 et 2001 [INSEE, n° 117, 2003]. Ce sont les familles monoparentales qui sont en premier lieu concernées, la mère étant la personne de référence dans 90 % des cas. Le revenu de ces familles est composé à 50 % de prestations sociales mais un tiers des mères travaille. On retrouve ici les travailleurs pauvres que j’évoquais précédemment. Une pauvreté multidimensionnelle Il me paraît fondamental avant de poursuivre de préciser que, dans le temps et l’espace, la pauvreté est, à l’évidence, une notion relative. Être pauvre n’a pas la même signification à La Réunion en 1946 et en 2003 ; que dire alors de pays où la majorité de la population n’a pas accès aux sécurités essentielles en matière de nutrition et de santé ! Il est donc nécessaire de relativiser la notion même de pauvreté et d’employer plutôt le terme de pauvreté relative. Si la pauvreté n’est mesurée qu’en termes monétaires (en termes de revenu et de consommation), elle occulte son aspect multidimensionnel. Elle revêt en effet bien d’autres aspects, tels que l’accès à la santé, au logement, l’échec scolaire, l’affaiblissement de liens sociaux, le manque M C U R l PA U V R E S E T R I C H E S À L A R É U N I O N de confiance en soi, le sentiment d’impuissance. Ce sont des processus cumulatifs qui tendent à perpétuer les handicaps de certains groupes sociaux d’une génération à l’autre. La pauvreté peut déboucher in fine sur l’exclusion sociale, qui recouvre plus largement, pour reprendre l’expression de la sociologue Dominique Schnapper*, « les questions de la participation réelle ou symbolique à la vie sociale ». [2002] Une étude relativement récente [Parrain, 1997] montre que, malgré le recul de l’analphabétisme chez les générations plus âgées, les jeunes en situation d’exclusion désapprennent à lire et à écrire à La Réunion. L’illettrisme toucherait les moins de 30 ans ayant abandonné l’école au niveau secondaire, et ceux de la tranche d’âge des 35-44 ans ayant quitté l’école à la fin du primaire. L’illettrisme est dans cette société un facteur indéniable d’exclusion. Travail informel, solidarités : comment est maintenue la cohésion sociale ? La question qui se pose dans un tel contexte est de 15. Le secteur informel est un ensemble très hétésavoir comment est maintenue la cohésion sociale. rogène, aux contours flous, qui désigne toutes les acUne hypothèse est que le travail informel 15 est tivités qui ne se rattachent présent à La Réunion, à l’égal de ce qu’on observe pas au champ des entreprises structurées. Plusieurs dans les pays européens, dans une bien moindre définitions coexistent, qui mesure cependant. L’économie réunionnaise se privilégient soit le critère de taille (très petites enrapprocherait à cet égard des économies du Sud treprises, voire entreprises (en Amérique latine et en Afrique notamment où se limitant à l’auto-emploi ou à l’emploi de la famille l’économie officielle est incapable d’absorber le proche), soit un critère d’ensurplus de travailleurs et où on estime que l’éconoregistrement (unités non déclarées). mie informelle représente une part conséquente du produit intérieur brut : entre 20 et 60 % du PIB officiel). Le travail informel en raison même de sa nature est difficile à évaluer. L’enquête sur l’emploi de l’INSEE comporte depuis peu un volet sur le travail informel. L’INSEE estimait en 1995 à 27 000 le nombre de travailleurs informels à La Réunion (chiffre de fait sous-évalué et qui représenterait 15 % de la population active occupée). Mais au-delà des tentatives (vaines) d’estimation, il suffit de discuter avec les travailleurs sociaux pour s’apercevoir que le travail informel est non seulement répandu mais socialement accepté à La Réunion. Ces activités sont socialement sexuées : pour les femmes, il s’agit plutôt d’activités comme le travail à domicile, la garde d’enfants, l’artisanat ou la vente de la production domestique ; on retrouve les hommes dans le 6 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 7 0 bâtiment et l’entretien du logement, la réparation automobile, le jardinage ou la pêche. Ce travail informel constitue une source de revenus, parfois complémentaire aux sources formelles (salaires et prestations sociales), et joue sans doute encore un rôle d’amortisseur des tensions sociales dans une société aussi fortement marquée par le chômage. Cette cohésion est par ailleurs encore maintenue grâce à des formes de solidarité familiale et de proximité alors que dans les pays du Nord, le souci de l’autre semble être de moins en moins la règle. Une étude récente [INSEE, n° 118, 2003] réalisée dans des quartiers du sud de l’île montre que les solidarités prennent la forme d’échanges (monétaires ou non monétaires) déterminés par la qualité des relations de parenté ou de connaissance, la logique du don et du contre-don et le principe selon lequel l’aide doit être orientée en priorité vers les plus nécessiteux. Les solidarités familiales et communautaires sont toutefois plus importantes dans les quartiers traditionnels que dans les cités nouvelles de type HLM dans lesquelles on note un nombre croissant de personnes isolées. Cette situation nous conduit inévitablement à nous interroger sur le rapport qu’entretiennent les Réunionnais avec le travail. Le travail informel est certainement une réponse à l’incapacité de l’économie locale à créer des emplois dans le secteur formel, mais les activités ponctuelles et non déclarées ont toujours existé à La Réunion (quoi qu’il en soit, l’expression « bèk la klé » n’est pas née avec l’apparition du chômage massif). Nul doute que les formes de salarisation actuelles portent, ici peut-être plus qu’ailleurs, les traces des anciens rapports de production, l’empreinte des formes spécifiques de mise au travail marquées par la domination et héritées de l’esclavage et de « l’engagisme ». Les rapports de production se caractériseraient par la faveur et le salaire ne serait pas seulement un échange de valeur mais aussi et surtout un échange de faveur. Selon Pierre Salama*, économiste spécialiste de l’Amérique latine, la dimension historique expliquerait une salarisation incomplète, la persistance de formes d’emplois informels et le fait qu’ « on ne peut réduire l’informalité à l’illégalité, surtout lorsqu’elle repose sur des mécanismes de légitimation non marchands, pour les opposer à la légitimation marchande issue de l’essor des rapports capitalistes, anonymes. C’est dire combien l’essor de ce type d’emploi, loin d’être un accident, a des racines historiques profondes et fait partie intégrante de la reproduction de ces sociétés profondément inégalitaires dès l’origine de la colonisation ». [Destremau & Salama, 2001] M C U R l PA U V R E S E T R I C H E S À L A R É U N I O N Perspectives : entre Nord et Sud, un espace en quête d’identité De la nécessité de l’ouverture… Les projections démographiques à l’horizon 2030 montrent que quelles que soient les hypothèses retenues en matière de croissance économique et de solde migratoire, le taux de chômage continuera à augmenter [INSEE, n° 112, 2002]. Le caractère dual de la société risque de s’accentuer avec d’un côté une industrie et des services modernes qui emploieront une maind’œuvre de plus en plus qualifiée, voire de plus en plus spécialisée, et de l’autre une part de plus en plus importante de la population se trouvera reléguée dans la sphère de l’inactivité professionnelle et de l’assistance, à moins qu’elle n’opte pour l’émigration. Mais revenons à la situation de l’emploi à La Réunion, car malgré l’étroitesse du marché local, il ne s’agit pas d’abandonner les possibilités de création d’emplois, y compris dans le secteur marchand ou concurrentiel. Il existe encore des potentialités dans les secteurs produisant pour le marché local, et nous devons poursuivre l’effort de prospection en direction des marchés de la zone. La Réunion se trouve aujourd’ hui exclue des accords commerciaux régionaux et du processus d’intégration régionale ( Southern African Development Community [SADC], Common Market for Eastern and Southern Africa, Association of South-East Asian Nations …) dans lequel sont engagés la plupart des pays voisins. Si on considère l’angle strictement économique et commercial, force est de constater que les obstacles à l’ouver ture sont nombreux (relations historiques – entre les pays du Commonwealth par exemple –, faible solvabilité, protectionnisme, accords préférentiels avec l’Union européenne pour les pays ACP dans le cadre des accords de Lomé…). Les négociations en cours avec l’une des provinces de Chine et le Mozambique, par exemple, se situent dans cette perspective d’ouverture. Il va de soi que si le poids des déterminismes historiques et collectifs est important, il ne faut pas pour autant négliger l’initiative individuelle et la créativité. Les stratégies de développement des exportations dans les pays du bassin india-océanique ne sont pas seulement le fait de grands groupes mais également de petites structures. Par ailleurs, le taux de créations d’entreprises est élevé à La Réunion (4 000 créations d’entreprises par 7 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 16. Voir le rapport 1999 de l’Association pour le droit à l’initiative économique (ADIE), organisme chargé du soutien à la création et au développement d’entreprises créées par les chômeurs (dont 40 % par des érémistes). Ce rapport met en évidence l’importance des mesures d’accompagnement dans la réussite de ces entreprises. 7 2 an, même si la moitié des entreprises a une durée de vie inférieure à trois ans). Ce dynamisme entrepreneurial, quelquefois d’ailleurs à l’initiative de chômeurs16, a permis de créer des emplois, de façon marginale, certes, c’est un début. … et d’une réflexion sur les grilles d’analyse et la pertinence des référentiels Avant de conclure, je tiens à souligner que La Réunion est un espace économique régional appartenant à un espace économique national, la France, un espace supra national, l’Union européenne. Elle est également une entité territoriale appartenant à la Commission de l’océan Indien (COI). Or les grilles d’analyse, les outils que l’on applique pour analyser cette économie ne sont pas, comme on pourrait s’y attendre, ceux utilisés pour des économies régionales mais (ironie de l’Histoire !) ceux que l’on utilise pour des économies nationales, des États-nations, et dont l’interprétation nécessite une prudence particulière. De là découlent en partie les représentations négatives qui sont véhiculées, les analyses se faisant souvent en termes dysfonctionnels et de déséquilibres économiques et sociétaux, avec en filigrane la question du coût suppor té par la métropole. On dispose paradoxalement d’informations statistiques pour les économies des régions d’outre-mer qui n’existent pas pour les 96 autres départements de l’Hexagone (pour des raisons liées à l’insularité et à la présence de services statistiques régionaux). On serait sans doute étonné si on appliquait (si on pouvait appliquer) ces mêmes référentiels à certaines régions de l’Hexagone 17. Il n’en reste pas moins que tout chercheur en sciences sociales s’intéressant à La Réunion se trouve confronté à cette question de la pertinence des référentiels. La sociologie des pratiques de la réunionnisation devra rappeler la spécificité et la complexité de la société réunionnaise face aux interprétations réductrices que peuvent suggérer les paradigmes et catégories socioéconomiques actuels. Une démarche inductive, fondée sur une référence systématique au terrain et privilégiant par exemple la restitution des analyses et représentations que les milieux sociaux donnent de leurs situations, constitue une protection contre les extrapolations approximatives. M C U R l PA U V R E S E T R I C H E S À L A R É U N I O N 17. Citons pour exemple deux types de déséquilibres pointés de façon récurrente dans la plupart des rapports parlementaires ou certaines analyses économiques : le déséquilibre commercial et le déficit public. Le déficit commercial, ou le faible taux de couverture des importations par les exportations, n’a pourtant aucun sens pour les régions hexagonales (la part des échanges effectués en interrégional sur le territoire national n’est pas quantifiable). Pour ce qui est du déséquilibre régional des finances publiques, la norme de l’équilibre est également absurde si on considère le rôle de la dépense publique dans l’économie de la Nation (surtout lorsqu’on considère les différences énormes de contribution productive à la valeur ajoutée nationale selon les régions françaises). Cette remarque vaut d’autant plus que l’économie réunionnaise est encore sous-administrée (si on considère le taux d’encadrement dans le secteur hospitalier ou éducatif par exemple)… Faute de norme concernant le déficit soutenable des comptes publics régionaux, l’analyse doit se centrer sur leurs évolutions. Étant donné les contraintes structurelles, l’ouverture est donc incontournable et dans ce domaine, l’action à mener semble plutôt être de l’ordre de l’information et de la formation que de la (simple) réglementation. Les résultats d’une étude 18 que nous menons avec une équipe de recherche pluridisciplinaire sur les parcours des jeunes diplômés montrent que dans leurs projets, formation ou devenir professionnel, les jeunes Réunionnais commencent à penser qu’il existe un ailleurs en dehors de la métropole. Les représentations ne seraient donc plus aussi figées. Par ailleurs, par son statut de région ultrapériphérique de l’Union européenne, La Réunion est rattachée (institutionnellement) au Nord. Elle s’apparente également par bien des aspects (culturels, économiques, sociaux…) à certaines sociétés du Sud. L’ouverture ne saurait ignorer cette dualité et il s’agit d’envisager l’ouver ture vers les pays de l’océan Indien au sens large, non pas sur une base strictement économique, mais en insérant le projet de développement de ces échanges (marchands et non marchands), et notamment des échanges de services réunionnais, dans la perspective de rapports Nord ⁄ Sud à réinventer. L’île fait incontestablement figure de pays riche dans la Zone. Certains économistes évoquent l’émer18. Le rapport final a été gence d’une nouvelle division internationale du trarendu en mai 2005 sous le titre « L’enseignement suvail fondée non plus sur des activités à faible coût périeur dans les départede main-d’œuvre mais sur des activités cognitives, ments d’outre-mer : bilan, spécificités et devenir ». à haute intensité de savoir (tels les logiciels, les nouvelles technologies de l’information, la formation, la recherche-développement). La Réunion dispose d’avantages comparatifs évidents en matière d’infrastructures, de formation et de recherche, mais cette coopération impose d’abord, de notre part, l’humilité de l’écoute et une compréhension active des pays environnants. 7 3 Le mouvement ouvrier. E n 1663 débarquent à La Réunion douze personnes, deux Français (Payen et un compagnon), dix Malgaches dont deux femmes. Au début du XVIII e siècle [1715], l’ère du café nécessite des besoins importants en maind’œuvre. Le XIX e Ivan Hoareau Repères historiques siècle correspond à l’apogée du sucre. Ces deux productions appellent une impor tation massive d’esclaves et d’engagés. Les sources d’approvisionnement sont diverses et multiples. Les esclaves et les Unité et diversité travailleurs engagés viennent de Madagascar, notamment de Tamatave et de Fort-Dauphin. Notons que sont concernées des tribus différentes. Plus tard, l’Afrique orientale (Tanzanie, Mozambique dont 200 000 esclaves et engagés partiront du port de Quelimane), la Malaisie, l’Indochine, la Chine… Il nous faut noter cette spécificité très forte de l’histoire du peuplement de La Réunion : appor t de populations d’origines très diverses dans un temps historique relativement court. Est-ce un cas unique ? ••• M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Une communauté d’intérêts Tous ces esclaves et « engagés » connaissent la même exploitation de l’homme par l’homme sur leurs lieux de travail. Malgré l’application par les maîtres du « diviser pour mieux régner », les oppositions factices ou réelles, spontanées ou organisées, visant à empêcher une réelle prise de conscience globale de l’iniquité de cette exploitation et de leurs conditions de travail communes, certains de ces travailleurs prendront peu à peu conscience d’une communauté d’intérêt de fait. De celle-ci surgiront des batailles revendicatives, certes sporadiques, telle la grève de 1883. Notons que « l’engagisme » renvoyait à un contrat contenant des éléments de salariat (durée du contrat, conditions de travail, rémunération égale contre partie d’un travail...). On a pu ainsi parler de salariat contraint. Sur une période plus récente 7 6 Les luttes revendicatives se sont construites du port, en passant par le chemin de fer, aux usines sucrières (du port aux champs). C’est ainsi que, le 23 août 1936, est créée la Fédération réunionnaise du travail, regroupant trois syndicats : les haleurs de pioche, les dockers et les travailleurs du chemin de fer et du Port. Cette convergence syndicale contribuera à la construction de l’unité des travailleurs sur la base d’intérêt de classe, et ce, indépendamment des origines très diverses de ces travailleurs. Les années 1930, avec l’avènement du Front populaire notamment, voient le développement des luttes solidaires. Mises en sommeil pendant la Seconde Guerre mondiale, elles repartiront à l’issue de celle-ci. En 1981, la CGTR (Confédération générale des travailleurs réunionnais), le PCR (Parti communiste réunionnais), le PS, le SNES, le SNES-SUP et le Mouvement des travailleurs chrétiens seront à l’origine du Comité préparatoire pour la commémoration du 20 décembre, fête réunionnaise de la liberté. S’ensuivra la loi de 1983 reconnaissant le 20 décembre comme jour férié... mais aujourd’hui encore travaillé.La CGTR s’est, par ailleurs, toujours prononcée pour que le choix des jours fériés prenne en compte toutes les religions présentes à La Réunion. Des revendications telles que l’égalité du SMIC et du RMI portent en elles des liens d’unité de l’ensemble des salariés. MCUR l LE MOUVEMENT OUVRIER. UNITÉ ET DIVERSITÉ Notre politique de coopération syndicale régionale participe aussi de cette problématique unité ⁄ diversité. Celle-ci ne peut s’inscrire dans le seul cadre réunionnais, mais également dans celui de la région océan Indien, et notamment dans sa partie du Sud-Ouest. Unité et diversité Cette problématique unité ⁄diversité doit s’appréhender aujourd’hui à la lumière des attaques contre le salariat, le syndicalisme et ses valeurs de solidarité. La question du double système de rémunération public ⁄ privé doit être résolue... Par le haut ! L’intégration des fonctionnaires du cadre local obtenue dans les années 1960 est le fruit de batailles syndicales unitaires public ⁄ privé. Mais on ne peut passer sous silence un certain volontarisme du gouvernement de l’époque qui poursuivait alors trois objectifs : administratif : répondre au manque criant de compétences locales, économique : constitution d’une couche sociale consommatrice de produits importés de France métropolitaine, politique : diviser la classe ouvrière. Force est de constater une certaine réussite du gouvernement sur ce point, bien que la situation ait quelque peu changé depuis. Les politiques néolibérales d’aujourd’hui attaquent de façon sans précédent les valeurs d’unité et de solidarité du syndicalisme. La précarité et le chômage massif, l’individualisation du rapport salarial, la flexibilisation des horaires de travail, la remise en cause des conventions collectives nationales et de branches, du rôle de la loi dans la production du droit social au profit de l’entreprise ne peuvent que renforcer les particularismes et l’individualisation. Les transformations sociologiques du salariat (du salarié de la production au salarié des services) appellent des réponses renouvelées du syndicalisme, afin de fortifier la conscience de classe des salariés, bien mise à mal aujourd’hui. Les politiques d’intégration régionale s’inscrivent aujourd’hui, non en contrepoint de la mondialisation néolibérale, mais bien dans une mise en concurrence des territoires et des salariés. Le syndicalisme est aujourd’hui confronté à la nécessité de renouveler son corpus théorique et ses pratiques afin de sauvegarder et de conforter ses valeurs initiales de solidarité du monde du travail face à un capitalisme prédateur et liberticide. 7 7 L’énigme énigme se résumerait ainsi : si en 1848, à La Réunion, 60 000 esclaves deviennent libres, si, sur ces 60 000 esclaves, on compte 31,3 % de femmes pour 68,7 % d’hommes et que cette proportion, 1⁄3 de femmes et 2⁄3 d’hommes, a toujours été la même sous le régime de l’esclavage, que sont Françoise Vergès L’ d’une devenus les milliers d’hommes esclaves déportés sur cette île ? Où sont leurs tombes ? Où est inscrite la trace de ces milliers d’hommes qui n’ont connu ni femme, ni enfant, ni famille, qui ne furent ni des pères ni des fils, mais des hommes seuls, sans descendance ni sépulture ? Peut-on parler de famille-esclave ? Quelle société purent-ils construire ? Arrachés à leur terre, à leur monde, à leur culture, à tout ce qui constituait leur familier, des milliers d’hommes, souvent très jeunes, se sont retrouvés sur cette île, isolés, condamnés à l’esclavage, sans espoir de voir leur sort changer, d’échapper à la servitude. Ils sont morts seuls. disparition Ils se sont perdus dans la nuit de l’exil, oubliés des leurs, disparus . C’est de cette disparition et de son énigme que je parlerai ici. Une énigme, parce que les conséquences de cette disparition posent un problème : comment expliquer la création des liens sociaux quand on sait que toute culture nécessite l’altérité ? Peut-on continuer à parler de l’esclavage comme si cette disparité n’était qu’un détail ? Peut-on continuer à parler ou écrire sur l’esclavage réunionnais sans aborder cette singularité ? Comment cette communauté d’hommes assujettis a-t-elle su créer une culture, un monde ? Et cette disparition ne questionne-t-elle pas, à partir de cette énigme, bon nombre de vérités sur la famille, la transmission, la fonction paternelle dans la société réunionnaise ? ••• M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Plus encore, cette disparité des sexes se perpétue après l’abolition : tous les groupes – Chinois, Indiens (Gujarãt et Tamil Nadu), Africains, Blancs – seront touchés par cette disproportion : 1⁄3 de femmes, 2⁄3 d’hommes (et à des périodes, la disparité sera plus forte, 1⁄4 de femmes, 3⁄4 d’hommes). Au-delà de la recherche dans les archives, il est peutêtre temps de redéfinir une problématique du travail sur l’esclavage réunionnais et sur ce qu’il nous apprend sur notre culture. 8 0 Il faut entreprendre des études pluridisciplinaires, avec des démographes, des psychologues, des sociologues et des anthropologues, autour de cette question : comment cette singularité (violence, majorité d’esclaves sans descendance – mais pas sans héritage –, déséquilibre numérique des sexes) conditionne-t-elle la transmission, la construction de l’identité masculine et féminine, les relations hommes ⁄ femmes dans la société réunionnaise ? Comment relire la violence domestique, la surmortalité masculine, la fragilité physiologique et psychologique de la population réunionnaise à la lumière de cette longue histoire ? Comment relire les relations entre hommes et femmes, entre hommes, entre femmes à la lumière de cette longue histoire de disparité, et donc de violence ? Il faut aussi se demander si cette disproportion des sexes au cours de plusieurs siècles est spécifique à La Réunion, et, si ce n’est pas le cas, si elle a trouvé sur ce sol une traduction spécifique. C’est toujours dans cette tension entre singularité et universalité que je cherche à situer mon analyse, là où la situation réunionnaise est semblable, comparable à d’autres, et là où elle est irréductiblement singulière. Et de fait, cette disproportion n’est pas spécifique à La Réunion. Toute l’histoire du travail dans le monde colonial, de la gestion de maind’œuvre pendant l’industrialisation impériale révèle une même disproportion : ce sont des hommes en majorité qui furent soumis au régime de travail forcé, régime dominant dans les colonies. L’esclavage, « l’engagisme », la colonisation par envois de prisonniers sont tous des régimes de travail for tement sexués, car ce sont des hommes dont on a besoin (ce qui diffère de la gestion actuelle des forces de travail où des femmes jeunes migrent, sont soumises aux réseaux maffieux de trafic humain). L’Europe achète des hommes, prend des M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N prisonniers, expulse des pauvres, se débarrasse des classes dangereuses, mais il faut chaque fois se demander de quel sexe sont ces achetés, expulsés, déportés. Chaque convoi d’esclaves, de travailleurs engagés, de prisonniers emmène avant tout des hommes. Partout , dans le monde colonial, la disproportion domine (La Réunion, États-Unis, Australie…). Ainsi, le premier convoi de prisonniers arrivé en 1788 à Sydney pour peupler la colonie britannique compte 552 hommes et 190 femmes. Et jusqu’au XIXe siècle, nous disent les historiens, cette disproportion va exister. Parqués dans des bâtiments (sorte de « lazarets »), hommes et femmes vivent séparés, dans des conditions insalubres, les uns sur les autres, habillés de sorte que chacun connaisse leur statut de « non-libres », condamnés au travail forcé ; ils reçoivent nourriture (en fait à peine de quoi se nourrir) et logement. Dans ces bâtiments, la loi du plus fort règne. François Lepailleur* écrit : « Les plus forts prenaient tout ce qu’il y avait à manger et les faibles mouraient de faim. C’était une bataille continuelle. » [1972, 1996] Les hommes construisent routes, ports, et servent de domestiques ; les femmes sont lavandières, domestiques, prostituées. Les observateurs notent un fort taux d’homosexualité (chez les hommes comme chez les femmes), un fort taux de suicide, des relations fondées sur la violence. La colonie est, comme l’avait remarqué Michel Foucault* [1975], à l’image de la prison. La colonie est toujours espace pénitentiaire, où punition et réforme se soutiennent. Les rapports d’officiels, d’observateurs, les témoignages qui existent dans des situations comparables nous aident à comprendre ce qu’a pu être la société réunionnaise. Or, ce qui apparaît dans ces récits, ces descriptions de voyageurs, ces rapports de gouverneurs, c’est un tableau extrêmement négatif de la société réunionnaise : indisciplinée, bagarreuse, dépravée, préférant la boisson au travail, sourde aux enseignements de l’Église, aux mœurs scandaleuses… D’un côté, l’Europe jette des hommes sur des territoires soumis à la brutalité du régime de travail forcé, de l’autre, elle s’offusque de leurs mœurs. Elle ne veut pas comprendre que c’est elle-même qui fabrique 8 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E ces sociétés violentes. C’est la description de sociétés déstructurées, car rien dans la société n’encourage la construction d’un lien social (espace public de négociations, femmes n’étant pas réduites à être des proies…). 8 2 La société réunionnaise est au départ déstructurée, empêchée par son organisation même de construire un espace public commun. Les liens y sont fragiles car soumis aux caprices du maître, de ses fortunes, et du caprice des puissants qui, de très loin, décident, tranchent. Quand des liens de solidarité se tissent, ils sont eux aussi soumis aux caprices d’un système sur lequel chacun a peu de prise. La colonie encourage le repli, l’individualisme, la peur, le clanisme car elle divise, fait obstacle à la construction d’un espace commun. Elle est morceau de sa métropole. Pourtant, il serait faux de penser que tout est impossible, la résistance existe et s’exprime dans des milliers de gestes, d’actes, de récits, de pratiques. La résistance n’est pas seulement la révolte, elle est aussi inscrite dans la création d’espaces entre-deux, d’espaces alternatifs. À La Réunion, ce sont les mondes de la créolisation – langue, rituels, cuisine, musique, ethnomédecine, légendes et contes – qui échappent au vocabulaire, à la grammaire coloniale. Revenir sur l’énigme de la disparition ouvre également de nouvelles voies de réflexion autour des politiques de réparation. Ces dernières sont souvent présentées comme justifiant le paiement par l’État et la société d’une dette qui nous serait due aujourd’hui pour des dommages causés dans le passé. Or, cette demande ne peut masquer notre dette, nous sommes en dette , en dette envers celles et ceux qui nous ont précédés, qui ont construit et nous ont transmis le monde où nous vivons. Nous leur sommes redevables et c’est en payant notre dette envers eux que nous leur rendrons honneur, que nous en ferons des ancêtres, que nous inscrirons leur passage sur cette terre insulaire. Ils ne seront plus des victimes anonymes mais nos ancêtres, ceux sans qui cette terre ne serait pas ce qu’elle est, une terre de créolisation, pluriculturelle et plurilingue. Et nous serons responsables de ce que cette terre deviendra. L’irréparable a eu lieu. En contribuant à la construction de l’unité M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N réunionnaise et au développement de l’île, nous paierons notre dette envers nos ancêtres, déportés, exilés, asservis et nous participerons à la transmission de la culture. L’idéalisation du corps esclave et de sa victimisation, sa transformation en fétiche répond à un besoin de compensation ; la demande de réparation dans le présent répond à un désir de « faire payer celui qui est vu comme seul responsable du dommage ». C’est un désir profondément inscrit dans l’organisation humaine : il faut savoir trouver comment réparer le dommage, quel est le prix à payer pour retrouver un équilibre mis à mal par le crime. Le crime de l’esclavage et du colonialisme exige de notre part une réflexion originale qui s’appuie à la fois sur ce qui s’est fait ailleurs en matière de réparation et sur la singularité de l’événement. Une réparation qui ne cherche pas à effacer l’irréparable mais à lever le poids qu’il fait peser sur nous. Mais encore : exiger de celui qui est responsable du dommage d’assumer ses responsabilités, surtout quand ce dernier s’est fait le champion de l’éthique et des droits de l’homme, doit se faire à partir d’une exigence de justice et non à partir d’une position morale où la position subjective est toute-puissante. En d’autres termes, quand j’exige qu’une responsabilité soit assumée, je ne le fais pas à partir d’une confusion entre la victime et moi, mais à partir d’une exigence de vérité et de justice. Je cherche à construire une exigence partagée par le plus grand nombre et non à renforcer une position communautariste. Je contribue alors à une demande universelle de justice, universelle en ce qu’elle peut être soutenue autant par ceux dont des ancêtres furent victimes que par ceux qui n’en furent pas. Mais je dois aussi accepter qu’il y ait un tiers qui examine ma demande et refuse que j’occupe la position de la victime. La victime n’est plus présente. Je la représente mais je ne suis pas à sa place, je la représente au nom d’une exigence universelle de justice. Ainsi, la réparation concerne toute la communauté car elle contribue au développement commun. Double héritage d’un passé violent et brutal : violence et brutalité comme inscrites dans l’ADN du tissu social et forte solidarité des démunis, théorie spécifique de la liberté, culture de la créolisation. Double héritage qu’il faut tenir ensemble. 8 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E L’écriture du désastre Dans la seconde moitié du XXe siècle, poètes, philosophes, historiens et romanciers se sont intéressés à ce que Maurice Blanchot*[1980] a appelé « l’écriture du désastre », une écriture de la catastrophe dont l’éthique exige un nouveau langage. Comment parler de la cruauté la plus nue, des déchaînements de la mort opérés par des êtres humains sur d’autres êtres humains ? Quelle écriture pour parler des massacres, des génocides ? Quels mots, quel vocabulaire pour traduire l’horreur, la destruction, la mort organisée ? Comment dire la douleur ? Si la douleur pouvait parler, que dirait-elle ? Que peut-on dire de la catastrophe ? Et si la catastrophe et la douleur qu’elle produit ont constitué l’horizon de la vie, quelles paroles vont permettre le dépassement du crime originel ? Comment inscrire à la fois la singularité d’une catastrophe et son aspect universel, c’est-à-dire son appartenance à l’humain ? Comment restituer l’expérience singulière de la catastrophe sans céder à la tentation d’incarner l’absolu de la victime ? 8 4 Déjà, la stupeur devant les massacres de 14-18 quand, jour après jour, des généraux indifférents à la vie de centaines de milliers de jeunes hommes les envoyaient, vague après vague, à la mort avait interpellé les consciences. L’épouvante, l’effroi devant « les grands cimetières sous la lune » [Bernanos*, 1938], devant ce déferlement de destruction avaient accompagné la conscience douloureuse d’une génération européenne. Cette Europe qui se vantait d’être le berceau de la civilisation, voilà qu’elle autorisait sur son sol le massacre de ses propres habitants. Le progrès technique qui devait garantir la paix et le bonheur avait apporté la mort. « Il faut que tous se battent contre tous, comme firent les hordes des premiers temps. Seulement on se bat avec les armes forgées par notre civilisation, et les massacres sont d’une horreur que les Anciens n’auraient même pas imaginée », écrit le philosophe Henri Bergson* en 1932 dans Les Deux Sources de la morale et de la religion. Sigmund Freud* se penche sur les causes qui mènent les hommes à vouloir effacer ce que créent d’autres hommes : « Par suite de cette hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société de la culture est constamment menacée de désagrégation » [1929] conclut-il dans Malaise dans la civilisation . Ce qui se donne à voir dans les massacres c’est, poursuit Freud, les désirs inconscients qui sont M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N les mêmes chez tous les humains. Il faut renoncer à l’illusion de la supériorité d’une civilisation ; chacune est soumise à des pulsions violentes. Il suffit de peu pour que la cruauté la plus vile se déchaîne. Mais les massacres ne se limitaient pas à l’Europe. L’esclavage puis la colonisation avaient dévasté des peuples, avaient fait de la prédation la structure de toute relation sociale, avaient justifié, autorisé une politique de terre brûlée sur d’immenses territoires. Il fallut cependant attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que la question du crime et de son écriture se pose avec une nouvelle acuité. Les crimes et les génocides coloniaux, les camps de concentration nazis, le goulag soviétique, le laogai chinois, le génocide au Cambodge, au Rwanda, le nettoyage ethnique, l’apartheid, les dictatures militaires de ce siècle sanglant ont fini par imposer une réflexion sur ce qui a été appelé le mal, la destruction organisée, planifiée de groupes, de peuples. Ce n’est pas tant le crime de masse qui a fait événement – l’histoire de l’humanité peut se lire comme une longue liste de crimes –, mais l’irruption brutale sur la scène publique de ce phénomène dans un siècle qui se voulait un siècle de paix et de progrès mettant fin à la violence aveugle, au racisme. La Déclaration universelle des droits de l’homme [1948], la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide [1948], la Déclaration affirmant le droit à l’indépendance des colonies [1960], la Convention contre l’esclavage [1926, 1953], la Convention pour les droits des femmes [1953] , des réfugiés [1951] , contre la torture [1984] , tous ces textes affirmaient la volonté d’établir une loi internationale reposant sur le respect, la dignité de chaque être humain. L’espoir soulevé au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et des décolonisations trouvait sa confirmation dans cette volonté. Mais la guerre froide et les guerres coloniales et impérialistes ont rappelé combien il était dangereux de négliger la fascination chez les hommes pour la force et le pouvoir, combien il était difficile de construire un espace apaisé sur des bases exclusivement morales, présentées comme indissociables de la Raison et de l’intérêt personnel. Le mal était renvoyé à l’innommable, au préhumain. Le mal était pensé hors du genre humain, dans une temporalité et un espace étrangers à ce qui fait l’humain. Or, on a continué à enfermer, torturer, violer, tuer, massacrer au nom de 8 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E la civilisation, au nom d’une supériorité ethnique, raciale. On a continué à laisser mourir des peuples. Et les hommes ont continué à massacrer d’autres hommes. 8 6 Il fallait donc repenser les causes d’un tel amour de la destruction. Et cependant, la notion de mal (evil) a continué à dominer la réflexion (bien que cette notion de mal ne soit pas traduisible dans de nombreuses langues), car elle permet de préserver l’idée d’une providence – homme providentiel, conception providentielle de l’histoire – comme l’idée du bien, car il n’y pas de mal sans bien. Pour autant, il semble qu’on ne sache toujours pas comment produire du bien alors que produire du mal semble assez naturel à l’homme. Il ne s’agit pas de tomber dans un sombre pessimisme, une condamnation de l’homme qui ne saurait être « qu’un loup pour l’homme », mais de dépasser la condamnation morale, l’indignation devant ce qui détruit et ne produit rien sinon plus de mort. À simplement condamner, on gagne certes de la satisfaction mais on n’aide pas à comprendre grand-chose. Je suggère ici, plutôt de chercher, de manière à priori paradoxale, ce qui peut être fécond dans le crime, c’est-à-dire d’extraire du crime des observations, des analyses sur les causes, les mécanismes de la déshumanisation pour réintroduire le négatif dans l’histoire. Le philosophe François Jullien* remarque : « Le mal relève de la moralité , celle-ci l’opposant généralement, et quel qu’en soit le mode : souffrance, imperfection, péché […] à un “devoir-être” qui toujours lui est supposé ; le négatif, en revanche, d’une fonctionnalité , et par suite, d’une problématique qui est, non de l’intention, mais de l’effectuation… » [2004, p. 19] Le mal, poursuit-il, isole une singularité (unicité de l’événement), instaure une dualité (bien ou mal), une dramaturgie de la lutte, de la plainte, de l’acharnement et une doctrine du salut [p. 21]. Quand la singularité s’énonce comme unicité, il n’y a plus lieu de penser. On entre dans le champ ahistorique où le divin et son envers, le satanique, imposent leur loi. Or, l’esclavage n’est pas de l’ordre de la punition divine (explication qui existe dans la philosophie antique et dans la Bible), mais de l’ordre des choses humaines. Pendant deux siècles, des Africains ont vendu d’autres Africains à des marchands d’esclaves, musulmans et européens, à des Européens qui en faisaient la traite internationale et les employaient comme bêtes de M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N somme pour garantir une accumulation des richesses. La rationalité économique (accumulation du capital) ne suffit pas à tout expliquer car si la traite et l’esclavagisme ont favorisé l’enrichissement de banques, de compagnies d’assurances, d’armateurs, de capitaines, de marins.., ils ont aussi permis l’accès au pouvoir politique, au statut social, au sentiment de supériorité raciale chez ceux qui ne bénéficiaient pas directement du système. Penser l’esclavage non plus comme un mal mais comme un négatif le réintroduit dans l’histoire comme action produite par des êtres humains, et non subhumains . Dans notre région, de nombreux récits de la catastrophe existent – les catastrophes de la traite et de la colonisation comme celles plus récentes de la décolonisation et de l’apartheid. La mémoire de catastrophes qui ont bouleversé le monde familier perdure, inscrite dans des rituels, des croyances, des doctrines du salut, des cosmologies. À La Réunion, une mémoire orale participe à l’archivage du passé. Mais le discours savant continue à minimiser ce qui est singulier à l’esclavage réunionnais, ou plutôt ne l’a pas encore pleinement mis en lumière. Ainsi, cela fait déjà un moment que la disparité entre le nombre de femmes et d’hommes a été signalée, mais on n’a pas encore suffisamment pensé les effets que cette disparité a produit. Peut-on faire l’impasse sur cette disparité et ses conséquences ? Quelle a pu être la vie de ces hommes seuls ? Quelle a pu être la vie de femmes transformées en proie pour des hommes privés de tendresse, de relations sexuelles ? Comment s’est inscrite cette violence, ajoutée aux autres violences de l’esclavage ? « La poétique de l’Histoire est aussi là, muette mais traduite dans les choses et les pratiques, à travers images et icônes dispersées dans le paysage du monde quotidien », remarquent les anthropologues sudafricains Jean et John Comaroff* [1992, p. 35]. Autrement dit, le geste est mémoire, le rite est mémoire, le paysage est mémoire, comme l’appréhension du contemporain, sa réinterprétation. Soyons cependant attentifs : il ne s’agit pas de prétendre que tout rite, geste, interprétation doit être analysé à travers la grille de lecture esclavage. Ce serait stupide. Il s’agit de repérer dans le présent l’utilisation stratégique de cet événement et ses traces mémorielles, mais aussi de proposer des pistes de recherche. 8 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Le sentiment d’exister 8 8 Tous les jours, les journaux réunionnais nous font part de violences : viols, incestes, maltraitance des enfants, du territoire (ainsi : 4 tonnes de détritus abandonnés en un week-end par des milliers de personnes allant voir l’éruption du volcan en septembre 2004. D’un côté, admirer la nature, de l’autre la détruire), meurtres, délinquance routière… Qu’estce qui pousse à la destruction, au suicide, à la violence contre son semblable ? Chaque jour apporte son lot de faits divers. Chaque jour des voix disent une difficulté d’exister, une souffrance qui ne trouve pas ses mots, mais qui répète simplement qu’il y a souffrance. Qu’est-ce qui manque à l’existence pour que le sujet ne puisse se confronter à la réalité de la vie et, pris dans cette impossibilité, tue ou se jette dans la mort ? Pourquoi la mort devient-elle le seul moyen d’exister quand l’existence sociale est refusée ? La réalité de la vie est faite de renoncements et de pertes, de passages, de l’enfance à l’âge adulte, être la personne qui apprend pour devenir la personne qui transmet, pour laisser la place à d’autres, à ceux qui suivent. Ce n’est pas tant que la difficulté d’exister soit spécifique à La Réunion. Chaque être humain est confronté à cette difficulté et les recours pour combler l’angoisse sont nombreux, drogue, rêveries, alcool, travail, croyances… Mais ce qui frappe à La Réunion, c’est un inconscient collectif dominé par une fragilité de l’être, une apparente plus grande difficulté à oublier la souffrance, une facilité à renoncer devant le moindre obstacle, un repli sur soi, et l’émergence de sentiments violents au premier signe d’abandon, de refus. Pourquoi cette difficulté de se sentir exister ? Le sentiment d’exister est quelque chose de très difficile à comprendre. On peut l’imaginer comme un réseau de fils qui font filet et nous soutiennent, fils constitués par des souvenirs, des filiations, des récits, les réseaux d’amis… Dès notre plus tendre enfance, nous sommes pris dans ces filets de signification, le prénom que l’on nous a donné, les bras de nos parents, les récits sur les ancêtres, les odeurs, les goûts, les rituels. Thierry Malbert*, dans son étude sur les stratégies d’identification à La Réunion, a montré comment chaque enfant est inscrit par ses ressemblances psychologiques ou physiques dans une filiation. M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N Laurence Pourchez*, pour sa part, a étudié l’importance des rituels de transmission. Je donne ces exemples pour souligner que le sentiment d’exister est le produit de toute une série de choses matérielles et immatérielles, sons, objets, noms, qui font de nous ce quelqu’un auquel nous nous identifions. Chacun de nous se souvient de paroles entendues dans l’enfance : « Toi, tu seras comme ta tante (ta grand-mère, la cousine de ton père… » ; « Toi, tu seras comme ton oncle (ton père, ton grand-père…) » ; « Il a les yeux, (le nez, le sourire) de son… » ; « C’est tout le portrait de… ». Nous nous souvenons de ces phrases qui constituent comme un miroir. Le nom patronymique ne suffit pas à nous donner le sentiment d’exister, il nous faut repérer des signes d’appartenance, réelle, fantasmée, à quelque chose de plus large que la famille proche et qui nous donne une existence sociale et culturelle . Dans le jeu des inclusions (je me reconnais dans ce groupe) et des exclusions (je ne me reconnais pas dans ce groupe) se construit notre existence sociale et culturelle. Nul ne peut vivre seul. Nous sommes tous pris dans des réseaux de dettes, filiations, transmissions, généalogies, de liens d’alliances. Nous avons besoin des autres, besoin de nous sentir soutenus, entourés. La relation narrative contribue à nous construire. Les objets ne suffisent pas, il faut des mots, des choses intangibles, la couleur du ciel, l’odeur de la mangue, le goût du kari « bishik », la voix de l’aimé… Longtemps, la psychologie occidentale a pensé que c’était dans la relation aux choses que le petit d’homme se construisait (psychologie de Jean Piaget*) mais depuis les études ont montré combien cette analyse était limitée. Le monde se construit avec les mots et les choses. Et c’est dans ces réseaux de signification que je m’inscris comme personne. Mais quand le monde bascule, quand tout ce qui faisait du familier est remplacé par l’inattendu, quand tout est bouleversé, comment cela se passe pour l’individu ? Comment reconstruit-il le familier, c’est-à-dire le sol sur lequel il peut se mouvoir sans constamment être aux aguets ? La mise en esclavage est un bouleversement du sens, une perte radicale des repères, un saut dans l’abîme. Le réseau d’alliances (familial, clanique, ethnoculturel) est rompu. Alors, quand les liens d’alliance manquent, comment cela se passe ? 8 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Alliances, solidarité, généalogies 9 0 Claude Lévi-Strauss* a montré que, pour se constituer, toute société humaine organise des liens d’alliance entre groupes. La structure de la famille, quelle que soit son organisation (large, clanique, étroite, monoparentale, hétérosexuelle, homosexuelle…) est nécessaire pour qu’il y ait société, organisation sociale. Chaque enfant est inscrit à sa naissance (et déjà bien avant comme le montrent des études de psychologie du nouveau-né) dans une généalogie. Les découvertes scientifiques qui permettent de plus en plus une reproduction ne reposant plus sur le couple homme ⁄femme (toutes les formes de reproduction assistée) ne mettent pas en question cette condition de l’organisation sociale. En d’autres termes, il faut de l’altérité, des filiations différentes (interdit de l’inceste) et que se nouent des liens d’alliance pour qu’une société se constitue. Il faut aussi des hommes et des femmes pour qu’il y ait société car cette altérité première structure le social. Si ces conditions n’existent pas, il peut y avoir organisation sociale mais alors de manière dégradée. Si ces deux formes premières d’altérité – femme ⁄homme, adultes ⁄enfant (ce dernier constituant l’autre dans le couple) – manquent, l’altérité comme structure du social ne peut se construire ou alors de manière extrêmement rudimentaire. L’organisation sociale qui existe repose sur une brutalité des relations car il n’existe ni filiation, ni transmission, ni généalogie, et donc, pas ou peu de solidarité. Or ces conditions – pas de possibilités ou alors des possibilités très réduites de construire des liens d’alliance et une presque absence des formes premières d’altérité – ont existé à La Réunion. Comment, dans ce cas, les liens d’alliance se sont-ils construits ? Dans son livre Le Défi d’un volcan. Faut-il abandonner la France ? [1993], JeanFrançois Sam-Long* a souligné un défaut de solidarité à La Réunion. Pourquoi ce manque de solidarité ? Comment et pourquoi se sent-on solidaire d’un groupe, d’un peuple ? Comment se construit ce sentiment assez abstrait, avec quelqu’un que je ne connais pas, que je ne rencontrerai peut-être jamais, au-delà des loyautés familiales ? Ne faut-il pas alors s’interroger sur les cassures dans les généalogies à La Réunion, sur cette organisation singulière de la généalogie ? Une des causes de la violence à La Réunion serait l’esclavage, son système symbolique, culturel et social, c’est-à-dire l’organisation d’une M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N répétition de l’acte originel qui transforme un être humain en objet. Orlando Patterson*, un des plus grands spécialistes de l’esclavage, a bien montré qu’aucun groupe n’a échappé à ce système, des Maoris aux Coréens, des Cherokees aux Ashantis, des Indiens aux Arabes, des Grecs aux Italiens. La mort sociale est, pour Patterson, la plus importante des conséquences d’une mise en esclavage. L’esclave, écrit-il, est aliéné à la naissance ( natally alienated ) et cesse d’appartenir formellement à toute communauté reconnue. Cela ne signifie pas que l’esclave ne peut pas nouer de liens mais, comme ces liens ne sont pas reconnus socialement comme légitimes ou comme contractants, ils ne peuvent constituer une sociabilité. L’esclave est un être sans honneur (dishonored) au sens d’une reconnaissance sociale par les autres membres du groupe : il n’existe pas comme être à qui le respect est dû et pour qui la dignité est acquise comme humain qua humain. Dans son essai The Structure of Evil [1995], le psychanalyste Bollas* parle de la « mort psychique », de « l’infantilisation radicale » induite « par une totale destruction de la confiance et par la folie qu’une soudaine démence du réel produit » (Bollas analyse les victimes de meurtriers en série mais ses conclusions peuvent être utilisées pour la mise en esclavage). La victime dépend pour son existence même du caprice d’un système, d’un individu sur lequel elle n’a aucune prise. Ces notions – « infantilisation radicale », mort psychique et mort sociale – soulignent combien les conséquences psychiques d’une désocialisation organisée sont profondes. L’esclavage désocialise car il met en place une organisation où les relations sont structurées par la peur, la méfiance dans l’autre, la faim, la solitude. L’individu se sent isolé, il ne peut compter que sur lui-même ou peut-être quelques proches, mais le sentiment de solitude domine. L’esclavage et le colonialisme sont de piètres pédagogues et la faim, dit la sagesse populaire, est mauvaise conseillère. Il faut donc d’autant plus louer ceux qui ont su se regrouper et formuler des exigences de justice et d’égalité. L’esclavage et le colonialisme nous ont appris à être méfiants, peureux, violents, antidémocratiques ; la faim, la soif nous ont appris à ne pas par tager. La tristesse est fille de l’abandon, et l’abandon détruit le sentiment d’exister. C’est un fait que nous sommes dépendants des autres pour notre survie physique, compte tenu de notre faiblesse à la naissance. Et cette 9 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E dépendance est liée à des capacités morales tels le soin envers l’autre, l’altruisme, l’attention, le désir de protéger puisque nous sommes entièrement dépendants de ces capacités chez l’autre qui prend soin de nous. Cette dépendance est aussi liée, comme le fait remarquer Freud, au sentiment de gratitude que je développe envers celle dont je suis dépendante. Nous ne pouvons devenir humains, et non des « animaux humains », si nous ne pouvons compter sur ces capacités. L’aspect moral et l’aspect matériel sont donc intimement liés. La joie mauvaise éprouvée à voir l’Autre connaître les mêmes défaites (pourquoi aurait-il ce dont je suis privé ? Tant mieux s’il perd tout) coexisterait avec la compassion, la solidarité. Esclavage ⁄ Masculin ⁄ Féminin 9 2 Un des fondements de l’éthique repose sur l’altérité et une des formes premières d’altérité est qu’il y ait des femmes et des hommes. L’éthique de la vie en commun, c’est ce qui fait que nous pouvons vivre ensemble mais différents, dans un espace commun apaisé où les conflits se négocient, où la force ne fait pas le droit. Cet espace public de négociations fonde la base de la démocratie, de la mise en commun des intérêts divergents pour trouver ce qui réunit. Il ne s’agit pas de réduire, d’éliminer les différences, d’ignorer les conflits – le conflit est inhérent à la vie démocratique – mais d’accepter l’altérité, le différent, l’agonistique . Je partage l’espace commun avec l’Autre dans sa différence radicale, dans ce qu’il n’est pas moi, ne sera jamais moi, mais toujours cet autre dont la singularité est irréductible. Il n’existe pas de société où cette différence première n’est pas organisée, ordonnée, symbolisée. L’échange des femmes, la place des femmes fut une des premières structures analysées pour rendre compte de la constitution du groupe social. Comprendre la place des femmes (je ne dis pas la mère mais la femme, qui ne se réduit pas à la mère) dans l’échange, dans la construction des liens sociaux, est essentielle pour comprendre la filiation, la transmission, la généalogie. L’éthique de la différence sexuelle est celle qui s’appuie sur la reconnaissance de la différence entre femme ⁄ homme et de ses conséquences sociales, économiques, politiques et culturelles non pour la transformer M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N (cette différence) en essence mais pour l’analyser19. En d’autres termes, s’il s’agit d’affirmer le droit à l’égalité dans l’éducation, les salaires, l’accès aux formations, aux responsabilités économiques et politiques, il faut aussi comprendre que cette différence a une dimension symbolique. On ne peut ignorer cette différence sans prendre le risque de réduire un groupe à un tas indifférencié, sans singularité et altérité. 19. La langue française a emprunté à l’anglaise la notion de genre (gender) pour parler de la construction sociale de la différence entre femmes et hommes, ce qui nous construit socialement comme femmes et hommes, à distinguer de la différence sexuelle (sexual difference) qui désigne le psychique et le biologique. Le brouillage des différences biologiques grâce à la science entraînera peut-être une révision de ces notions. La philosophe Judith Butler* parle de gender trouble pour décrire le caractère performatif du genre. Se poser les questions : « Comment devient-on réunionnais ? Comment s’organise l’espace commun partagé à La Réunion ? » doit s’accompagner des questions : « Comment devient-on femme dans la société réunionnaise ? Comment sont construites socialement féminité et masculinité ? Et que doivent ces constructions au passé esclavagiste ? » 9 3 Un camp d’hommes À lire de nombreuses études sur l’esclavage réunionnais, on pourrait penser que les esclaves n’avaient pas de sexe, que c’était un groupe indifférencié, sans différence d’âge ou de sexe ou que cette différence n’a eu aucune incidence sur la culture et le social. Un groupe informe, pris comme un tout, sans aucune singularité, sans aucun psychisme, dont tous les membres seraient réduits à une catégorie : l’esclave. Que le droit esclavagiste, le système esclavagiste aient voulu, comme l’a démontré Patterson, réduire des êtres singuliers dans un tout informe, cela s’explique. On peut aussi comprendre pourquoi, dans un premier temps, il soit indispensable de faire resurgir l’existence de ce groupe, réaffirmer la présence quand a dominé le déni. Mais quand cela devient un automatisme, on peut craindre que l’esclave en tant qu’être singulier n’ait aucune importance. Seul le système déterminerait le social, le culturel. Une historiographie militante a sa nécessité, mais la recherche ne peut se soumettre aux demandes idéologiques de groupes, sauf à se transformer en support idéologique. M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 9 4 Or, je pense que le travail sur la singularité (de l’événement, du sujet) participe de la réintégration dans l’humain de ce qui en fut exclu. Nommer, c’est faire exister et nommer ce n’est pas simplement donner un nom mais aussi redonner à une existence, à un événement sa pleine signification. Certes, je le redis encore, l’Histoire a dû d’abord s’écrire en mettant en scène l’opposition du couple maître ⁄ esclave, en insistant sur la catégorie esclave. Mais derrière ce récit, cherchons à mieux comprendre ce qui a été et pour cela, interrogeons la disparition qui inscrit l’énigme et la disparité qui inscrit la singularité de l’événement. Revenons aux chiffres qui tous conduisent à cette conclusion : l’île de La Réunion fut d’abord et pendant très longtemps une île d’hommes prisonniers d’un petit groupe d’hommes . Le déséquilibre entre les sexes fut très important sur l’île et l’équilibre ne s’est établi que très tard, à la fin du XIX e et au début du XX e siècle. Deux siècles d’une organisation sociale encore plus brutale que nous ne l’avions imaginé. Quelques chiffres sur la population servile : 1704 : 68,8 % d’hommes, 31,2 % de femmes. 1708 : 73,5 % d’hommes, 26,5 % de femmes. 1836 : 68,9 % d’hommes, 31,1 % de femmes. 1848 : 68,7 % d’hommes, 31,3 % de femmes. Parmi les « libres », une majorité de femmes. « De 1832 à 1845, la proportion de femmes esclaves libérées est de 50 % supérieure à celle des hommes », remarque l’historien Sudel Fuma*, et c’est la catégorie des domestiques qui compte le plus d’affranchies [1982, p. 13]. Fuma signale aussi que les maîtres donnaient aux hommes esclaves des noms bien plus péjoratifs qu’aux femmes. Au sein de la population non servile, le déséquilibre est moins fort mais il existe. L’île demeure avant tout une île d’hommes. L’esclavage est fortement sexué dans son organisation et sa symbolique : les filles se vendent plus cher que les hommes (7 ou 8 fois la valeur vénale d’un homme) et les enfants plus chers que les adultes ; les hommes sont nommés de manière à inscrire fortement leur statut d’homme serviles ; les femmes sont plus souvent émancipées par les maîtres que les hommes. Cette organisation sexuée doit être étudiée dans ce qu’elle induit symboliquement, dans ce qu’elle inscrit comme identité sexuelle. Les relations hommes ⁄ femmes souvent faites de malentendus et d’incompréhensions sont doublement affectées par un système qui premièrement barre l’accès M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N aux femmes, deuxièmement redouble dans le social la différence sexuelle dans la communauté servile (esclaves ou engagés ensuite) en l’inscrivant dans le statut juridique et le nom. L’abolition de l’esclavage ne met pas fin au déséquilibre entre les sexes. Un an après l’abolition, en 1849, sur un contingent d’« engagés » venus d’Afrique, on compte 484 hommes et 90 femmes ; en 1851, 1 135 hommes et 199 femmes sont introduites dans l’île. En 1852, les chiffres indiquent toujours une profonde disparité dans les entrées : 1 782 hommes, 248 femmes, 20 garçons, 17 filles. Sur le domaine Kerveguen, l’un des plus grands de l’île, on compte, en 1852, 487 hommes et 12 femmes, sur celui de Guigné à Saint-Leu, 132 hommes et 6 femmes, et sur celui des Lory frères à Saint-Denis, 156 hommes et 12 femmes [Ève, 1998]. Jamais le taux de femmes ne dépassera les 30 % de la population travailleuse et ce chiffre de 30 % concerne la population totale de l’île. Dans certains endroits, la disproportion est fortement marquée au point qu’on puisse parler de « quartiers sans femmes ». La natalité ne compense pas le déséquilibre. Plusieurs raisons à un très faible taux de natalité qui perdure tout au long de l’histoire réunionnaise et ne se résorbe que dans le milieu du XX e siècle : le manque de femmes bien sûr, mais aussi leur très faible fertilité car l’on sait, selon de nombreuses études, que, dans des situations où brutalité et violence dominent, cela entraîne un fort état de stress au cours duquel les femmes perdent règles et capacité d’enfanter. L’abolition de l’esclavage ne met pas non plus fin à cet état de fait. L’étude détaillée d’une commune, celle de Sainte-Suzanne, par Prosper Ève*, illustre bien l’état général d’une population paupérisée de « libres » et d’esclaves, à l’exception d’un petit nombre de familles blanches, et où la couleur donne un statut que la position économique ou sociale ne garantit pas [Ève, 1996]. Sur cette commune, il y 125 naissances et 435 décès pour l’année 1859 sur une population totale de 7 048 (affranchis, « engagés » et ancienne population). En 1880, on compte seulement 70 naissances sur une population de 2 753 (affranchis et population ancienne). Pendant l’esclavage, les maîtres comptaient sur un approvisionnement constant d’esclaves jeunes et masculins. Cette situation ne change pas avec les « engagés ». Bien que l’accord entre l’Angleterre et la France 9 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E sur l’immigration indienne vers les colonies françaises exigeât qu’il y eût 25 % de femmes dans chaque cargaison d’« engagés » – on note que l’arbitraire du 25 % signale déjà chez les pouvoirs coloniaux d’une part un faible souci du bien-être des travailleurs, de l’autre, une conception des femmes comme génitrices – ce taux ne fut jamais respecté. 9 6 Michèle Marimoutou*, historienne spécialiste de l’immigration indienne, a clairement montré cet aspect. Je l’ai dit, aucun groupe arrivant n’échappe à cette disparité. En 1887, 174 hommes musulmans débarquent et 26 femmes. En 1897, sur 204 musulmans qui arrivent, on compte 155 hommes, 18 femmes et 31 enfants. À Saint-Denis, la même année, on compte 61 hommes, 10 femmes et 18 enfants dans la communauté musulmane. En 1911, cette communauté compte 494 hommes et 90 femmes, en 1921, 557 hommes et 152 femmes [Ismael-Daoudjee*, 2002] . Aucun groupe ne rétablit l’équilibre. La société réunionnaise reste marquée par une disproportion numérique entre les sexes. Cela s’explique pour plusieurs raisons : ce sont les hommes qui partent plus facilement à l’époque, mais aussi la demande dans les colonies est une demande sexuée (on a besoin de travailleurs, de commerçants… On peut contraster ces mouvements migratoires majoritairement masculins avec les phénomènes actuels de mouvements migratoires fortement féminins, notamment en Asie du Sud-Est). Le phénomène n’est donc pas exceptionnel, mais ce sont ses conséquences pour l’île qui nous importent ici. Le dernier groupe arrivant connaît chaque fois le plus fort taux de décès et le plus faible taux de naissances car il souffre plus du manque de femmes, des difficultés d’adaptation, des conditions de travail et de la souffrance de l’exil qui peut entraîner le désir de mourir et de ne pas se reproduire. Ces chiffres doivent être comparés à d’autres chiffres afin de dégager ce qui est spécifique à La Réunion, ou comparable à des situations similaires. Ensuite, en comparant des situations similaires à un moment donné mais qui vingt, cinquante ans plus tard ont évolué de manière différente, il nous sera possible d’étayer notre hypothèse. Ainsi, le taux de natalité donné pour 1880 correspond à celui de la France en 1850 mais recouvre sans doute des situations très différentes, Les chiffres sont une indication mais ils ne suffisent pas à étayer l’argument. C’est ici que le travail doit se poursuivre. M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N Cette longue histoire d’une population maltraitée, qui connaît privations physiologiques et psychologiques, a des conséquences qui perdurent jusqu’à nos jours. Le délabrement général de la population réunionnaise depuis les origines – for t taux de mor talité, faible taux de natalité, alcoolisme, violence, maladies endémiques, souffrances psychologiques – ne prend fin que dans les années 1960, grâce aux mouvements sociaux qui réclament l’accès aux soins, la cantine à l’école, le salaire minimum… Cependant la population reste fragile – diabètes, compor tements suicidaires, maladies du cœur, alcoolisme, dépressions… Le rapport de l’INED [1983] dressant la Croissance et révolution démographiques à La Réunion montre clairement les progrès entraînés par la mise en place de services sociaux, de soins pré et postnatals, et d’une meilleure alimentation pour réduire la mortalité. La baisse du taux de mortalité infantile en trente ans est importante ; on passe d’un taux de 164,4 pour 1 000 naissances en 1951 (taux de la France métropolitaine en 1900) à 15,5 pour 1 000 en 1980 (taux de la France métropolitaine en 1973). Le nourrisson réunionnais est fragile. La surmortalité masculine est un trait spécifique de la société et « aucun pays », lit-on dans le rapport, « ne semble avoir enregistré, à niveaux comparables de mortalité, des écarts aussi forts entre les conditions masculine et féminine ». « Aucun pays » : cette notation, à elle seule, prend toute sa signification à la lumière de mes remarques. L’homme réunionnais se révèle fragile, facilement tenté par des attitudes mortifères et suicidaires. Et c’est sans doute une condition masculine longtemps soumise à la violence qui se révèle à travers ces chiffres. Une condition masculine brutalisée qui induit des structures psychologiques et culturelles. Il n’y a pas eu transmission de père en fils, seulement de mère en fils. L’homme réunionnais ne pouvait devenir père, la fonction paternelle était déniée. Il était parfois géniteur (mais on l’a vu, les esclavagistes préfèrent remplacer les hommes esclaves que d’organiser leur reproduction). Aucune inscription symbolique, seule une inscription culturelle par la force physique. Aujourd’hui encore, il y a résistance à accepter la figure paternelle. L’homme se met en groupes, en bandes, bandes de « marrons », bandes de copains, de « dalon », entre frères avec toutes les dimensions ambivalentes de la fraternité, loyauté et rivalité, amour et jalousie. Il accepte le chef mais refuse le père fondateur. On veut être le fils de sa mère ou un frère, mais pas le fils de son père. 9 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Accepter la figure paternelle, ce serait à la fois reconnaître l’ancêtre et le père, ne plus être simplement des frères mais devenir des fils qui pourront être pères à leur tour. La confusion facile faite entre fonction paternelle et patriarche à La Réunion sert certes un discours sur une masculinité moderne, mais elle masque surtout l’interdit sur la fonction paternelle dans la culture. La moquerie sur le terme « Papa » désignant une figure paternelle dans la société avec cette volonté de croire que cela indique une infantilisation des Réunionnais témoigne d’une grande ignorance : cette appellation « Papa » pour désigner la fonction paternelle est fortement ancrée dans les cultures africaines. La fonction paternelle est ici comprise comme figure bienveillante pour la communauté, inscrivant du paternel symbolique. 9 8 Quelles remarques pouvons-nous faire à partir des chiffres cités ? Point de famille de l’Oncle Tom avec sa petite cabane et son petit lopin de terre, même si cette dernière est une fiction et qu’elle cache une réalité bien plus sombre. À La Réunion, l’existence de la famille-esclave est exceptionnelle d’abord à cause de la disproportion femmes ⁄ hommes et ensuite à cause d’un système esclavagiste qui compte sur sa capacité à se procurer des hommes jeunes et non sur la reproduction locale de la main-d’œuvre servile. Le monde esclavagiste est un monde d’hommes. La Réunion est un camp de prisonniers, un camp où sont enfermés des hommes dominés par d’autres hommes, les uns sont blancs, les autres de couleur (Noirs, Malgaches, Indiens…). Ce monde est nécessairement brutal car tout lieu d’enfermement entraîne de la brutalité, tout lieu d’enfermement d’hommes (ou de femmes) entraîne une brutalité spécifique : des clans se forment, une hiérarchie fondée sur la force physique, une soumission à des chefs, un monde où la peur et la méfiance règnent et où la solidarité est une victoire. L’existence de l’homosexualité : dans ces camps d’hommes que constituent les plantations, les relations sexuelles (brutales ou tendres) ont nécessairement existé ou alors La Réunion serait le seul pays au monde, la seule culture, la seule société où des hommes mis ensemble, sans femmes, ne transforment pas d’autres hommes en femmes. Violence et homosexualité, viols, couples homosexuels, tendresse aussi, tout cela serait à étudier. M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N Une difficulté des relations femmes ⁄ hommes résultant de ce déséquilibre et de ses conséquences, du fait que les femmes ont bénéficié en plus grand nombre des procédures d’affranchissement pendant la période esclavagiste (rappelons le chiffre donné par Sudel Fuma : plus de 50 % des affranchissements concernent des femmes). L’individualisme est un des traits des espaces clos (ghettos, camps, prisons…). Certes, il est important de souligner la solidarité, la tendresse, l’aide, mais il faut aussi prêter attention à l’individualisme forcené qui est lié à l’esclavage. Orlando Patterson l’a analysé en ces termes : L’esclave essaiera toujours de se distinguer des autres esclaves, de se faire admettre par son maître. Pourquoi ? Les conditions sont si brutales, l’interdit de la solidarité si fort que l’esclave cherchera d’abord à protéger sa vie. Pourquoi se compromettre avec d’autres, que vont-ils m’apporter sinon plus d’ennuis ? Ces remarques doivent bien sûr être affinées et une recherche plus poussée avec des démographes et des scientifiques permettrait de dresser un tableau anthropologique de la société réunionnaise. Cependant, je voudrais revenir sur trois remarques, la masculinité fragile, la brutalité comme mode de relation et cet individualisme très poussé que produit une société de prédation. Société masculine et agressivité Il n’est pas question ici de suggérer que la fragilité des hommes pourrait justifier pour quelque raison que ce soit les discriminations contre les femmes, la violence et les viols, mais il est important de comprendre ce qui a fait la masculinité réunionnaise. Il est aussi important de signaler que cet état contient autre chose que de la brutalité. À partir de remarques similaires, la critique littéraire africaine-américaine Hortense Spillers* [1987] suggère que la masculinité issue de l’esclavage porte en elle une autre appréhension du corps masculin que celle qui domine. En d’autres termes, l’idéal de la force physique cache la présence d’une masculinité plus ouverte au contact tendre car le corps masculin a aussi connu autre chose, une féminisation. Cela peut paraître difficile 9 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 1 0 0 à accepter : comment peut-on penser faire de l’esclavage un terrain de productions culturelles et psychiques (sinon dans le champ de la résistance, donc de la masculinité héroïque) ? Mais c’est justement l’effort à faire : doit-on effacer toute trace de ces hommes, les faire disparaître une nouvelle fois derrière le récit héroïque de la résistance ou le récit rédempteur de la victimisation, ou doit-on essayer de retrouver là le terrain d’une autre masculinité ? Reprenons l’argument : la masculinité réunionnaise est fragile car elle n’a pu se développer autour de signes symboliques reconnus socialement (réussite sociale, savoir…) ; elle a pu, en revanche, s’affirmer dans la force et la capacité à accumuler les conquêtes féminines. La force physique et l’endurance sont les premières qualités d’un homme à qui on refuse une existence sociale dans la société coloniale (l’existence sociale est déniée à l’esclave). C’est là qu’il peut exister auprès des autres hommes, en montrant qu’il sait se faire respecter par les poings, par sa résilience physique, par son courage. Le courage physique est bien sûr aussi une forme de courage moral tout comme la résilience sous les coups mais ce que je cherche à souligner, c’est ce qui est reconnu socialement, culturellement. La force physique marque l’homme esclave comme homme. La fragilité psychologique résulte de l’inexistence sociale, et de la perception que l’on ne compte pas , que ce que chaque homme réalise importe peu. Le fait qu’il n’y ait pas de femmes augmente cette perception d’une société dominée par la force. Imaginons la vie sur ces plantations où pendant des décennies vivent 12 femmes et 487 hommes. Un monde où un tout petit groupe de maîtres blancs puissants et leurs épouses imitent une vie aristocratique, en faisant venir vêtements à jabots et corsets, robes longues et collets montés, ajoutons quelques milliers de femmes libres de couleur, quelques milliers de Blancs pauvres, et des dizaines de milliers d’hommes noirs à moitié nus travaillant sous le fouet. Ces hommes transformés en bêtes de somme doivent vivre entre eux. Peut-on imaginer la violence, l’obscénité d’un tel monde ? Peut-on imaginer le degré de violence qui régnait, violence de la solitude, violence des rapports ? Des hommes jeunes arrachés à leur terre, leur langue et leur famille, et jetés sur cette île. Tout ce qui constituait le tissu de leurs vies a disparu et ils se retrouvent enfermés sur cette île. Imaginons car nous devons M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N faire cet effort d’imagination : c’est un jeune homme de 14 ans, capturé dans son village du Mozambique. Le bateau négrier est un monde effrayant : entassés sans lumière, sans eau… les hommes s’énervent (il suffit de lire des témoignages sur des situations semblables pour comprendre que la cale du bateau négrier n’était pas un havre d’harmonie. Tous les témoignages de départ vers les camps – Allemagne nazie, Cambodge, Chine, Union soviétique… – le soulignent : la peur, la soif, la faim, le manque d’espace entraînent un surcroît de violence). Ce jeune homme arrive à La Réunion, il est vendu. Il ne connaît personne. Il a 24 ans maintenant, il est seul le soir, à jamais coupé de son monde. Quelle relation possible ? Quelle tendresse ? Quel recours ? Quel apaisement ? L’île entière est un camp d’hommes captifs. Île-camp, île-prison où des milliers d’hommes meurent sans descendance, sans sépulture. Des hommes prisonniers, condamnés au travail forcé de l’esclavage, soumis à la loi, à la volonté, à la cruauté, au caprice d’autres hommes et de quelques femmes. L’« engagisme », je le répète, ne transforme pas cet état de choses. De 1858 à 1879, le pourcentage des femmes engagées oscille entre 5 et 20 %. Dans les « kalbanon », la population est essentiellement masculine, des hommes entre 25 et 30 ans. La possession des femmes est affaire de marchandage. « L’aspirant, écrit Michèle Marimoutou, doit payer une dot et s’engager à s’occuper de la case, des animaux. Si le prix de la femme est trop élevé, trois ou quatre hommes s’associent pour posséder la même femme. Les femmes servent de monnaie d’échange entre les hommes mais c’est une monnaie rare. La femme est à la fois proie et objet difficile à atteindre, désirée et rejetée pour ce que sa présence induit d’humiliation pour l’homme » [Marimoutou-Oberlé, 1989, p.115]. Ce déséquilibre existe dans tous les groupes immigrants à La Réunion. Chez les Indo-Musulmans comme chez les Chinois, le déséquilibre est important, 13 à 15 % de femmes. Peu de naissances : en 1857, on compte 3 naissances pour 500 habitants, un taux élevé de suicides parmi les « engagés », une solitude extrême des hommes. Comment penser qu’une masculinité symbolisée puisse se construire ? Ce qui est intéressant pour ce propos, c’est la possibilité de comparaison avec des situations contemporaines. Ainsi, l’étude du déséquilibre entre filles et garçons en Asie aujourd’hui est tout à fait importante pour comprendre La Réunion. Le concept de « femmes manquantes » ( missing 1 0 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 1 0 2 women) introduit par l’économiste Amartya Sen*, Prix Nobel d’économie en 1998, décrit une situation grave. Il cite le chiffre de 93 millions de femmes manquantes pour les pays de l’Asie (Chine, Pakistan, Inde, Bangladesh) et 101 millions de femmes manquantes pour la planète. Ce déséquilibre contribue à aggraver l’instabilité sociale, la criminalité et la violence. Des chercheurs indiens ont constaté l’existence d’un lien extrêmement fort entre le rapport de masculinité et le nombre de crimes violents commis dans les États indiens, un lien qui subsiste même si l’on tient compte de l’influence d’autres facteurs. Ces remarques nous servent car elles démontrent le lien entre surnombre des hommes et violence. La société réunionnaise porte en elle un héritage de violence, d’agressivité, de peur et d’immense solitude. Comprendre cela nous permet d’analyser les faits divers quotidiens. L’interdit de construction de liens sociaux sous l’esclavage et « l’engagisme », qui entraîne des liens sociaux extrêmement étroits (on ne fait confiance, et encore, qu’à la famille, à ce qui est le plus proche), s’ajoute aux ruptures violentes dans le domaine socio-économique qui se succèdent (esclavage, abolition, « engagisme », fin du statut colonial, fin du monde rural, chômage massif). La société réunionnaise est soumise à de fortes tensions depuis sa création, tensions qui doivent être analysées, comparées pour qu’elle puisse réintégrer le passé et appréhender le présent. À La Réunion, cette masculinité fragile coexiste avec une féminité souvent sadique. La femme, transformée en proie, cherche à se venger, à se moquer de cette force physique qui masque une fragilité psychique, la capacité d’un effondrement rapide du moi. Ces relations empêchées, hostiles, presque impossibles entre femmes et hommes, et de ce fait entre parents et enfants, ont marqué la société réunionnaise. Le délitement profond de ces relations rend difficile la construction d’un espace commun apaisé. La Réunion souffre de cette histoire déchirée, de cette brutalité première. L’apaisement dont je parle n’existe pas encore et c’est une des raisons du manque de solidarité. Ce n’est pas un apaisement des passions, des sentiments, mais l’apaisement qui résulte de la capacité à imaginer des espaces de négociations. On ne mettra pas fin aux conflits, on ne doit pas envisager un tel idéal, ce serait la fin de la vie humaine, mais on peut chercher à distendre les causes de tension qui font obstacle au lien social. M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N Or à La Réunion, on doute du voisin, on se méfie de l’autre, on lui prête facilement des désirs négatifs envers soi, on n’a pas confiance en ses compatriotes, en ses propres capacités. On pense que la rumeur mauvaise contient toujours un peu de vérité car l’autre est toujours soupçonné d’avoir de mauvaises pensées. La vérité sur les faits ne change pas le fond des choses car si peu dans l’histoire du pays a su enseigner la confiance. Si, d’un côté, on souhaite le succès d’un Réunionnais, de l’autre on se réjouit de sa disgrâce. On trahit facilement comme on oublie facilement sa trahison. On passe de la vantardise à la peur de l’abandon, de l’inflation du moi à son effondrement. On éprouve une joie mauvaise à la déconfiture du voisin. On en est jaloux, on l’épie, on compte ce qu’il a. On n’y voit jamais le signe d’une réussite mais de sa volonté à nous écraser, à « faire l’intéressant ». L’autre est le « dalon », le copain, celui sur lequel on compte, mais la moindre défaillance dans l’expression de sa loyauté entraîne une agressivité démesurée envers lui (voir les meur tres entre copains) et un sentiment d’inexistence conduisant souvent à la paranoïa (il m’en veut…). La brutalité des relations a favorisé l’antagonisme. Cela est clairement visible en politique où le débat d’idées est si difficile à engager. La controverse est vécue comme une attaque personnelle à mon moi profond et je tends à répondre en étant « gro kèr ». La susceptibilité à fleur de peau que nous connaissons si bien témoigne d’un psychisme fragile, mais aussi d’un individualisme qui empêche la construction d’un espace commun partagé. Cet individualisme n’est pas l’individualisme reposant sur l’autonomie du sujet, sa capacité à se détacher du cercle premier, à prendre son envol mais sur la peur d’apparaître lié à des autres qui ne peuvent garantir ma sécurité. Or, cette sécurité ne peut jamais être totalement garantie, il y a risque à faire confiance, à entrer en relation et si les Réunionnais se font facilement gruger par des charlatans, des arnaqueurs (les journaux sont remplis de ce genre d’histoires), ils sont moins prêts à s’engager dans des entreprises qui sont nécessairement des paris sur l’avenir, entreprises qui ne proposent pas un gain financier, un recours immédiat mais une mise en commun des difficultés. L’esclavage et le colonialisme ne sont pas des systèmes qui encouragent la projection dans l’avenir. C’est maintenant, là, aujourd’hui même que je dois percevoir ce que je peux obtenir d’un geste, d’une alliance. Je ne peux parier sur l’avenir 1 0 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E car rien ne m’a appris à avoir confiance dans l’avenir. Comment puisje imaginer demain si ce demain paraît être entre les mains de puissants sur lesquels je n’ai pas prise ? Alors, que me reste-t-il sinon accepter le mélange subtil de contrainte et de paternalisme induit par l’esclavagisme et le colonialisme français ? L’objet du désir et du ressentiment est le même, celui qui assujettit. Or, la survalorisation des autres « engendre la tendance à se comparer sans cesse à eux, à son propre détriment » [Guex*, 1950, p. 44] 20. Le sentiment obsédant d’exclusion qui en découle induit le sentiment de n’avoir nulle part sa place, d’être de trop partout. Le lien à l’autre n’a pas été construit dans une généalogie qui induise le sentiment d’exister ; il a été construit sur un terrain trop fragile. 1 0 4 Revenons maintenant à l’autre aspect de l’argument, à cet autre chose qui se construit, non pas la résistance nécessairement, mais la vie, la culture. Le besoin d’appartenance est un besoin primaire et fondamental de l’être humain. Ce qui est extraordinaire à La Réunion, c’est que des hommes ont su construire une culture, un imaginaire d’appartenance alors que ce besoin leur était dénié. Cette culture témoigne dans sa langue de l’héritage des relations femmes ⁄ hommes – présence forte des mots obscènes pour désigner le sexe de la femme, pour insulter la mère dont la position fragile témoignait de la difficulté d’inscrire une généalogie, succès de la pornographie violente –, dans son inconscient collectif de la peur de l’abandon, de la méfiance. Mais elle témoigne aussi d’une capacité de résilience exceptionnelle, et porte en elle une autre symbolique que celle véhiculée par l’Europe. Ces hommes morts sans descendance, donc sans sépulture car dès qu’il y a descendance, il y a rituel associé à la mort, transformation du mort en ancêtre, nous ont légué un monde plein de vie et de contradictions, brutal et violent, mais riche de possibilités, de créations et d’inventions. Héritiers de l’esclavage, enfants de l’« engagisme », nous avons une dette envers ces hommes. Cette dette nous la paierons non pas à travers des commémo20. On se souvient que Frantz Fanon* fit grand rations, une ossification, une ethnicisation de la cas de la théorie de Guex mémoire mais par la volonté d’en être dignes, dans son étude de « L’expérience vécue du Noir » c’est-à-dire de ne plus avoir peur et d’oser. Oser in Peau noire, masques blancs. habiter notre territoire en le respectant, car c’est M C U R l L’ É N I G M E D ’ U N E D I S PA R I T I O N cette terre fragile qui nous a été donnée et c’est sur cette terre que nous devons essayer de construire une société apaisée, de démocratie agonistique. La disparition des esclaves ne peut trouver son expression exclusivement dans le commémoratif : c’est les faire disparaître à nouveau. C’est en construisant l’unité réunionnaise que nous reconnaîtrons leur présence et l’inscrirons, que nous reconnaîtrons notre dette. Le commémoratif est une étape, non une fin. Quand le commémoratif prend tout l’espace, c’est nous que nous mettons en scène et non pas les esclaves. Ce ne sont pas les milliers d’hommes disparus qui apparaissent mais notre désir de paraître. Seul parfois le silence serait un hommage digne de ce qu’ils ont connu et qu’aucun de nous ne peut prétendre connaître. Nous remplissons ce silence de nos déclarations, de nos déclamations et recouvrons leurs voix. La majorité de la population réunionnaise a d’ailleurs compris que le meilleur hommage était de continuer de vivre plutôt que de se complaire dans un commémoratif bien-pensant. Elle fait la fête le 20 décembre, n’en déplaise à certains qui regrettent que le 20 décembre ne soit pas plus sérieux et, ainsi, honore ses ancêtres. Plusieurs héritages comme dans tout héritage, l’un d’une mémoire de la brutalité, de la solitude, de l’obsédant sentiment d’abandon. L’autre, la solidarité des démunis, les gens qui se réunissent à la veillée pour témoigner de l’appartenance à un groupe, la solidarité, la compassion. Les deux ont coexisté et continuent à coexister. Il faudrait savoir tirer de l’héritage de la brutalité un savoir qui produise une éthique de la responsabilité. 1 0 5 N ovembre 1997 : à La Confiance-les-Hauts, dans la petite case en dur sous tôle occupée par Vivienne, Nicolas et leurs cinq enfants, j’assiste à la toilette de Sébastien, leur dernier-né. La scène se passe dans Corps de femmes, la chambre du couple. Malgré le peu d’espace disponible, tout est propre, bien rangé. Collées sur les murs peints d’un rose vif, quelques affiches de vedettes de la chanson. Plus loin, près des « nacos » fermés, la fenêtre ayant été également obscurcie afin d’éviter lumière et courants d’air, un portrait du pape Jean-Paul II, fixé au mur, semble regarder Laurence Pourchez corps d’enfants saint Georges, placé sur le mur d’en face. L’ampoule nue, qui pend du plafond, dispense une faible lumière. Deux récipients ont été placés sur le lit conjugal, une baignoire de bébé et une autre bassine destinée à rincer le corps du et variation culturelle 21 nourrisson, alors âgé de cinq jours. Sur le côté, un « pagn » blanc a été étalé. Vivienne commence par déshabiller Sébastien, l’enduit de savon puis le plonge dans la baignoire, avant de le rincer dans l’eau du second réceptacle. Cette toilette achevée, elle procède aux soins du cordon, bande le ventre du tout-petit et l’habille d’une brassière, d’une culotte, puis d’un pyjama en coton. Laissant son fils quelques instants à ma garde, elle se dirige alors vers la cuisine d’où elle revient, portant un petit carré de beurre de cacao, une bougie, une petite cuillère et des allumettes : ••• M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E « Tu vois, sa k’mwin lé pou montr a zot, sé in affèr i viyn de nout zansèt. Sé mon gran mèr ke la aprand a mwin sa, ke lavé aprand sa de son gran mèr ke l’avé aprand d’in pli vié gramoune ankor 22. » Vivienne m’explique alors que ce à quoi je vais assister renvoie à ses origines européennes, que cette pratique, qui a pour but de remodeler le visage du nouveau-né, est originaire de France et que je ne la verrai nulle part ailleurs, ni chez les « malbar » 23 ni chez les « kaf ». Prenant, après ces quelques mots, son bébé dans ses bras, elle allume la bougie, gratte quelques fragments de beurre de cacao qu’elle place dans la petite cuillère. Le beurre de cacao, mis au contact de la source de chaleur, fond rapidement. Vivienne entreprend alors de masser méthodiquement le nez de Sébastien, d’un geste précis qui va des ailes du nez à la racine, du bas vers le haut. 1 0 8 Deux semaines plus tard, dans une coquette villa de Sainte-Clotilde, la même histoire se répète. Mais nous sommes cette fois-ci chez Mar tine qui refait le nez de Maya, sa petite fille âgée de six jours. Même discours que celui enjeure partie de la population 21. Une partie de cet artitendu chez Vivienne. Si ce n’est réunionnaise qui se dit soucle reprend en les approque Martine est malbaraise , vent créole et « malbar », fondissant et les analysant, créole et « kaf », créole et de manière inédite, certaiqu’elle me dit que cette pra« blanc », la créolité étant, nes données publiées en tique est originaire de l’Inde, selon les individus, citée 2002. comme appartenance preque je ne la verrai nulle part mière ou secondaire. Cette 22. « Tu vois, ce que je vais partition, issue d’une sote montrer, c’est quelque ailleurs… Quelques différenciété hiérarchisée et raciste chose qui nous vient de nos ces, cependant : la scène se qui dévalorisait voire niait ancêtres. C’est ma grandle métissage (et il n’est mère qui me l’a appris, ellepasse sous l’œil protecteur de pas certain que les verbes même l’ayant appris de sa Ganesh ; Martine a ajouté, à soient ici à conjuguer à l’impropre grand- mère qui parfait), ne rend compte ni l’avait appris d’une aïeule. » l’eau de rinçage du bébé, une de la culture créole ni de la légère décoction de « sensicomplexité de la société 23. Je reprends ici une réunionnaise. Elle est malcatégorisation populaire hétiv », végétal aux vertus apaiheureusement toujours ritée de l’histoire coloniale santes ; enfin, elle applique, défendue par certains cherde l’île. Celle-ci, sur la base cheurs qui analysent, de du phénotype plus que sur après le massage, un petit manière superficielle, les l’appartenance religieuse, point noir entre les deux yeux faits culturels et les homdivise la population réumes qui les produisent en nionnaise en « nasyon », de son bébé, afin de le protéterme de groupes ou de voire en « ras ». Elle est toujours en usage dans la macommunautés. ger des influences maléfiques. M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E Février 98 : je rencontre Françoise, mère de deux enfants. Sonia, sa petite fille, est âgée de sept jours. Les gestes pratiqués sur l’enfant sont sensiblement les mêmes que ceux observés chez les autres mamans. Je note néanmoins quelques variations : l’utilisation externe du beurre de cacao est doublée d’une utilisation interne quand Françoise administre à sa fille un petit biberon de lait additionné de beurre de cacao. Il s’agit, dit-elle, de faire à l’intérieur ce qui a été fait à l’extérieur, de nettoyer l’enfant, en un mot, de l’humaniser en lui permettant d’évacuer son « tanbav » [Pourchez, 2002]. La jeune mère ajoute que ce qu’elle vient de me montrer est d’origine malgache, que seuls les Réunionnais descendants de Malgaches pratiquent ce type de façonnage du visage, que je ne le verrai ni chez les Blancs, ni chez les « kaf », ni chez les « malbar »… Ces trois femmes ont chacune en partie raison, en ce sens que les conduites en cause sont effectivement présentes en Inde [Stork*, 1986] comme à Madagascar24 et qu’elles étaient fréquemment pratiquées dans l’ancienne Europe [Gélis*, 1976, 1984]. La pratique de façonnage du visage, qui s’est diffusée dans la population par divers modes relevant des transmissions intergénérationnelles, de transmissions horizontales entre pairs, par le biais des « nénènes » dans les familles aisées, leur est commune, les gestes pratiqués sont même rigoureusement identiques. Mais comme elle a été placée, pour des raisons qui pourraient bien être d’ordre historique liées à un contexte fait de domination et d’esclavage, sous le sceau du secret, les interprétations qui en sont faites varient : chacune donne à cette technique du corps une origine spécifique, tente de la rattacher (à raison d’ailleurs) à ses origines familiales supposées, tout en pensant (à tort) que seule une partie de la population effectue ce type de gestes. La réalité est en fait infiniment plus complexe. 24. Ces conduites sont Je pourrais, sur la base des multiples témoignages recueillis ces dix dernières années lors des différentes études menées dans un cadre doctoral puis postdoctoral 25, multiplier les exemples de ce type, et effectuer le même type de description des conduites (et des variations observées) recueillies autour d’autres techniques du corps, notamment décrites par Bodo Ravololomanga* [1992], voir aussi Pourchez [2004]. 25. Les enquêtes, toujours en cours d’approfondissement, sont menées depuis 1994. Elles sont essentiellement centrées autour des problèmes relatifs à la famille réunionnaise, aux femmes et à la petite enfance. 1 0 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E de la naissance, du traitement traditionnel de la maladie ou de divers rites de passage comme la cérémonie conduite lors du rasage des cheveux « mayé » 26. Ce qui m’interpelle ici, ce sont, outre les gestes communs à tous, base d’un tronc culturel partagé, les variations observables, de femme à femme, de famille à famille, de quartier à quartier. Car si l’on peut considérer la part culturelle commune comme relevant de passages, d’échanges, de réinterprétations et de création liées à la créolisation, il est aussi possible de se demander quels sont les éléments les plus représentatifs de la réunionnité . N’est-elle pas justement constituée de ces variations culturelles qui, regroupées, montrent toute la richesse de la culture réunionnaise, la manière dont, à partir de ses racines multiples, elle vit et évolue ? 1 1 0 Dans Amarres, Créolisations india-océanes, Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou renouvellent le discours sur la créolisation. Ils l’inscrivent dans une perspective locale et dans les spécificités de la zone indiaocéane. Il s’agit, écrivent-ils : « d’imaginer de nouvelles approches, de proposer de nouveaux regards. […] Celles-ci exigent de nous une nouvelle méthodologie, de nouveaux concepts ». [2005, p. 36] Mon objectif sera ici d’appor ter un éclairage anthropologique à ce renouvellement en proposant le corps de la femme et celui de l’enfant comme lieux d’inscription et de création de la complexité culturelle associée à la spécificité de la créolisation india-océane et plus particulièrement réunionnaise. Je détaillerai la manière dont, durant la première partie du cycle de vie, lors du processus de la naissance, le corps est révélateur de la culture réunionnaise, de la création d’un tronc culturel commun à tous, possédant les mêmes logiques et axes de cohérence. Mais cette créolité , cette réunionnité , commune à tous, ne peut être réduite – et ce type de découpage de la société réunionnaise, primaire et réducteur, est encore trop souvent présent – à un simple modèle 26. La cérémonie est créole (quand la culture créole est reconnue, ce décrite dans Laurence Pourchez, 2001 et 2002. qui n’est pas toujours le cas) auquel viendraient M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E s’en adjoindre d’autres, modèles fermés et étanches, « malgache », « cafre », « Malbar », « chinois » ou « zarab ». Comme s’il s’agissait, pour reprendre une expression de Claude Lévi-Strauss*, d’éléments de « sociétés froides ». M’appuyant alors sur quelques exemples issus de mon terrain de recherche, je montrerai que la variation culturelle, loin de remettre en cause la culture créole, en est constitutive, que comprendre la société réunionnaise implique de renoncer aux modèles anthropologiques classiques pour élaborer une anthropologie de la réunionnité . Logiques corporelles, logiques sociales Avant de nous pencher sur les variations culturelles, voyons d’abord ce qui, dans les divers aspects de mon domaine de recherche, est constitutif d’un tronc culturel commun aux Réunionnais. 1 1 1 Les données que j’ai pu relever ces dix dernières années montrent qu’il existe des constantes, divers axes de cohérence, des logiques corporelles qui constituent l’une des clés d’analyse des logiques sociales, des transformations à l’œuvre dans la société. Nous verrons tout d’abord comment le corps, celui de la femme, celui de l’enfant, est révélateur d’un vaste ensemble comprenant tant un double mécanisme de perpétuation de Traditions 27, qui coexiste, au sein d’une culture dynamique, avec des traditions, issues de processus de changements, de création, spécifiques au contexte réunionnais, que l’ensemble de variations culturelles liées à ces traditions. Nous nous trouvons face à une triple logique28 qui associe les conduites liées au corps, à la naissance, à la petite enfance, à la maladie et à son origine supposée, à la religion, aux pratiques magico-religieuses. Les logiques en présence peuvent être, dans une perspective structuraliste29, différenciées par rapport à des états, à des oppositions comme le chaud et le froid, le pur et l’impur, le liquide et l’épais, mais également selon 27. Le « T » majuscule renvoie à l’article d’Alain Babadzan* [1984], qui oppose les anciennes « Traditions » aux traditions, créations issues d’un contexte colonial. 28. Au sens de cohérence. 29. Cette analyse s’appuie notamment sur les travaux de Françoise Héritier* [1996]. M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E le rôle dévolu à chacune des pratiques, qu’elles soient d’ordre religieux, magico-religieux ou liées au corps. Il peut s’agir de prévenir la maladie, de protéger, de purifier l’individu ou, lorsque ces premiers actes sont inefficaces, de traiter l’affection qui survient. Du désir d’enfant à la grossesse, en effet, ou aux protections prévues pour les bébés, de la demande de grâce effectuée, en cas d’infertilité, devant une divinité aux prières destinées à hâter l’accouchement, le sacré est omniprésent dans les données réunionnaises. Lié à l’interprétation de chaque événement, bénéfique ou maléfique, il s’avère même inséparable de l’ensemble de la période qui s’étale de la conception aux premiers mois de l’existence de l’enfant. Il en est, du reste, de la petite enfance comme de la maladie, car, ainsi que le note Jean Benoist* : « La frontière entre le culte et le thérapeutique est, dans ces pratiques, tout à fait indiscernable. » [1993, p. 67] 1 1 2 Chaque aspect propre à la première période du cycle de vie peut en effet être associé à un élément qui voit les religions en présence se rejoindre : les protections sont reliées à des cérémonies religieuses, comme dans le cas de la « marsh dann fé », du « cavadee », du « sèrvis poul nwar », des promesses effectuées devant les lieux saints catholiques ou chez les « dévinèr ». De la même manière, les tisanes, sirops, emplâtres et autres remèdes sont préparés selon un mode qui associe le divin au profane. Pour de nombreuses per30. Dans l’hindouisme, la Ainsi, l’utilisation, dans les sonnes se réclamant de « Trimurti » se compose préparations thérapeutiques, l’hindouisme, ainsi que des trois divinités jugées pour certains prêtres, la les plus importantes : de l’eau sacrée de la Vierge « Trimurti » ne forme, en Brahma, le créateur de fait, que les aspects comNoire augmente le pouvoir l’univers, dont l’épouse plémentaires d’un dieu (la shakti ) est Saraswati de guérison des tisanes, la unique, qui peut être ré(qui représente les arts et véré de différentes males sciences) ; Vishnou, symbolique du nombre 3 nières. Il n’y a, disent-ils, qui fait évoluer la créa– ou d’un multiple de 3 – (le qu’un seul dieu, que l’on tion, et dont l’énergie peut prier différemment, féminine est Lakshmi Père, le Fils et le Saint-Esprit comme les catholiques, (déesse de la richesse) ou la « Trimurti »30, selon les comme les « Zarab » (au Shiva, qui est à la fois sens créole du terme) ou créateur et destructeur, et interprétations et les choix comme les « Malbar ». est uni à Parvati (déesse religieux), présente dans les L’une et l’autre interpréliée aux pouvoirs de tation de la symbolique procréation) dont il a dosages des ingrédients de du nombre 3 se rejoignent deux enfants, Ganesh et alors. remèdes, en définit Mourouga. M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E l’efficacité. C’est une certaine représentation du monde qui est ici en jeu : par leurs prières, omniprésentes durant la période qui nous intéresse, leurs attitudes, par les recours adressés aux divinités, les femmes, les géniteurs des enfants, puis les enfants eux-mêmes (je pense ici aux enfants pénitents du « cavadee » ou à ceux qui déposent des bougies devant la Vierge Noire) reconnaissent plus ou moins implicitement l’importance du divin, son interférence dans les affaires humaines. Ce premier point apparaît capital et constitue l’un des nœuds, l’une des articulations de base de l’ensemble des pratiques corporelles, des croyances, des procédés thérapeutiques relevés. La naissance et la période qui l’entoure sont, écrit Marc Augé*, apparentées à un même domaine. Cette réalité constitue, avec la maladie, l’une des « formes élémentaires de l’événement », expression qui définit « tous les événements biologiques individuels dont l’interprétation, imposée par le modèle culturel, est immédiatement social. La naissance, la maladie, la mort sont des événements, en ce sens, “élémentaires” ». [1984, p. 39] La naissance et la maladie relèvent donc d’une même logique du corps qui mêle conduites empiriques et prières. D’une femme qui a des contractions et qui est sur le point d’accoucher, la langue créole dit qu’elle est « malade ». Se mettent alors en place différentes pratiques thérapeutiques destinées à hâter l’accouchement, des usages d’ordre religieux, comme la récitation d’oraisons, ou d’ordre magico-religieux, comme le port d’amulettes ou de ceintures bénites. Mais à ce premier niveau d’analyse s’en ajoutent d’autres. L’interprétation des représentations et des conduites familiales, la recherche d’une base culturelle commune aux Réunionnais ne peuvent être réduites à la recherche d’une nosologie populaire associée, par une recherche des causes, à la religion, ou aux pratiques religieuses. Les logiques corporelles apparaissent en effet également liées à des couples d’opposition, à une théorie des humeurs, à un système médical proche, par bien des aspects, de la « théorie des signatures » de la Renaissance. 1 1 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Le chaud et le froid 1 1 4 Les exemples sont légion, qui illustrent l’importance de l’opposition entre le chaud et le froid. Le contexte réunionnais présente en cela de nombreuses similitudes avec les travaux conduits par Françoise Héritier* [1984] chez les Samo de Haute-Volta. Cependant si, chez les Samo, chaleur rime avec infertilité ou sécheresse, à La Réunion, les équivalences sont différentes. Les données relevées montrent en effet que la chaleur entraîne l’infertilité féminine, quand, par exemple, certaines femmes l’attribuent à l’usage de tampons périodiques. Elles considèrent que l’utilisation de ceux-ci a pour conséquence d’empêcher le sang de sortir du corps de la femme, et provoque une accumulation de chaleur génératrice d’infécondité. Mais cette stérilité peut également être provoquée par un excès de froid lorsque d’autres interlocutrices rapportent les interdits associés à l’ingestion de tisanes ou de chewing-gum à la menthe, végétal qui refroidit. Stérilité et sécheresse sont donc bien synonymes de chaleur, mais pas de manière exclusive. Ce n’est pas, à La Réunion, la chaleur qui est en cause dans l’infécondité, mais la rupture de l’équilibre thermique de la femme. L’antinomie entre le chaud et le froid se définit, en fait, sur l’ensemble de la période étudiée dans le contexte réunionnais, comme l’élément fondamental qui donne sa cohérence à la quasi-totalité des actes et des représentations liées au corps. Elle se caractérise par la recherche permanente d’un équilibre entre les deux pôles : jugée trop chaude, la femme ne peut concevoir, son corps ne peut permettre un développement normal de l’embryon ; si elle est considérée comme trop froide, sa fertilité sera également remise en cause. Dans les représentations populaires, l’enfant qui naît inachevé comme la mère qui vient d’accoucher risquent un déséquilibre thermique et ils doivent être réchauffés au moyen de tisanes, mais également de rhum et de sel pour la mère (préparation qui a également pour fonction de « faner le san », d’éliminer le sang lochial vicié). Une grande partie des procédés thérapeutiques utilisés résulte de ces représentations. Mais les cohérences ne se limitent pas à l’antinomie entre le chaud et le froid, au traitement des déséquilibres thermiques : d’autres oppositions découlent de la première, liées à la pureté et à l’impureté, à leur traitement, à un équilibre des humeurs. M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E Le pur et l’impur Le chaud et le froid, le pur et l’impur, le liquide et l’épais. Les catégories se retrouvent de la conception de l’enfant à la petite enfance, dans l’ensemble des représentations liées au corps et à la maladie. Prenons quelques exemples : la femme trop chaude, celle qui ne peut enfanter ou la femme enceinte, naturellement chaude du fait qu’elle n’évacue plus le sang des règles, doivent être rafraîchies au moyen de tisanes, faute de quoi elles tomberaient malades. Les tisanes, disent les femmes, nettoient le sang. C’est donc que le sang trop chaud est vicié, comme est impur le sang lochial chaud, accumulé durant plusieurs mois dans le corps de la femme et que l’on évacue avec du rhum, du sel et diverses tisanes. Et l’enfant ? Il sort de la matrice de sa mère, est encore en relation étroite avec elle. Comme elle, le nouveau-né est jugé chaud, envahi d’impuretés. On pense qu’il risque un déséquilibre thermique. Il convient donc, d’une part, de le réchauffer, d’autre part, de le séparer de sa génitrice. L’opposition pur ⁄ impur est opérante dans son cas et se manifeste au travers des représentations liées au « tanbav » ou de l’impureté qui résulte de la présence de « sévé mayé ». Le lien entre logiques du corps et logiques sociales émerge alors. Aux oppositions chaud ⁄ froid, pur ⁄ impur, vient également s’adjoindre une théorie des humeurs. Une médecine des humeurs La théorie hippocratique des humeurs considère que la maladie est la conséquence de la rupture de l’équilibre des humeurs, sang, lymphe, bile et atrabile. De la même manière, la médecine ayurvédique de l’Inde est également une médecine des humeurs. Elle comprend « trois humeurs : la bile, le flegme et le vent ou pneuma, entre lesquelles l’équilibre définit la santé ». [Zimmermann, 1989, p. 17] Les deux médecines sont donc très proches 31. D’où ne proviennent l’une de l’autre. Francis Zimmermann* précise pas les « Malbar » de La Réunion qui sont orid’autre part que les maladies typiques de la côte ginaires de la côte de Coromandel. malabare 31 sont : 1 1 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E « […] la fièvre paludéenne et toute la rhumatologie, que les médecins ayurvédiques rangent sous la rubrique des maladies “dues au vent”. Aux rhumatismes qui dominent dans cette région de très fortes moussons répondent les remèdes composés à base de cocktails d’épices ». [INSEE, n° 112, 2002] Nous retrouvons dans les deux théories médicales, l’européenne et l’indienne, de nombreux points équivalents aux données issues de notre approche de la naissance et de la petite enfance, les indices qui vont nous permettre de poser, à partir des matériaux recueillis, l’hypothèse d’une interprétation réunionnaise de la théorie des humeurs. Le sang 1 1 6 Lié aux couples d’oppositions déjà présentés, le sang apparaît comme l’humeur principale. Il peut être soit chaud, épais, soit froid, liquide, l’un et l’autre de ces deux états étant vécus comme un déséquilibre susceptible d’entraîner une maladie. Les pratiques visant à nettoyer le sang sont extrêmement fréquentes et sont conduites autant sur les femmes enceintes que sur les jeunes enfants. La bile La bile, plus rarement citée, est également présente. Elle siège dans « léstoma » et est, dans le cas de la représentation liée au « tanbav », un symbole d’impureté. Elle est associée à la chaleur, à l’impureté dans le cas de la « jonis », quand l’enfant devient jaune car la bile, trop chaude, a pris cette couleur. Le vent (« lèr ») Le vent peut également être considéré comme une humeur. Il est dangereux de « pèrd lèr », d’avoir du mal à respirer, comme en témoignent les traitements du « rüm », de l’« oprèsman », du « katar » [Pourchez, 2002]. D’autre part, le vent est associé aux déperditions de chaleur, au froid. M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E Comme dans le schéma étiologique présenté par Zimmermann [1989, p. 15], les os, le vent et le froid se retrouvent : après son accouchement, la femme ne doit pas sortir, le vent ne doit pas rentrer sous sa robe, faute de quoi elle se refroidirait et attraperait des rhumatismes. La première période du cycle de vie est donc soumise à la recherche d’équilibres entre le chaud et le froid, le pur et l’impur, ces deux couples étant eux-mêmes tributaires d’un équilibre des humeurs. Mais ce schéma serait incomplet sans une évocation de la médecine des semblables, des transferts de maladie. Où l’on retrouve la « théorie des signatures » La médecine des semblables, théorisée à la Renaissance par Paracelse* et issue d’un vieux fonds de médecine populaire [Loux*, 1979], postule qu’un mal peut être soigné par son équivalent, qu’il s’agisse d’un élément végétal ou organique. À La Réunion, les exemples relevant de ce type de médecine sont nombreux et viennent se greffer sur les catégories d’oppositions déjà définies : ainsi, le vin chaud remplace le sang perdu pendant l’accouchement, une dent de requin ou un croc de chien placés autour du cou de l’enfant lui donneront de belles dents, de même que la plante nommée « kro d’shiyn » soulagera les douleurs liées à la dentition… Cette parenté présente entre une partie du corps humain, une maladie, et le composant qui va le soigner affirme déjà un lien entre l’homme et la nature, avec son environnement. Parfois, la médecine des signatures procède par transfert, du corps humain vers un animal, un végétal ou un composé non organique. Les transferts de maladies ou de symptômes Là aussi, les exemples abondent et relient les éléments les uns aux autres. Prenons l’exemple de la forte fièvre, provoquée chez le bébé par un acte d’ordre sorcellaire : c’est un pigeon « tand », équivalent du bébé, qui va prendre le mal. Il va être ouvert vivant – comme est ouverte la 1 1 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E fontanelle chez le nouveau-né –, plaqué sur le crâne de l’enfant, et va en recevoir la chaleur excessive, être à l’origine de la guérison du petit malade. Le même transfert se retrouve dans le traitement du « sézisman ». C’est, cette fois, un poussin qui va être saisi, jeté vivant dans la casserole afin qu’il prenne le mal du bébé à soigner. D’autres transferts font agir des éléments inertes comme le morceau de papier, placé sur la tête du bébé et qui a pour fonction de prendre son « oké », ou les feuilles de « brinjèl » plaquées sur les tempes et la tête de l’enfant afin de traiter la fièvre. Quelle médecine ? 1 1 8 Médecine des humeurs, médecine des semblables, logiques d’oppositions, sommes-nous en présence, pour la première période du cycle de vie, d’un système médical équivalent à celui des Antilles ? La créolisation présente à La Réunion est-elle similaire à celle qui est observable aux Antilles ? Là encore, la prudence s’impose. Le peuplement réunionnais est différent du peuplement antillais et si une influence massive de la médecine européenne semble plus que probable 32, les apports indiens et malgaches sont également très importants. Donner une origine strictement européenne aux pratiques relevées serait en effet hasardeux. Il est vrai que, une fois achevée la lecture des travaux de Françoise Loux* [1978] , de Marie-France Morel* [Loux & Morel, 1976] , de Nicole Belmont* [1971] ou de Jacques Gélis* [1984], la tentation est grande d’établir des parallèles exclusifs entre les pratiques réunionnaises et la médecine populaire européenne des siècles passés. Car l’impact et l’influence des Européens pendant l’esclavage, puis durant l’« engagisme » et la période coloniale ont sans nul doute été 32. Il serait même possifondamentaux, ne serait-ce que par le rapport de ble de la faire remonter, force induit par un contexte colonialiste. Mais il non pas à la médecine du XVII siècle, mais à la ne faut cependant pas oublier que de telles Renaissance, voire à une pratiques ou recours sont également présents à période encore plus ancienne. Il suffit, pour s’en Madagascar, en Inde, où le traitement des maladies convaincre, de lire l’ouinfantiles associe, dans la médecine ayurvédique, vrage d’Évelyne BerriotSalvadore* [1993] ou les médications à base de plantes et récitations de travaux de Gérard Coulon*. [1994] « mantra » [Mazars*, 1997, p. 263]. e M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E La difficulté d’une recherche du schéma étiologique présent dans les données réunionnaises tient à ce que l’opposition entre le chaud et le froid existe également dans ces deux cultures, de même qu’existe en Inde, au travers de la médecine ayurvédique et de son interprétation populaire, une médecine des humeurs fort semblable, sous bien des aspects, à la médecine européenne du même nom [Fleury*, 1986-1987]. Laquelle a structuré les autres ? Se sont-elles mutuellement influencées ? Lors de la période esclavagiste, puis à l’époque de « l’engagisme », la médecine européenne a pu constituer un modèle, un cadre structurant pour les pratiques thérapeutiques réunionnaises, les conduites liées à la naissance. Mais il ne faut pas oublier 33 que cette même médecine européenne était bien pauvre face aux connaissances empiriques des Malgaches, qui retrouvaient à La Réunion des plantes connues et utilisées de longue date sur la Grande Île. Les engagés indiens amenaient, pour leur part, des traditions liées à la naissance, une médecine populaire riche d’une tradition millénaire. Ils disposaient, sous les tropiques, de nombreux ingrédients nécessaires 33. Et les données releaux préparations traditionnelles et s’il est probavées par l’historien Jean Barassin* [1989] sont, de ce ble que la médecine européenne a influencé leur point de vue, plutôt édimanière de voir les choses, il est tout à fait envifiantes quand on voit le peu de remèdes dont dissageable qu’en l’absence de médecin, leur savoir posaient les habitants de l’île. ait pu être plus que précieux. L’hypothèse posée par Alice Peeters*, pour les Antilles, d’un cadre européen au sein duquel se seraient insérés les apports des groupes amenés en esclavage semble néanmoins valable dans le contexte réunionnais. Mais il convient de la nuancer. Jean Benoist note en effet : « Les systèmes médicaux traditionnels sont trop engagés dans le fonctionnement général de la société pour pouvoir se transmettre intégralement lorsque le support social est profondément remanié. À cet égard, il est important de constater que les pratiques médicales de ceux qui sont venus comme esclaves (les Africains et les Malgaches) n’ont laissé que des traces 1 1 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E dispersées 34. […] Par contre, les groupes ethniques qui n’ont pas été victimes de l’esclavage et qui ont pu maintenir une certaine continuité d’échanges avec leurs origines disposent de connaissances, d’attitudes, et de symboles fortement caractérisés face à la maladie et à la mort. Il s’agit bien entendu des Indiens “Malbars” […] et des petits cultivateurs blancs. » [1993, p. 54] 1 2 0 Quel est alors le cadre dominant ? Y en a-t-il un ? Les deux médecines ont des schémas étiologiques très proches et la réponse à la question est malaisée. L’une des hypothèses, qui reprend donc celle de Peeters, serait que, les Européens étant, à l’époque coloniale, les dominants, leur système médical aurait prévalu. Nous nous retrouvons alors dans un schéma très proche de celui de la genèse des langues créoles néoromanes qui voit, après emprunt de la structure latine de la langue, une progressive autonomisation puis une indépendance des nouveaux systèmes. Les fonctions : prévenir, protéger, purifier et traiter Une double logique apparaît : l’ensemble des problèmes susceptibles de survenir durant la grossesse, la naissance, la petite enfance, comme la maladie, le malheur, sont envisagés de manière tant préventive que curative. Les modes d’intervention choisis peuvent s’apparenter à des recours religieux et ⁄ ou thérapeutiques. Chacune de ces logiques se subdivise en deux axes ; ainsi, conduites préventives et à objectif de protection sont liées, comme sont associés purifications et traitement de la maladie. Le façon34. Encore que l’apport malgache soit particunage du visage, que je rappelais plus haut, sort lièrement important au quelque peu du cadre des trois objectifs évoqués. niveau des pratiques empiriques, de l’utilisation Il ne correspond pas à un but à atteindre pour des végétaux dans la préle développement physique de l’enfant. Lié à un paration des remèdes. [voir sur le lexique botanique d’origine idéal esthétique (voire phénotypique), il me semmalgache Robert Chaudenson*, ble davantage relever du domaine social, en tant 1974] M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E que symptôme d’une ligne de couleur à la fois inexistante (au sens antillais du terme 35) et pourtant omniprésente. L’ensemble des axes de cohérence que nous avons jusqu’à présent dégagés s’articule au sein d’un schéma global qui intègre l’utilisation des plantes, un rappor t particulier à la nature. Utilisation des plantes et rapport à la nature Nature et corps sont, dans l’ensemble qui commence à émerger, indissolublement liés. Comme les maladies ou les états du corps, les végétaux sont répartis en diverses catégories qui s’insèrent dans les logiques précédemment décrites. Ils peuvent être subdivisés en trois catégories : les plantes rafraîchissantes, les plantes échauffantes, celles qui possèdent des vertus magiques et ⁄ou sacrées 36. Les plantes sont, en outre, susceptibles d’être préparées selon divers procédés. L’utilisation de plantes rafraîchissantes a pour objectif de nettoyer, de purifier l’organisme. Leur usage est permanent et leur fonction semble en relation avec un maintien préventif de l’équilibre des humeurs (nettoyer le sang lorsque celui-ci est trop épais, tirer le vent sur « léstoma », y éviter l’accumulation de « bil »). L’utilisation d’un rafraîchissant n’est, en effet, pas forcément destinée à abaisser la chaleur du corps. L’utilisation de plantes échauffantes comme traitement de la fièvre nous éclaire particulièrement sur ce point. Chaque rafraîchissant possède une vertu qui lui est propre. Cependant, son action peut se modifier selon l’association de plantes choisie celui ou celle supposé être 35. Voir, à ce sujet, Jean(les préparations intègrent à moitié noir, possédant un Luc Bonniol* [1989, 1992], quart ou un huitième de ainsi que J.-L. Bonniol & généralement un nombre sang noir. Jean Benoist [1994]. La ligne impair de végétaux), selon le de couleur, telle qu’elle était entendue aux Antilles, se mode et l’heure de la cueil36. Je renvoie les leccomposait d’un vocabulette. L’effet d’un végétal sera, teurs, pour une liste de ces laire spécifique supposé végétaux par catégorie, à mesurer le degré de mépar exemple, plus important, l’index botanique situé en tissage présent en chaque s’il a été cueilli au moment où annexe de l’ouvrage et à la individu. Les termes de partie ethnobotanique du mulâtre, quarteron, octala sève monte ou lorsque le CD-Rom qui y est joint. von… étaient ainsi utilisés [Pourchez, 2002] dans le but de désigner soleil est au zénith. 1 2 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Contrairement aux plantes rafraîchissantes, les plantes échauffantes ne sont pas utilisées en permanence. Elles ont un rôle curatif et viennent traiter un déséquilibre, refroidissement, conséquence de l’accouchement ou si la femme a mis les mains ou les pieds dans de l’eau froide, un risque de problème osseux à venir (ce qui rapproche son utilisation d’une thérapie préventive). Chez l’enfant, les végétaux échauffants sont également employés dans les préparations destinées à traiter le refroidissement et ses conséquences, « rüm » , « grip » , « oprèsman » , « jonis », « katar ». 1 2 2 De nombreuses préparations comprennent également, dans un but d’ optimisation des effets attendus, une ou plusieurs plantes aux vertus magiques et ⁄ou sacrées. Aux plantes rafraîchissantes et échauffantes sont souvent ajoutés d’autres végétaux destinés à renforcer le pouvoir de la préparation. Ils peuvent être divisés en deux catégories, les végétaux aux ver tus magiques qui, pour être efficaces, ne peuvent être ramassés que sous certaines conditions, à certaines heures, et ceux qui relèvent du domaine du sacré. Cer taines plantes, comme la ver veine, la ver veine citronnelle ou le pignon d’Inde, ne peuvent être récoltées n’impor te comment. Il est préférable de les cueillir à des heures particulières, au lever du jour (6 heures), moment où le soleil et la sève montent, ou à midi, heure du jour où les pouvoirs de la plante sont, comme le soleil, à leur zénith. Le fait de la cueillir implique que soit effectué un dédommagement à la plante. Il convient alors de déposer une pièce de monnaie dans la terre, là où se trouvait le végétal s’il a été déterré, ou sous les racines, s’il n’a été qu’amputé d’une partie de ses feuilles. Les plantes sacrées, que l’on retrouve dans les préparations des « tisaneurs », sont le plus souvent des végétaux utilisés dans les rituels de l’hindouisme ou recueillis devant des sites sacrés catholiques (feuilles de manguier, lilas, pétales d’œillet d’Inde ou de reine-marguerite distribués lors des cérémonies, fleurs de la Vierge Noire). Ils complètent l’aspect thérapeutique de la préparation par une protection divine qui renforcera l’effet attendu, en empêchant l’action d’esprits ou de mauvais sorts. Plantes rafraîchissantes, plantes échauffantes, végétaux M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E aux vertus magiques et ⁄ou sacrées peuvent être combinés de différentes manières, selon l’affection à traiter et le résultat attendu. Les modes de préparation peuvent également se compléter. Un tel système pourrait sembler figé. Mais il n’en est rien. Nous verrons un peu plus loin les variations observables, liées aux transmissions culturelles, aux réinterprétations qui s’opèrent à par tir des apports exogènes. Les plantes utilisées évoluent, selon leur fréquence dans la nature 37, leur efficacité perceptible. De nouvelles plantes sont testées par les « tisaneurs ». Ainsi, Noélla, « tisaneuse » et détentrice d’un don, ramasse en forêt et teste de nouveaux simples à par tir des réactions des « mouches 37. Roger Lavergne* [1990] a bien saisi cet aspect des à miel » : si celles-ci se détournent d’une plante, choses, qui tente d’effecc’est qu’elle est toxique, qu’il ne faut pas la tuer la distinction entre « plantes médicinales ramasser ; si, au contraire, elles s’en désormais inusitées », approchent, c’est que le végétal est comestible. « plantes médicinales d’utilisation traditionnelle » et Les logiques corporelles apparaissent en arrière« plantes médicinales nouvellement utilisées ». plan des logiques sociales, les structurent. Corps de femme, corps d’enfant et société créole Nous avons dégagé des logiques et des constantes qui président à l’ensemble de la période située de la conception de l’enfant (nous pourrions même préciser : du projet d’enfant) à sa naissance physique, sociale, puis à son autonomie motrice, temps qui, à La Réunion, semble correspondre à la fin de la grande phase postnatale de vulnérabilité de l’enfant. Mais ces grands axes, ces soubassements, sont compris dans des contextes plus larges : celui formé par sa famille, puis, de manière plus large, par la société créole réunionnaise. Il nous appartient donc à présent, avant de nous pencher sur l’ensemble des variations culturelles présentes, de voir en quoi ces axes, ces logiques, sont révélateurs de la place de l’enfant au sein de sa famille, dans la société, en quoi ils sont significatifs de processus à l’œuvre, de mécanismes de créolisation, liés aux rencontres des cultures. Les données recueillies révèlent en effet, outre les logiques corporelles à l’œuvre, des logiques sociales. 1 2 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E L’enfant et sa famille L’ensemble des matériaux recueillis, les logiques et axes de cohérence qui s’en dégagent, montrent, quelle que soit la génération interrogée, l’importance de l’enfant au sein de la famille. La place qu’il y occupe est centrale, comme en témoignent, par exemple, les lithographies qui le représentent souvent entouré de ses géniteurs. Le rôle de pivot de la famille, donné à l’enfant, apparaît de manière presque identique dans le discours de tous les informateurs, indépendamment des variations d’âge, des appartenances sociales et des choix religieux. Même chez les parents des plus jeunes générations, son importance demeure prépondérante. Les nombreuses pratiques liées au projet d’enfant, la valeur accordée à la maternité en sont la preuve. Les logiques du corps restent identiques à ce qu’elles étaient par le passé, de même que les soucis de protection, de purification, les objectifs qui président au développement du tout-petit. 1 2 4 Les nombreux rites de passage présents se définissent, parallèlement aux logiques du corps, comme les garants de l’existence de l’enfant. Chaque passage effectué est un marqueur temporel. Il met fin à une incertitude, en terme d’existence, à une étape de la vie de l’individu, en commence une nouvelle, constitue une promesse de bonne santé et de fortune à venir. De plus, comment ne pas envisager les rites de passage par rapport à l’angoisse, souvent légitime des mères, de voir mourir leur enfant ? Les rites de passage présents, rites de protection, rites conjuratoires, pourraient alors s’analyser (au moins en partie), par rapport à la crainte des femmes, comme ayant une fonction de dérivation de l’angoisse, par la mise de l’enfant sous une protection divine. Philippe Ariès* [1973] situe les débuts du « sentiment de l’enfance » au XVIII e siècle 38 , à l’époque du recul de la mortalité infantile en Europe. Pourtant, l’importance accordée à l’existence des nouveau-nés semble avoir été de tout temps présente à La Réunion. Les lithographies du XVIIIe siècle nous montrent des bébés blancs, noirs, 38. Bien que ses théories indiens, emmaillotés, la tête couverte d’un bonnet, aient été depuis largece qui laisse à penser que l’importance accordée ment remises en cause par les historiens Danièle à la vie du nourrisson, les logiques du corps préAlexandre-Bidon* & Didier Lett* [1997]. sentes aujourd’hui, étaient déjà en place il y a deux M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E cent cinquante ans. Ces mêmes pratiques sont décrites par les femmes les plus âgées, sur une période recouvrant trois générations, soit environ soixante-quinze années. La quatrième génération, celle des jeunes mères, a, quant à elle, opté pour une plus grande liberté de mouvement de l’enfant (même si le bonnet est resté, remplacé, souvent, par une casquette ou une capeline pour les petites filles). Même à l’époque où les décès prématurés d’enfants étaient fréquents, chaque mort constituait un drame pour les parents, chagrin qu’il aurait été malvenu de montrer et qui a pu parfois, aux yeux d’observateurs étrangers, passer pour de l’indifférence. Car si la mortalité infantile était jadis très élevée dans l’île, il apparaît que la vie de l’enfant était un bien précieux, et les précautions prises afin de sauvegarder son existence étaient proportionnelles au danger d’un décès précoce. Elles sont toujours présentes aujourd’hui, comme si trente années d’accouchement en maternité assortis des progrès foudroyants dans le suivi des enfants, la médecine néonatale, n’avaient pas effacé l’angoisse des mères, comme si, mais nous y reviendrons, il y avait une sorte d’appropriation puis de glissement sémantique des pratiques, d’un registre corporel vers un registre social, presque identitaire. De nos jours, les logiques, les cohérences demeurent : l’enfant reste le pivot de la famille, même si le nombre de rejetons par famille a baissé et malgré les préoccupations d’ordre matériel, qui ont parfois pris le pas sur les précautions. Le tout-petit demeure en effet un acteur social extrêmement important, garant du statut occupé, au sein de la société, par ses géniteurs. Le rôle des grand-mères demeure prépondérant, surtout dans les transmissions culturelles liées à l’enfantement. Toujours, après la naissance d’un enfant, elles assistent le mari de l’accouchée, s’occupent des enfants précédents. S’il est vrai que les familles ont tendance à éclater, que leur proximité géographique n’est plus aussi réelle qu’il y a vingt ans, la place des femmes de cette génération au sein du groupe semble inchangée, de même que celle de l’oncle maternel. Le rôle du frère de la mère varie légèrement selon les liens que la parenté entretient avec l’hindouisme. Plus la proximité d’avec l’hindouisme est grande, plus importantes seront les responsabilités confiées à l’oncle 1 2 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E maternel. Mais cette règle est à relativiser. En effet, chez les « Petits Blancs 39 », nombreux sont les oncles utérins désignés comme parrains de l’enfant ou comme officiants lors des rites pratiqués. Aussi semble-t-il pertinent d’affirmer, qu’outre les géniteurs de l’enfant, les personnages les plus importants pendant la première période du cycle de vie sont la grand-mère (plutôt de la branche maternelle mais cette donnée varie parfois en fonction des affinités) et l’oncle maternel. Nous aurions pu ajouter le parrain et la marraine, mais il se trouve que, traditionnellement, la grand-mère était la marraine, alors que l’oncle maternel était souvent désigné comme parrain. Le fait pouvait cependant varier, selon le rang de l’enfant dans la fratrie, les relations entre les membres de la famille. 39. Les guillemets ont pour fonction d’indiquer toute la relativité de l’expression, comme le danger qu’il y a pour le chercheur, en reprenant des catégories populaires, à réduire la richesse de la population réunionnaise et à nier le métissage. Jean Benoist, lors de l’une de ses interventions à La Réunion, rappelait, du reste, le bon mot de Me Jean Mas disant de ces « Petits Blancs », qu’ils ne sont « pas si petits, pas si blancs, pas si hauts ». 1 2 6 Les variations culturelles La part de culture commune que nous venons de découvrir n’est cependant jamais totalement homogène, et considérer qu’elle est totalement généralisable à l’ensemble des Réunionnais serait pour le moins abusif. Hors des constantes évoquées, dans chaque famille, chez chaque individu, existent des variations liées aux origines diverses des habitants de l’île, à leur appartenance sociale, aux transmissions culturelles, à leur habitat (zone urbaine ou zone rurale), à l’importance occupée par les apports exogènes, aux choix religieux. Et si, pour emprunter une formule souvent utilisée en Afrique afin de qualifier la genèse d’un individu, les données communes constituent l’ossature de la culture, les variations en sont la chair. Variations culturelles et poids de l’histoire Les données collectées possèdent diverses constantes, des logiques communes à l’ensemble de la population étudiée. Cependant, diverses variations existent selon les histoires familiales, différences notamment dues au poids de l’histoire : à l’époque de l’esclavage, puis de l’« engagisme », M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E régnait la règle de séparation des ethnies. Celle-ci empêchait que puissent se transmettre, pour les groupes numériquement inférieurs, les traits culturels propres à leurs sociétés d’origine. Cependant, les groupes numériquement importants ont pu transmettre ce patrimoine : c’est le cas des Réunionnais possédant une part d’ascendance indienne, c’est également le cas de ceux dont les ancêtres sont originaires de Madagascar. D’autres traits culturels ont également pu être transmis par les Réunionnais possédant une origine chinoise ou gujarati. Mais il ne faudrait cependant pas penser que ces variations peuvent légitimer un découpage de la population en milieu « malbar », milieu malgache, milieu chinois ou musulman. Les histoires familiales, toutes différentes, mettent en évidence le métissage, l’interconnexion entre les différentes origines et traditions. Les traditions originelles se complètent, se chevauchent, formant un ensemble à la fois ouvert et fluide. Dans ce cadre et selon les circonstances, les individus pourront, dans un cas, choisir une conduite en raison de leur ascendance malgache puis, plus tard, une autre dictée par des traditions originaires de l’Inde. Variations et transmissions culturelles Les transmissions culturelles au sein de la famille apparaissent, elles aussi, tout à fait fondamentales. Jusqu’aux années 1970, toute la période située entre la conception d’un enfant et sa petite enfance était régie par le recours à la médecine familiale, aux pratiques domestiques. Celles-ci étaient transmises selon différents modes. Outre les transmissions qui étaient le fait de la matrone ou du « devineur », l’apprentissage des pratiques traditionnelles pouvait se faire de manière verticale, par le canal mère ⁄ fille, ou grand-mère ⁄ petite-fille. C’est ce qui se passait pour les pratiques liées à l’utilisation des simples, aux techniques du corps. Il pouvait se faire de manière oblique ou descendante, des aînées aux plus jeunes. Il s’agissait ici de tout ce qui pouvait concerner la femme ou la jeune fille, son corps, les menstruations, la manière de se cacher ou de les cacher… Ce type de transmission se prolongeait souvent par une transmission de type horizontal. La transmission de type horizontal se caractérisait par un apprentissage effectué au sein d’une même classe d’âge. Elle avait pour lieu les 1 2 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E ravines, lors des grandes lessives, endroit privilégié où les femmes et les jeunes filles se regroupaient et pouvaient discuter tout en battant le linge ou à l’heure de la pause (situation tout à fait équivalente à celle décrite par Yvonne Verdier* [1979]). Elle concernait surtout un registre intime comme les techniques traditionnelles d’avortement, de contraception. Ces différents types de transmissions possibles expliquent d’abord l’hétérogénéité des données recueillies. Selon le mode (ou les modes) de transmission en cours dans les familles, les usages diffèrent, sont susceptibles d’être complémentaires, parfois contradictoires quand ils sont la conséquence des ruptures engendrées par les appor ts exogènes. Certaines familles privilégient davantage les transmissions de type vertical alors que, dans d’autres cas, aucune transmission ne se fera dans le cadre familial, les transmissions ne se faisant, de manière horizontale, qu’entre germains ou adolescents d’une même classe d’âge. 1 2 8 Variations et modernité La modernité est en effet venue bouleverser les traditions, et ce, dès l’arrivée des sages-femmes, puis des médecins, qui considéraient (et estiment parfois toujours) les pratiques traditionnelles – et je cite des propos de médecins et de sages-femmes – comme des « balivernes, des pratiques d’un autre âge, des conneries… ». Là-dessus est arrivée la radio, puis la télévision, avec leur cortège de modèles comportementaux. Que reste-t-il alors des transmissions entre générations ? Au premier abord, on pourrait penser que les apports de la modernité ont bouleversé les modes de transmission, et il est vrai que le rôle des grand-mères tend à s’amoindrir quelque peu, que certaines pratiques ont disparu (rupture du filet de la langue du nouveau-né, travail des articulations des mains – main qui « quille » décrite par Jacques Gélis [1976] – et des genoux). D’autres pratiques ont évolué sans disparaître : prenons l’exemple du « pagn » des nourrissons. Les grand-mères (ou les mères) enseignent toujours à leurs petites-filles que l’enfant ne doit pas attraper froid au ventre, qu’il convient de l’emmailloter, que celui qui naît, tendre , mou, doit durcir . Parallèlement, les apports de la puériculture des trente dernières années tendent à donner de plus en plus M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E de liberté corporelle au tout-petit. Il y a télescopage des deux représentations et ajustement par les mères, réinterprétation des apports de la puériculture moderne en fonction des traditions en place, ce qui fait que nombre de jeunes mères continuent à bander le ventre, voire le torse de leur bébé, parfois pendant plusieurs semaines après la naissance. Les passations entre générations demeurent en fait prépondérantes dans certains domaines, liées aux thérapies traditionnelles et aux soins du corps. C’est en grande partie à ce niveau qu’interviennent les variations culturelles car, si certains mécanismes sont observables, les réinterprétations s’opèrent de manière essentiellement individuelle, selon la personnalité des femmes concernées, leurs acquis, les connaissances et choix religieux et sociaux préalables. Il devient dès lors difficile de modéliser et souvent, seuls les comportements récurrents sont relevés, d’où le risque de généralisation abusive. Mais contrairement à ce qu’une observation extérieure superficielle ou des conclusions hâtives pourraient laisser supposer, les rôles respectifs des générations restent, pour la période qui entoure la naissance, sensiblement équivalents à ce qu’ils étaient avant les transformations des quarante dernières années et les transmissions intergénérationnelles demeurent prépondérantes. Elles apparaissent seulement, dans les maternités ou de manière plus large, en contexte biomédical, cachées aux yeux du personnel soignant qui ne sait pas qu’elles existent (ou ne doit pas savoir, le cloisonnement entre médecins au sens large et population étant ici particulièrement marqué), et cette dissimulation semble en fait les renforcer, les faire s’effectuer sur un mode identitaire. Les variations des conduites maternelles s’intègrent le plus souvent aux logiques préexistantes et les mères les justifient par l’évolution de pratiques qu’elles considèrent comme faisant partie du patrimoine réunionnais (nombreuses sont celles qui emploient l’expression « nou fanm réinionèz »). Variations et réinterprétations des apports extérieurs Le temps qui entoure la naissance était, et reste, pour la femme comme pour l’enfant, une période extrêmement ritualisée, au cours de laquelle dominent des précautions et de nombreux interdits, liés à des conduites, à des rituels. Il présente d’importantes interconnexions entre les pratiques 1 2 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E religieuses, magico-religieuses, familiales et thérapeutiques. L’objectif principal des usages familiaux est généralement de protéger la mère et l’enfant, d’un point de vue à la fois physique, par la régulation thermique du corps de la mère et de l’enfant, et spirituel (se garder des risques de possession par des âmes errantes ou des mauvais esprits). 1 3 0 L’une des avancées majeures des dernières décennies a été le suivi médical de la grossesse, par les divers contrôles du bon déroulement de la gestation, par les analyses sanguines. Ce rapport au sang, au souci de le purifier, s’intègre parfaitement au schéma préexistant et les femmes interprètent les résultats d’analyses selon la représentation classique sang liquide ⁄sang épais. Si les analyses sont normales, c’est que tout va bien, que le sang est fluide, exempt d’impuretés. Mais en cas de résultats d’analyses hors normes, il est jugé épais, donc sale. Le système des rafraîchissants se met alors rapidement en place et les femmes consomment, en fonction du problème identifié, de la tisane à base de « barbe maïs », d’« herbe à bouc » ou d’autres rafraîchissants . Cette réinterprétation immédiate peut également, chez certaines jeunes mères, s’opérer dans le système des interdits. J’ai ainsi pu noter chez quelques très jeunes mamans l’interdit suivant : il ne faut pas, lorsque l’on est enceinte, s’asseoir sur une table, l’accouchement serait difficile et nécessiterait une césarienne. Le rapport entre la table sur laquelle il ne faut pas s’asseoir et la table d’opération, donc la césarienne, est ici évident et le rappor t métaphorique correspond au schéma logique traditionnel. La même intégration de données issues des conseils des professionnels de la santé se retrouve au travers des précautions de type alimentaire et thérapeutique. Ainsi, au souci traditionnel de fortifier l’enfant in utero par des tisanes ou divers aliments comme le bœuf qui rend fort (quand cette viande n’est pas proscrite pour raison religieuse) vient s’adjoindre la nécessité de manger la patte du « kari poulet » qui donne la beauté, la consommation intensive, par plusieurs jeunes femmes aux revenus plus que modestes, de jus de fruits vitaminés achetés en pharmacie, afin que le bébé soit en bonne santé. Ce souci préventif se retrouve également dans l’intégration d’apports biomédicaux dans les tisanes elles-mêmes, comme le Ganidan, l’aspirine, qui liquéfie le sang. Ces nouvelles données s’intègrent puis coexistent avec les M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E précautions initiales car elles ne modifient pas la cohérence du système. Elles peuvent également venir renforcer une représentation existante. Ce type de variation s’avère particulièrement présent dans les contextes urbains alors que les personnes vivant en milieu rural tendent à préserver divers usages plus traditionnels (usage des plantes médicinales notamment, techniques du corps – le façonnage du visage semble plus fréquent en milieu rural ou semi-rural qu’en milieu urbain). Variations et appartenances religieuses La pratique religieuse constitue l’une des plus importantes causes de variation. Sans que la logique globale soit remise en cause, les conduites maternelles sont susceptibles de varier selon divers facteurs : les interdits alimentaires associés à la religion pratiquée (ou aux religions pratiquées) ; le ou les cultes familiaux à rendre ; les promesses effectuées dans la famille. L’appartenance religieuse induit également l’usage, dans les soins, à la mère et à l’enfant, de végétaux considérés comme sacrés (feuilles de manguier en bain, bains de siège de feuilles de tamarinier, essentiellement – mais pas exclusivement – observés chez des mamans pratiquant l’hindouisme ou possédant une ascendance indienne). Les variations, présentes dans les données recueillies, s’envisagent en premier lieu selon une logique d’utilisation. Les recours sont choisis au sein du répertoire des usages possibles, des éléments réputés les plus efficaces, comme le recours aux divinités issues de l’hindouisme, à des cérémonies comme le « sèrvis poul nwar », la cérémonie de la seconde naissance, consécutive à la présence d’un « marlé », ou les promesses de porter le « cavadee » ou de « marsh dann fé ». Ces variations peuvent être la résultante de la présence d’une alliance avec un « Malbar » ou plus simplement liées à un voisinage, à une situation de détresse, à un désir d’optimiser les recours mis en place en multipliant les chances de résultats. Elles sont également en relation avec la crainte qu’inspirent les divinités de l’hindouisme : une divinité crainte est une divinité forte, efficace. Jean Benoist note à ce propos : « Dans les bidonvilles, ou chez les créoles pauvres des campagnes, ce qui se passe à la chapelle indienne du voisinage fait partie d’un 1 3 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E paysage quotidien et on partage avec les Indiens diverses croyances. Les métissages ont contribué à construire des ponts par lesquels ces croyances ont diffusé et se sont ainsi assuré un solide ancrage dans la population non indienne. » [1979, p. 156] 1 3 2 Mes interlocuteurs ont connaissance de ces rituels, et sont susceptibles d’y avoir recours, quelle que soit leur appartenance religieuse, leur pratique exclusive 40 de la religion catholique, une appartenance dite catholique couplée à la fréquentation assidue de la chapelle d’un « dévinèr », la pratique conjointe (extrêmement courante) du catholicisme et de l’hindouisme. L’exemple du « sèrvis poul nwar », que prend Jean Benoist 41, est, de ce point de vue, tout à fait éloquent. La crainte qu’inspire ce rituel s’appuie en effet sur une double tradition : celle de la poule noire européenne, maléfique, dangereuse, à connotation satanique, et celle du sacrifice à la déesse Pétiaye. Il constitue, avec le recours au « dévinèr » et ⁄ ou au « poussari », l’une des premières portes d’accès à ces variations. Comment interpréter les variations ? Des variations culturelles au sein d’un continuum ? J’émettais, dans une précédente publication [Pourchez, 2002], l’hypothèse de la présence d’un continuum culturel. Cette notion, empruntée aux linguistes [Bickerton*, 1975], est souvent utilisée afin de 40. Les passerelles de rendre compte des différents registres présents l’hindouisme vers la relidans les langues créoles. Elle est sans doute celle gion catholique sont telles que souvent, de manière qui, au premier abord, définit le mieux les données inconsciente, des créoles recueillies. Elle rend en partie compte des variaqui se disent catholiques exclusifs utilisent certains tions présentes, selon les familles, les lieux, à symboles, ou manières l’intérieur d’un même espace, domestique, rituel. d’honorer les divinités propres à l’hindouisme. Ces différences reflètent la diversité des informa41. Ibid. teurs, car les données ne sont jamais totalement M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E homogènes, aucun informateur ne donnant exactement les mêmes matériaux que son voisin. L a population concernée par mes recherches, hommes et femmes créoles au sens « émique » du terme, se situe sur un large échantillon comprenant des individus aux phénotypes extrêmement divers et qui ne correspondent pas toujours aux appellations qu’ils se donnent. Des « Petits Blancs des Hauts » se disent non métissés (?), d’autres affirment leur métissage et leur créolité, des familles sont clairement métissées, des « Kaf 42 » revendiquent leurs racines africaines, des familles sont proches de l’hindouisme, des jeunes femmes sont mariées avec un « Malbar », des « Malbar » se disent créoles, des Créoles se disent « malbar », des « Malbar » se prétendent purs (?) 43. Dans ce contexte, définir avec précision la place occupée par les informateurs sur le continuum s’avérerait pour le moins impossible. Cette tâche relèverait d’un jugement de valeur por té à par tir du phénotype de l’individu, de la réactualisation d’une ligne de couleur que l’abolition de l’esclavage a (aurait) dû faire disparaître. Elle dépendrait d’un choix identitaire des individus eux-mêmes ou, de manière plus problématique, d’une catégorisation opérée par le chercheur. 42. Le terme « kaf » fait davantage référence à un phénotype « noir » qu’à une origine géographique précise. Les travaux des historiens, notamment ceux de Sudel Fuma [1992, 1994], ont bien montré qu’étaient appelés « kaf » l’ensemble des individus à la peau noire, qu’ils soient originaires d’Afrique de l’Est, des Comores, de Madagascar, voire d’Australie. Aussi, la revendication de racines africaines, qui nous semble on ne peut plus légitime, devient assez problématique dès lors qu’elle s’appuie sur une kafritude qui repose non sur des racines réelles, mais sur une couleur de peau. 43. Sans remettre en cause l’existence d’une fraction de la population ayant pratiqué l’endogamie, je justifie cette double interrogation par les différents travaux, historiques [Barassin, 1989] ou conduits à partir des registres d’état civil, notamment la thèse de Gilles Gérard* [1997] , qui montre que les métissages se sont, dès les débuts du peuplement de l’île, étendus à l’ensemble de la population, et n’ont cessé de se poursuivre. Il serait pour tant possible, au sein de la population concernée par l’enquête, après dépouillement et analyse des données, de déterminer deux pôles extrêmes : ceux-ci regrouperaient, d’une part, les données fournies par les « Petits Blancs des Hauts », au phénotype plus européen, et d’autre par t celles rappor tées par les familles issues des esclaves et engagés indiens. Jean Benoist distingue un troisième pôle : « La société globale réunionnaise se présente ainsi comme la conjonction de trois soussystèmes sociaux principaux : celui des plantations 1 3 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E où le groupe majoritaire mais dominé est formé par les Indiens “malbars” et les métis d’origine africaine et malgache, celui de l’agriculture paysanne où les petits cultivateurs européens forment l’essentiel de la population, et une société moderne appuyée sur l’administration métropolitaine et les notables locaux. » [1979, p. 16] La société moderne (ici, telle que l’idéalisent mes informateurs – par les médias, la télévision, les grosses voitures… –) possède en effet une influence importante sur les représentations des jeunes couples, sur les pratiques familiales. Mais l’analyse des entretiens montre que le critère du phénotype des individus, qui a pu être opérant, il y a une vingtaine ou une trentaine d’années, dans un contexte postcolonialiste beaucoup plus marqué que celui d’aujourd’hui, n’est plus d’actualité pour l’analyse des variations culturelles. 1 3 4 Par ailleurs, trois pôles, cela fait déjà beaucoup pour un simple continuum… D’autant qu’à ceux-ci nous pourrions en ajouter d’autres, issus de la société réunionnaise : sous-systèmes de la société urbaine qui est en train de se créer à la périphérie des grandes villes, des habitants des cirques, des Chinois de La Réunion (« Sinwa »), des musulmans (« Zarab »), constitués par les nouveaux arrivants, Comoriens et « Mahorais » (« Komor »), par les métropolitains (« Zorey ») qui constituent une population spécifique. Il semble possible de distinguer au moins neuf sous-systèmes au sein de la société réunionnaise et la notion de continuum apparaît bien désuète quand il s’agit de rendre compte d’une telle complexité. Un continuum culturel issu de systèmes en interactions ? La présence d’un cultural continuum of intersystems [Drummond*, 1980] 44 est également à considérer. Il est sans doute davantage le reflet de la complexité de la société créole réunionnaise, société qui voit les individus en relation les uns avec les autres de manière 44. Continuum culturel ininterrompue. Les contacts se produisent au traà l’intérieur duquel entrent en contact différents vers des échanges économiques ou, pour les plus systèmes en interactions constantes. jeunes, par le passage dans l’institution scolaire. M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E La notion de cultural continuum of intersystems, que nous pourrions maladroitement traduire par « continuum culturel issu de systèmes en interactions » permet de rendre compte des variations observées dans les comportements adoptés par les individus, dans les pratiques, les rituels et les représentations. Car ces sous-systèmes présents au sein de la société sont nécessairement en interaction à un moment ou un autre, ils ne peuvent être totalement étanches. Ils sont donc producteurs de sens et tendent à converger vers un patrimoine commun à tous. Il devient cependant particulièrement tentant, pour 45. Sur la base d’une notion telle que celle prol’ethnologue, de séparer les divers éléments du posée par Lee Drummond. [1980] système, de ne voir, dans un tel contexte45, qu’un seul des sous-systèmes, avant de développer l’idée d’une identité chinoise, tamoule ou malgache séparée, autonome, indépendante du système global. Non que les revendications identitaires n’existent pas, le développement récent des associations culturelles prouve le contraire et montre le désir légitime d’une partie de la population de retrouver des racines éloignées ou perdues. Mais les données recueillies le montrent, la notion d’ethnie, souvent utilisée pour désigner tel groupe malgache ou « malbar », n’est pas opérante. Une grande fluidité existe entre les sous-systèmes et les appartenances apparaissent davantage liées à des contextes particuliers qu’à une origine réelle. En outre, les interactions existent entre les sous-systèmes, des passages s’effectuent, qui affirment l’émergence d’une créolité (revendications identitaires et créolité n’étant, du reste, pas incompatibles). Cette fluidité, la multiappartenance (qui peut être temporaire) des individus aux sous-systèmes montre alors que le concept de cultural continuum of intersystems est trop rigide pour rendre compte de la situation réunionnaise. Et la créolité ? La base culturelle commune, ainsi que les variations culturelles observables, interactions à l’œuvre, lieu de confrontations, d’oppositions, de créations est, par excellence, la terre de la créolité. Mais s’agit-il ici de créolité ou de réunionnité ? Faut-il considérer les variations culturelles comme complémentaires de la base commune ou le tronc culturel commun est-il constitué des variations culturelles ? 1 3 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Le produit des contacts est né de l’histoire et de la rencontre forcée des peuples. Mais cette créolité, originellement issue d’interactions entre systèmes différents, est bien plus qu’un simple agrégat. Certains de ses aspects, en particulier ceux liés à l’alimentation [Cohen*, 2000] ou à la première partie du cycle de vie qui constitue mon domaine de recherche, possèdent une logique interne, des axes de cohérence, des objectifs. Sur la base de ses trois siècles d’histoire et de contacts entre les peuples, les cultures, elle évolue, se transforme, interprète les apports exogènes, produit des variations, est en perpétuelle construction, préfiguration d’une société postmoderne originale. Des pratiques qui deviennent partie prenante d’une réunionnité revendiquée 1 3 6 Le façonnage du visage, l’administration de la « tizane tanbav », le bandage du ventre, cachés aux yeux des médecins, des pédiatres, m’ont été présentés par les jeunes mères comme des pratiques spécifiquement réunionnaises, preuve d’une appartenance, d’une forme spécifique de créolité. Mais cette affirmation était loin d’être spontanée. Les pratiques sont en effet d’abord cachées, niées, présentées comme des archaïsmes, des choses du « tan lontan », que l’on connaît encore mais qui n’existent plus… Puis, dans un second temps, mon intégration ayant été effectuée au sein de la famille, mon identité créole (comprenant, par un retournement de la recherche, une sorte de mise à l’épreuve de mes connaissances et de ma pratique des techniques en question) reconnue, ces pratiques étaient revendiquées, parfois d’une façon particulièrement énergique (le « nou zot fanm réinionèz »), qui contrastait avec l’attitude passive souvent observée dans les maternités ou face au personnel médical en général. Cette ambivalence entre, d’une part, la dissimulation d’usages liés à la naissance, à des éléments profondément enracinés en l’individu et, d’autre part, une revendication identitaire très forte m’a semblé proche de ce que les linguistes observent pour les usages de la langue créole. Elle s’apparente aux manifestations qui résultent de la diglossie dans laquelle les représentations opposent le français, langue officielle, langue dominante, symbole du colonialisme, de l’Occident, de M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E la modernité, des modèles sociaux, et le créole, langue de l’affectif, des sentiments, de la famille, des usages quotidiens, langue minorée, dévalorisée. Le créole est, dans ce cadre et devant un étranger, généralement considéré par les Créoles eux-mêmes comme une langue inférieure au modèle dominant, tout en faisant l’objet d’une appropriation identitaire très forte. L’émergence d’une créolité revendiquée sur un mode spécifiquement réunionnais, d’une réunionnité , s’effectuerait donc en réaction face à l’histoire, dans le cadre de l’évolution de la société, du processus de globalisation. Les auteurs de la postmodernité analysent en effet les traits novateurs des sociétés soumises à des changements rapides, des flux multiples qui interviennent du fait des bouleversements extrêmement rapides en cours dans la société. C’est, écrit Jean Benoist, comme si « les individus cessaient d’appartenir à une série de sous-ensembles d’échelles différentes, agencés dans un ordre social, pour se trouver immergés dans un monde fluide où ils recevraient de toutes parts informations, valeurs, biens, désirs, sans qu’aucun d’eux ne parvienne à s’ériger en absolu. Au monde clos où des unités communiquaient entre elles semble succéder un monde ouver t à des flux multiples que chacun reçoit différemment de son voisin ». [1996, p. 52] Les logiques du corps, qui perdurent mais évoluent, sont soumises, sous le coup des apports extérieurs, à de multiples influences. Elles semblent significatives de la postmodernité, des processus de mise en réseau, de mise en cohérence d’éléments a priori divers qui se regroupent pour former ce qu’Ulf Hannerz* [1996, p. 53] nomme un « écoumène ». Déjà, la première socialisation des enfants s’effectue selon un double mouvement aux apports complémentaires : celui qui voit la mise en place des logiques corporelles précédemment citées, celui qui intègre, à ce premier schéma, les appor ts exogènes multiples, issus de la modernité, des médias, créateurs de variations culturelles. Cette 1 3 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E évolution a nécessairement une influence sur la construction de l’individu, sur sa socialisation, sur les modifications à venir de « l’écoumène ». Complexité culturelle et évolution ? Je suis absolument en accord avec Christian Ghasarian* lorsqu’il écrit : « En reformulation constante, la société réunionnaise constitue un objet d’étude complexe et fuyant, dont l’appréhension anthropologique nécessite de revisiter l’usage des concepts et catégories classiques. » [2002, p. 674] Et de fait, les concepts tels qu’acculturation et créolisation semblent bien désuets pour rendre compte de l’évolution et de la complexité de la société réunionnaise, de variations culturelles en permanentes construction ⁄reconstruction ⁄reformulation. 1 3 8 Dans le domaine linguistique, la variation est considérée comme constitutive de la langue : ainsi, dans l’ouvrage intitulé L’Aventure des langues en Occident , Henriette Walter* explique comment les Grecs, du patrimoine constitué des anciens dialectes grecs et du grec ancien, se forgent une identité régionale. C’est, écrit-elle, par « l’étude systématique des résultats permettant d’indiquer les tendances de l’évolution lexicale » [1994, p. 69] que peuvent être comprises tant l’évolution de la langue que celle de l’identité régionale. Il s’agit donc, pour elle, d’étudier en premier lieu les variations pour comprendre l’ensemble de la langue, son évolution, les dynamiques en cours. Concernant également la variation dans l’étude des langues, Didier de Robillard* écrit : « 3° Une des difficultés rencontrées par les linguistes est liée à la diversité des formes linguistiques, à la variation et au changement linguistique, phénomènes qui y contribuent ; 4° La variation est une caractéristique essentielle des langues, et l’éliminer ou la réduire M C U R l C O R P S D E F E M M E S , C O R P S D ’ E N FA N T S E T VA R I AT I O N C U LT U R E L L E dans les descriptions constitue une amputation lourde de conséquences ; 5° La variation fait par tie de l’ordre linguistique, et les variantes, indépendamment des circonstances où elles apparaissent fréquemment, peuvent surgir dans des circonstances où on ne les attendait pas […] ; 6° La variation existe parce que les langues sont des objets empiriques, “bricolés”, et ne sont pas à la hauteur de l’image idéalisée que nous pouvons en avoir qui, seule, peut expliquer, par exemple, que l’on nie la variation au nom de la synonymie parfaite ; 7° L’apparition de variantes en discours, et dans les processus de changement linguistique, est liée à des chaînes causales partiellement déterministes. » [2001, p. 164] Ces réflexions s’appliquent parfaitement à la culture réunionnaise et aux variations qui y sont observables : en effet, ne pas tenir compte de ces variations revient à analyser des sociétés figées, hors du temps, à rester dans une approche qui sera soit le reflet ethnographique d’un seul aspect de la société (celui que le chercheur souhaite étudier), l’ensemble des variations étant occulté, soit une tentative de modélisation qui, souvent, exclura la complexité au profit d’un objet froid , de l’image d’une société figée. De plus, comme le souligne Didier de Robillard à propos de la langue – et nous pouvons, là encore, établir un parallèle –, la variation culturelle est la conséquence même du bricolage, de la création de la société créole par la mise en contact, non pas uniquement de cultures, mais davantage d’individus porteurs de ces différentes cultures. Enfin, les variations culturelles ne sont pas liées au seul hasard. Elles sont le reflet de dynamiques, de processus d’évolution, de cela même qui constitue la spécificité de la société réunionnaise. 1 3 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Conclusion La période située de la conception à la petite enfance apparaît comme révélatrice d’une construction, de la mise en place d’un nouveau système de normes, de valeurs, qui s’appuie sur l’ancien afin de le transcender, de créer, au sein d’une société créole postmoderne, un nouveau schéma spécifique qui transcende celui de la créolité : la réunionnité. Il n’y a pas perte de sens, mais émergence de sens nouveaux. 1 4 0 Au-delà de la créolité, du poids de l’histoire et de l’ancrage de la culture réunionnaise dans cette histoire, la réunionnité ne serait-elle pas d’abord à définir à partir des dynamiques de la société, des variations culturelles ? Cela nous amènerait à reconsidérer totalement notre perspective, à analyser la société réunionnaise non plus à partir de la base commune à tous mais à partir des variations culturelles qui y sont observables et continuent de se développer. De même, en effet, que toute affirmation de l’existence d’une langue créole est de nos jours tout à fait désuète tant elle est évidente, il n’est plus – il ne devrait plus être – nécessaire de postuler l’existence d’une base culturelle commune aux Réunionnais (et je m’aperçois que toute la première partie de cet article tend, en fait, à affirmer cette culture créole, ce qui prouve, peut-être, que les choses sont encore loin d’être aussi évidentes que cela). Peu de théories sont susceptibles de rendre compte de cette complexité, composée à la fois de la part d’ordre formée du tronc culturel commun à tous, héritage de l’histoire et des contacts culturels, et de la part de désordre, constitué de l’ensemble des variations culturelles. Et si un renouvellement de la théorie sur la créolité, ou, plus précisément, sur la réunionnité est envisageable (réunionnité qu’il faudrait, sans doute, définir comme étant la manière spécifiquement réunionnaise d’être créole), ce renouveau est peut-être à chercher du côté des sciences naguère dites dures, du côté des théories du chaos qui analysent la complexité. Créolité de certains ne petite erreur s’était glissée dans l’intitulé de mon intervention qui n’est pas Créolisation de la littérature française à La Réunion, mais plutôt quelque chose comme La littérature réunionnaise d’expression française et la langue créole réu- Axel Gauvin U textes réunionnais nionnaise ou encore Créolité de certains textes réunionnais d’expression française. Non seulement je ne fais de reproche à qui que ce soit, mais je m’en réjouis. Nous, Réunionnais, classerons-nous les textes qui ont été écrits, qui s’écrivent en français, à La Réunion, sur La Réunion, à partir de La Réunion, par des auteurs nés à La Réunion, ou qui ont fréquenté La Réunion, dans la d’expression française littérature réunionnaise ou la littérature française ? C’est là un problème qui se pose avec d’autant plus d’acuité aujourd’hui qu’une littérature en créole réunionnais se développe. ou La littérature réunionnaise d’expression française et la langue créole réunionnaise C’est aussi un problème dont, à ma connaissance, on a peu débattu, en tout cas si débat il y a eu, je ne sache pas que le grand public y ait été associé. ••• M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 1 4 4 Même si, au bout du compte, l’idée que l’on se fait, la représentation que l’on a, la subjectivité primeront – avec tout ce que cela comporte de contingent, de variable, de labile –, il est bon d’essayer de trouver des critères tant soit peu objectifs qui permettent, non pas une classification scientifique (ce qui est et restera gageure), mais au moins un commencement de justification de notre choix. Je n’ai pas la prétention, ici, de fournir ces critères, mais seulement quelques remarques dont j’espère simplement qu’elles n’auront pas déjà été faites par d’autres et qu’elles seront suivies de la réflexion publique qui s’impose. Revenons quelques secondes aux deux titres qui vous sont proposés (ce qui fait beaucoup pour une petite intervention). Les deux ont choisi. Le premier exclut, le second, celui que je propose, admet. Je ne dis pas pour autant que l’entaché d’erreur a tort. Ni que le conforme a raison. Je dis qu’à mon avis, non pas tout ce qui a été écrit en français par des Réunionnais, mais un certain nombre de textes peuvent être classés, sans que cela relève de la fantaisie, mais d’une représentation subjective qui en vaut une autre, dans la littérature réunionnaise. J’irai même plus loin : cette représentation subjective peut être, au moins partiellement, légitimée par un certain nombre de caractéristiques de ces textes, qui ne sont pas pour autant des critères absolus. À défaut de prouver la créolité des textes dont je vous ai parlé, j’essaierai de vous montrer que l’on peut mettre en évidence une certaine créolisation de ces textes, que cette créolisation est quelquefois plus intéressante – et plus profonde ! – que l’on s’imagine, qu’il y a dans ces textes une certaine créolité. Avant de commencer, il est indispensable de préciser le sens donné, ici, au mot « créolisation ». Ce ne sera pas une fusion d’éléments non créoles, donnant de la langue, de la culture créole, un métissage au premier degré, mais un métissage au second degré : l’utilisation, voire l’intrusion, du créole réunionnais dans le texte en français, une vision créole du monde qui transparaît dans un texte en français avec tout ce que ce dernier peut, parce qu’il est en français, comporter de perception française du monde. Pour analyser la créolisation du français, il faudrait tout d’abord être sûr de son français. Pouvoir faire la différence. Tous les jours, je m’aperçois que le français, je crois, j’ai cru, le posséder. Ce n’est pas coquetterie d’auteur, c’est (triste ou pas) la réalité. Je tiens aussi à préciser qu’écrivant également en créole réunionnais, je ne me bats pas, ici, pour M C U R l C R É O L I T É D E C E R TA I N S T E X T E S R É U N I O N N A I S D ’ E X P R E S S I O N F R A N Ç A I S E la reconnaissance de la créolité de mes textes en français. Et je me garderai bien de me citer, de m’étudier. Je partirai plutôt, mais pas exclusivement, de textes de ces grands anciens que sont Évariste de Parny*, Antoine Bertin* et Charles-Marie Leconte de Lisle*. Je ferai référence uniquement à ceux de leurs textes qui parlent de La Réunion. Dans ces textes, les poètes cités disent une réalité non hexagonale. Les noms de lieux (Salazie, Salazes, La Ravine Saint-Gilles, Cap Bernard…) abondent. Cette abondance se retrouve dans la nomination des arbres, des fruits, des animaux (ananas, mangue, latanier, caféier, goyavier, bancoulier, bengali). Tout cela est extrêmement fréquent, mais peut-on considérer cela comme une créolisation ? Cela me semble n’être qu’une adaptation au milieu local. Il y a mieux, bien mieux, comme marqueur de créolité, par exemple la nomination originale ⁄ le découpage différent du réel. Comme le dit Georges Mounin* : « Chaque langue découpe dans le réel des aspects différents […] divisant ce qu’une autre unit, unissant ce qu’une autre exclut, excluant ce qu’une autre englobe… » [1963] Avant d’aborder ce sujet, je me permets de vous lire un passage du texte que j’utiliserai le plus, la Lettre à Bertin de Parny [1775] : « Ici l’ananas plus chéri Élève avec orgueil sa couronne brillante De tous les fruits ensemble il réunit l’odeur. Sur ce coteau l’atte pierreuse Livre à mon appétit une crème flatteuse ; La grenade plus loin s’entr’ouvre avec lenteur ; La banane jaunit sous sa feuille élargie ; La mangue me prépare une chair adoucie Un miel solide et dur pend en haut du dattier… Du sommet des remparts dans les airs élancée, La cascade à grand bruit précipite ses flots… » Commençons par le jaunit de : « La banane jaunit sous sa feuille élargie. » On peut, bien sûr, prendre ce mot dans le sens premier du français : « Devenir de la couleur jaune. » Excepté que ce n’est pas vraiment à ce 1 4 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E stade que l’on cueille d’habitude la « figue d’Adam ». Excepté que jaune n’est pas une couleur positive en français standard : dents jaunes, teint jaune, syndicats jaunes. Or, on a ici un poème à la gloire de Bourbon 46, à sa nature, à ses fruits. On peut penser à l’autre sens de jaune, à celui plus spécifiquement créole réunionnais : mûrissant (fruits très appréciés à ce stade, dit, avec raison, Alain Armand* [1987]), en « véraison ». « La mangue me prépare une chair adoucie ». Le mot adoucie n’a plus en français moderne ce sens de « qui est devenue sucrée, qui s’est chargée de sucre ». « Du sommet des remparts dans les airs élancée. » Auguste Lacaussade* dans Le Champborne et Leconte de Lisle dans L’Illusion suprême écrivent respectivement : « […] la bande se divisant […] », [1852] « Et le chant triste et doux des Bandes à la file […] ». [1886] « Bandes » n’a pas en français le sens absolu d’« équipe d’esclaves », « groupe d’esclaves, allant, revenant du travail, au travail ». 46. Ancien nom de La Réunion. 1 4 6 Est frappante, chez Leconte de Lisle, dans ses poèmes que l’on peut nommer réunionnais, l’abondance des adjectifs de couleur, en particulier du rose. Dans les quatorze poèmes de l’anthologie d’Hippolyte Foucque*, on retrouve quinze fois cet adjectif ! Dans la majorité des cas on peut penser qu’il s’agit du rose dans le sens français du terme (que l’on retrouve aussi en créole réunionnais) : « La liane en treillis suspend sa cloche rose… » [La Ravine Saint-Gilles, 1872] « Et tandis que ton pied, sorti de la babouche, Pendait, rose, au bord du manchy ». [Le Manchy, 1872] Il y a d’autres cas où le rose ne peut être que nuance d’une autre couleur : « L’orbe d’or du soleil tombé des cieux sans bornes S’enfonce avec lenteur dans l’immobile mer, Et pour suprême adieu baigne d’un rose éclair… » [L’Orbe d’or, 1884] « Drapé de neige rose, il attend le soleil » [Le Piton des Neiges, 1895] M C U R l C R É O L I T É D E C E R TA I N S T E X T E S R É U N I O N N A I S D ’ E X P R E S S I O N F R A N Ç A I S E « Dans l’air léger, dans l’azur rose, […] » [Dans l’air léger, 1895] (« Dans l’air léger… », rose est ici à la rime dans une villanelle et revient quatre fois). « Le vol vif et strident des roses sauterelles » [L’Illusion suprême, 1884] « Quand l’aube jette aux monts sa rose bandelette… » [Le Bernica, 1872] « Oh ! les mille chansons des oiseaux familiers Palpitant dans l’air rose et buvant la lumière ! » [Le frais matin dorait, 1884] « Fait les bambous géants bruire dans l’air rose ». [Si l’aurore, 1864] Il existe des cas où rose n’est probablement plus du domaine de la couleur ou n’est plus que métaphoriquement du domaine de la couleur : « Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse » [Le Manchy, 1872] « Dans la rose clarté de son heureux matin […] » [L’Illusion suprême, 1884] « Le vent léger du large, en longues nappes roses ». [L’aigu bruissement…, 1895] Pour ce qui concerne l’aurore, le matin – et métaphoriquement la jeunesse – sans doute y a-t-il une influence d’Homère*, mais ne faudrait-il pas, malgré tout, chercher l’abondance de cet adjectif et, quelquefois, cet écart partiel de sens d’avec le français standard dans certaines spécificités du rose créole réunionnais ? Ce rose qui, plus encore que le français (qui peut voir la vie en rose ), désigne le « bien doré, appétissant » (« La viand lé roz bonkër 47 »), le « mûr à point » (« Moin la trouv in rézime fig ! Ça té roz, roz konm kardinal 48 ! »). À propos de « cardinal », il y a un dernier rose que je voudrais évoquer et que l’on trouve dans La Fontaine aux lianes [1862] : « Sur les blancs nénuphars l’oiseau ployant ses ailes Buvait de son bec rose en ce bassin 47. La viande est dorée à charmant. » point. En français standard, à ma connaissance, le rouge, 48. J’ai vu un régime de que je vois un peu grenat, de ces becs d’oiseaux, bananes mûres comme un cardinal. est appelé « corail » : un « bec de corail ». Leconte 1 4 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E de Lisle, s’il ne connaissait pas le « sénégali » sous le nom de « békroz », aurait-il écrit « buvait de son “bec rose” » ? La question mérite probablement d’être posée. Parny, Bertin, Leconte de Lisle et bien d’autres ont, je crois, une créolité plus profonde encore. À chaque fois que je relis de Parny les Vers gravés sur un oranger : « Oranger, dont la voûte épaisse Servit à cacher nos amours, Reçois et conserve toujours Ces vers, enfants de ma tendresse ; Et dis à ceux qu’un doux loisir Amènera dans ce bocage, Que si l’on mourait de plaisir, Je serais mort dans ton ombrage. » [rééd. 2001] 1 4 8 À chaque fois, donc, que je relis ce poème, je ne peux m’empêcher de penser à Melle Caro de la Rivière-Saint-Louis chez laquelle, maître auxiliaire de l’éducation nationale, j’étais en pension : « Si la touf banbou dann fon-la i gagné kozé, noré d’zistoir po lu rakonté 49. » Je n’ai pas dit que Parny avait fréquenté M elle Caro… Connaissait-il son ancêtre ? Qui sait ? En tout cas ce genre de réflexion, cette tendance à un certain animisme me semble tout à fait de chez nous. Revenons à la Lettre à Bertin de Parny [1775] : « Ici l’ananas plus chéri Élève avec orgueil sa couronne brillante. » Comment ne pas penser à la devinette célèbre : « Kosa in shoz ? Tête en kourone, patte en badine 50 ? » et à la sirandane mauricienne (citée par Jean-Marie Gustave Le Clézio* et Jemia Le Clézio* [1990]) : « Mo éna en lérwa, li port so kuto, so kuronn 51 ? » On trouve dans la Lettre à Bertin [1775] : « Un miel solide et dur pend en haut du dattier… » à rapprocher de : « Delo pandiyé ? Koko 52. » M C U R l C R É O L I T É D E C E R TA I N S T E X T E S R É U N I O N N A I S D ’ E X P R E S S I O N F R A N Ç A I S E Bertin, dans son Épître à M. Desforges-Boucher* , déclare : « Quel Dieu pour toi fait […] errer le melon d’eau ». [1778] Comparons avec : « Bëf i rès an plas, la korde i marsh ? Pié sitrouy 53. » S’il est vrai que citrouille n’est pas melon (d’eau), chacun sait qu’ils sont l’un et l’autre de la famille des cucurbitacées ! En tout cas que les lianes se ressemblent. Leconte de Lisle écrit dans Le Manchy [1862] : « Tandis qu’un papillon, les deux ailes en fleur. » La devinette réunionnaise suivante lui correspond : « Flër desï flër, tout koulër, plié an dë ? Papiyon 54. » Voilà donc quelques raisons pour conforter notre choix d’admettre au moins certains textes de ces géniaux anciens dans notre anthologie des poètes réunionnais. Ne croyez pas que ces poètes 49. Si cette touffe de bamaient toujours été perçus comme authentiquement bous pouvait parler, elle en aurait des histoires à français. Une boutade extraite du Petit Chose (je raconter ! crois bien que cela vient du Petit Chose, car je 50. Devinette : tête cousuis, hélas, obligé de vous la citer de mémoire) ronnée, pieds enflés. est assez significative à ce sujet : 51. J’ai un roi chez moi qui « Il y avait un poète indien qui disait ses porte couteau et couronne. poèmes, nous l’appelions Baghavat… 52. De l’eau suspendue ? (et Bhagavat déclame, et Bhagavat La noix de coco. s’excite, etc.) ». 53. Le bœuf est immobile, « Bhagavat » n’est personne d’autre que… Leconte la corde se déplace ? La citrouille. de Lisle. Tout cela ne nous dispense pas, puisque les temps ont changé, d’écrire en créole. 54. Des fleurs les unes sur les autres, de toutes les couleurs, repliées ? Le papillon. 1 4 9 Langues oute voix est habitée, toute parole est déjà parlée. Nul besoin d’avoir lu Mikhaïl Bakhtine* pour le savoir. Nos paroles contemporaines s’inscrivent dans des chaînes venues d’ailleurs et d’autres temps. Si le lieu d’où nous parlons est parfois unique, le lieu de notre parole contient en lui de nombreux lieux, dont la plupart sont, pour nous, insoupçonnés. Comme l’écrivent Pascale-Anne Brault* et Michael Naas* [2003, p. 28] : Carpanin Marimoutou T étrangères, « Car la part qui est “en nous” vient avant le tout, elle est plus grande que lui ; elle vient avant nous et est plus grande que nous. La part qui est vue par nous nous voit et nous regarde d’abord, en tant que notre origine et notre loi. » voix originaires Mon propos est d’interroger des manifestations de ces voix d’avant nous en nous, de voir comment les lieux que nous habitons sont déjà habités, comment la parole qui nous appartient nous a été donnée ou prêtée et comment cela nous inscrit dans un certain type de filiation, nous situe par rapport à des héritages divers qui, sans doute, ne nous imposent rien mais par rapport auxquels nous nous situons. Je m’intéresserai à deux types de discours : celui du roman colonial dans son rappor t au surnaturel, celui du chant poème que véhicule le « maloya ». ••• M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Les âmes errantes de l’histoire : surnaturel et idéologie coloniale Henri Copin* remarque : « Le genre de la littérature coloniale auquel on rattache les œuvres inspirées par l’Indochine entre les deux guerres, reconnue et étudiée […] reste un genre flou. Proliférant sous diverses étiquettes, il désigne aussi bien des productions médiocres destinées à nourrir des rêveries de bazar que des écrits consacrés à l’exaltation de l’Empire et à la connaissance de l’Ailleurs. » [1996] 1 5 2 Certains auteurs, dont les Leblond*, ont essayé de fonder la littérature dans un rappor t au réel et au propre : le romancier colonial, à la différence de l’exote 55, dirait la vérité profonde des espaces, le génie des peuples (on dirait sans doute aujourd’hui sa spécificité, son irréductible altérité), le travail transformateur du colonial ; il serait seul apte à le dire parce qu’il serait colonial et non pas métropolitain, parce qu’il connaîtrait intimement, d’expérience et non par des lectures ou des rumeurs, la réalité dont il parle. Le romancier colonial, à en croire ses défenseurs, serait un arpenteur infatigable des paysages extérieurs et intérieurs. Mais ce programme leblondien ne relève jamais que d’une r hétorique manifestaire, et la dif férence entre romancier colonial et romancier exotique n’est pas si évidente que l’on veut le faire croire, pas plus, si l’on y regarde bien, que la périodisation entre romancier colonial et romancier francophone par exemple. 55. Voir page 56. Afin d’y voir plus clair, Henri Copin propose de lire le texte colonial dans le cadre d’une triple confrontation : « Le rapport à l’idéologie, à l’exotisme et au réel constituent donc trois déterminations de la littérature coloniale et fournissent un cadre interprétatif à qui veut aujourd’hui lire tel roman colonial, telle relation de voyage, tel essai dans un contexte qui les éclaire. » [1996] MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES Comment mieux dire que le roman colonial ne va pas de soi, que sa complexité, son ambiguïté, sa polysémie sont constitutives du genre même, si genre il y a ? Comme tout roman, le roman colonial a vocation à tout dire et à le dire de toutes les façons ; hétérogène soi-même, il met en scène de l’hétérogène. Dès lors, une fois que l’on a dit que le roman colonial est (le plus souvent) écrit par un colonial (né aux colonies ou fonctionnaire installé depuis un certain temps) et raconte une histoire qui met en scène des Européens et des coloniaux (sur tout) et des indigènes (parfois, et souvent comme décor ou faire-valoir d’une histoire de réussite ou d’échec), on n’est guère plus avancé, sauf à préciser que le roman colonial est, en général, le défenseur de l’idéologie coloniale. Le problème, c’est que cette idéologie est polymorphe, elle aussi, ambiguë, contradictoire parfois. Il y a un versant de droite de l’idéologie coloniale, et il y a un versant ambigu de gauche qui emprunte au mythe du progrès, des Lumières, de la civilisation à apporter à la terre tout entière et à ne pas réserver à l’Europe. 1 5 3 Dans cette perspective, si la défense et l’illustration de la colonisation et des valeurs de l’Empire font partie du programme narratif et idéologique de la littérature coloniale, la critique de l’ordre colonial relève, contrairement aux apparences, de la même formation discursive et, surtout, de la même logique. La démarche ne consiste pas à remettre en question le bien-fondé de la colonisation et les bases du colonialisme, mais à critiquer les dysfonctionnements du système, au nom d’un projet humaniste et souvent paternaliste. Cela peut même aller plus loin. La colonisation, une bonne colonisation, peut être considérée comme le meilleur moyen d’aboutir à un monde plus égalitaire, plus juste, plus humain : la colonisation comme moment d’un processus universel d’émancipation, sous la direction éclairée des Européens de gauche. Je me propose de voir comment la formation discursive coloniale réunionnaise pense la question de la légitimité ou de la non-légitimité du rapport au lieu des diverses ethnies présentes sur l’espace réunionnais. Ce problème est, avec la question du métis, l’un des points aveugles, et dès lors insistants, de l’idéologie coloniale, dans la mesure où, dans ce cas précis, nul ne peut tenir ni un discours d’autochtonie ni un discours de conquête ; nul ne peut assumer ni une posture et un discours M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E d’antériorité, ni une posture et un discours de réélaboration du réel, en opposant une énergie nouvelle venue d’Europe à une passivité indigène millénaire. Cette question du rapport au lieu et aux origines, de l’inscription de l’Histoire et dans l’Histoire, je la traite ici à travers la catégorie du surnaturel comme catégorie de l’Autre, catégorie laissée par le maître blanc du discours et du texte au non-Blanc, afin de tenter de l’exclure du champ de l’Histoire ou de la pensée de l’Histoire. On verra donc dans deux textes se situant aux deux bouts de la formation discursive coloniale réunionnaise, Cafrine de Marius et Ary Leblond [1905] et Sortilèges créoles. Eudora ou l’Île enchantée de Marguerite-Hélène Mahé* [1952], comment l’idéologie du discours colonial se confronte à son propre texte. 1 5 4 Le roman colonial, s’il est une pratique et une poétique, est aussi un discours et un programme ; une thèse à la fois rétrospective et prospective. Selon Robert Randau*, qui publie en 1929, dans la Revue des Deux Mondes, un article intitulé « La littérature coloniale hier et aujourd’hui » : « La littérature coloniale est une esthétique au service d’une politique ; l’écrivain colonial est chargé d’une mission, celle de chanter les mérites de l’action française dans les pays colonisés, mais cette mission relève d’un discours de vérité, puisque “le rôle d’une colonisation est non de former des sujets ou une clientèle commerciale, mais de convertir à notre mentalité, avec tact, mesure et intelligence, des peuples encore à l’état de barbarie”. » [p. 416] Cette littérature missionnaire est opposée à la littérature d’escale qui revendique la subjectivité du point de vue ; il s’agit ici de remplacer le journal intime par l’analyse de la réalité. Randau insiste sur la nécessité d’une véritable connaissance intime du référent dans toutes ses dimensions. Le projet du roman colonial se présente donc comme une révolution esthétique et idéologique dans le même mouvement. C’est en ce sens que le roman colonial se présente comme moderne. Le projet est de présenter l’Autre de l’Empire colonial par le biais d’une fiction qui dirait la vérité de ce qui se joue sur le lieu ; mais il est clair que le point de vue, s’il cesse d’être celui de l’exote, n’est pas non plus celui de l’objet du discours : seul est légitime à propos des colonies le discours du colonial. MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES Le discours théorique du roman colonial réunionnais – son paratexte général – diffère quelque peu de celui exposé par Randau. À la différence des jeunes colonies de conquête, à partir desquelles Randau et Eugène Pujarniscle* construisent leur démonstration, La Réunion est une vieille colonie de peuplement où le Créole blanc a à se définir à la fois par rapport au métropolitain et par rapport aux non-Blancs qui occupent le même espace que lui. Si les références littéraires au naturalisme sont les mêmes, la question du rapport au lieu et à l’autre se pose différemment ; le problème de la légitimité y prend un autre sens, y compris celui de la légitimité de la nomination : qui est réunionnais et, plus exactement, qui est créole ? À l’île Maurice, le terme « créole » a une dimension ethnique claire et renvoie aux descendants d’esclaves ou à tous ceux qui ne trouvent pas leur place dans la nomenclature communaliste officielle de la république mauricienne : Franco-Mauriciens, hindous, musulmans, Chinois. Autrement dit, est défini comme « créole » à Maurice celui qui ne peut pas se prévaloir d’un rapport fort à une origine extra-insulaire, à une langue originelle, à une civilisation multiséculaire pour ne pas dire millénaire. En ce sens, et dans ce cas précis, le mot « créole », dans sa dimension anthropologique, a une acception, à l’intérieur des relations intercommunautaires qui organisent l’appréhension de l’espace social, économique, imaginaire et symbolique mauricien, plus péjorative que méliorative. En somme, serait créole celui qui ne saurait se définir autrement. On est là, bien sûr, dans le cadre d’une société explicitement libérale (au sens économique du terme) où le multiculturalisme – redéfini et exacerbé en communalisme –, hérité de l’époque coloniale, organise les rapports sociaux en fonction de l’ethnicité. Cela montre bien que le fait créole est, au départ, une construction par défaut : on serait créole parce que l’on n’est de nulle part ailleurs, parce que le lien – sinon colonial aux métropoles de départ – a été coupé. En même temps, dans une approche plus positive, l’être et le faire créoles impliqueraient un rapport particulier au lieu, une nécessité de se constituer par rapport à l’espace historique insulaire, au lieu créole, qui a mis en place des rapports sociaux exceptionnellement violents, fondés sur les réalités et les imaginaires de l’esclavage et de l’ « engagisme ». 1 5 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 1 5 6 On pourrait penser que le cas mauricien est exceptionnel et que a contrario, le cas réunionnais proposerait un réglage du mot « créole » plus unificateur. Les choses ne sont pas aussi simples, comme le montre l’évolution sémantique du terme au cours de l’Histoire. Au début du peuplement, « créole » signifie bien tout individu né sur l’île, comme l’atteste sans conteste le Mémoire d’Antoine Desforges-Boucher* [1710], ce qui, par ailleurs, confirme l’idée qu’être créole construit un rapport au lieu. Mais très vite, le discours colonial, en particulier à partir de l’arrivée massive de travailleurs indiens après l’abolition de la traite puis de l’esclavage, va régler le terme au plus près, le réservant aux descendants des Blancs, comme le montre toute la littérature coloniale qui oppose les Créoles blancs aux autres, définis essentiellement par la couleur de leur peau, leur origine géographique ou leurs pratiques culturelles et cultuelles non européennes et non catholiques. Les écrivains Marius et Ary Leblond en viennent à parler de « génie des races » pour fonder en légitimité pseudo-scientifique l’idéologie d’une impossibilité ontologique d’intercompréhension et de métissage réel ou symbolique, en tout cas entre les Blancs et les autres. Ils parlent de « la joyeuse farce des races de couleur » et déclarent : « La société de la Réunion se trouve finalement constituée d’une “classe blanche”, renouvelée par les apports successifs des fonctionnaires qui s’y marient et font souche, de classes de couleur d’origines fort variées qui se sont intimement confondues. » [1931] La seule possibilité offerte est celle d’une assimilation – mais non pas d’une intégration postulée comme impossible – aux valeurs créoles, c’està-dire, ici, de la « race » blanche aux colonies, à propos de laquelle les auteurs, qui parlent de « miracle de la race blanche », se font lyriques : « Permettez-nous de nous attarder sur la beauté de la race créole. C’est encore elle le plus beau jardin de cette île de jardins. Quelle variété de types émouvants ! Vous avez souvent rêvé des Géorgiennes, pleuré sur les belles enfants grecques, déploré les malheurs des Arméniennes et des Russes : cher public, ne soyez pas comme nos MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES hommes politiques indifférent à l’avenir de la race créole, tout aussi belle et dont la France a besoin pour accomplir sans faillite son œuvre mondiale ; ce n’est point seulement à cause de son charme physique si réputé qu’il faut l’aimer et la sauver, de cette grâce veloutée et de cette tendresse ineffable si précieuses à dispenser les joies fines et la suavité française à la rude société coloniale qui se forme de tant d’apports […] » [1931, p. 123] Chaque « race » est ainsi dotée de caractéristiques précises qui l’amènent à occuper une place spécifique dans l’espace social et culturel réunionnais. Se construit ainsi une représentation de l’île créole comme microcosme non pas du monde tel qu’il est mais du monde rêvé, synthèse de toutes les harmonies et espace d’annihilation des conflits, d’un point de vue situé explicitement comme européen, blanc, dans la mesure où la dimension européenne n’est pas évoquée dans cette synthèse rêvée ; c’est elle qui l’ordonne : « Ce qu’on va y chercher par-dessus tout, c’est la Beauté, la beauté supérieure où se synthétisent nombre de partielles beautés spéciales à d’autres contrées. La position géographique de la Réunion, au cœur de l’océan Indien, entre l’Asie méridionale et l’Afrique, indique déjà que son harmonie assemble les charmes des paysages, des races et des coutumes que l’on se préoccupe d’aller contempler en Perse, dans l’Inde, en Chine, aux îles de la Sonde, à Madagascar et dans l’Afrique. Ils auraient pu s’adultérer de leur contact, de leur contraste trop violent : ils ne font que s’enrichir, s’accomplir, s’épanouir par un doux rapprochement. Le caractère essentiel de la beauté de La Réunion est la douceur, la consonance dans la complexité. » [1931, p. 123] C’est par rapport à cela que doit s’appréhender ce qui s’énonce dans le court manifeste de 1926, publié chez Rasmussen, Après l’exotisme de 1 5 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 1 5 8 Loti. Le roman colonial. Ce texte, antérieur de trois ans à celui de Randau, développe l’idée d’un renouveau de la littérature française à partir de la littérature coloniale. Mais, et ce n’est évidemment pas sans rapport avec la situation réunionnaise, Marius et Ary Leblond insistent beaucoup plus for tement que Randau sur la qualité par ticulière du regard du romancier colonial, dont le réalisme a pour objet l’essence même, l’intimité des consciences : la réalité est postulée comme ne pouvant être connue que de l’intérieur, ce qui suppose que le sujet du savoir est intimement lié à l’espace référentiel et référentiaire, à l’espace cognitif et affectif dont il assure la mise en scène et en écriture : « On sent que la France ne peut plus tenir son rang en Europe, ni peut-être vivre, qu’en s’appuyant sur son empire d’outre-mer, qu’il lui faut s’attacher étroitement et durablement cet empire. D’où approfondissement de l’Exotisme – qui était surtout chez Loti* un déploiement de décors, un enrichissement de l’individualisme et un impressionnisme orientaliste – en littérature coloniale. Le Colonialisme devient la plus grande province du Régionalisme. Le Mariage de Loti, c’était de la féerie exotique : aujourd’hui, dans le roman colonial nos camarades et nous entendons révéler l’intimité des races et des âmes de colons et d’indigènes. » [1926, p. 7-8] Cette connaissance intime de l’intimité, cette sympathie de la démarche littéraire qui « doit donner le suc du cœur autant que l’essence des couleurs » [1926, p. 9-10] est, en réalité, conformément à la poétique du naturalisme, connaissance de types, ici d’ethnotypes, afin de mener à bien le projet politique du roman qui est « l’éducation des races attardées et menacées » [1926, p. 39]. « Notre art est d’aimer, notre moyen de comprendre, notre idéal d’élever autrui à notre niveau. » [1926, p. 44] Il s’agit bien d’une approche essentialiste des autres, à qui toute individualité est refusée. Parlant de leur propre production, les Leblond écrivent : « Ce sont encore deux de ses enfants qui, après avoir créé la première revue de littérature coloniale à Paris sous le titre expressif de La Grande MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES France, donnent (1902) les premiers romans écrits par des natifs des colonies, affirmant une conception de la littérature coloniale intimiste et sociale toute différente de l’exotisme dû aux métropolitains. Le Zézère, La Sarabande, Les Sortilèges appliquent le réalisme à l’observation des mœurs coloniales mais pour l’élever à la personnification pittoresque de l’âme des races. » [1926, p. 43-44] Ethnotypisation, essentialisation ; on voit bien comment le projet politique et esthétique du roman colonial réunionnais, loin de renvoyer à une écriture des contradictions de la réalité, ne se propose que de représenter le découpage de la réalité par le regard du Créole blanc. C’est que ce dernier est confronté à la question de la légitimité de son regard et de son discours. Parler des autres qui occupent le même espace, cela signifie d’abord ordonner cet espace en fonction de son idéologie de classe et de « race », mettre les autres en scène par rapport à soi, mais cela implique aussi que le discours sur les autres n’est jamais, après tout, qu’un discours sur soi, puisque le rapport mis en scène de l’autre au lieu ne fait que renvoyer à son propre rapport au lieu et, donc, à ce qui construit le lieu : « À proprement parler, voir pour lui c’est alors renaître, revivre en une atmosphère d’âmes et de choses jusque-là insoupçonnée. Comment y parvenir ? En faisant âme rase – à la fois d’auteur et d’Européen –, en regardant, en écoutant, en interrogeant, par-dessus tout, en admirant. De l’harmonie secrète qui relie les hommes et terres, un jour, après l’intime élaboration du subconscient et de la mémoire, se dégagera l’histoire qui tout naturellement dressera dans la plus expressive lumière le caractère essentiel de ces hommes sur ces terres. Et voilà bien le plus passionnant : on se laisse aller, on s’oublie à vibrer selon les êtres et les paysages, sans qu’on sache quelle part encore inaffleurée de notre sensibilité le 1 5 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E souvenir de ces visages et de ces sites nous révélera plus tard à nous-mêmes. » [1926, p. 10-11] Et c’est bien, nous semble-t-il, par rapport à cette problématique que doivent se comprendre à la fois la revendication esthétique d’un réalisme qui va au-delà des apparences et celle, plus politique, de guide des autres : « Quand on est né aux colonies, on est intimement mêlé au drame, on ne prend pas une vision elle-même pour une distraction mais pour une étape de l’action vers un idéal – qui n’est jamais une oasis de farniente mais une geste de solidarité dans un noble travail. » [1926, p. 32] 1 6 0 Le romancier colonial réunionnais ne peut devenir le guide des autres que dans la mesure où il les situe dans l’espace du mystère et des rites. Prenant encore une fois leur œuvre en exemple, les Leblond déclarent : « Fétiches de MARIUS -ARY LEBLOND juxtapose Européens, Créoles, Indigènes : le petit roman Dans les sables de Tamatave y est inspiré du contraste pittoresque et psychique de leurs mentalités, habitudes, croyances ; les autochtones les plus humbles, en dérobant leur superstition dans la simplicité même de la vie, parviennent à les maintenir et faire triompher avec un éclat farouche dans le mystère des Rites. » [1926, p. 47] Car « le merveilleux n’est pas dans les cheveux d’or d’une Irène tout imaginaire, ni dans la cruauté saloméenne d’Antinéa, mais dans l’âme candide, souvent éblouissante, des Noirs ». [1926, p. 59] De ce fait leur réalité profonde échappe à l’écrivain européen, absent du lieu – et le romancier colonial réunionnais, pour accomplir sa tâche, doit se donner les moyens d’écrire ce mystère : « Loin de se contredire, réalisme et surréalisme se commandent et l’un de l’autre se nourrissent. Le réalisme est d’abord indispensable au colonial MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES qui veut présenter au public européen, avec l’autorité du vrai, types et décors exotiques. Du réalisme se dégage naturellement l’idéalisme, car il excelle à faire rayonner l’inconnu, l’inédit, en un mot, le merveilleux des hommes et des choses d’outre-mer, presque d’outre-monde… » [1926, p. 12] Comme on peut le constater, le manifeste littéraire est explicitement un manifeste idéologique de défense et illustration d’une légitimation du sujet colonial – ici créole – par rapport au lieu. Il s’agit bien de se présenter comme celui qui peut tout dire du lieu parce qu’il en a toutes les clés. Cette posture va être encore plus explicite dans des ouvrages à statut clairement ethnographique. Je ne pense pas que, comme l’écrit Alain Ruscio*, « l’Esprit colonial est enfant légitime du refus de la Différence » [1996, p. 12]. En ce qui concerne, en tout cas, le discours colonial réunionnais, il s’agit plutôt d’une inscription de la Différence, de son figement, de son essentialisation. Cela dit, Alain Ruscio montre bien à quel point les théories de Lucien Lévy-Bruhl* sur la mentalité primitive ont été à la fois produites dans le cadre de la formation discursive coloniale et comment elles ont été récupérées et instrumentalisées par le discours et les pratiques. Cette notion de « mentalité primitive » permet, en effet, de situer le non-Européen comme non civilisé ou, plus exactement, de le situer ailleurs dans l’humanité, d’en faire un enfant. Résumant Lévy-Bruhl, Ruscio écrit : « Plus précisément donc : les “primitifs” ne raisonnent pas mal, ils raisonnent autrement. Par exemple, ils ne sont pas sensibles à la notion d’impossible. D’où l’absence d’une séparation nette entre le naturel et le surnaturel, entre le monde des vivants et celui des morts ; l’appel permanent au mystique comme mode d’interprétation du réel. » [1996, p. 57] Marius et Ary Leblond ne disent rien d’autre dans la préface des Sortilèges . Dans ce recueil de nouvelles sous-titré Roman des races, ils mettent en scène quatre figures ethnotypiques non blanches de l’espace 1 6 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E colonial réunionnais : l’Indien, le Chinois, le Malgache, le Cafre. Ces quatre figures sont présentées comme essentielles pour un réveil de l’imagination française qui pourrait y trouver l’occasion de « se renouveler et rajeunir dans une sympathie pour des êtres étroitement enracinés à la nature, inquiétude douce des âmes musiciennes curieuses des voix qui n’ont pas encore mué, attirance émouvante aux solitudes des consciences et des choses pour l’illusion sentimentale de croire séjourner en les régions les plus diverses du globe, dans une pieuse nostalgie d’au-delà terrestre ». [1905, p. 111] 1 6 2 Le projet, écrivent-ils, consiste « à surprendre ces âmes au bord de leurs sentiments profonds » [1905, p. 1], et à montrer « ces quatre humanités qui, sous l’apparence d’une existence collective, gardent de l’univers, dans le mystère de leur mutisme, un sens différent » [1905, p. 11] . Cela permet aux auteurs de postuler, derrière les différences, « une conformité d’âme, lasse de son inconscience – comme les Européens sont fatigués de trop d’intelligence – et superstitieuse jusque dans ses élans, à ne s’expliquer la vie que par le Sort ». [1905, p. 11] L’objectif de cette mise en récit des « races » est conforme au projet idéologique colonial dans sa dimension réunionnaise. On aura noté que le Blanc est absent de ce Roman des races ; c’est lui qui l’écrit et qui donc ordonne le paysage dans lequel il inscrit la présence des autres par rapport à sa propre position qui n’a pas à être énoncée. Il s’agit bien de donner à lire les différents modes d’occupation et de rapport au lieu, en fonction du génie de chaque groupe. Mais cette mise en récit et en scène présuppose une appréhension de l’île comme un espace d’harmonie et non de conflits ; comme un espace où le lieu – depuis toujours hors Histoire – se définit, y compris géologiquement, comme espace d’harmonie. L’essai de 1931, L’Île enchantée. La Réunion, est conçu dans ce but. Il s’agit de situer l’espace du Créole comme un lieu unique, privilégié où se réalisent les harmonies de la nature chères à Jacques-Henri Bernardin de Saint Pierre*. En ce sens, La Réunion est présentée comme un espace colonial à part, qui échappe aux lectures habituelles ; c’est un hapax : MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES « On n’attend pas de tous les pays le même plaisir. Il en est, comme Madagascar ou nos Afriques, que l’on va découvrir pour leur exotisme, leur étrangeté, voire leur sauvagerie, pour y rechercher la solitude, le danger ou les émotions de la chasse aux fauves ; d’autres, comme l’Indochine ou l’Inde, pour des spectacles pittoresques de mœurs ou la leçon magnifique et mystérieuse de l’Histoire inscrite par l’Art dans les monuments ; d’autres, au contraire, comme le Canada, pour leur parenté avec notre patrie et l’intimité de leur accueil. Moins le danger, on goûte toutes ces jouissances dans un voyage à la Réunion. » [1931, p. 7-8] L’île est ainsi présentée sous les couleurs du paradis terrestre, de l’Éden, conformément au mythe construit par les voyageurs du XVII e et du XVIII e siècle : « Corolle de laves noires au milieu d’un des océans les plus bleus, on peut dire indigo : une vraie fleur géologique, un de ces chefs-d’œuvre significatifs de la Nature où celle-ci recueille comme dans un musée tous ses climats, les plus différentes espèces de sa flore et de sa faune, en en éliminant le monstrueux et le perfide – il n’y a pas une seule bête dangereuse – et ne laissant que le paradisiaque […]. Dans de pareilles conditions tout ce qu’il y a d’excès s’élimine vite ; la Nature est harmonieusement contrainte au chef-d’œuvre : l’île est parfaite. Elle représente parmi les îles ce que la rose figure entre les fleurs. Quand de la mer on découvre la Réunion, la vision en est d’une forme si pure, d’un coloris si souriant, qu’on pense avec enthousiasme aux montagnes sacrées des plus esthétiques civilisations : grecque et indienne. » [1931, p. 14-15] 1 6 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Cette présentation de l’île en tant que paradis permet de la situer en dehors de l’Histoire qui s’y fait et de la penser en dehors des conflits, dans le cadre classique du paternalisme colonial. On comprend mieux alors pourquoi les Leblond reprennent à leur compte le mythe de la Lémurie mis en place par Jules Hermann*, ce continent disparu dont La Réunion, Madagascar et Maurice seraient les traces. « C’est une Insulinde qui merveilleusement survit avec Madagascar et Maurice du continent immergé de la Lémurie, cette Atlantide australe où s’étaient conservées les formes les plus moelleuses des espèces antédiluviennes. » [1931, p. 17-18] 1 6 4 L’île est ainsi pensée à travers la merveille, mais surtout se construit là un mythe de fondation qui place le Créole aux origines de l’île et du monde, lui assurant ainsi une légitimité qu’il ne saurait trouver dans l’Histoire. C’est sans doute ce qui explique pourquoi les Leblond, ayant à parler de l’histoire de La Réunion, la définissent comme un roman, mais un roman à double entrée : « C’est de ce roman lyrique, parfois épique, souvent comique, de leur fusion que l’intrigue, inextricable, compose la vie et le pittoresque intense de l’île. Roman animé et incessamment vibrant, fort émouvant, instructif et pathétique pour toutes les autres colonies où le destin géographique trame une histoire coloniale beaucoup plus convulsive que celle de ce pays volcanique. Il y a même à la Réunion deux grands romans : un roman français et un roman exotique. » [1931, p. 31] Est-ce à dire que la notion de roman colonial ne devrait concerner que la race blanche, et que les autres relèveraient du roman exotique ? Le titre de section « La joyeuse farce des races de couleur » le laisse à penser, de même que cette phrase : « Cependant le Grand Livre de l’Exotisme Colonial est sous leurs doigts, chaque jour ils en tournent une page, illustrée par les figures touchantes de vingt races. » [1931, p. 36] MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES On voit ici comment se précise l’idée que le lieu des autres est différent de celui du Blanc, du Créole. Pointe alors l’inscription de l’autre dans un surnaturel spécifique qui n’est pas celui des Blancs puisque le merveilleux de ces derniers, ce sont les réalités françaises : « À l’école, leurs (ceux des Blancs) enfants apprennent à lire et à narrer dans des livres, avec des maîtres qui ne leur parlent que de moissons de blé, de vendanges, de chaumières, de châteaux, toutes choses de France là-bas inconnues qui constituent leur merveilleux comme l’exotisme est le merveilleux pour les enfants de Tours ou de Nancy. » [1931] Mais le plus important, c’est, bien sûr, le discours sur la légitimité du rapport au lieu et aux origines. Si la référence à la Lémurie permet, comme on l’a vu, de régler la question des origines, il faut quand même fonder la légitimité du rapport au lieu. Cela suppose d’abord que le lieu lui-même soit défini comme merveilleux, mais aussi que l’habitant légitime soit en accord avec les merveilles du lieu : « Il y a un génie créole, qui n’est pas le génie colonial. […] l’adoration de la beauté, assez rare chez les coloniaux des pays neufs ; […] le choix original du détail artistique là où beaucoup d’Européens ne cherchent que l’intérêt ou le pittoresque […] en voilà des traits. Ils s’harmonisent tous dans une sorte d’intimisme de l’exotisme où les Créoles goûtent, avec simplicité et gourmandise, le merveilleux de la nature et des mœurs coloniales – qui paraît extraordinaire aux Européens sédentaires – parce qu’il est pour eux l’atmosphère qui nourrit et compose leur personnalité dès la naissance. » [1931, p. 141-142] C’est donc bien parce qu’il y a un génie créole, en consonance avec le génie merveilleux du lieu – et donc différent du génie des autres –, que le Créole peut fonder en droit sa légitimité à habiter, comme l’écrit Marius Leblond dans Les Îles sœurs , ouvrage publié aux éditions Alsatia : 1 6 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E « Des gens ont osé douter que cette Île ait été créée par Dieu pour des Blancs bien que située sous les Tropiques. Or la lumière d’ici noircit moins nos peaux que celle de l’été à Nice et à Juan-les-Pins. » [1948, p. 48] 1 6 6 Il y a ainsi une espèce d’osmose qui s’accomplit entre la terre créole et le Créole, ce que Marius Leblond nomme « l’imprégnation créole » : « Nulle par t la séduction et comme la magie coloniales n’opèrent plus vite et profondément qu’aux Mascareignes ; au bout d’un an ou deux de séjour à l’île les enfants nés en Europe de parents européens, surtout ceux qui naissent à la Réunion d’un Jurassien et d’une Bourguignonne, d’un Corse et d’une Picarde, sont aussi intimement créoles que les camarades de leurs jeux enfantins ou leurs condisciples des grandes écoles. La séduction de l’île, certes aussi celle de l’hospitalité qui en résulte, détermine une filiation indéracinable. » [1948, p. 115-116] Et c’est bien parce qu’il est en harmonie avec cette terre d’harmonie, en consonance avec elle, que le Créole est le seul apte à saisir le génie des autres, à dire le surnaturel qui est leur lieu, comme le sien est celui de la merveille. « La sympathie créole, écrit Marius Leblond, s’attarde à exprimer le plus fidèlement les âmes indigènes » [p. 150]. C’est parce que l’île est le lieu naturel du Créole que le lieu de l’Autre est nécessairement l’espace du surnaturel, sur cette île où les espaces imaginaires et symboliques se juxtaposeraient : « Cadeng deng cadeng ! À cette cadence bruyante, les cortèges de Malabares, demi-nus, peints en tigres et en singes, s’avancent dans certaines rues aux jours de “Pongol”. Ailleurs, le tambour bas appelle les nègres batailleurs aux “morengs” de boxe. Dans des danses mozambiques de plantureuses cafrines se saoulent de grosse musique qui rythme des cassements de reins lascifs. […] MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES Les cérémonies de religion hindoue ou musulmane décorent de vêtements somptueux les temples exotiques. En plein centre de la capitale on voit, lors de quelque enterrement de Chinois, la voiture du prêtre catholique précédée de Célestes semant au-devant du mort une manne de papier destinée à capter les Mauvais Esprits. » [1948, p. 38] L’organisation sociale de l’espace colonial liée au paternalisme permet au Créole de côtoyer les peuples enfants, en particulier par l’intermédiaire des nourrices, et contribue aussi à cette saisie et cette compréhension de l’espace de l’autre : « Les “nénènes” réunionnaises ne sont pas des secondes mamans qui tiennent à l’honneur d’être sévères contre vos défauts et de vous corriger ; […] elles vous embrassent tout le temps, elles vous bercent à tous âges, elles sont amoureuses de vous et vous parlent déjà mariages, elles vous font téter après leurs seins les histoires dont sont gonflées leurs têtes si imaginatives, elles ont des mots qui font éclater de rire et d’autres qui font éclore les rêves en vous évoquant d’autres Mondes. » [1948, p. 118] Apparaît ici, en filigrane, cette idée que l’espace imaginaire de l’Autre renvoie, malgré tout, à un ailleurs de l’île, à la différence de celui du Créole, consubstantiellement lié au lieu et produit par lui. Ainsi, après avoir rappelé que les non-Blancs viennent « de vingt contrées », les auteurs de L’Île enchantée. La Réunion déclarent : « Il n’est pas jusqu’à l’Océanie qui ne nous ait fourni des échantillons de ses races les plus sauvages, dont les noms déformés revivent encore dans les histoires des “nénaines” (nounous), comme les Bougres et les Ogres dans le folklore de nos provinces. » [1948, p. 36] Mais, si l’espace du Créole est inaccessible aux non-Blancs, celui de ces derniers ne saurait comporter de mystère pour ceux qui ont la maîtrise 1 6 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 1 6 8 de l’espace et du temps. Mais cette exhibition de maîtrise dans le discours ne peut qu’interroger. Il est évident que cette surenchère renvoie à une certaine conscience d’une imposture, qu’elle connote la perception d’un déclassement, comme le montrent les violentes attaques du discours social contre les non-Blancs accusés soit de vouloir s’accaparer les terres et les richesses de l’île, ainsi qu’on le voit par exemple dans le pamphlet contre les Indiens de Pascal Crémazy* intitulé « Le grand décalogue malabar », soit de menacer la légitimité blanche. Le discours de surenchère est bien ici un discours de compensation qui dit, d’une façon ou d’une autre, la peur de l’Autre et une certaine conscience du retour possible d’une Histoire réprimée ou refoulée : « Il faudrait organiser lentement l’exode vers les hauteurs, la protection méthodique de “la population des hauts”, de la haïtisation qui menace plusieurs de nos colonies laissées sans direction, à y maintenir une heureuse proportion de race blanche nécessaire à une sauvegarde fraternelle des races noires trop insouciantes et gaspilleuses. » [1948, p. 52] Dès lors, le rapport particulier des non-Blancs, et en particulier des Noirs, au réel est reformulé dans le cadre d’une opposition de valeurs et d’univers. Au fantasme d’harmonie, qui est à l’origine de la posture paternaliste, succède l’inscription de la terreur engendrée par les Noirs dès lors que l’Histoire est présente : « Contre les esclaves “marrons” en fuite dans les gorges sauvages de l’intérieur qui reviennent fréquemment la nuit piller les magasins, dévaster les plantations, incendier les maisons, il faut protéger les femmes et les filles frémissantes. L’horreur du Noir naît du récit, du spectacle de cette guérilla dramatique que Dayot* a narrée. » [1948, p. 31-32] Face à la merveille du monde créole, le surnaturel et les mystères du Noir sont alors reformulés sous les espèces terrifiantes de la sorcellerie et de l’animisme. Marius Leblond écrit : MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES « Cette “population de couleur”, de toutes les couleurs, est née elle aussi du fond de bassecour ethnographique et tout domestique de l’Éden blanc d’Adam et Ève. Les premiers Blancs ont emmené avec eux un tout petit nombre d’esclaves malgaches qui ont aussitôt fui dans l’intérieur de l’île et y ont constitué, parallèlement à l’Éden blanc de la Côte, un Éden noir ou plutôt “marron” du creux de l’île : quasi nus dans ces régions souvent glaciales, pour s’y réchauffer ils ont fantastiquement proliféré. La population de couleur reste toute marquée de cette naissance dans le marronnage. Il y a là un autre élément du Drame, une atmosphère de menaces terrifiantes et de massacres possibles qui pèse tout le temps sur la société blanche et hallucine les enfants : le mélodrame de la sorcellerie cafre dans le Paradis chrétien. […] alors que tous les “quartiers” du littoral portent des noms de saints, tous les pics et cirques à l’intérieur arborent des noms malgaches, pour la plupart ceux des chefs “marrons” : Salazes, Salazie, Cilaos, Maffattes, Piton d’Anchaing, Piton de Cimendef, noms maudits d’anciens esclaves qui ont eu le rôle le plus cruel de Révoltés, de Déchus, de “Diables noirs”, qui, tout le premier siècle de la Colonisation, y ont semé la Désolation, déterminé une vraie Terreur Noire. […] Oui, la Carte de l’Île “divine” de Leconte de Lisle se résume en double cercle de noms : en haut une couronne de dieux étranges comme des Poèmes Barbares, en bas une ceinture de protection de noms de saints catholiques, bienfaisants – noms bénis invoqués comme pour conjurer ceux des diables de couleur. » [1948, p. 118-120] 1 6 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 1 7 0 C’est ainsi que se donne à lire, dans les manifestes et les essais, l’idéologie explicite, quoique polymorphe, du discours colonial, qui relève d’une volonté d’hégémonie dans l’espace du discours social et qui, effectivement, est hégémonique. Mais lorsque cette idéologie est narrativisée, dans l’espace romanesque où l’idéologie hégémonique rencontre le travail de l’écriture, elle se retrouve parfois prise dans des réseaux de signification qui l’excèdent ou la transforment, l’infléchissent en tout cas. Comme le note Edmond Cros* : « Lorsqu’on remonte de représentation en représentation, en amont du texte, on débouche toujours sur des pratiques sociales discursives ou non discursives. Ce sont toujours des pratiques sociales qui, présentes dès l’origine du texte, impulsent ou canalisent le dynamisme de la production du sens. L’écriture s’installe en elles et s’institue à travers elles. » [1990, p. 4-5] Il précise : « Si on accepte de considérer que tout appareil, et donc toute pratique sociale, sont en quelque sorte des précipités idéologiques, c’est-à-dire des espaces où des situations sociohistoriques se transforment, à un r ythme propre à ces espaces, en structures idéologiques évolutives, on remarquera qu’en traversant ces structures et en étant traversée par elles dès son origine, l’écriture prend en charge une fonction de distribution idéologique qui mérite toute notre attention. » [1990, p. 4-5] À ce niveau, s’il y a bien une présence de l’idéologie qui engendre le texte, en particulier dans les discours d’auteur ou le discours narratorial, dans l’organisation même du texte parfois, dans sa fabrique, il y a aussi, cependant, une idéologie propre au texte, surgie du texte, en dialogue – et le plus souvent en consonance, certes – avec celle qui l’a engendré. Comme le signale Jean Fabre* : « Le Fantastique, comme le Réalisme d’ailleurs, n’exhibe pas directement son idéologie mais la déguise par de multiples médiations. » [1997] MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES Il ne s’agit pas seulement, bien entendu, de représentations ou de références sociales et culturelles, mais bien de réglages formels, discursifs, narratologiques, rhétoriques. Il est normal, alors, d’envisager, pour reprendre les termes de Claude Duchet*, « la perception de l’idéologique comme textualité active et non plus comme fausse conscience ». [1988] En ce sens, il n’est nul besoin de considérer le texte littéraire comme un espace de mise en ordre du désordre du discours social, même si l’on admet une régulation de ce discours social par un certain discours hégémonique. Plus précisément, il convient de le considérer – et singulièrement le roman – non pas comme un ordre là où le discours social serait du désordre, mais comme ce qui donnerait à voir et à lire le désordre des discours, leur hétérogénéité, leur dialogue, même si, de toute évidence, une voix demeure majoritaire, plus audible que d’autres, même si, parmi toutes les voies co-présentes, l’une d’entre elles s’efforce de demeurer, sinon la seule, du moins la plus lisible, y compris par la façon dont elle trie parmi l’interdiscursif et l’intertextuel pour se constituer. Ce qui, d’une formation ou d’un texte, est éliminé compte au moins autant que ce qui est repris et transformé. Dans le cadre de leur projet sur le roman des races, les Leblond consacrent une longue nouvelle intitulée Cafrine au rapport que les Noirs entretiennent avec le lieu. Ce texte, publié en 1905, est antérieur aux grandes tentatives de théorisation et de justification du discours et du roman colonial. Il y a, dans cette nouvelle, une présence évidente du discours sur les races, mais ce qui importe davantage ici, c’est que l’idéologie est, en grande partie, déplacée du récit et du discours vers la description des gens et des choses, et vers la description de leurs rapports. Il est clair que ce déplacement produit aussi du sens à l’intérieur de l’idéologie coloniale qui, on l’a vu, situe les « races » dans leur rapport au lieu et ici, singulièrement, dans le rapport qu’elles entretiennent avec le naturel. Le surnaturel fonctionne dans ce rapport spécifique au naturel. Les « Cafres » sont présentés dans une relation quasi sorcière d’osmose avec le monde de la nuit qui est postulé comme le leur de la même façon que le jour est le monde du Blanc : d’un côté des êtres de nature, de l’autre des êtres de culture qui comprennent la nature, mais pas le monde de la nuit dans lequel ils sont perdus : 1 7 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E « Maintenant, Cafrine se trouvait au carrefour de deux routes, entrait à droite dans un fourré de goyaviers serrés, déjà noir comme la nuit dans le soir qui s’approfondissait. Épuisée, elle s’y cachait, fermant ses paupières d’instinct pour ne point se laisser trahir par l’éclat des sclérotiques. Il arrivait un moment après, dans son linge blanc sali par la terre et par les ténèbres, indécis entre la droite et la gauche, ne distinguant rien à l’horizon d’aucune piste. Et découragé devant la nuit de cirage qui constamment allait tacher davantage ses vêtements, il tirait un coup de feu en l’air et, furieux, rebroussait chemin. » [1905, p. 274] 1 7 2 Cette nouvelle inscrit donc pleinement l’espace de la nuit comme un espace réservé aux Noirs, c’est-à-dire ici aux « Cafres » et, en particulier, aux jeunes qui, eux, savent voir la nuit et dans la nuit, ce qui les inscrit dans une vraie vie, une vie pleine. Lors d’une discussion entre les deux personnages féminins, Rose et Cafrine, la première reproche à la seconde son manque d’enthousiasme pour les errances nocturnes et lui en signale les conséquences désastreuses : « Est-ce que Cafrine avait déjà “tatane” ? Alors elle ne connaîtrait bientôt plus le bonheur des soirées libres. Le “boucan” se refermerait sur elle comme un parc sur la volaille. Et ses yeux deviendraient vite des yeux qui ne savent plus voir dans l’obscurité, des yeux de poule… Pauvre Cafrine vieillirait vite ! » [1905, p. 266] Que la nuit soit réservée aux Noirs, le texte y insiste sans cesse, jusqu’à saturation de la parole narratoriale qui utilise la feinte du discours indirect libre. On a ainsi des notations en de nombreux passages [1905, p. 264, 265, 278, 286, 297, 298, 301] d’une nouvelle qui fait une cinquantaine de pages. On peut relever, par exemple, l’énoncé suivant : « C’est parce qu’ils ont voulu vivre le jour, à la manière des Blancs, que les Noirs ont été MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES domestiqués. Ils sont obligés de bûcher parce qu’ils veulent parader le jour ; – et de la sorte ils ne vivent ni le jour ni la nuit. La nuit a été créée pour les Noirs : alors le nègre doit être le seul maître de la Terre comme, le jour, le Blanc en est le seul possesseur. Cafrine est fière de la nuit parfumée d’odeurs comme d’une chambre qui lui appartient et où elle se prélasse à sa guise, avec la liberté de se déshabiller si elle veut. Guistave est libre dans la nuit comme dans un vaste arbre d’ombre où il grimpe, où il saccage les fruits et d’où il “saboule” le monde… Et Rose y est délurée, Paul-Émile solide et protecteur sans “caponerie”. » [1905, p. 297] Si ce partage des espaces du temps est conforme à l’idéologie coloniale des Leblond, il n’en révèle pas moins la peur qui est celle du narrateur – et, au delà, vraisemblablement des auteurs – d’être confronté à une occupation du lieu qui serait transformé à partir et en fonction d’un ailleurs qui est, ici, l’Afrique. Certes, la séparation entre l’espace ordonné et laborieux du jour, sous la direction du maître blanc, et l’espace ludique de la nuit pour les Noirs prépare et présuppose l’altérité qui fait que les deux, conformément au discours doxique, ne sont pas au même stade de l’humanité, mais en même temps l’occupation de la nuit implique une pratique du lieu qui échappe au Blanc et qui, à terme, peut constituer un danger : « Ils voyaient en eux-mêmes comme dans les ténèbres et la vie leur apparaissait un beau “séga” déroulé indéfiniment par tous les soirs. Les jours étaient des lendemains de tams-tams : on y avait mal à la tête ; les nuits étaient des bals cafres, sous la résonance du ciel et dans l’odeur de géranium piétiné. » [1905, p. 301] Dès lors, l’opposition radicale entre le jour et la nuit, si elle a l’avantage, pour le Blanc, de circonscrire l’espace imaginaire du Noir, peut, en même temps, détacher les univers les uns des autres et, de cette 1 7 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 1 7 4 façon, permettre le rêve de mondes libérés de la présence blanche et ainsi occupables, appropriables, habitables par les Noirs : « La terre leur appar tenait : les champs de caféiers, vus d’un peu haut, étendaient de longues nattes brunes, les champs de maïs des saisies plus claires… et les gros arbres, agglomérés comme dans un parc, étaient noirs ainsi qu’un troupeau de cochons. Le jour, blanchissant le monde à la chaux, le rendait à la propriété du Blanc et aux éclats des couleurs étrangères. Mais tout ce que le Blanc faisait arracher le jour avait l’air de repousser pour eux dans la nuit… Aussi loin qu’ils auraient marché, aussi loin la terre leur aurait appar tenu. […] Les troncs fatidiques d’arbres à chandelle, au milieu d’enclos inextricables de crocs-de-chien déchirants, figuraient des arbres fétiches de la race… L’odeur écrasante du géranium était une maman. » [1905, p. 284] La notion d’ « arbres fétiches », qui apparaît ici, montre bien ce qu’il en est de la peur à l’œuvre dans la constitution de la figure de l’autre comme figure de la nuit et donc, d’une certaine façon, figure de la terreur. Libérée de la présence et de la coercition du Blanc, la nuit peut ouvrir sur des espaces autres, antérieurs, primordiaux : « Ils marchèrent, croyant aller au hasard de leurs pas, mais guidés par Guistave. Barrières de jardin tressées de paille et hautes ainsi que des enclos de village au-dessus desquels dépassaient des sommets de pruniers-malgaches pareils à des “boucans” ; sentiers qui tournaient en danse de “séga” au milieu de roches basses et oblongues comme des tambours ; feuillages obèses sous lesquels les troncs blanchâtres à nœuds noirs montaient comme des échelles ; plateaux pierreux qu’on n’avait pu ensemencer : ils avaient, par l’imagination nocturne de leurs MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES esprits grands ouverts dans l’obscurité, l’illusion de voyager dans un pays ténébreux et natal. » [1905, p. 297-298] Ces espaces permettent une autre installation sur le lieu. Celle-ci autorise le lien avec, par exemple, l’espace africain dans lequel, logiquement, le lieu unique de l’île ne peut que se perdre, surtout si ce lien avec l’Afrique installe celle-ci sur l’espace insulaire : « Par l’existence nocturne on rejoindrait le passé ténébreux de la race africaine : on habiterait le continent sombre et indiscontinu de la Nuit, en grandes familles qui se déplaceraient sans bruit sur le sol mou comme un matelas de la nuit. » [1905, p. 287] Or, conformément au discours colonial classique, l’Afrique est un espace dangereux, défini par l’anthropophagie et les sacrifices humains [p. 294]. Ainsi lié à l’Afrique, l’espace de la nuit permet, tout en inscrivant les fantasmes du Créole – y compris ceux du viol de la femme noire [p. 273, 275], – de reconstituer l’ancienne histoire du marronnage [p. 303] dont on a vu ce qu’elle comportait de terreur pour le Créole. Ainsi donc, loin d’être un espace-temps détaché de l’Histoire, la nuit fait revenir cette dernière dans ce qu’elle a de plus conflictuel et de plus dangereux. Plus exactement, bien que – ou parce que – se situant en dehors de l’espace balisé des travaux et des jours gérés par le Créole, la nuit fait advenir le retour ou la possibilité d’une Histoire qui n’est pas celle de ce dernier, qui n’est pas subordonnée à la sienne, qu’il ne maîtrise pas. « Il y a des endroits sûrement où se réunissent les gens qui traînent le soir pour raconter des histoires et danser en rond autour d’un grand chaudron où bout de la nourriture pour tout le monde. C’étaient ces rendez-vous qu’il fallait trouver : sous les arbres en boule ou dans des cavernes de ravine. » [1905, p. 265] La nuit peut déborder sur le jour, comme le montre cette description de la case de Cafrine : 1 7 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E « L’ombre aussi de la case entretient durant le soleil une épaisseur de nuit ; les grandes feuilles de tabac blond qui pendent au plafond saturent la chambre obscure comme un coffre d’une senteur de songe piquant au nez. » [1905, p. 248] 1 7 6 Ce débordement possible, signalé dès l’orée du récit, indique bien quel est l’enjeu de l’inscription du Noir dans l’espace nocturne. Il signale en même temps le danger de ce rapport particulier au lieu. Il fait signe pour un débordement craint et possible de l’Afrique et de ses références sur l’île, qui prépare ainsi un surgissement des ombres et des sorts de la nuit, susceptibles d’interférer avec le jour. La nuit est, en effet, décrite comme l’espace où s’agitent les ombres plus ou moins définissables [p. 261, 264], où tout peut se transformer en autre chose : « Au fond tout déménage la nuit : il semble que tout le monde est fermé dans les cases ; mais ce n’est pas vrai : il y a beaucoup de monde caché et glissant dans la nuit ; quand on passe près des arbres, on sent que toutes les branches et tous les feuillages peuvent très franchement, tout d’un coup, se mettre à remuer ; il y a des âmes dans la nuit et il y a des corps ; on est en bande, et le cœur et le corps des “cafres” est agité comme dans une grande assemblée où l’on boit, l’on vire, et l’on se roule à terre tout le monde ensemble en quantité, avec du tapage et du silence. Et c’est surtout quand l’on danse que l’on voit que tout tourne et serpente dans la nuit. » [1905, p. 269] Le fait que l’espace des Noirs soit celui des ombres, de l’insaisissable et de l’informe, renvoie directement à la perception de l’univers noir comme étant celui des sortilèges, de la sorcellerie ; un univers où Cafrine « savait étrangement regarder dans les ténèbres » [p. 251], où elle est dite « sachant, sans voir » [p. 253]. Même le lieu de vie diurne, la case, est présenté comme un espace de sorciers : « Il passa entre eux deux le petit cochon noir négligent et brouillon, la poule noire minutieusement MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES attentive, le chat noir mol et absent qui a toujours l’air d’avoir fumé. Cafrine, indifférente, dans la pénombre poussiéreuse de la chambre, assise sur un petit banc, se reposait, les jambes tendues, le regard d’ivoire buté à l’ongle violâtre des orteils accostés. » [1905, p. 248] À plusieurs reprises, les personnages sont décrits en référence à des figures de sorciers. Ainsi Cafrine, dont il est dit qu’elle est « silencieuse et insaisissable » [p. 283], qui est qualifiée de « subtile », nous est montrée menaçant Rose « d’un auriculaire malicieux conjurant le sort » tandis que cette dernière entrecroise « ses doigts secs comme une sorcière méchante » [p. 282]. Un passage décrit ainsi Guistave : « Guistave cherchait partout, cherchait en l’air, pour trouver des idées, regardait les étoiles semblables à d’inaccessibles étincelles, ayant aux mains le désir de sorcier d’en dérober au ciel pour les glisser aux chaumes des paillotes. […] Les végétations épineuses, agressives comme d’avoir à se défendre plus spécialement la nuit ou de hérisser les murs des habitations, étaient celles qu’il aimait à percer et à traverser de part en part, dans son instinct défricheur. » [1905, p. 296] Cela explique l’osmose du Noir avec la nuit insulaire et avec sa propre couleur : « Il n’y avait pas de lumière dans la chambre immense du monde ; et l’intérieur et l’extérieur du corps de Cafrine se sentaient voluptueusement noirs ainsi que se sent noir la nuit l’intérieur des fruits, l’intérieur des troncs et l’intérieur des collines. » [1905, p. 253] Cette osmose, ainsi déclinée tout au long de la nouvelle, se justifie donc par l’inscription de la part africaine sur la terre réunionnaise. Elle dit le sortilège et inscrit pleinement l’espace du Noir comme espace du surnaturel, c’est-à-dire, en dernier ressort, du naturel primitif, précivilisationnel. C’est pour cela que, de manière tout à fait classique, les personnages sont 1 7 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E systématiquement animalisés. Un nombre considérable de portraits utilise soit la comparaison soit la métaphore animales [p. 247, 254, 256, 258, 259, 261, 267, 272, 274, 276, 278, 288, 293, 295, 304]. La végétalisation forcenée des personnages de la nuit renvoie encore davantage au primitivisme [p. 257, 259, 263, 266, 282, 286, 300]. L’osmose est possible parce que le personnage est végétal, perçu et décrit sous les espèces du végétal, comparé au végétal, comme dans cet énoncé : « Et tandis que la douce calebasse de Cafrine, contre lui, roulait pleine de liqueur et de sirop, les mains noires de la nuit pressaient du miel de toutes les ruches d’ombre : on en sentait l’odeur de caramel. » [1905, p. 300] 1 7 8 Le Noir est ainsi décrit comme nature, vivant non seulement au rythme de la nature, mais étant lui-même nature. De ce fait, il ne relève pas de la culture. Il est dit de Rose et de Cafrine : « Et dans le profond enveloppement elles reprenaient leur marche réglée par l’astre comme le rythme des marées et des sexes. Leurs promenades d’ombres nègres jouait avec la course blanche de la lune. L’espièglerie de leurs enfances joufflues trouvait en la balle lunaire une compagne de gambade. Et, bombant comme une joue qui s’arrondit de la jeunesse à l’adolescence, la figure de la lune. » [1905, p. 255-256] Tout est, de cette façon, lié : la nuit, le Noir, l’enfance, la nature. Le récit colonial construit un espace propre au Noir, à la nature du Noir. Il fait prendre en charge, par le biais du discours indirect 56. « Nous sommes vraiment des enfants de la libre, la construction de cet espace par les pernuit ! » sonnages noirs. Ceux-ci déclarent, en effet, à la fin de la nouvelle, sans qu’on sache très bien s’ils parlent en créole ou baragouinent en petit-nègre, après qu’ils ont décrété qu’ « ils allaient peupler l’ombre » [p. 305] : « Nous-là pour de bon z’enfants de la nuit 56 ! » [p. 309] On voit comment opère la stratégie du roman colonial des Leblond sur cette question. Le personnage noir défini comme un être – essentiellement féminin, par ailleurs – de la nuit, de l’ombre, de la nature, ayant MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES un rapport osmotique et sorcier avec la végétation, ne se distingue plus de la nature et des ombres. On comprend donc pourquoi leur naturel est le surnaturel du Blanc, de la même façon que leur Histoire est une sur-Histoire. Rien du conflit réel ne se dit, tout est renvoyé à l’espace du naturel ⁄ surnaturel. Ce n’est pas pour rien que la nouvelle se clôt sur le fantasme de la prolifération à venir dans la nuit des ombres nées des amours de tous les Noirs qui l’occupent, prolifération redoublée par la métaphore végétale du pandanus [p. 306 à 308]. L’Histoire du rapport au lieu, quand il s’agit des Noirs, n’est plus qu’une question de nature et de surnature. Et c’est par ce détour que se donne à lire l’inscription romanesque de l’idéologie coloniale. Au début du XX e siècle, les écrivains Marius et Ary Leblond définissent littérairement l’espace qui est dévolu aux Noirs sur le sol réunionnais. Il faut rappeler que cela se fait dans le cadre d’un discours sur la légitimité du rapport au lieu et à l’Histoire. Le roman colonial renvoie bien à la question d’un site. Ce site, dans la seconde moitié du même siècle, au moment où commencent à se lézarder les empires coloniaux et où la très vieille colonie réunionnaise est transformée en département d’outre-mer, un roman tente de le trouver, dans une tentative remarquable de résoudre les contradictions narratives, discursives et textuelles du roman colonial. D’un certain point de vue, Sortilèges créoles de Marguerite-Hélène Mahé [1952] pourrait être considéré comme l’aboutissement du discours romanesque colonial, la frontière où il pose les conditions de possibilité d’un autre discours, tout en restant pris dans son propre cadre théorique et conceptuel. Le titre est d’ailleurs une sorte de mise en abyme de cette problématique. Il connote, en effet, dans sa dimension intertextuelle, à la fois le discours exotique du récit de voyage et le roman colonial des Leblond. On y retrouve, en citation reconnue et revendiquée deux titres des Leblond : Les Sortilèges et L’Île enchantée . Mais le jeu sur ces titres situe ces derniers dans un espace énonciatif différent qui déconstruit leurs programmes de significations attendus. À « sortilèges » est ajouté l’adjectif « créoles ». Or, chez Marius et Ary Leblond, la notion de sortilèges est liée aux « races inférieures », puisque le Blanc s’inscrit dans un espace cognitif qui est celui de la raison occidentale et civilisatrice. 1 7 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 1 8 0 L’adjonction de « créoles » à « sortilèges » pourrait donc faire se rencontrer les deux espaces, puisque dans le discours colonial – y compris chez Marguerite-Hélène Mahé – « créole », d’un point de vue anthropologique, signifie bien « blanc », et de ce fait, en intégrant l’Autre, règle différemment le sens du mot dans le texte et dans l’histoire. De la même façon, L’Île enchantée est bien un titre des Leblond, mais le paratexte le fait jouer avec Eudora, prénom qui consonne explicitement avec Pandora, surtout si l’on sait que l’épigraphe du roman est la première phrase d’ Aurélia de Nerval*, que l’une des héroïnes s’appelle Sylvie et que le roman se structure autour de deux récits en miroir. On voit donc comment la référence coloniale est doublement déconstruite, dans le travail du titre, par un mouvement qui consiste d’une part à situer l’une des origines textuelles dans un type d’écriture non naturaliste, d’autre part à situer l’origine du discours natif dans une dissémination de paroles et de représentations culturelles. Le propos du roman, en effet, est bien la question des origines et de son interprétation. Cette question est textualisée par un faisceau interdiscursif serré, par une sorte de désir de polyphonie, comme s’il s’agissait de produire le roman de tous les chants, le roman « enchanté ». De ce point de vue, le roman est un montage et une lecture des textes qui construisent l’image narrative de La Réunion. Il reprend ainsi l’épopée héroïque du marronnage – vue par les Blancs bien sûr – avec des références explicites à Bourbon pittoresque d’Eugène Dayot mais réactualise aussi le discours des récits de voyage sur l’Éden, la faune paradisiaque des premiers temps, ou les cyclones dévastateurs. Ainsi la confession de Sylvie s’ouvre sur ces mots : « Quand je remonte le cours de ma mémoire pour y atteindre ma prime enfance, je n’y trouve que des sensations estompées au milieu de paysages édéniques. Mes premiers pas furent amor tis par le velours de ver ts gazons ; des fougères arborescentes d’or et d’argent tamisaient sur ma couche l’ardeur d’un soleil que les branches touffues de grands arbres arrêtaient déjà à demi. Ils portaient d’énormes fleurs. Les lianes s’enroulaient à leurs troncs. Les oiseaux traversaient le ciel comme des flèches d’or ou des arpèges colorés. » [Mahé, 1952, p. 97] MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES Le roman construit ainsi une homologie entre l’enfance de Sylvie et l’enfance de l’île. De même que la sérénité originelle de Sylvie doit être retrouvée (et reconstruite) par sa descendante Eudora, de même la paix de l’île devra être retrouvée et reconstruite par tous les descendants des premiers habitants. Cela dit, la visée narrative principale est en accord avec l’interdiscours colonial que le roman reprend, en l’infléchissant très nettement vers le paternalisme. On y retrouve la représentation des races caractéristique du discours colonial, avec des quasi-citations de Leblond 57, ou la reproduction de stéréotypes, comme à propos de Rahariane, la femme de Zélindor, le chef « marron ». « Au son du tam-tam que fit battre Zélindor, les cases se vidèrent. Tandis que les hommes palabraient avec passion, les femmes, auxquelles les enfants étaient accrochés comme des 57. Voir, par exemple, la grappes, parachevaient leur toilette en description des « petits plein air. Les “Cafrines” se limaient les Blancs » comme un écho du Miracle de la race : dents, tandis que les “Yoloffes” accen« On reconnaissait ces parents à leur mise dominituaient par des traits de couleur les cale, à leur réserve, à un horribles tatouages qui les défiguparler plus chantant et plus lent, car la timidité raient ; les négresses de Mozambique liait leur langue. Plusieurs brinquebalaient avec fierté leurs seins d’entre eux, vénérables patriarches, étaient les surlongs comme des “patolles” qu’elles vivants du Bourbon des étiraient, des années durant, jusqu’à âges héroïques, ceux qui, dans la solitude de leurs leur faire atteindre quinze ou dix-huit habitations, sont fidèles pouces. Rahariane se tenait au milieu aux traditions. Le vent faisait flotter leurs longues des femmes. Elle était, comme la terre barbes aux reflets cuivrés et les épais favoris. Les uns, d’Afrique, d’une beauté féconde et sauportant les moustaches vage. De taille élevée, forte sans lourtombantes, évoquaient ces Celtes, dont le type transdeur, elle s’appuyait puissamment sur planté dans l’île y puise le sol comme pour en puiser la sève. comme une forme nouvelle ; d’autres, ces hardis Les longues jambes, les hanches épaNormands dont le vieux nouies, tout semblait concourir à sousang viking met aux joues de leurs filles des roses tenir le buste qui s’offrait avec perfecd’églantier. Dans leurs hation dans sa plénitude. Les cheveux bits de coupe surannée, ils ne se sentaient pas à l’aise, séparés en fines tresses, luisantes mais n’en paraissaient pas moins dignes. » [1952, p. 30-31] d’huile de coco et ramenées comme 1 8 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E un cimier, amenuisaient la tête petite aux lèvres pleines. Le nez droit et la peau à peine brunie indiquaient toute la distinction de la race hova. » [1952] 1 8 2 Dans la même visée, si les chasseurs de Noirs « marrons » sont dénigrés, on précise bien qu’ils sont mulâtres. Le roman reprend d’ailleurs, à propos de la mulâtresse Cora, le discours colonial sans aucune distance. Elle est représentée comme une par venue, méprisante et parfois vulgaire, mais, en même temps, désirable et provocante, et, en ce sens, comme un danger pour les hommes blancs. Mais le discours colonial est malgré tout mis en perspective par l’intégration du surnaturel. Celuici est explicitement situé dans son origine romantique et nervalienne, et le sortilège est présenté comme faisant partie de la culture blanche, essentiellement bretonne et périgourdine – ce qui renvoie, on le sait, depuis Leblond, aux origines mêmes du Créole –, pour ainsi dire occidentale, vu les références explicites à Nausicaa et à l’ Odyssée . Mais sous ce premier « surnaturel » en apparaît un autre, produit par les traditions populaires de l’île. Le texte intègre ainsi à la trame narrative, et cela dans la perspective narratoriale, le discours et l’univers rejetés dans le roman colonial du côté des Noirs et de la superstition. Plus exactement, il confronte un merveilleux et un surnaturel. Le récit repose d’ailleurs sur une donnée fantastique, qui est moins d’ailleurs celle de la réincarnation (mais pas au sens indien de l’avatar) que du croisement du retour du Même et de la construction de la figure du double. Mais ce croisement se fait en contexte colonial, et, de nouveau, ce sont la question du rapport au lieu et celle des origines qui sont problématisées, en liaison avec celle de la légitimité. Le roman fait se croiser l’histoire d’Eudora de Nadal au début du XXe siècle et celle de son aïeule Sylvie de Kerouet au XVIIIe siècle. Ce qui fait le lien entre elles, c’est la figure de l’esclave Kalla, morte sans sépulture et devenue, sous les traits de Grand Mère Kalle, une âme errante qui continue à veiller sur la famille des Nadal et, en particulier, à la prévenir lorsqu’un malheur doit s’abattre sur elle. Le récit tourne donc autour de la question de la sépulture de Kalla, de sa mise en terre afin que son âme soit enfin apaisée et que le monde des morts se sépare de celui des vivants. MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES Il est intéressant de voir que, parmi toutes les légendes possibles liées à Grand Mère Kalle à La Réunion, le texte n’a retenu que celle qui en fait une esclave sans sépulture. A été écar té, en par ticulier, un hypotexte important, celui qui fait de Grand Mère Kalle l’âme errante de M me Desbassyns, figure même de l’esclavagiste dans le discours populaire réunionnais et qui, dans le discours de la bourgeoisie créole, est présentée comme « la seconde Providence ». Ce choix est d’autant plus remarquable que la description de Sylvie de Kerouet en fait, cruauté et exactions à l’égard des esclaves évacuées, l’équivalent de Mme Desbassyns comme gestionnaire avisée et efficace du domaine familial. Les choses sont claires, ce n’est pas du côté des maîtres que l’âme erre, que le rappor t au lieu et à la terre est défectueux, que l’Histoire manque. Ce traitement de l’intertexte58 n’est pas unique ; il est même systématique. Ainsi, le personnage de Parny, qui intervient dans le roman comme compagnon de fêtes du chevalier de Nadal, l’époux de Sylvie de Kerouet, est présenté comme un poète libertin, auteur des Poèmes érotiques, alors même qu’est évacuée la référence à ses prises de position anti-esclavagistes et à ses Chansons madécasses qui mettent en scène le conflit entre Blancs et Noirs, maîtres et esclaves, colons et colonisés. Une fois de plus, c’est bien l’Histoire du conflit qui est évacuée. Lorsque celle-ci apparaît, en particulier à propos du « marronnage », c’est par le biais de la reprise sans distance du texte fondateur de « l’épopée blanche » sur l’île, Bourbon pittoresque , dont les personnages réapparaissent dans le texte de Marguerite-Hélène Mahé, soit comme personnages secondaires – c’est le cas de Touchard, – soit comme personnage principal dans le cas de François Mussard. L’Histoire n’a de place que comme roman ou comme matière romanesque. Certes, le discours sur les chasseurs de « marrons » est plus critique que chez Dayot (dont le roman, inachevé, est de la première moitié du XIXe siècle), mais il est à noter, comme on l’a déjà signalé, que les personnages négatifs sont des mulâtres. Ou alors il s’agit de 58. Edmond Cros note que « marrons » en lutte, comme Zélindor, ou bien de « l’intertexte n’est jamais Français venus de la métropole comme le chevalier aléatoire ; il s’impose par le jeu des affinités de strucde Nadal. Il s’agit bien d’une histoire entre Créoles turation que ses propres (au sens colonial du terme), et la place faite aux idéosèmes présentent avec le ou les idéosème(s) resbons serviteurs noirs ou à la question de l’âme ponsables de la sémiosis ». [1990, p. 10] errante de Kalla se comprend par rapport à cette 1 8 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E question du conflit de légitimités entre Européens et Créoles d’une part, entre récits des Créoles et récits des Noirs à propos du lieu d’autre part. Ce n’est pas pour rien que l’arrivée du chevalier de Nadal sur les terres des Kerouet est racontée à travers l’ Odyssée . Sylvie de Kerouet n’a rien d’une Pénélope et, confrontée aux infidélités répétées de son mari extra-insulaire, elle aura une liaison avec François Mussard, son amour de toujours, descendant des habitants héroïques de Bourbon et figure du Créole : de cette relation naîtra l’héritier du domaine et le fondateur de la dynastie des Nadal. Mais ce qui est surtout intéressant dans le choix de l’ Odyssée , c’est qu’Ulysse est la figure même de celui que l’Autre n’intéresse pas, que les lieux de l’Autre laissent indifférent, qui ne pense qu’à rentrer chez lui, à retrouver son propre site. Comme l’écrit Emmanuel Levinas* : « Son aventure dans le monde n’a été qu’un retour à son île natale – une complaisance dans le Même, une méconnaissance de l’Autre. » [1972, p. 43] 1 8 4 L’éviction du chevalier de Nadal du récit, comme celle de celui qui, deux siècles plus tard, porte son nom, est donc logique. Mais est-ce à dire que ceux qui se posent comme habitants légitimes du lieu portent plus d’attention à l’Autre ? C’est apparemment ce que semble vouloir dire le texte, à la fois par le jeu du titre et par l’insistance de la fable à vouloir inscrire les restes de Kalla dans le tombeau même de Sylvie de Kerouet. Mais ce n’est pas si simple. On a vu quelle place était réser vée à l’Autre dans cet essai de Leblond qui – et ce n’est pas un hasard dans la mesure où les Leblond ont été les premiers lecteurs du manuscrit de Marguerite-Hélène Mahé – porte en partie le même titre que le roman de Mahé. La structure en abyme du récit, le retour des mêmes noms ou des mêmes figures, tout cela montre bien que ce qui est en jeu est la question des filiations et des origines, thématisée au niveau familial par la question de la bâtardise posée comme élément de vraie légitimité face à l’intrusion de l’étranger. Au-delà – et la reprise du texte fondateur de Dayot le montre bien – la question de l’origine pose un conflit de légitimité et d’espace. C’est dans cette perspective que la figure de Kalla, avant d’être une âme errante, est conçue comme une figure du double. De manière paternaliste dans le récit de Sylvie qui se situe dans le temps MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES des origines de la famille et de l’île, de manière surnaturelle dans le récit contemporain consacré à Eudora. Inscrire le double, c’est bien lui faire une certaine place, mais c’est aussi inscrire l’Autre comme ombre, comme cela qui ne saurait prétendre à la légitimité. D’une cer taine façon, le texte tourne autour d’un mythe de fondation qui voudrait inscrire la légitimité et, dans une perspective paternaliste, inscrire cela qui légitime la légitimité : « Comme si l’archê, comme fondation première ou commencement absolu, était impossible à affronter de face et ne pouvait donner lieu qu’à des opérations discursives et à des stratégies narratives d’évitement qui, dans le moment même qu’elles autorisent à la dire, en conjurent l’excessive violence. » [Hartog*, 1996, p. 27-28] C’est bien pour cela que le texte s’ouvre sur un retour, celui d’Eudora au domaine de Mahavel, présenté comme le vrai lieu de la famille, l’espace où l’héroïne est en harmonie avec elle-même, en consonance avec le lieu. Mais Mahavel c’est aussi, précise le texte, l’espace des sorciers noirs, des sortilèges, l’espace où le surnaturel se donne à voir, à entendre, à rencontrer. Autrement dit, le site des uns est l’espace d’errance des autres. Mettre Kalla au tombeau de Sylvie, ce n’est donc pas tant redonner une place à l’Autre que pacifier le lieu du Même. Au-delà, c’est ramener dans le temps celle qui a échappé au temps. Kalla – dont l’une des étymologies possibles est le Temps, une autre étant la Noire –, contrairement à Sylvie et à Eudora, à propos de qui le récit multiplie les indications calendaires, n’est pas marquée par le temps, puisqu’il s’agit d’un fantôme, d’une âme errante. Mais une date la marque, une seule, celle qui est inscrite sur le bracelet d’esclave que Sylvie lui a donné le jour de son mariage. Or si le récit se termine sur la remontée des restes de Kalla de l’abîme où est tombé à son tour Gérard de Nadal définitivement délégitimé, le texte, lui, s’achève sur la mention suivante, celle que le récit avait inscrite sur le bracelet : « KALLA 25 JUIN 1772. BOURBON. » Un nom, une date complète, une mention de lieu. On ne saurait mieux montrer qu’il s’agit de fixer enfin cela qui erre, qui est inassignable, insaisissable, dans le temps, de lui assigner à la fois un lieu et un espace, aux 1 8 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E côtés de la maîtresse devenue ancêtre, dans son tombeau, à Bourbon, afin que les descendants créoles puissent récupérer un espace pacifié, duquel l’ombre a disparu. C’est de cette façon que l’on voit comment le surnaturel est ici mis en scène en raison de l’impossibilité ou du refus de penser l’Histoire. Eudora, revenant à Mahavel, remonte aux origines. Cette remontée aux origines se fait sous le signe du surnaturel à différents niveaux. Ce dernier est thématisé à la fois par les figures de la réincarnée, du double, de l’ombre, du fantôme ou de l’âme errante. Que trouve Eudora au bout de ce parcours, sinon le journal intime d’une propriétaire d’esclaves dont elle est le portrait et un bracelet d’esclave daté qui surgit de l’abîme ? C’est bien l’Histoire réprimée ou impensée qui remonte de ce trou du temps où gisent les restes d’une esclave devenue âme errante. 1 8 6 Langues, textes, mémoires L’étude des littératures des univers créoles permet une renégociation des rapports qu’entretiennent les champs littéraires. C’est dans cette nécessité de produire un discours critique renouvelé, adapté aux textes littéraires et non pas fondé sur une représentation fictive des littératures qui trop souvent occulte la réalité des œuvres, que s’inscrit cette parole sur le texte créole comme espace constant de négociations. Le texte créole pose la question du narrataire nécessairement double du texte et induit un sujet dédoublé de l’énonciation qui suppose un constant réglage du sens, du fonctionnement, comme de la lecture et de la diffusion du texte littéraire. Chaque récit construit son modèle de narrataire, qui, en retour, informe le récit. En situation de diglossie, le narrataire postulé est nécessairement double, ce qui induit un sujet dédoublé d’énonciation. Dans la mesure où l’enjeu est la « créolité » du texte, le réglage du sens se fera sur les marques identitaires, et donc sur le référent et sur la référence. Ainsi, tout texte littéraire créole postule un double regard, une double orientation de la lecture, entre reconnaissance et exotisme. Tout signe MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES produit du sens et, en même temps, signale la pure existence de la langue. Ainsi, entre oralité et intertextualité, la littérature créole spectacularise « l’investissement du sujet de l’écriture dans l’espace diglossique de la littérarité » [Cellier*, 1989], mais il faut bien voir que cet espace diglossique de la littérarité est aussi celui du sujet de la lecture, investi, d’une certaine façon, dans une quasi-coénonciation. Dans cette perspective, la question fondamentale est celle du réglage du sens par l’usage. Robert Lafont* écrit à ce propos : « Le rapport des programmes signifiants et de la manière signifiante est en définitive un fait d’usage, indécidable hors de la connaissance d’une langue naturelle, de la possession d’un code. Ainsi s’établit le langage sur deux pôles : le pôle de la consonance sociale, où tout sens est prévisible entre le message reçu et le message produit, et le pôle de résonance accompagnante, où il devient “polyphonique”, c’est-à-dire polysémique. Sur l’un des pôles, le praxème est étroitement réglé, la signifiance est étranglée pour permettre la communication pratique. Sur l’autre, le praxème se dérègle sans arrêt, la signifiance prolifère pour une fonction poétique où le sujet trouve ses aises et la complicité entre sujets, ses sous-entendus. » [1987] Face à une langue exclue et ⁄ ou marginalisée, dans le mouvement de reprise et de valorisation de la langue à partir d’un statut négatif (réel et symbolique), d’une absence d’écriture qui ne permet de sources que dans l’oralité et les modèles littéraires historiquement situés appartenant à la langue dominante, la posture du sujet de l’écriture qui veut porter témoignage est une posture de construction ⁄ déconstruction ⁄ reconstruction. Face à la dérive du discours, il s’agit d’ancrer l’identité dans une pratique à la fois du discours, du texte et de la langue. De cette façon, ce type d’écriture porte sans cesse en elle la marque d’un procès d’énonciation situé en un lieu précis. En réalité, la littérarité du texte créole est au moins double : la première fonctionne en référence à un projet d’écriture emprunté au modèle 1 8 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E dominant et, de fait, se construit souvent contre la langue orale ; la seconde surgit de l’oral dans ce qu’il peut avoir de plus quotidien et de plus accidenté, et ruse avec les formes de littérarité dominante. Bien entendu, ce double réglage est à l’œuvre, à des degrés divers, dans chaque texte. 1 8 8 Sur le lieu naît la langue créole. Cette naissance est, évidemment, au départ, liée à la nécessité d’une communication entre des personnes venues de lieux, de mythes, d’imaginaires, de langues différents. La nécessité est celle de l’échange, dans les conditions du travail d’une société d’habitation puis de plantation. Les paroles circulent de maîtres à esclaves, d’esclaves à maîtres, d’esclaves à esclaves, de maîtres à engagés, d’engagés à maîtres, d’engagés à engagés, de libres à libres et, au bout du compte, dans l’ensemble de la société dont les paroles ont fait langue. Les discours et les savoirs sur le monde, versés au langage sous forme de sens à construire dans la négociation, sont produits à partir de la perception et de l’expérience du lieu et des rapports de production sur le lieu. Mais cette langue porte nécessairement en elle, dans l’hétérogénéité même qui préside à son élaboration, la marque des langues, des rêves, des imaginaires qui ont présidé à sa naissance ; versés en inconscience, la plupart du temps, souterrains, cryptiques. Mais cela resurgit, d’une façon ou d’une autre, dans la parole de l’échange quotidien, mais surtout dans la parole poétique, dans les textes des « séga » et des « maloya », dans les proverbes, les jeux de mots, les devinettes. Cela resurgit transformé par les rencontres d’imaginaires qui produisent les imaginaires du lieu. Cela resurgit dans les croisements et les appropriations qui font qu’une légende comme celle de « Granmèr Kal » s’élabore et s’énonce en amalgamant des mythes venus de l’Inde, de Madagascar, de l’Afrique à une mémoire populaire des traditions orales réunionnaises liée à l’appréhension que les esclaves ont du maître et de ses pouvoirs, à une perception spécifique du surnaturel. Cela resurgit dans un « maloya » de Firmin Viry* où l’héroïne d’une épopée indienne – Sita dans le Ramayana –, transformée en une ouvrière des plantations, rencontre une ancienne romance française. Cela se donne à voir dans le cadre des spectacles de rue, à la fois liés à un espace profane et à une pratique spécifique du sacré, comme dans le cas du « jako » qui transporte dans sa danse et sa gestuelle des mythes et des MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES pratiques réinterprétés de l’Inde dravidienne et du Mozambique. Cela se fait dans le cadre du « narlgon » – théâtre tamoul ou « malbar » – où ce qui relevait du rituel dans l’espace originel devient spectacle théâtral à la place du « terukkutu » versé en inconscience. Cela se fait sans doute, la plupart du temps, à l’insu des énonciateurs eux-mêmes, qui ont mis les origines entre parenthèses, mais cela est là, toujours présent et immédiatement réutilisable. La langue créole est confrontée à la question de l’hétérogène, à la complexe et parfois retorse dialectique du Même et de l’Autre. Le propos est d’habiter une langue, réellement, pratiquement, et non pas seulement dans le fantasme, le désir ou le désespoir. Il faut pour cela accepter d’abord qu’elle soit toujours un peu étrange, étrangère au sujet, afin d’échapper au fantôme mélancolique d’une langue pure, homogène, close sur elle-même et sur ses locuteurs, qui les empêcherait de la rendre à elle-même, si diverse, si ambiguë, et à eux-mêmes, si divers, si ambigus. Il faut inversement accepter qu’elle ne soit jamais vraiment étrangère à elle-même et à ses locuteurs, qu’elle soit, finalement, comme nous sommes et comme sont nos sociétés, inachevée, nécessairement inachevée. L’hétérogène est au principe de toute émergence. Non seulement les littératures orales et écrites n’ont aucune raison d’y échapper, mais c’est précisément sur un rapport à l’hétérogène et à l’inachevé qu’elles fondent leur existence. Toute littérature, comme toute parole, d’un certain point de vue, est toujours en situation d’émergence. Les littératures créoles, davantage que d’autres, pour des raisons socio-historiques concrètes (l’absence d’institutions qui légitimeraient une littérature par exemple), sont toujours en situation d’émergence. Elles sont donc toujours confrontées à l’hétérogène et à l’inachèvement. Elles sont donc toujours au risque, en risque de jouissance, à tous les sens du terme, y compris juridique. Ce qui thématise et symbolise le mieux l’hétérogénéité et l’inachèvement, ce sont la traduction et la reprise intertextuelle transformatrice. Elles renvoient la langue et la littérature à autre chose qu’à elles-mêmes et, en même temps, elles les situent dans leur espace propre, celui qu’elles peuvent habiter sans crainte et sans désespoir, qu’elles peuvent sans 1 8 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 1 9 0 cesse reconstruire, remodeler, réagencer. C’est sans doute pour cela que les littératures créoles de l’océan Indien et d’ailleurs se sont constituées dans un processus de traduction ⁄ créolisation de textes venus d’ailleurs et rencontrant sur place les paroles de l’univers de la plantation, en particulier les contes qui, eux-mêmes, avaient déjà croisé des imaginaires divers. Ce n’est pas par hasard que le travail de fondation et de légitimation des littératures créoles en passe par ce processus. Les fables de La Fontaine* ont été les matrices de la littérature créole à La Réunion, aux Antilles, aux Seychelles. En Haïti, c’est Corneille* que l’on a traduit, à Maurice, aujourd’hui, la littérature créole s’effectue à partir de Baudelaire*, de Brassens*, de Shakespeare*, du Mahãbhãrata. C’est la vie normale d’une écriture littéraire qui s’institue dans le cadre d’un dialogue avec sa langue et avec les autres langues du monde, avec son réel, son imaginaire, son symbolique comme avec le réel, l’imaginaire, le symbolique que les autres littératures disent dans ce mouvement de ne pas le dire. Ce mouvement de transfert oblige la langue à aller jusqu’au bout de l’inachèvement, à explorer toutes ses possibilités, à en créer d’autres, l’amène à plonger dans les ressources oubliées de l’oralité quotidienne et de l’oralité élaborée des contes, des devinettes, des jeux de mots, des formules toutes faites. Ce mouvement rend la langue à elle-même, mais comme neuve et différente, dans le moment surpris de la reconnaissance pourtant. Ce mouvement de transfert fait la littérature ou en crée les conditions. La langue créole ne serait finalement que ceci que nous avons encore du mal à penser : une présence réappropriée de langues étrangères et de voix originaires ; cela même qui définit une poétique et une politique du lieu, un éthos du partage dans la mémoire des apports, des tensions et des conflits. Le « maloya » dit cela en acte. Le texte chanté du « maloya » n’acquiert signification et valeur qu’en contexte festif, cérémoniel, que dans l’interaction interne du chanteur et du chœur et dans l’interaction externe de la troupe et du public participant. Le texte du « maloya » ne saurait guère s’appréhender en dehors de ses structures rythmico-mélodiques : le texte du « maloya » dit traditionnel n’est pas produit pour être lu, il est conçu pour être chanté et pour faire danser. MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES Mieux encore, le texte du « maloya » traditionnel, souvent improvisé à partir d’un fonds dont l’origine est difficilement déterminable, est variable à l’infini, en fonction des conditions d’énonciation, de la participation du public, de l’état d’esprit du chanteur, de la forme du chœur ; bref, le « maloya » est une performance. Du coup, le texte publié dans des recueils ou dans les livrets qui accompagnent le disque n’est qu’un possible, une variante figée, une photographie de la parole vivante. Dans ces conditions, les conceptions classiques du texte et de l’auteur sont mises en difficulté ou, plutôt, doivent être rapportées aux acceptions qu’en donnent les analystes des cultures orales, les spécialistes de l’oraliture. En ce sens, on admettra que la figure ou la posture d’auteur mise en scène ne vaut que si l’on considère Firmin Viry ou Lo Rwa Kaf*, par exemple, comme celui qui, à un moment donné, donne une forme et une signification particulières à une parole populaire ancienne et collective. Les structures énonciatives et rythmiques du « maloya » sont connues. Le « maloya » traditionnel se caractérise entre autres par une répartition inégale et régulière de la longueur des couplets et des refrains. Les aspects formels du « maloya » traditionnel sont les suivants : les strophes et les phrases musicales sont assez longues et n’ont presque jamais la même structure ; souvent la répétition d’une même phrase ou de quelques mots constitue toute la chanson ; les phrases sont reprises par le chœur qui répond ainsi au chanteur ; la structure de certains « maloya » prévoit une lente introduction, une sorte d’appel à la danse qui présente les caractéristiques d’un « maloya kabaré » ; il n’y a pas à proprement parler de refrain et de couplets. Bien souvent il s’agit de l’enchaînement de plusieurs parties qui sont reprises en alternance ou alors les différentes parties, souvent très courtes, sont rejouées plusieurs fois ; on assiste souvent à la reprise incessante d’une même partie ; le chant est souvent mélancolique ; le « maloya » fait une large place à l’improvisation ; 59. Se dit de la variété de sur le plan linguistique, le « maloya » privilégie la créole la plus éloignée du français. variante basilectale 59 du créole réunionnais ; 1 9 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E la structure rimée est très rare, pour ne pas dire absente ; les formes sont plastiques. 1 9 2 Il est clair que le travail discursif ⁄ textuel de Firmin Viry, par exemple, s’inscrit à l’intérieur du « système-maloya » ainsi défini, à la fois pratique sociale et pratique discursive. Mais, malgré tout ce que l’on a pu dire plus haut, la chanson de Viry est aussi à lire comme un texte avec ses logiques internes, ses déconstructions ⁄ reconstructions de la parole collective reçue, ses resémantisations, et comme le texte particulier d’un énonciateur particulier. Autrement dit, si les conditions sociales et historiques spécifiques de la parole du « maloya » engendrent les formes discursives et textuelles de Firmin Viry, qu’est-ce que ce dernier fait de cet engendrement ? et qu’engendre à son tour le texte ? Le texte écrit, tel qu’il nous est fourni, gomme toutes les marques de la présence du chœur, ainsi que les répétitions, les onomatopées, les changements de ton et de rythme ; on ne sait pas non plus ce qui relève de la parole du soliste, ce qui relève du chœur. Le corpus se présente comme une succession de textes écrits et donnés comme tels. Mais il faut noter qu’il ne se présente pas comme un recueil. Rien ne vient justifier a priori l’organisation et l’ordre des textes qui ne sont pas datés. Cette absence de datation semble bien renvoyer à une représentation du texte viryien comme production intemporelle, s’inscrivant implicitement dans le champ plus large de toutes les chansons de « maloya » conçues comme l’objet d’une pratique sociale collective, en dehors de repères historiques précis : « maloya la pa nou la fé / sa lété sanson konpozé 60 ». En ce sens le « texte-maloya » indique bien que sa lisibilité est sociale avant tout ; sociale et familiale, de quartier sinon de classe. La lisibilité fonctionne à la connivence et la circulation du sens se fait à l’intérieur d’un cercle restreint, celui des coproducteurs, des détenteurs privilégiés du sens qui en contrôlent le circuit. La mise en scène d’un événement du quotidien, par exemple, ou l’interpellation de tel ou tel membre de la communauté, en général signalétisé par un surnom, n’a de sens précis que pour ladite communauté, et les récits permettent à celle-ci de se mettre en scène d’abord 60. « Ce n’est pas nous qui avons fait ce maloya / pour elle-même, de s’assurer de son existence et C’est une chanson qui d’en jouir. En sortant de leur sphère normale de existait déjà. » [Viry, 1976] MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES circulation, en échappant à la connivence, les paroles du « maloya » traditionnel, lorsqu’elles se donnent à lire comme texte, échappent à toute possibilité de contrôle du sens. Ainsi transformé, hors contexte, le texte viryien est, soit illisible par manque de références, soit renvoyé à la banalité du discours social, soit vecteur d’une infinité de significations (et donc opaque) en raison de l’abandon du référent. C’est, bien entendu, ce qui fait à la fois la faiblesse (au risque de l’in-signifiance) et la beauté (au risque de la sur-esthétisation) du texte de Firmin Viry. C’est ce qui en fait un objet profondément énigmatique. Que dit, en effet, un texte de « maloya » traditionnel ? Et d’abord, a-t-il vocation à dire ? Sont-ce là son objet et son objectif ? De toute évidence, c’est la fonction poétique qui prime, le plaisir des retrouvailles phonologiques et phonétiques, celui de la reprise des mêmes structures morphosyntaxiques, des mêmes patrons rythmiques, le réemploi du même fonds lexical : en un mot, la jouissance du même. Mais du même sociolectal semble-t-il, aux dépens de l’idiolecte. En ce sens, le texte dit d’abord une langue, à la fois partagée et réservée, un plaisir de cette langue qui renvoie à ceux qui la parlent, à la fois ici et maintenant et dans une espèce d’intemporalité garantie par la certitude de la communauté. Pour le dire autrement, le « texte-maloya » est en même temps une marque (un monument) et une garantie de l’espace communautaire ; c’est la communauté en représentation langagière, discursive, sociale. Mais ce n’est pas que ça, bien entendu, sinon il n’y aurait pas texte ! Il est vrai que la parole « maloya » est largement performative et que le sujet du texte est souvent amené à adopter les figure et posture du sage et du maître de la parole, moralisateur et pédagogue. La dimension morale, sinon moralisatrice est une constante, on le sait, du « maloya » traditionnel. Quelque chose s’y enseigne qui est de l’ordre des valeurs et des normes de la communauté. Dans cette perspective, on pourrait analyser le texte du « maloya » traditionnel comme un espace d’inscription et de discursivité idéologique, celui des procédures de protection et de reproduction des mécanismes qui assurent le bon fonctionnement du communautaire. Cela se lit notamment dans sa critique implicite et parfois explicite des pratiques déviantes ou marginales, sa volonté d’échapper à l’Histoire en cours, à la modernité qui la mettrait en marge et en perte d’elle-même, comme le montre, par exemple, l’insistance sur 1 9 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E la bonne pratique du « maloya », enseignement étendu à tous les bons gestes, les bonnes manières de faire. En ce sens, la pédagogie proposée est souvent celle de l’évitement du conflit, son détournement ou, en dernier ressort, la désignation du bouc émissaire. On reconnaît là, reprise à son compte et intériorisée par la culture populaire, les enseignements et la pratique paternaliste du catholicisme colonial : « amoin minm zanfan la mizèr mi pran pa la kolèr mi manz pa tout zèr moin la fin pétèt in zour mi sora éré 61. » 1 9 4 On le voit, d’une certaine façon, le « texte-maloya » se présente comme le résultat et la pratique d’un effort de suturation ou de masquage des manques et des conflits, en parfait accord avec l’utopie de la parole et de l’espace communautaires. Mais comment expliquer alors la mélancolie de l’interprétation, la tristesse des chants, la complainte du quotidien ? Doit-on nécessairement renvoyer au hors-texte ou à la simple utilisation de la langue créole dans sa variante basilectale, la charge, sinon contestataire, du moins questionnante du « maloya » ? Il nous semble qu’il faut faire au moins l’hypothèse d’une cohérence discursive et que la mélancolie n’est pas due qu’au contexte. Pour le dire autrement, s’il y a disphonie, elle est à l’œuvre dans le texte, pas en dehors du texte. La question est, précisément, celle de la valeur-textualité du « maloya » déconnecté de sa mise en scène, en bouche, en jambes. Les conditions de la performance respectent, à la lettre, les rites liés à une certaine représentation, à un certain imaginaire du « maloya » traditionnel. Firmin Viry, par exemple, met en scène le « maloya » et, ce faisant, réinstaure la norme nécessairement fantasmatique qui autorise le discours à son tour normatif de ce qui est dès lors perçu, dans le discours commentatif, comme l’aune de la contre-culture. C’est bien ce respect trop apparent, ce respect trop montré qui pose des problèmes de lecture du produit textuel. Le texte, hors de sa mise en scène, avant toute réalisation spectaculaire, avant son incarnation, est, on l’a déjà signalé, opaque, à la limite de l’illisibilité. Mais ce n’est pas seulement lié à une question 61. « Je suis un homme pauvre / Je ne me mets pas en colère / Je ne mange pas toujours à ma faim / Je connaîtrai peut-être un jour le bonheur. » [Viry] MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES d’horizon d’attente fondé sur la connivence familiale et communautaire et excluant d’emblée l’Autre. Cette difficulté de la lecture est aussi due à l’organisation textuelle elle-même, au tissage discursif. La posture, mise en avant du sage, du maître de la parole, est mise en question par les modalités de la construction textuelle du sens. Quel est, en effet, le statut du maître de la parole quand aucun récit construit n’est plus possible ? Le texte, décontextualisé, dépouillé de l’autorité de son énonciateur, se présente alors comme un texte qui exhibe, avant tout, la difficulté de sa cohérence interne, aussi bien au niveau du récit que du récitatif. Le texte défait les fils du tissu que la performance tisse. Le texte n’est jamais qu’un tissu à jamais défait, à refaire, interminable, dont les motifs ne sont reliés, montrés et organisés que par la parole du chanteur. On ne saurait nier la formidable et éternelle modernité d’une telle structure poétique dans laquelle le poème est un objet sans cesse modifié par les conditions de son interprétation. Mais ce n’est pas aussi simple. Le texte devenu opaque crée certes les conditions d’une poéticité nouvelle fondée sur ce qui devient métaphores, allusions obscures, énigmes, etc. Les interprétations sont désormais multipliables à l’infini et le lecteur y gagne dans la mesure où il peut s’adonner sans remords au plaisir du texte, à l’ambiguë jouissance du mystérieux, au culte sans frein du divers. Le « texte-maloya », ainsi conçu, renferme en lui des centaines de textes, des milliers de possibles. L’organisation lâche, quasi paratactique, fait que, dans sa matérialité même, dans la trame du tissage, les relations de signe à signe, de fragment à fragment, de strophe à strophe en viennent à changer. Ce changement n’aurait sans doute pas une très grande importance et il relèverait même du processus normal de la lecture décontextualisée s’il n’entraînait en même temps une mise en question de l’apparente cer titude de la performance « maloya » à son niveau discursif. Ce qui était marginal devient central. La cérémonie close est contestée par ses propres marques formelles. Ce qui disparaît de cette façon, c’est la voix de la communauté et la connivence qui, seule, assurait le contrôle et la fermeture du sens. Celui-ci est désormais ouvert à toutes les voix et à toutes les voies. Là où le Même ne voulait renvoyer qu’au Même, l’Autre est désormais massivement présent. Le texte ainsi libéré (ou dépouillé) de la parole autorisée nous montre précisément la communauté impossible, l’utopie effondrée : il n’y a pas, de toute évidence, d’espace 1 9 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 1 9 6 protégé de l’Histoire ni de temps immobile. Et à relire dans cette perspective le discours du « texte-maloya », on voit surgir un récit de la perte qui ouvre la voie à la mélancolie, un travail de deuil impossible. Face à l’utopie désirée, rêvée de la fermeture spatiotemporelle et du respect de la norme communautaire, ce sont, a contrario, les déchéances minuscules et majuscules, les violences en tout genre, le malheur du désir, la solitude du sujet, le conflit permanent au cœur du quotidien qui sont racontés. Sous l’apparent prosélytisme de l’idéologie catholique coloniale, contre son poids sur l’imaginaire créole, on voit apparaître les signes d’une interrogation révoltée et désespérée : « o la liberté oté nou la ginyé o la liberté oté ousa i lé 62 ». On est ainsi mis face, par le travail de retour du texte sur le discours, à l’échappée belle de ce dernier. Malgré la tentative de masquage, de résolution non dialogique, purement idéologique, le conflit – de classes, d’imaginaires, de cultures – est bien ce qui est central, ce qui informe la production discursive et celle du sens. La mélancolie est clairement liée à une conscience non consciente que le texte transforme en savoir non explicitement su des impasses historiques ou des difficiles sentiers de traverse. On comprend mieux alors la valeur d’un « poème-maloya » comme Sa maloya qui insiste lourdement sur le respect de la tradition : « sa maloya fo itiliz ali konm li lété fo itiliz ali konm li lété avèk lo zinstriman tradisyonèl mon [zanfan 63 ». Il s’agit bien là d’une supplication sous-tendue par la conscience de l’impossibilité de garder tels quels l’espace et la temporalité (l’intemporalité rêvée) de la communauté, de se tenir à l’abri du 62. « La liberté / Nous processus historique. On saisit mieux alors pourquoi l’avons obtenue / La liberté l’autorité énonciatrice se pare des attributs du / Où est-elle ? » [Viry] père, du sage, du maître de la parole. L’instauration 63. « Le maloya / Il faut le en discours de la filiation ancien ⁄ jeune, père ⁄ fils, jouer sans le transformer/ Il faut le jouer sans le transmère ⁄ enfant (le « texte-maloya » est en grande former / Avec les instruments traditionnels. » [Viry] par tie sous le signe de la mère) a pour objet MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES impossible de construire une chaîne ininterrompue de transmission de la parole communautaire originelle, intouchée, à jamais semblable. Dans ce cadre, la citation massive de la culture « maloya » – y compris les reprises de romance, la déconstruction de la phonologie du français (cf « brébi galèz » [Brebis galeuse, Viry, 1998]), l’utilisation des mots de l’univers de la plantation, absents de la parole urbaine – a bien un sens de résistance et non plus de connivence. Le « texte-maloya », dans sa trame même, met clairement en question son discours spectaculaire de connivence communautaire et, conflictuel en tant que tel, ne donne plus à lire – en ce sens, il est monument – que les traces d’un conflit en non-résolution d’Histoire. Le travail de résolution passe alors par la reprise et l’inscription des voix senties comme originaires dans les paroles du présent. Si elles sont présentées comme une entrée de langues étrangères dans la parole créole, leur fonction symbolique consiste, au contraire, à inscrire la filiation, la chaîne des langues qui ont abouti au texte contemporain, à intensifier la présence de l’Histoire. Ce n’est pas pour rien que parler en ces langues anciennes de l’ancêtre, devenues étranges et étrangères, se dit en créole réunionnais « koz langaz ». Il s’agit bien de réinvestir tout l’espace à la fois hétérogène et unifiant du langage, de le poser comme le lieu qui instaure et autorise la parole du sujet contemporain, qui fait revenir les ancêtres dans le corps même du sujet. Le « maloya », comme performance, fonctionne en tant que réactualisation corporelle d’une mémoire ; comme retour du lieu perdu par l’intermédiaire de la formule rythmique (le refrain) et de la nomination ou de la citation de fragments d’un langage ancien, quelle que soit son origine, vu que souvent se mêlent dans le chant des fragments de légendes tant africaines qu’indiennes ou malgaches. Ce retour de la mémoire s’inscrit dans le corps lui-même, corps qui entre en résonance avec celui d e s ancêtres et avec leur parole, par le biais de la transe et de la possession, en particulier dans les services « cafres » et malgaches, les « servis makwalé », les « servis kabaré ». C’est en ce sens que le « maloya traditionnel » construit, autour de l’oralisation de la mémoire – en ce sens qu’elle peut être énoncée – et de son actualisation sans cesse relancée, un espace de la connivence, dans le cadre d’une circulation et d’un partage de la parole, autour d’un rituel de la mémoire reconstituée ici et maintenant. 1 9 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 1 9 8 Et c’est bien à partir d’une telle conception que s’opèrent les réélaborations poétiques modernes, explicitement liées au « maloya » comme genre et comme principe organisateur de la parole poétique, qui renvoient certes aux figures fondatrices de l’esclave, du « marron » ou de l’« engagé », mais qui sur tout construisent une textualisation de la littérature orale comme mémoire à partir de laquelle peut s’énoncer le texte nouveau. Ce travail est caractéristique de toute une générations de poètes contemporains, dont beaucoup voient, par ailleurs, leurs textes retourner à l’oral par le biais de la chanson, qu’il s’agisse de Danyèl Waro*, d’André Payet*, des auteurs de Ziskakan ou de Tapok. Mais, bien entendu, la reprise et l’installation poétique dans l’espace de la mémoire orale n’impliquent pas la répétition du même. Le poème s’énonce au présent, pour le présent, et sa relation à la mémoire est fondatrice d’une nouvelle relation au lieu dans le présent. C’est ainsi que la figure de « Granmèr Kal », si elle renvoie toujours à la terreur de l’âme errante, est surtout présentée comme un signe identitaire, un topos de la culture réunionnaise, autrement dit comme ce personnage qui, même s’il continue d’errer en tant qu’objet de discours, en tant que figure textuelle et culturelle, s’est ancré, y compris en tant que formule enfantine. C’est bien ce jeu avec la mémoire et avec ce qu’elle a construit d’une parole et de références communes qui permet alors la réélaboration de nouvelles légendes, comme dans le cas de Kala de Gilbert Pounia*, que le poème construit en dialogue mais en opposition avec toutes les variantes connues de la tradition orale, puisque Kala ⁄ Granmèr Kal devient un objet de désir, un messager, une figure maternelle, un guide vers la lumière et le bonheur. Le « texte-maloya » de Danyèl Waro développe le même type de relation avec la mémoire orale telle qu’elle s’actualise dans les « kabar », les « servis » ou les « narlgon ». L’espace réunionnais est ainsi conçu comme cela qui autorise le va-et-vient entre les pays d’origine et le pays rêvé du futur, par le biais d’une reprise de l’ailleurs et de l’ancien pour l’inscrire sur le lieu contemporain commun. C’est ce qui explique le retour sans cesse recommencé sur la mémoire dérobée, l’inscription textuelle de la longue litanie de la souffrance comme dans Fètkaf qui dresse la liste des esclaves du testament de Mme Desbassyns, souffrance qui ne peut prendre fin que dans la mesure où hommage leur est rendu dans MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES le présent à la fois par le biais de la mémoire, de la continuation des pratiques culturelles et des rites ( Galé 64), et par la pratique des luttes. L’un des maîtres mots du discours poétique de Danyèl Waro étant la « batarsité », le métissage, on voit bien, dans cette perspective, combien est important le rapport à la mémoire orale puisque c’est elle qui permet, à partir de la réappropriation active de toutes les origines créolisées sur la terre réunionnaise, d’instaurer l’espace de la « réyonezté », comme le montre, entre autres, le poème I apèl Larényon. Le rapport positif à l’île n’est postulé comme possible qu’à cette condition-là. Dans ses jeux avec la mémoire orale plurielle, la littérature réunionnaise définit à sa façon quels sont les enjeux politiques, culturels, sociaux et littéraires de celle-ci. À l’écoute de cette mémoire, le texte littéraire se constitue en dialoguant avec elle et en l’inscrivant comme le préalable indispensable à tout travail de réappropriation du lieu comme à toute élaboration de créolisation linguistique et culturelle. Dans cette perspective, la mémoire fait sens dans la mesure où, renvoyant à une inscription des origines, elle construit un palimpseste pour toute parole et toute écriture à venir. En même temps, elle fait échapper l’île à son insularité car elle construit les liens avec l’espace de l’océan Indien et, au-delà, l’espace africain, asiatique et européen. Dès lors, les légendes et les mythes qui se réélaborent sur le lieu réunionnais construisent un site de fondation, en ce sens où elles amarrent l’île à des mythes, des légendes, des paroles venues du monde entier. Et c’est bien pour cette raison que la prise en compte de la mémoire orale constitue un travail de réparation, condition nécessaire à l’élaboration d’un travail de deuil qui permette alors la libération – à tous les sens du terme – de la mémoire afin de donner du sens au passé et, du coup, au présent. Dans cette perspective, l’énonciation de l’ancêtre, qui qu’il soit, son univers et son langage structurent l’énonciation et organisent l’énoncé. Ainsi, par exemple, chez Gilbert Pounia, le discours du rituel « malbar » ou de la mystique sera utilisé, non pas pour rendre compte, de manière ethnographique, des cultes et des cérémonies, mais comme seul langage possible de l’amour et de la relation. Ainsi désethnicisées, les paroles issues de la langue apportée dans l’espace créole 64. « Maloya » de Danyèl Waro, écrit en 1980, publié par les engagés indiens, acquièrent – en créole – dans son recueil Démavouz la vi. [Waro, 1996] une portée universelle : 1 9 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E « La souf si nièlpou dann kré mon kèr bardzour la rouv granmatin Marlyépou kolyéflèr mo bonèr lo sab i sant dézèr lé plin 2 0 0 karès out zyé mi bès mon zyé mi bès la tèt dovan out pyé tinngé tinngé koko doulé na manzédlé manzé manzé pou nout bondyé 65 ». 65. « On a soufflé sur la braise / Au creux de mon cœur / L'aube s'est levée tôt ce matin / Collier de fleurs mots du bonheur / Chant du sable peuplement du désert. La caresse de tes yeux / Me fait baisser les yeux / Je me prosterne / À tes pieds / Noix de coco / Riz au lait / Nourriture de nos dieux. » Dyèl dyèl, poème de Gilbert Pounia, extrait de Somin Granbwa, [Pounia, 1997]. 66. « Ce bouquet d'écume couleur de lait / Je veux le prendre dans mes mains / Ma jeune fille mon grand amour / Écoute ce que dit l'eau.» Poème de Gilbert Pounia, extrait de Somin Granbwa, [Pounia, 1997]. Le célèbre mythe du barattage de la mer de lait est ainsi réutilisé, non plus pour renvoyer à un quelconque univers ethnique, religieux ou mythique, mais dans le cadre d’une déclaration d’amour d’un père à sa fille : « Bouké lékime koulèr doulé dann mon min mi vé souké mon zinn fi mon ti gaté akout dolo kozé dann galé 66 ». Cette intégration langagière, gestuelle et mythique de l’espace indien dans l’univers créole se retrouve aussi chez Danyèl Waro. Un poème comme Narlgon est encore plus révélateur de ce travail d’intégration. Le titre lui-même est significatif. Le « narlgon » , autrement appelé « bal tamoul » est, en effet, dans l’espace réunionnais, une forme particulière de théâtre chanté et dansé, originaire du sud de l’Inde et mettant en scène des histoires légendaires et mythiques extraites du Mahãbhãrata – appelé à La Réunion « Barldon » – ou des vies légendaires des dieux. Or cette forme théâtrale particulière est déjà en soi créolisée. Issu du « terukkutu » du pays tamoul, le « narlgon » n’en est plus que la mémoire transformée en terre créole. Les troupes de « terukkutu » sont, en effet, MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES des troupes professionnelles, et la structure des pièces est relativement classique, dans la mesure où sur scène les acteurs s’échangent des répliques. Ce n’est pas le cas du « narlgon » où l’histoire et les répliques sont chantées par un récitant, le « vartial » , les acteurs dansant en silence sur ces paroles que l’auditoire ne comprend guère, ce qui amène le vartial à résumer l’histoire en créole. Par ailleurs, les pièces du répertoire en terre créole ne sont pas les mêmes qu’en pays tamoul, la pièce la plus jouée étant le Vanavarson, autrement dit le récit de l’exil des Pandava dans la forêt, récit extrait du Mahãbhãrata, et qui est en général joué (mais pas seulement) dans le cadre rituel de la marche sur le feu. Il semble donc que, par rapport au modèle tamoul, le « narlgon » ait surtout retenu la dimension rituelle du théâtre et que le rapport privilégié au récit de l’exil renvoie à la relation au lieu des premiers engagés. C’est en ce sens que le « narlgon » fonctionne comme une mémoire des lieux et des rites, mais cette mémoire est réactualisée sans cesse dans la performance théâtrale et transformée par et dans l’univers créole. 2 0 1 En intitulant son poème Narlgon, Danyèl Waro joue bien entendu sur cette mémoire. Mais c’est aussitôt pour la faire partager à l’ensemble du lectorat et de l’auditoire, puisque ce texte est régulièrement chanté lors des nombreux concerts courus que donne le poète ⁄ chanteur. En même temps, le « narlgon » change de statut ; il devient poème et chant en créole et, dans la mesure où la plupart des chansons de l’auteur relèvent du genre du « maloya », le « narlgon » devient à son tour « maloya ». Dans cette rencontre ⁄ transformation des espaces, des genres et des temporalités, les mots issus du tamoul se donnent à entendre comme mots créoles, et la scène contemporaine du « maloya » ouvre à son tour sur une scène ancienne, une scène des langues originelles données à entendre dans l’ici et maintenant du chant, données à voir dans l’intemporalité du texte écrit. C’est bien ce que dit le poème qui renvoie à la fois à la cérémonie mystique du mariage des héros du Barldon (« maryaz Bondyé »), à sa mise en scène dans laquelle le poète ⁄ chanteur de « maloya » joue lui aussi un rôle (« mi sonn dyalé ») et au mariage profane des amis du poète : « Trozour mwin la parti mariaz bondyé Aldounin sanm Doulvédé Pandyalé. M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E zordi mwin po vèy mariaz mon dalon Darmlingom sanm Gonydaman […] Onm kalyanonm, onm tiloumanonm maryaz rényoné, sa ! onm kalyanonm, onm tiloumanonm maryaz rényoné, sa 67 ! » 2 0 2 En ce sens, le travail mémoriel qu’accomplit le texte de Danyèl Waro est parfaitement en consonance avec ce qu’énoncent les textes du « maloya » dit traditionnel de Firmin Viry, du Lo Rwa Kaf, de « Gramoun » Lélé*, Gramoun Baba* ou Gramoun Bébé*. Ils intègrent à la trame narrative et énonciative du « maloya » des fragments, des traces, des rappels des légendes et des rites venus de l’Inde, de Madagascar, du Mozambique et qui s’entendent sur l’espace privilégié de la rencontre entre travailleurs venus d’aires de civilisation différentes, l’espace privilégié du travail de créolisation, celui des tabisman, des plantations et des usines sucrières. La chanson de Firmin Viry Café grillé reprend, par exemple, en les inscrivant sur le sol réunionnais et dans les pratiques quotidiennes, en les sécularisant donc, des fragments – désormais versés en inconscience – de l’histoire de Sita (Siya) et de Rama (Romé), les héros de la grande épopée du Ramayana, en particulier le passage où Sita, prisonnière de Ravana à Lanka, refuse de céder à son désir : « Moin nana mon momon Siya Ça lé noir comme café grillé Café grillé nassion mon monmon Moin nana mon mulet monmon 67. « L’autre jour je suis Mi donne a li manzé allé au mariage des dieux Arjuna et Draupadi / PanQuand ma commande a li dialé / Aujourd’hui j’assiste Cé pas si li va écoute a moin au mariage de mon ami / Oh Siya donne ma guetté Robe Siya z’indienne jolie Ah madame Ah Tion rouve la boutique Oh Siya content rhumé […] Dodo dodo Siya la caze la pas moin Mi dodo pas 68 ». Darmlingom qui épouse Gonydaman Aum kalyanonm, Aum tiloumanonm / C’est un mariage réunionnais / Aum kalyanonm, Aum tiloumanonm / C’est un mariage réunionnais ». « Maloya » de Danyèl Waro, intitulé Narlgon, de 1988. Publié dans son recueil Démavouz la vi, [Waro, 1996]. MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES La chanson du Lo Rwa Kaf, Apav, montre un autre aspect de ce rapport, sur la terre créole, à la mémoire du langage perdu. Cette inscription de la mémoire du langage en rend la première strophe opaque, à la limite de l’illisibilité : « Siva Lakélon Ringon Oustalidila tourcatapan La kapitén Langa Vinbouli déor La aminn do moun Lé fou dan la kour 69 ». Le texte redevient lisible si l’on voit comment s’y inscrivent à la fois le langage ancien et les rites qui lui sont liés en terre créole, dans l’espace du « tabisman » où précisément ce langage ne circule plus que comme traces et comme mémoire, comme une certaine présence du sacré. On reconnaît aisément Siva, nom de la déité majeure des « engagés » venus du sud de l’Inde ; du coup, il est aisé de lire derrière « Ringon », ici transformé en nom propre, « lingom », le lingam de Siva, le phallus qui lui sert de symbole. Dans « tourcatapan », on peut voir la collusion de « tourkal », le plateau cérémoniel, et de « katanmban », l’arbre qui est, dans le sud de l’Inde, un espace sacré. De la même façon, on peut retrouver derrière « Vinbouli », qui est un nom propre, soit « vinmbou », le lilas qui est un élément important des cultes, soit « vimbou », l’aréquier dont la noix joue aussi un rôle lors des cérémonies. Quoi qu’il en soit, ce qui importe ici, c’est de voir comment le texte du « maloya » traditionnel se construit dans la reprise des sons – à défaut du sens – qui circulent dans l’espace du tabisman à l’occasion des rites des engagés indiens ou de leurs descendants. Le « maloya » , espace de la parole créole, s’avère être ainsi le lieu d’accueil et la mémoire d’une mémoire, de ces paroles suis pas chez moi. Je ne 68. « Ma mère, Siya, / Elle est noire comme du café dormirai pas. » [Viry, 1976] anciennes, venues des espaces grillé. / Le café grillé, c’est originels, dont le sens social l’ethnie de ma mère. / J’ai 69. Les 3 premiers vers un mulet, / Je le nourris / (déformations de mots s’est perdu mais dont la foncSi je lui donne des ordres, « tamouls » issus des rites tion symbolique demeure. pas sûr qu’il m’obéisse. « malbars ») sont intraÔ Siya, laisse-moi regarder, duisibles. En ce sens, le travail d’un écriô Siya, belle Indienne. Les suivants : vain comme Danyèl Waro et Madame Ason, ouvre ton « Vimbouli / A fait venir / d’autres poètes contempobar / Siya aime boire. Des fous dans la cour. » Reste dormir, Siya / Je ne [Viry, 1976] rains investis à la fois dans 2 0 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 2 0 4 l’écriture et le chant est exemplaire. Leurs textes, extrêmement polysémiques, thématisent le travail même du poème en même temps qu’ils obligent le lecteur à se préoccuper de la matérialité de la lettre créole, des processus de production du sens et de la lecture. Le poème joue sur les deux registres de la parole et de l’écrit, en laissant à chaque fois affleurer le souffle de la diction dans le figement textuel. Ce double jeu de la lettre en voie de fixation et du mouvement d’aller-retour de l’écriture sous l’apparente linéarité de la parole construit un texte où la fonction poétique est évidemment première, et voulue première. Cette mise en avant de la fonction poétique a valeur de message et redouble le discours du poème sur l’Histoire, posée comme à reprendre en charge, comme en écho à la démarche même de l’écriture ⁄ lecture qui organise le travail du poème. Cette démarche ne relève en rien d’un artifice. Elle est liée à une instauration et à une conception du poème comme espace privilégié de l’activation permanente du sens et de la dynamisation du langage en train de se faire, et ne se faisant que là. Elle suppose une attention particulière accordée par le sujet de l’écriture aux phénomènes du langage dans leur rapport avec l’expérience pratique et socio-historique. Dans le cadre qui nous concerne, ce rapport au langage-monde est sous-tendu par une vision historique de la langue et du monde, qui implique que la parole vivante se construit dans une tension constante avec le passé et l’avenir de la langue créole, dans cet espace-temps à la fois concret et symbolique où « l’énonciateur tient compte de l’autre qui marque son langage » [Authier-Revuz*, 1995]. Le choix conscient – tant que faire se peut – de la polysémie sémantique et discursive en est l’une des illustrations les plus évidentes, puisque c’est bien là que la spécularité des mots en épaisseur d’histoire se laisse le mieux saisir, comme le signalait, il y a fort longtemps, le linguiste Michel Bréal* : « Le sens nouveau, quel qu’il soit, ne met pas fin à l’ancien. Ils existent tous les deux l’un à côté de l’autre. Le même terme peut s’employer tour à tour au sens propre ou au sens métaphorique, au sens restreint ou au sens étendu, au sens abstrait ou au sens concret. À mesure qu’une signification nouvelle est donnée au mot, il a l’air de se multiplier et de produire des exemplaires nouveaux, semblables de forme, mais différents de valeur. » [1983, p. 143] MCUR l LANGUES ÉTRANGÈRES, VOIX ORIGINAIRES La notion de valeur est ici impor tante à tous les sens du terme. Il s’agit bien de (re)donner valeur à la fois au langage et à la langue. La polysémie généralisée est un signe de grande richesse et de haute culture d’une langue donnée, de même que le choix du poème réflexif qui, tout en construisant un univers de référence auquel il peut renvoyer, insiste sur le mot en tant que mot, dans cet espace énonciatif complexe où « le dire vient à se représenter aux prises avec les mots » [Authier-Revuz, 1995] , en jouissance de langue. La présence de néologismes et d’archaïsmes relève de la même approche, puisqu’il s’agit d’inscrire, dans un cas le passé, dans l’autre cas l’avenir de la langue, dans le présent de la parole et du texte qui en change la signification ; on peut y ajouter la pratique systématique de décatégorisation qui consiste, en général, à transformer un nom en verbe ou en adjectif. Ce mécanisme de formation des mots, conforme au système productif de la langue créole, permet, tout en gardant la langue ensouchée dans son passé, de l’ouvrir et de l’enrichir de mots qui nous sont étrangement familiers mais dont la signification, dans le présent sans cesse renouvelé du langage qu’est le poème, a changé. Ce travail amoureux sur et dans le langage fait se retourner doucement le mot sur lui-même, le vers sur lui-même. Mais dans le même mouvement, le mot s’étire sur celui qui le précède et qui le suit, le vers s’allonge sur celui qui le précède et qui le suit et, du coup, les significations bougent et se multiplient. Sans la violence du cri, précisément. Dans la douceur d’une écriture qui montre le poème de la langue se faisant à l’intérieur de sa propre respiration. Ce travail sur la langue du poème et de la chanson est emblématique des enjeux que porte la littérature réunionnaise en toutes ses langues. 2 0 5 Racines et itinéraires a somme de questions soulevées a cer tainement contribué à la réussite de ce colloque et, à l’issue de ces travaux, nos invités du Mozambique doivent se demander : « Comment être Réunionnais ? » Paul Vergès L de l’unité Il est évident que les circonstances historiques qui, chez nous, ont condensé en trois siècles toute l’évolution sociale de l’humanité et toutes les populations du monde donnent ce résultat aujourd’hui. Mais, derrière les mots, il faut quand même décoder la réalité. Nous nous félicitons du métissage biologique, du métissage culturel, P a u l Ve r g è s , président du conseil régional de La Réunion, 2003. réunionnaise, postface mais le métissage originel est parti d’une tradition de la traite où, après un long voyage, les femmes qui étaient à bord étaient livrées à l’équipage. Cela permettait de vendre plus cher la « marchandise » parce que ces femmes étaient porteuses d’une autre vie. Léopold Sédar Senghor* faisait remarquer que le métissage a toujours été celui du maître blanc vis-à-vis de l’esclave non blanche. Il n’y a pas eu d’exemple dans les colonies de la relation inverse, et ces faits de violence originels ont été intégrés par notre société. ••• M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 2 0 8 Mais, désormais, à La Réunion, le métissage biologique est un fait général et il n’est plus autant fondé sur la domination. Sur ce plan, du fait de la croissance démographique et de l’extension de l’enseignement, les jeunes générations issues de la décolonisation et qui sont désormais majoritaires dans la population, par rapport à ceux qui ont connu le régime colonial, n’ont plus les mêmes valeurs ni les mêmes préjugés et permettent une extension considérable du métissage avec d’autres conséquences. Les valeurs de l’exotisme, le romantisme des îles, l’héritage d’un certain esthétisme latin font que ce métissage voit aussi la participation de personnes venues de métropole à La Réunion, et cet élément permet de combattre le vieux racisme colonial, puisqu’on voit des gens venus d’Europe pratiquer de plus en plus des mariages mixtes. Il faut tenir compte de tout cela, de l’héritage colonial sur le plan psychologique, sur le plan des mentalités, et des données nouvelles qui nous posent des questions. Nous voyons le débat évoluer, et même si, sur le plan psychologique et émotionnel, on n’a pas épuisé le problème de l’esclavage, de l’ « engagisme » et des souffrances engendrées, il s’intéresse au résultat actuel de cette histoire et il s’oriente vers la recherche de solutions à partir de cet héritage. Apparaissent alors les questions sur l’esthétique à La Réunion, le problème de l’identité, les réflexions sur nos capacités d’échange et d’enrichissement culturel, la recherche de nos racines. Toute une génération pratique cette recherche et nous sommes en pleine ébullition dans ce domaine. Nous étions auparavant confinés dans une société qui avait été modelée par le système colonial et, en ouvrant les fenêtres, on crée des courants d’air. Un certain nombre de gens en sont choqués sur le plan psychologique, et on les entend rabâcher, s’accrocher à de vieilles idées, à de vieux concepts alors que le débat s’instaure partout. C’est tout à fait normal parce que ce débat ne fait que commencer et que les points de vue sont divers, nombreux. Et comme nous sommes dans une île, les affrontements sont toujours extrêmement vifs. Cela explique le caractère souvent polémique de nos discussions. Que l’actualité ait fait irruption dans le débat montre que nous n’avons pas simplement la nostalgie du passé, que nous n’avons pas seulement un devoir de mémoire, mais que nous nous demandons que faire de cet héritage qui nous a été laissé afin d’être dignes de ceux qui ont tant souffert dans le passé. MCUR l POSTFACE Il nous faut nous poser des problèmes très simples. Nos hôtes ont survolé La Réunion et peu d’îles au monde comportent, sur des dimensions aussi modestes, un relief aussi montagneux et accidenté. Si nous regardons une carte de La Réunion, elle renvoie à notre histoire. Tout notre littoral est une litanie de noms de saints et, dès que vous arrivez aux montagnes, ce sont des noms malgaches ou africains, et pas seulement des noms de site, comme Mahavel, Cilaos, Salazie, Bélouve par exemple, mais également les noms de ceux qui ont tenté de reconstituer une société dans la montagne, qu’il s’agisse de Dimitile ou d’Anchaing. Quand j’habitais Le Port et que j’ouvrais mes volets le matin, la première chose que je voyais c’était le Cimendef, qui est peut-être le plus beau nom qui existe à La Réunion. Il y a peu de montagnes dans le monde qui s’appellent « celui qui ne courbe pas la tête », car là-haut s’étaient réfugiés les marrons Cimendef et sa femme Rahariane. En voyant les manifestations de leur vie dans cette montagne qu’on ne pouvait pas escalader, les esclaves l’ont baptisée le Cimendef et, à travers cette dénomination, c’est un message qu’ils adressaient à toute La Réunion et à toute la société esclavagiste de l’époque. Nous avons souvent dit que le Réunionnais est en lui-même une véritable guerre civile par les questions qu’il se pose : « Qui suis-je ? », « Quelles sont mes valeurs ? », « Quels sont mes rapports avec l’autre ? » Et nous le voyons dans notre langue. Celui qui domine c’est le Blanc, même s’il est parfois noir, mais on l’appelle « mon Blanc » parce qu’il domine, et que le blanc est une couleur supérieure parce qu’on dit : « C’est un Blanc ou c’est un homme de couleur. » Et si c’est un homme « de couleur », il n’est sûrement pas blanc parce que le Réunionnais a extrait le blanc des couleurs, il lui a donné un statut supérieur. Comment analyser, éviter tous ces pièges du langage qui enracinent chez nous des héritages de préjugés et d’inégalités ? Ces questions que nous nous posons nous montrent que nous sortons d’une société qu’on croyait simple avec les esclaves, les maîtres et ceux qui étaient des « engagés » au service des grands propriétaires. Mais elle était, de fait, extrêmement complexe, et cela a donné une situation qui suscite aujourd’hui des questions dans tous les domaines. Il n’y a pas de société plus complexe que la nôtre et notre génération, la vôtre, sera-t-elle capable, à travers toute cette complexité, de tracer des 2 0 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 2 1 0 routes vers un développement durable ? Qu’est-ce qu’on appelle un développement durable dans une île comme la nôtre, au large de l’Afrique orientale et de l’Afrique australe et liée à l’Europe ? Nous nous félicitons d’être une région ultrapériphérique de l’Europe, ce qui nous vaut beaucoup de transferts financiers, et nous avons raison de nous en féliciter, mais notre but, c’est qu’un jour l’Europe soit notre ultrapériphérie. Et quand nous serons égaux, quand nous serons aussi développés, quand nous serons effectivement des hommes comme les autres, des femmes comme les autres vivant dans le monde entier avec le même statut d’égalité, je ne vois pas pourquoi nous resterions une ultrapériphérie. Et si c’est un problème de distance, notre ultrapériphérie c’est l’Europe, c’est le nord de l’Asie, ce sont les Amériques. Nous sommes donc, dans nos recherches, piégés par les mots et nous nous intégrons dans une réalité qui nous empêche de nous libérer mentalement. Or on nous fait aussi des procès à ce propos. Dire que demain nous aurons réussi quand l’Europe sera notre ultrapériphérie, c’est comme si on commettait un crime pour certains. Mais c’est le prix de notre liberté, c’est le prix de la civilisation. Si nous nous sommes adressés au Mozambique, c’est parce qu’à travers un chiffre à recouper et à vérifier, on a évalué à 200 000 le nombre de Mozambicains qui sont entrés dans notre île au fil des générations de l’esclavage et de l’ « engagisme ». C’est un apport qui est considérable et qui resurgit partout, dans la musique, dans la danse et dans de nombreux autres domaines. Le sacré et la religion jouent un grand rôle dans notre île, et si nous sommes les uns et les autres adeptes des grandes religions du monde, il y a aussi des athées à La Réunion, il ne faut pas se tromper, il y en a même beaucoup. Mais la réalité, c’est aussi cette capacité de pratiquer publiquement une religion et de s’adresser régulièrement au sorcier quand on a un problème difficile à résoudre. Je ne connais pas de pays où ce qu’on appelle la sorcellerie est si développée, au point de devenir une véritable catégorie professionnelle ; et non seulement il y a les « sorciers pays », mais la pratique est telle que nous avons une véritable importation de « sorciers » venus d’ailleurs. Par une inversion paradoxale des valeurs héritées de la colonie dans la tête des gens, ceux qui sont le plus prisés ne sont pas ceux qui viennent d’Occident, ce sont ceux qui viennent d’Afrique et ce sont eux qui ont le plus le pouvoir de deviner l’avenir. Il nous faut réfléchir à tout cela. MCUR l POSTFACE Vous avez entendu dans ces ateliers des artistes, des universitaires, des chercheurs, des syndicalistes qui ont versé au débat des centaines de questions. Ils ont aussi posé le problème de la tâche à résoudre par la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise. C’est le lieu où l’on débattra du 1er janvier au 31 décembre, tant il y a de questions posées à La Réunion par la rencontre de ces peuples venus de tous les pays ; et peut-être qu’à travers notre expérience se posent les grands problèmes du monde. Il ne faut pas nier à La Réunion les séquelles du racisme, le maintien des préjugés. On n’a pas connu une histoire dont l’esclavage a occupé la moitié, et le colonialisme les trois quarts, sans que ne demeure dans la tête des uns et des autres un certain nombre d’idées négatives, un héritage sombre. Mais malgré cela, et à partir de cela, c’est peut-être le pays où ceux qui sont issus de tous les continents vivent le mieux ou le moins mal l’égalité entre peuples. C’est ici qu’on a réussi à ce que soit affirmée – sans être toujours réalisée – l’égalité entre les femmes et les hommes venus d’Asie, d’Afrique ou d’Europe. Mais, en même temps, il y a plus d’égalité entre les hommes venus de tous ces pays qu’entre les Réunionnaises et les Réunionnais. Pourquoi existe-t-il de telles violences ? Pourquoi cette violence est-elle aussi permanente dans la structure familiale et dans les relations entre les hommes et les femmes ? C’est un problème que les Réunionnais eux-mêmes devront examiner, analyser pour y trouver des solutions ; personne d’autre ne pourra le faire à leur place. Mais notre combat pour l’égalité entre les Réunionnais, dans cette île du sud-ouest de l’océan Indien peuplée d’apports venus de tous les pays du monde, pose le problème beaucoup plus grand d’une crise mondiale. Si on regarde, en dernière analyse, au-delà de ce qui fait les informations de tous les jours – ce qui se passe ici, la capture de tel ancien dictateur, l’élection de Miss Monde, ce genre d’informations déversées pêle-mêle dans nos journaux tous les jours –, le problème fondamental est que, si tous les êtres humains sont égaux, ils sont aussi uniques. S’il n’y a qu’un risque d’erreur sur un milliard dans l’identification par l’ADN, cela veut dire que nous sommes aujourd’hui près de sept milliards d’êtres différents, uniques, et que le clone est un rêve. Mais comment, avec ces sept milliards d’êtres uniques, irremplaçables, comment peut- 2 1 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E on admettre que l’écrasante majorité connaisse un sort aussi terrible ? Notre monde a progressé à partir des idées de liberté et d’égalité du XVIII e siècle, de l’héritage qui a explosé au XIX e siècle. Comment peut-on aboutir, deux siècles après, à ce que l’écrasante majorité du monde non seulement connaisse une situation insupportable, mais n’ait aucun espoir d’arriver à un niveau de vie moyen ? Si les 15 % des gens qui vivent bien ne doivent leur niveau de vie qu’à l’exploitation et à l’utilisation de 85 % des humains et de leurs matières premières, alors c’est un rêve que de dire que ces 85 % pourront avoir un jour le niveau de vie des premiers. Et comme ceux-ci veulent apparaître comme les modèles de démocratie, les défenseurs des idées de liberté et d’égalité, que deviennent alors ces civilisations qui ne peuvent pas donner un caractère universel aux valeurs qu’elles proclament ? 2 1 2 C’est sur ce point que nous croyons qu’à La Réunion nous entrons dans une crise de civilisation. Il n’est pas possible de croire que va perdurer une situation où l’écrasante majorité du monde accepterait l’inégalité, alors qu’on proclame l’égalité comme la valeur fondamentale qui doit régner. Nous essayons, dans notre petite île, de régler par des batailles quotidiennes ce problème de l’affirmation que des êtres venus du monde entier doivent avoir les mêmes droits parce que c’est l’égalité. Mais nous savons que nous ne pouvons le faire à La Réunion qu’avec des aides et des apports extérieurs, et que ce n’est pas l’essence même de notre existence, de l’économie qui a été créée ici. Lorsqu’on réfléchit au monde, on est pris par le vertige de l’utopie et on essaie de penser à son pays et au monde à partir de ce que nous avons tenté d’apprendre et, comme disait quelqu’un, « d’assimiler sans jamais être assimilé ». Cela aussi, c’est le défi. Il y a une capacité immense à La Réunion à imiter un modèle extérieur. Un de nos combats consiste à voir comment nous pouvons prendre ces modèles, en extraire le meilleur, et, dans ce débat, nous avons besoin d’aide et de références, et d’abord la référence des pays et des peuples dont nous sommes issus. C’est pourquoi nous nous adressons au Mozambique. C’est pourquoi, après avoir été écoutés avec tant de patience par nos hôtes pendant deux jours, nous leur disons qu’il faudra concrétiser nos relations par des projets réels, des échanges humains. MCUR l POSTFACE Quand nous allons à Inhambane, que nous voyons un terrain nu et qu’on nous dit que de là sont partis des milliers d’habitants pour peupler La Réunion, je me dis qu’il faut que La Réunion appor te sa marque au monument qui y sera édifié, par un juste retour et un hommage à ceux qui ont quitté leur pays pour ne jamais plus le revoir. En même temps, il faut rappeler aux Réunionnais que, dans leur immense majorité, ils descendent des « engagés » ; et lorsqu’ils verront ce monument exceptionnel que nous voulons ériger à la Grande Chaloupe à la mémoire de ceux-ci, ils pourront se dire que nos premiers parents sont passés là et que c’était leur premier contact avec la réalité réunionnaise de l’époque, qu’ils aient été africains, malgaches, indiens... Tous sont passés là et nous devons constamment nous en souvenir. C’est pourquoi nous ne remercierons jamais assez nos hôtes, qui sont venus à la veille de notre 20 Décembre et qui nous ont fait l’honneur de participer à la célébration de l’abolition de l’esclavage. Et même s’ils ne peuvent parler au nom des générations antérieures, nous les remercions de nous avoir dit que, si nous existons – eux, Mozambicains descendant des Mozambicains de l’époque, nous, Réunionnais –, c’est parce que nous avons eu des ancêtres communs qui ont donné des lignées à La Réunion comme au Mozambique. Nous ne remercierons jamais assez nos hôtes pour avoir été présents et avoir assisté à nos questionnements, à nos recherches et pour l’aide qu’ils nous apportent dans la construction de notre avenir. Merci encore et merci à tous ceux qui ont animé ces ateliers, qui ont préfiguré ce que sera La Réunion de demain, c’est-à-dire un pays où, du nord au sud et de l’est à l’ouest, nous allons poser des questions, chercher des réponses, édifier ce que nous appelons un développement durable pour notre pays. Pour reprendre un mot d’Aimé Césaire*, le temps est venu de se ceindre les reins comme un vaillant homme pour affronter l’avenir. 2 1 3 Annexes M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Discours de M. Cheikh Tidiane Sy, directeur de l’Unesco pour l’Afrique de l’Est Monsieur le président de la Région, Monsieur le vice-ministre de la Culture de la république du Mozambique, Monsieur le représentant de l’État, Monsieur le vice-président du conseil général, Madame la vice-présidente de l’université, Monsieur le président de l’Association pour la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise Mesdames, Messieurs, 2 1 6 Foulant le sol de l’île de La Réunion pour la première fois, je voudrais d’abord m’acquitter d’un devoir agréable, un devoir d’une très longue tradition humaine, celui de vous exprimer, à vous les autorités et les habitants de l’île, toute ma gratitude et ma reconnaissance pour cet accueil hospitalier, généreux et fraternel. essaient de forger une expérience de vie commune, fait qu’y parler de « diversité » peut friser la provocation. En effet, ne l’oublions pas, l’équivalence « diversité = inégalité » a souvent été brandie pour justifier la supériorité de certaines cultures. Mais fort heureusement, cette conception a été totalement battue en brèche. L’équation entre identité de l’humanité et diversité culturelle , parce que c’est cela l’objet de mon propos aujourd’hui, oblige en même temps à reconnaître, au sein même de la notion de diversité, la présence de l’unité. Faute de cette unité, toute diversité ne serait que multiplicité. Le directeur général de l’Unesco, a précisé, à l’occasion de la Déclaration universelle sur la diversité qu’il n’y a diversité que sur fond d’unité et que la reconnaissance étendue des différences culturelles, avec tout ce qu’elle comporte, est par nature une affirmation fondamentale du fait humain, trouvant sa légitimité dans le génome humain, le patrimoine de l’humanité. J’ai également le privilège de vous transmettre les félicitations du directeur général de l’Unesco, M. Koïchiro Matsuura, pour l’organisation de ce colloque sur les Racines et itinéraires de l’unité réunionnaise . Un thème qui rejoint les préoccupations de notre organisation. Cette perspective est également celle des 185 États membres de l’Unesco, représentés à la 31 e session en 2001 de sa Conférence générale, qui ont adopté la Déclaration universelle sur la diversité culturelle. L’appellation prédestinée de votre beau pays, l’île de La Réunion, où Africains, Asiatiques et Européens Vous le savez certainement, les problèmes liés à l’identité et à l’expression culturelles, à la diversité MCUR l ANNEXES l DISCOURS et au pluralisme culturels, sont au cœur de la mission de l’Unesco. Le seul fait que le mot culture soit partie intégrante du nom de notre organisation est significatif et montre, on ne peut plus, l’importance que nous attachons à ce phénomène. Donc, déjà, en 1949, sur la recommandation du Conseil économique et social des Nations unies, l’Unesco avait inscrit à l’ordre du jour de sa Conférence générale la discussion de trois résolutions relatives à la lutte contre les préjugés raciaux pour l’éducation des peuples. En 1953, l’organisation démontrait son engagement en faveur de la reconnaissance de la diversité en lançant une collection d’ouvrages intitulée « Unité et diversité culturelle ». Partant, il est encourageant que, dans un contexte mondial aussi complexe et difficile, la communauté internationale, à travers la déclaration de 2001, se soit dotée d’un instrument normatif de grande envergure, pour affirmer sa conviction que le dialogue interculturel, le respect de la diversité des cultures et la tolérance constituent l’un des meilleurs gages de la paix. Cependant, il ne faut pas manquer de le souligner : cette déclaration universelle sur la diversité culturelle a fait couler beaucoup d’encre avant son adoption, car, prenant en compte les enjeux liés au processus de mondialisation, elle insiste notamment sur la notion des droits culturels, qui doivent s’appliquer aussi bien entre les États qu’à l’interieur des États eux-mêmes. Le Groupe des 77 70 s’y était opposé et de nombreux gouvernements ont craint qu’elle ne soit, en dernière analyse, incompatible avec les droits fondamentaux des citoyens. C’est derrière cette toile de fond d’absence de consensus que la dernière Conférence générale de l’Unesco, tenue en octobre 2003, suggère simplement un plan d’action pratique pour la mise en œuvre de la déclaration, en attendant, en 2005, l’examen d’un projet de convention internationale sur la diversité culturelle 71. Ce qui est de plus en plus certain, c’est que nous sommes en train de tourner une nouvelle page de l’histoire, tellement les nouveaux outils conceptuels autour de la diversité abondent. 70. Coalition de pays en développement, fondée en juin 1964 par la Déclaration commune des 77 pays lors de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. Elle avait pour but de défendre les intérêts économi- ques collectifs de ces pays et d’accroître leur capacité de négociation. 71. Adoptée le 20 octobre 2005 sous le titre Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. 2 1 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Dans ce nouveau millénaire, la mondialisation, les communications planétaires instantanées, les migrations, les réseaux en temps réel ont ouvert des espaces considérables pour expérimenter et inventer de nouvelles façons de vivre. La métaphore usée de Mosaïque des cultures, ou de Mosaïque culturelle mondiale, ne décrit plus les préférences culturelles des différents peuples à leur entrée dans ce millénaire. 2 1 8 Ainsi donc, les cultures, à l’image du fleuve Arc-en-ciel, pour reprendre la métaphore « nation – arc-en-ciel » de Nelson Mandela*, sont des créations transfrontières, ne sont plus des univers clos. L’ethnologue français Claude LéviStrauss* disait que la « diversité est moins fonction de l’isolement des groupes que des relations qui les unissent ». Mais aussi, ce qui inquiète, est qu’en ces temps troubles, où le monde cherche ses repères, les termes de culture, de civilisation sont utilisés par des esprits égarés pour tenter d’opposer l’humanité à elle-même. En fait, on pourrait considérer le parcours de l’humanité comme l’histoire de réponses différentes aux mêmes questions : Comment les gens se comportent-ils envers les membres d’une communauté différente ? Comment devraient-ils se comporter ? Ces questions sont tout aussi pertinentes au niveau des relations interétatiques, internationales et interculturelles. Nos choix quant à nos patrimoines culturels, quant à nos relations avec d’autres issus de traditions différentes et quant à l’élaboration de nouvelles cartes culturelles façonneront les sociétés du XXI e siècle, nécessairement caractérisées par les pratiques démocratiques respectueuses des Droits de l’homme, de la parité des sexes, de la reconnaissance et de l’acceptation de la différence, de la durabilité. Je vous remercie. MCUR l ANNEXES l DISCOURS Intervention de M. Luis Antonio Covane, vice-ministre de la Culture de la république du Mozambique Monsieur le président de la Région, Mesdames, Messieurs, C’est une grande satisfaction et un grand honneur pour moi de participer à ce colloque sur les Racines et itinéraires de l’unité réunionnaise . Au nom du gouvernement du Mozambique et en mon nom personnel, permettez-moi de commencer par saluer le conseil régional de La Réunion, les Réunionnais et tous les invités à ce colloque, à l’occasion des célébrations de la date commémorative de l’abolition de l’esclavage sur l’île de La Réunion. J’aimerais manifester mes sentiments de profonde reconnaissance pour l’aimable hospitalité qui nous est offerte par les institutions et le peuple de La Réunion, ainsi que pour l’opportunité qui m’est offerte de participer à ces moments de fête et surtout de réflexion sur la vie du peuple de La Réunion et ses liens avec les peuples de la partie continentale de l’Afrique ainsi qu’avec les autres peuples de la planète. À cette occasion, j’aimerais mettre en relief la pertinence et l’opportunité de ce colloque sur les Racines et itinéraires de l’unité réunionnaise. C’est un événement important dans la mesure où la réflexion autour de cette thématique domine les débats au sein de pratiquement tous les peuples et États, notamment au Mozambique où le socle de la construction de l’unité nationale est le respect de la diversité ethnolinguistique, raciale et religieuse de tous les citoyens. La participation du Mozambique à cet événement a une signification profonde car l’histoire nous apprend qu’une partie des différents groupes qui composent le tissu social réunionnais fut constituée de familles originaires de la partie continentale de l’Afrique, en particulier du Mozambique. Nous tous ici présents savons que le processus de développement mondial, les Droits de l’homme et le pluralisme culturel ont été fortement marqués par un fait triste mais fondamental dans l’histoire de l’humanité : le commerce des esclaves, ce symbole de la violence humaine, une des plus grandes tragédies dans l’histoire de l’humanité, tant en termes de durée dans le temps que de dimension dans l’espace. Mesdames et Messieurs, Mieux que moi, les participants à ce colloque savent qu’au début du XVIII e siècle, le trafic d’esclaves vers les îles de l’océan Indien a inauguré l’histoire des liens institutionnels et 2 1 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E socioéconomiques entre les structures politiques et économiques du Mozambique et de l’île de La Réunion. La côte de l’océan Indien constituée par La Réunion, Maurice, Madagascar et les Seychelles a été une des régions vers laquelle un très grand nombre de Mozambicains ont été déportés comme esclaves. 2 2 0 Il faut cependant signaler que les rapports entre le Mozambique et La Réunion ne peuvent être uniquement envisagés dans une perspective strictement historique, car ils ne se sont pas exclusivement limités au trafic des esclaves. Alors que ce trafic avait lieu, nos structures furent affectées politiquement et culturellement. Ce réseau de rapports réciproques a donné lieu à des interactions de croyances, de traditions, de langues parmi les valeurs culturelles. Aujourd’hui, l’échange de délégations officielles, en particulier la récente visite du président Paul Vergès au Mozambique, et l’augmentation des échanges et des contacts artistiques et culturels à différents niveaux témoignent de ce rapprochement, d’une manière très encourageante, soit à travers l’identification de noms de famille communs, d’images fixes et en mouvement, d’expressions corporelles, vocales et linguistiques. J’aimerais réaffirmer que la culture est une dimension fondamentale du développement et de la coopération entre les États. La connaissance mutuelle est un facteur facilitant la convergence dans l’approche des questions politiques et économiques, en faveur de la promotion du bienêtre de nos peuples. Ces aspects culturels intègrent notre vision du monde, nos attitudes et nos comportements. Ils témoignent non seulement de notre identité, de notre passé commun, mais également de notre richesse et de notre fierté en tant que pays de l’océan Indien. Chers amis, Nos rapports d’amitié se manifestent par des actions concrètes d’échanges et de coopération dans différents domaines d’intérêt commun. C’est dans ce contexte qu’à titre d’exemple, je citerai : 1. L’association Mozambique de photographie qui a monté en ce moment une exposition photographique sur votre île ; 2. Le théâtre Talipot et la Compagnie nationale du chant et de la danse qui sont en train de négocier un programme qui conduira des artistes de La Réunion vers le Mozambique en vue de mener une recherche dans certaines de nos provinces et de diriger des programmes de formation. L’autre axe sera la promotion de spectacles conjoints dans les deux pays et ailleurs dans le monde. Mesdames, Messieurs, À partir de cette réalité, une question se pose : Qu’est-ce qui est le plus important dans nos relations, actuellement et dans l’avenir ? MCUR l ANNEXES l DISCOURS Ce qui est fondamental c’est la compréhension des contextes, pour une mise en valeur de l’héritage de notre histoire commune qui mette en exergue les aspects qui nous rapprochent le plus. Dans le domaine culturel, nous avons déjà identifié quelques aspects pertinents, mais grand nombre d’entre eux restent à étudier. Nous sommes convaincus que la collaboration nécessaire entre nos chercheurs, notamment dans les domaines de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’étymologie et de la linguistique, soutenue par des études sur la traite, nous aideront à approfondir et à améliorer notre connaissance et notre compréhension de la dimension de l’héritage culturel, conséquence de la traite d’esclaves. À ce propos, le Mozambique apprécie les efforts entrepris au niveau international en vue de la mise en place de l’International Institute for Intercultural Dialogue and Peace, une initiative ayant déjà rassemblé des délégations de plusieurs pays de l’océan Indien. Ces efforts nous font espérer que, à travers le dialogue interculturel entre nos pays et nos peuples, nous pouvons apporter une contribution pour la réduction des conflits et promouvoir une culture de la paix dans notre région et dans le monde en général. Le dialogue interculturel entre le Mozambique et La Réunion renforcera les affinités culturelles qui nous rapprochent les uns des autres et, de ce fait, renforcera la coopération pour le développement. Nos institutions pour la recherche, nos artistes et nos créateurs, les différents acteurs sociaux du Mozambique et de La Réunion ont la noble mission et l’opportunité de partager des expériences, d’approfondir les connaissances que nous avons de notre passé ainsi que du présent commun, de créer et recréer des scénarios qui témoignent de la grande proximité et de l’amitié entre nos peuples. Ce n’est que de cette manière que nous pourrons apporter notre contribution, en tant que scientifiques, artistes, artisans et savants, pour l’unité et le développement de chacun de nos pays. Pour terminer, j’aimerais réaffirmer la reconnaissance du gouvernement du Mozambique pour l’ouverture d’horizons prometteurs dans les rapports de coopération bilatéraux et interinstitutionnels entre les peuples du Mozambique et de l’île de La Réunion. Je vous remercie. 2 2 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Abstracts Foundations and Creolization by Christian Barat 2 2 2 We live within a society that has inherited a material and ideal world and takes part in the development of the world. We perceive what is close or what is distant from us through a cultural filter. The language that we speak has also a crucial role; and as we consider that things are “taken for granted”, most of the time we speak and behave as if we were under an automatic piloting system. In the 1930’s, the movement of symbolic interactionnism criticized the idea that culture was a sort of heritage that preceded individuals. Margaret Mead developed the idea that every single human being interprets the model transmitted by the group he belongs to, according to his specific history (his experience) and to his own personality. In other words, we interpret subjectively the objective patterns of reality. When a problem arises in everyday life, or when there is a break in the routine, we are led to consider the question of our freedom. Reunion is considered as a part of the Creole world, it sprang from the French colonial expansion and after three centuries of immigration (from Madagascar, Europe, Africa, India and China), Reunion embodies a complex society. “ Yab, kaf, malbar, tamoul, zarab, zorey …”, these words tell the strangeness of the other who is different from oneself. Here, in Reunion, everyone in search of his identity cultivates his difference. But we have to be careful about the traps of stereotyped classifications, because we cannot reduce the Reunionese to a category that would totally distinguish him from the other. Indeed, he is a part of an insular multicultural society that has been involved in a process of global creolization for three centuries. In other words, it means the re-creation of identities, with at the same time the creation of common features —in reference to the ancestral origins that founded the Reunionese society— and a cultural interaction that will further the emergence and the development of a complex Reunionese identity. The standard approaches of anthropology are rather effective in the comprehension of a culture, and it is important to learn how to make use of them correctly. It is also fundamental to learn the languages that are the vehicles of civilization, without neglecting Creole. MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS Between “Being” and “Becoming” by Radjah Veloupoulé Nowadays, at the beginning of the 21 st century, the increase of the principles through which an individual operates its differentiation has led to the reintroduction of values as a condition for individual or collective identity. This move consecrates the return of the Other as a topic of concern. The relationship to others has become as important as the knowledge of cultures. What is at stake is to combine otherness and plurality. We must not reduce the question of cultural diversity to relation management. In Reunion as well as everywhere else, individuals are likely to be caught between the temptation of communalism and the imperatives of globalization. Cultural diversity, which is a major phenomenon in Reunion, induces the question of meeting/encounter, “meeting” with oneself, meeting with the Other, and thus introduces the experience of otherness that is becoming more complex. Reunionese society had first to experience freedom as a Subject, to reinvent the universal. How can we reconcile the respect for diversity with the necessary recognition of what is universal in Reunionese society? Which code of ethic do we construct? Collective life is based on the recognition of common norms and values. How does this work in a plural society? Philosophy has answered some of these questions.In Reunion, the relationship to others is framed by a moral responsibility stemming from a personal code of ethic. Extreme forms of cultural diversity do not carry the risk of identitary dissolution, but lead to repositioning the human being at the heart of the action. It has to do with a work both on oneself and with others. Common references and values must be made more visible and readable, because it is urgent to get rid of the limitations that we have inherited from an outdated view of the world. Contemporary Reunionese society is marked by a diversity of cultures, and this diversity reveals unexpected combinations; it would be counterproductive to seek to enclose them within limits. Situations of multiform heterogeneity that are proliferating in Reunion herald the emergence of new conceptions, in the field of ethics as well as in many other domains that have no equivalence in the world. 2 2 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E “Truths and Taboos” about a Public-Health Project: The Bas-de-laRivière, a Neighbourhood of St Denis by Monique Couderc 2 2 4 The presentation rests on a survey which was carried out between January and March 1992 in the street called Ruelle Géringère , situated in the Bas-de-la-Rivière area of St Denis, the capital of the island. The survey’s purpose was to improve the housing conditions of the population, coming from the island of Mayotte (65%), the Comoro Islands (5%) and Reunion (30%). A social worker had reported the severely unsanitary nature of housing and its precarious character. As social workers, we further carried out a study of the needs and a public health diagnosis. Our survey showed that the culture and the ways of life of the population should be taken into consideration by town planners and decisionmakers, within the legal context of a French “department”. The “truths” The neighbourhood’s population, which had been living there for between 10 and 15 years, consisted of 156 persons: 19 families from Mayotte and the Comoro Islands (70% of children) and 18 families from Reunion (30% of children). Most of the families had regular incomes such as allowances and subsidies and State welfare, with the exception of 5.4% of the inhabitants, who were illegal immigrants and had no official source of income. Virtually all of the families (97.3%) were living in totally unhealthy housing. The priorities defined by the families, as well as by the health services, were more or less the same: putting up toilet facilities, organising a sewage system and eradicating rats. While waiting for new housing to be put up within the structure of the RHI (Elimination of Unhealthy Housing) programme, various projects were set up by the Town Hall (with the cooperation of an information-giver/ leader/translator for each of the communities), such as demolishing the abandoned shanty-towns, cleaning up the neighbourhood and eliminating the rats, repairing the water-network and building public showers and toilets. The taboos Initially, our aim was to play the role of adviser and to serve as a contact between the population and the various structures involved, with the aim of defending as well as possible the specific MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS needs of the community. However, we had to admit that taking emergency action led to failure on two accounts, since the number of housing units, the location, as well as the type of housing decided upon by the members of the two communities had all been ignored (such as “French”-type toilets for a Moslem community, opening out onto the main street and located near the entrance of the estate, when a degree of privacy had been askedfor). As a result, the toilet-areas were not used. The second “taboo” was of an institutional character: even if our study raised questions in the field of community health in mainland France, it was not made public locally. It would seem that it was inappropriate for certain politicians to request subsidies for putting up housing for a group of the population not coming from Reunion, and even less for a small percentage of illegal immigrants. This study dates back ten years or so, and yet, we must admit that the offcial way of dealing with certain social and human problems has remained the same. The community coming from Mayotte and the Comoro Islands is excluded on the day to day basis by all the official local structures (political, administrative and others) of Reunion Island. However, this “invisible” social group is also one of the elements that make up our diverse and multi-ethnic society. From the very start, the communities coming from the Comoro Islands and Mayotte have contributed to the settlement of Reunion, in the same way as those coming from Madagascar did in the past. So how is it possible for us to speak about unity in Reunion? How is it possible to start integrating immigrants into the society of Reunion Island, when we know quite well that the general tendency is to ignore the existence, the history and the specific character of this group of people living here? The taboos linked to the renovation programme in this neighbourhood and noted by the social workers are an illustration of this issue that today, and, more than ever, can be considered as relevant to the study of our society. 2 2 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E The Reunionnese “Self” by Jean-François Reverzy 2 2 6 Is it possible to speak of a “Creole unconscious”? Is it possible to speak of a Reunionnese Self or Id ? Are these notions still relevant and more specifically, are they relevant in the European overseas territories? To begin with, three propositions and remarks: 1. The notion of “insular transference” which refers to the relation to Reunion Island: all its inhabitants have been strangers to its shores 2. The notion of reunionnese identity or of réunionnisation : I am interested in the exploration of the psychic suffering which bears the signature and the representations of this identity 3. How to explore the expressions of mental health and identity in Reunion with regards to cultural representations and practices? I have observed constants in my clinical work: representations, mise en scène of the body, and religious interpretation (religious practices recreating the social link when the later is threatened or weakened). It is possible to propose a metapsychology of the suffering Reunionnese Subject by borrowing the old concept of the self and the opposition between self and fake self. The symptom can be then interpreted as an expression of resistance, a despairing quest for a solution. Psychic suffering can be understood as the division of the subject where parole and language are affected and memory is erased or foreclosed. Drawing a general portrait of psychic suffering requires to take into account the historical and sociocultural matrix of indiaoceanic world. The first register is Thanatos and a group of determining factors revolving around the repetitious weigh of the past: history has not yet become a shared narrative and is still uttered through faltering sentences or silences. Isolation and the tendency to construct islands ( ilets ) within the island must also be accounted for. Psychic dissociation is a corollary of the first level: in other words, the non value of the parole during the exchange, because the parole is caught in the splitting of the ego and the crushing contradictions between different worlds. The therapist observes a crushing of the subject, with depressive aspects and expressions of aggressivity. Parapraxis is its most spectacular social expression, but we can also observe forms of acting out (such as crime, suicide, addiction to alcohol and to drugs) as well as the impossibility for the Subject to introjecting the Law (What is the Law? Am I not the Law myself? These are fundamental questions for a Reunionnese criminology). MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS There is something lacking in Reunion and what is “lacking” could easily be redressed: the denial of Creole language and culture, the valorization of consumption and welfare. More than a third of the population is forced to live a “non-life” without meaning. Another clinical observation concerns the perception of infraction in one’s psychic space and the adoption of delirium as a way out. The Subject seeks to find in her culture and history both the causes of, and the solutions to her suffering. The art of the therapist, vernacular or medical, is then to work with these interpretations. Once this methodology is clarified, one must look for meanings. The relation of the Subject to the island (the closed space of a Real) belongs to the order of the insular transference which is encounter and movement; demand and knowledge; quest of what is unknown, ancestors, parents; repetition. The relation of Subject to the island is that of relation to a person. My hypothesis is that everything that is produced in the social relations is under the permanent push of the Imaginary and the constraints of the Real which threaten the symbolic position of the Subject. Hence, these moments of loss of the self, of disarray which everyone experiences, whether native or not. In Reunion, the bureaucratic rules of the psychiatric system were applied following the law of departementalization (1946). Psychiatry has accompanied the increasing development of medical consumption and dependency to welfare. Institutions have not sought to integrate any of the basic cultural expressions —even Creole language—, nor have they tried to create original experiences. The concept of the “cure”, always present in medical discourse, has disappeared in the psychiatric and psychoanalytical world. As a consequence, Reunion, a region on the “ultra periphery” of France, has never experienced the development of psychotherapy. However, traditional and religious therapies have remained for the people the site of references. In summary, the notion of insular transference teaches us the importance of transitional objects and frames. The island is human in its body and its biological and psychic wholeness. It opens up new roads for thought: to reread our corporeality as the history of a carnal island, with is echoes in our neighbors, with is shores and openings. The therapeutic gift constututes the foundations of the being to the world of the human being. We will all thus become foreigners . 2 2 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E The Poor and the Rich in Reunion by Françoise Rivière 2 2 8 Since Reunion became a French ‘département’, its economy has undergone deep and fast changes. In less than two decades, the plantation economy based on the monoculture of sugar-cane has been replaced by one where merchantable and non-merchantable services predominate. Industries aimed at replacing imported goods have been developed, but perspectives for expansion are limited as a result of factors like insularity, distance from outside markets and the limited character of the local market, as well as the virtually inexistence of trade relations with neighbouring countries. If we consider the evolution of developing economies since the Second World War, the French overseas regions are the only ones to have an economy where social progress and an increased living standard have been due to funding coming from mainland France. Economic growth, unemployment and under-employment Since 1975, Reunion has undergone a high level of economic growth, leading to the creation of jobs. However, the increase in productivity due, on the one hand, to technical progress, and on the other to the degree of qualification of the work-force, has not been a favourable factor. To begin with, a series of remarks: important growth of the population: 44% of the population under 25 years of age in 2003; the high percentage of women in employment (rising from 23% in 1967 to 50% in 1999), a sign of an important transformation within the society and a social phenomenon (women wishing to be autonomous, a second salary, compensating for the husband being unemployed, the development of the tertiary sector); a positive migratory balance in the last two decades : fewer people leaving the island and an important increase in immigration. The active population has been increasing by 4,000 each year in excess of the number of jobs created. As a result, Reunion is the European region which has the highest rate of unemployment (33% in 2003), which corresponds to the figure of developing countries which count among the poorest on the planet. About employment and unemployment, it seems necessary MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS to make two remarks. Among the list of problems linked to the high degree of unemployment, we can note in Reunion the development of “employment of a particular type” (temporary contracts, temp agency work, various training schemes, part-time employment), which concern all kinds of workers with low or high qualification. These workers alternate between being unemployed or under temporary contracts. The result is the phenomenon of a poor salaried population (notably women), that is to say working poor in a situation of under-employment with an income lower than the legal minimum wage. There is a higher degree of unemployment among young people (51% of the 15-24 age-group in 2004) and women (in 2003, there was a 3% difference between men and women). Two thirds of the young people registered as job-seekers have no qualifications at all (whereas the job-offers are for qualified work), despite the fact that secondary education has become generalised. In addition, there are now more and more job-seekers with higher education qualifications (approximately 6,000 in 2003). Another characteristic is that the majority of the unemployed are long-term unemployed, and we can note a decrease in their level of qualification and their motivation, with a low probability of returning to employment. What strikes observers in Reunion is the fact that the phenomenon is widespread and that it has lasted for so long. The number of people living on minimum welfare benefits and being entitled to free medical treatment (58% of the population) are symptomatic of the precariousness character of the situation. The employment market excludes one out of three members of the active population; one person out of five in Reunion is dependent on minimum welfare benefits. Inequality, poverty and social exclusion A section of the population that has stable employment in the formal economic structure of the island is well integrated socially and professionally and paid at an hourly rate that is virtually the same as that of mainland France. A second section of the population is in a precarious situation or is under-employed. 2 2 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 2 3 0 Finally, there is a third section that is inevitably exposed to the “unemployment trap” (women and young people on welfare, people having very few qualifications and illiterates). Alternating subsidised employment, living on welfare and unemployment benefit is a survival strategy for members of the population. 10% of the population live below the poverty line, but if we were to apply the criteria of mainland France, the figure would be 40% of the population living below the poverty line, compared to 6.5% in mainland France. Poverty is of course a relative notion. It is thus necessary to see the notion of poverty in perspective and rather use the notion of relative poverty . If poverty can be measured in terms of income and consumer-power, it also concerns a large number of other factors, such as access to health services and housing, educational failure, poor social relations, lack of self-confidence and a feeling of powerlessness. The combination and accumulation of these factors tend to increase the “handicaps” of certain groups of society from generation to generation. Poverty can ultimately lead to social exclusion. How is social cohesion maintained? One hypothesis is that informal employment exists, is widespread and socially acceptable in Reunion. It is a source of income which is sometimes added to official sources of income (salary and allowances). Social cohesion is also maintained thanks to various forms of family or neighbourhood solidarity. Yet if informal employment is a response to the fact that the local economy does not generate enough jobs, occasional and unofficial work has always existed in Reunion. Present employment situation almost certainly reflects the work relationships inherited from the periods of slavery and of the indentured workers. MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS Perspectives There is employment potential in the sectors producing for the local market, and we should continue to make the efforts towards the markets in the zone. The negotiations with Chinese provinces and Mozambique, for example, are taking place with this perspective in mind. Reunion is a regional economic space belonging to a national economic space, France, which is itself part of an international economic space: the European Union. Reunion is also a territorial entity belonging to the Indian Ocean Commission. In addition, as Reunion is an ultraperipheral region of the European Union, it is (institutionally) attached to the north, but in many ways (culturally, economically, socially) has links with societies of the southern hemisphere. The tools applied to any analysis of the economy of Reunion necessitate particular care. If care is not taken, negative conclusions often result, analysis often being made in terms of problems and economic and social imbalance, with the underlying question of the costs covered by “Metropolitan France”. Reunion Island is considered “rich” by surrounding countries. Certain economists have declared that a new international division of labour, based not on low-cost labour activities, but on cognitive activities necessitating a high degree of education (such as software, new information technologies, training, research and development) has emerged. Comparatively speaking, Reunion benefits from obvious advantages in terms of infrastructure, training and research, but cooperation first of all implies having sufficient humility to listen to and actively understand the countries of the region. 2 3 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E The Labor Movement. Unity and Diversity by Ivan Hoareau Historical references In 1663, two French and ten Malagasy landed on Reunion Island. The beginning of the coffee era (1715) and the acme of sugar importation (in the nineteenth century) provoked the mass importation of slaves and indentured workers from varied places: Madagascar, East Africa (Mozambique supplied 200 000 indentured workers), Malaysia, China, Indo-China…. 2 3 2 A community of resistance Slaves and indentured workers were brutally exploited by their masters, who did their best to avoid an awareness of the iniquity of their exploitation. But workers gradually discovered a community of interest. Struggles, such as the 1883’s strike, sprang from this consciousness. Contemporary period In 1936, workers on the docks and in the plantations launched a movement of contestation, and the Reunionese Federation of Workers was created, that regrouped the haulers’ union, the dockers’ union and the railroad workers’ union. In 1981, the CGTR (General Confederation of the Reunionese Workers), the PCR, the PS, the SNES, the SNES-SUP and the Movement of Christian workers created the “preparatory committee for the commemoration of the twentieth of December, the Day of Reunionese Freedom”. (December 20 th: date of abolition of slavery). Mobilization for the equality of the SMIC (“guaranteed minimum wage”) and the RMI (minimum welfare payment given to those who are not entitled to unemployment benefits) unified the salaried workers. Problematic of unity and diversity We have to apprehend the problematic of unity and diversity in the lights of attacks against working conditions, union trade and its values of solidarity and examine them in the 1960’s, then nowadays, with neoliberal policies’ attacks without precedent against the values of unity and solidarity of syndicalism. Job insecurity, mass unemployment, attacks on limitation of working hours, undermining of collective labor agreement and production of labor laws to the benefits of business weaken solidarity and strengthen individualism. Further, current policies of regional integration do not act as a counterpart of neoliberal globalization, but they are a way of putting territories and workers into competition. Syndicalism is nowadays confronted to the necessity of a renewal of its theoretical corpus and of its practices, in order to safeguard and to consolidate its initial values of solidarity, and to confront predatory capitalism. MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS An Enigma of a Disappearance by Françoise Vergès The enigma can be summarised as follows: If, in 1848, 60,000 slaves were made free, and if 1/3 of these freed slaves were women and 2/3 men, and if the proportion remained constant during the period of slavery, what were the lives of the thousands of male slaves deported onto the island? Where are their graves? Where are the remains of those thousands of men who had neither woman nor children nor families, who never became fathers, or sons, but lived alone, without descendants or graves? Can we really speak about a “slavefamily”? What kind of society did they manage to set up? Can we continue to speak or write about slavery in Reunion without mentioning this specific situation? The unbalanced sexual ratio? The enigma brings into question a number of “truths” concerning family, transmission and the role of the father in the society of Reunion. How did this very specific situation (with its violence, a majority of slaves being deprived of descendents —but not deprived of an inheritance, and the imbalance in the numbers of men and women) determine the transmission, the construction of masculine and feminine identities, as well as male/female relations in the society of Reunion? In the light of this long history, how to interpret domestic violence, the high male death-rate and the fragile psychological and physiological character of the local population? How to interpret relations between men and men, between men and between women in the light of this long history of disparity and its resulting violence? Reflecting on this enigma throws new light on the question of the policy of restitution. Quite often restitution means that the State and society should pay back a debt due today for damages caused in the past. However, this request does not remove our debt. Reuniones owe a debt, a debt towards the men and women who came before us, who built and transmitted to us the world we live in. We owe it to them to consider them as our ancestors, and no longer as anonymous victims, deported, exiled, enslaved, and to mark their stay on the island, for the sake of truth and justice. We owe them a universal search for justice, universal in that it can be sought as much by those whose 2 3 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E ancestors were victims as those who were not. Restitution therefore concerns the whole community. 2 3 4 Reflecting on the enigma leads us to ask the question: “how to write about the disaster”. The history of the humanity can be seen as long list of crimes. In the second half of the 20 th century, in a century which was supposed to be one of peace and progress, putting an end to blind violence and racism, the reflection on violence, mass massacres and genocide, made it necessary to attempt to find an explanation for the reasons behind such a desire for destruction. We still have not learned how to “do” good, whereas “doing” evil seems a natural tendency. It might seem to be a paradox, but we have to try and understand what it is that might be fertile about thinking about a crime, that is to say examine the crime to try extract from it observations, an analysis of its causes, its mechanisms and its dehumanising character, with the aim of rewriting the negative side of history. Seeing slavery not as a form of evil, but as something negative and productive reintroduces it into history as being an action produced by human beings, and not sub-human beings. Reflecting on the enigma leads us to ask the question of “the sentiment of existence”. Every day, we read about violence in the local press. What leads to destruction, suicide and violence towards our neighbors? The difficulty of living among others is not specific to Reunion, but rather there seems to exist an expression of suffering which has found no words to describe it. What strikes us in Reunion is the collective conscience of a place where the human being is fragile, where people apparently find it difficult to forget about suffering, where people tend to give up when they come up against the least stumbling-block, as well as the introverted nature of the population and the feelings of violence which rise to the surface at the least sign of rejection or refusal. Why the difficulty of feeling we exist ? Perhaps, should we again reflect on slavery: becoming a slave meant that all one’s senses were thrown out of joint, it was a total loss of one’s references, a leap into the void. The network of relations MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS (family, clan and ethno-cultural) was broken. When all familiar links are broken, what happens? How were social links rebuilt on the territory of exile and bondage? Reflecting on the enigma means rethinking the notions of lineage, transmission, inheritance and solidarity. Slavery, its symbolic, cultural and social character, that is to say the repeated organisation of an original act that turns the human being into an object, is the matrix of Reunion’s history (let us remember that there no native population, that colonization and slavery constituted the foundations of the island’s society). For Orlando Patterson, social death is the most important consequence of slavery. The slave, he writes, is “natally alienated”, and formally ceases to belong to any recognised community. This does not mean that the slave cannot have relations, but these relations are not socially recognised as being legitimate or of a contractual character and do not constitute a form of recognized sociability. Slavery desocialises, since it gives rise to an organisation where relationships are determined by fear, mistrust and solitude. Slavery and colonisation taught us to be mistrustful, afraid, violent and anti-democratic. Hunger and thirst taught us not to share with others. The feeling of being abandoned makes one feel excluded, and this destroys the feeling of existing. Reflecting on the enigma means speaking about gender differences. “How does one become a woman in Reunion? How are femininity and masculinity constructed in the society? What does such construction owe to our history of slavery?” Reflecting on the enigma means naming and recognising the existence of the camp of enslaved men. Initially and for a long period of time, Reunion Island was an island of men prisoners of a small group of other men. The long history of a population which was victim of physiological and psychological deprivation, has had far-reaching consequences, still present today. The general impoverishment of the population of Reunion from its origins, with a high mortality rate, low birth-rate, alcoholism, violence, endemic diseases and general psychological 2 3 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E problems, only came to an end in the 1960’s, thanks to social and political movements which demanded health services, school canteens and a minimum wage. However, the population’s health remains fragile, diabetes, high suicide rate, heart problems, alcoholism and depression. 2 3 6 Reflecting on the enigma means broaching the question of masculinity. Physical strength marked the male slave as being a “man”. The feeling that one did not count dominated, the notion that what each man achieved was of little importance. The fact that there were so few women intensified the perception of a society where physical force was dominant. What kind of benevolent masculinity can be constructed? In Reunion, people are often wary of their neighbours, people often mistrust one another, people often lack confidence in their neighbours and in their own abilities. People are quick to betray and quick to forget betrayal. People go quickly from boasting to fear of being abandoned, from an over-inflated ego to a total absence of ego. This can be seen in the field of politics, where it is so difficult to debate openly. Any contradictory ideas are seen as personal attacks. Conclusion What is extraordinary though is that people in Reunion have managed to construct a culture, an imagination based on belonging. These men who died without leaving any descendents and were burred without graves handed on to us a society full of contradictions, a brutal and violent one, but rich in possibility, creation and invention. Heirs of slavery, children of indentured workers, we have a debt towards them. We shall pay back this debt not by commiserating, turning to stone or focusing on the ethnic character of our history, but through our will to be their dignified heirs, that is to say not being afraid and daring. We must dare to inhabit our land and respect it. It is fragile territory that we have inherited, and it is on this territory that we must try to build an agonistic democracy. It is by constructing a unity in Reunion that we will recognise the presence of this disappearance and thus acknowledge our debt. From the brutal history we have inherited we must draw a wisdom that will give birth to an ethics of responsibility . MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS Women’s Bodies, Children’s Bodies and Cultural Variation by Laurence Pourchez I examine from an anthropological approach the techniques (and the variation we observed) of the body, the traditional treatment of disease and rites of passage. I particularly focus on the process of birth, exploring the ways in which it is a constituent part of the edification of a shared culture. I argue that the common cultural part, the variation, and the reinterpretation linked to creolization are among the most representative elements of réunionnité . For reasons of historical nature linked to a context made up of slavery and domination, the transmission induced diversity in their reinterpretation. Based on my field of research of the last ten years, I show that permanent features, axes of cohesion and corporal logics that exist constitute one of the keys elements of social logic, of the transformation that are at work in the society. Permanents features The corporal logic can be defined in the oppositions between hot and cold (in the Reunionese meaning of “break in the female thermal equilibrium”), the pure and the impure, the liquid and the dense. The goal may be to prevent illness, to protect, to purify the individual or, when these first actions are ineffective, to treat the disease that occurs. There is a connection between these logics and the theory of humors (break in the humor equilibrium: warm/dense or cold/liquid blood; bile associated to heat and impure; hot/cold air associated to the loss of breath) and to a medicinal/medical system close to the “théorie des signatures ” that postulates that an illness can be cured by its vegetal or organic equivalent, and sometimes proceeds by a transfer from human body to an animal that will “take” the illness. European medicine has had an important influence in Reunion, but Indian’s and Malagasy’s contributions are crucial; opposition such as hot/ cold are presents in both cultures, which implies the difficulty to establish a single Reunionese etiological scheme. The functions —to prevent, to protect, to purify and to cure— follow modes of intervention that can be similar to religious and/or therapeutic remedies, or even social ones. Nature and body are in close relation, and we can itemize the utilisation of plants in three categories: refreshing, heating, 2 3 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 2 3 8 and magic and/or sacred plants. Nonetheless, the first two are often associated to the third, to an aim of “optimization”. The conception of a child highlights these logics and the permanent features that are included in larger contexts, that is to say the family and Creole Reunionese society. The birth of a new-born has always been central in Reunion, and even if the young generation has a larger choice, the corporal logics that were already present more than three generations ago are still present today, as well as the concerns for protection and purification of the body. We could then analyse these rites of passage (temporal markers), rites of protection and rites of prevention against bad spirits in relation to the women’s fear, the fact that the child is placed under a divine protection soothes their anxiety. The role of the grandmothers is crucial for cultural transmission linked to childbirth. Variations The diverse elements of a shared culture never constitute a totally homogeneous whole. Cultural variations exist in each individual. They are linked to the diversity of the island’s inhabitant’s origins, to their social identities, to the forms of cultural transmission, to their home (urban or rural zone), to the importance of exogenous contributions and to their religious choice. Yet these variations cannot legitimate an easy repartition of the population into a Malbar (Hindu) “milieu”, a Malagasy “milieu”, a Chinese or Muslim “milieu”. Familial histories underline mixing and interconnection between different origins and traditions. Cultural variations due to cultural transmission within the family also appear crucial. Till the 1970’s, these variations were transmitted with different modes: • in a vertical way through the mother/daughter or grandmother/granddaughter canal (corporal techniques); • in a oblique way from the elder to the younger female generation; • in a horizontal way within the same class of age (private matters such as abortion, contraception). Variations are also due to the modernization that has disrupted traditions. Certain practices have disappeared, others have evolved; they are hidden from the medical sector. The time that surrounds birth remains an extremely ritualized period, with a lot of taboos and with a lot of inter-connections between religious, magical-religious, familial and therapeutic practices. The major advances made in MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS the medical prenatal care perfectly coexist with the pre-existing scheme, because it does not modify the system. This kind of variation, due to outside contributions, is more present in the cities than in rural zones, where traditional practices are more preserved. The religious practice is one of the main causes of variation (dietary restrictions, familial cults, use of sacred plants) but religious belonging is often double in Reunion (Hinduism and catholic cults for instance). How can we interpret all these cultural variations? The notion of “cultural continuum” is often used to account for the various registers that are presents in the Creole language. Differences can be due to the variety of informants (information are never really homogeneous), and to a large sample of populations (with diverse phenotypes) who do not always correspond to the appellation they give to themselves. In this context, it is nearly impossible to define precisely the place that the informants hold on the continuum. We must consider a “cultural continuum of intersystem” that may be closer to a reflection of the Creole Reunionese society’s complexity. It allows us to account for the variations observed in the individual’s behavior, in the practices, rites and perceptions. There are interactions between these “subsystems”, that are not totally impermeable. They thus create and produce the meaning and tend to converge to a common corpus. The notion of “ethnic group” is tempting, but there is a too important fluidity between the “sub-systems”, and identifications are linked to peculiar contexts, more than to real origin. In summary, the notion of “cultural continuum of intersystem” is too rigid to make an account of the Reunionese situation. The shared cultural foundations as well as the cultural variations (interaction, confrontation, opposition, and creation) are the soil of creolity. But is the matter about creolity or Réunionnité? Creolity (contact and forced encounter of populations for three centuries) is more that a simple “aggregate”. It evolves, interprets the exogenous contributions, it produces variations; it is in perpetual construction, foreshadowing of an original post-modern society. The affirmation of typically Reunionese practices (to model the children’s face, to administrate herbal tea, to bandage the stomach), more particularly in the first part of the life cycle which is my field of research, is not 2 3 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E 2 4 0 spontaneous. Those practices are indeed, hidden, denied, shown as being archaisms (things of the “old time”), in the maternity hospitals in particular. The dialogue starts with the claim, instituting a common identity: “Nou famm réunyonèz”. (“We are Reunionese women”) The ambivalence between on the one hand the dissimulation of practices connected with birth, and on the other, a strong identitary claim is close to the phenomenon that linguists had observed with the use of Creole language. French is the official language; it is a symbol of colonialism, of the West and its social models. Creole is the language for feelings, for the family, for the everyday life. Though it is considered even by those who practice it, a minor language (inferior to the French), it is the object of a strong identitary appropriation. In the field of linguistics, variation is considered as being constituent of the language. To draw a parallelism with language is a way of showing that the cultural variation is the consequence of “bricolage”, the creation of the Creole society that put different cultures into contact (not the different cultures actually, but in a more significant way, the contrast between people that vehicle those cultures). The cultural variations are not only due to luck. They reflect the dynamics and the process of evolution that characterize the Reunionese society. A new system is able to create, in the post-modern Creole society, a new scheme that would transcend creolity: Réunionnité . It would lead us to reconsider our perspective, and analyse Reunionese society from the observable cultural variations that carry on developing (and not from the common bases). We should create a theory peculiar to Réunionnité (that can be defined as “the Reunionese specific way of being Creole”). MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS The French-speaking Reunionese Literature and the Reunionese Creole Language, or On the Créolité of some of French-speaking Reunionese Texts by Axel Gauvin In this presentation, I raise the following question: should we classify the texts that are written (and had been written) in French, in Reunion, about Reunion, from Reunion, by authors who were born in Reunion or have already been in Reunion, under the category of “Reunionese” or of “French” literature? Can we include some of these texts into our anthology of Reunionese poets? It is a burning issue nowadays with the development of a recognized corpus of Reunionese literature. Time has come to work out this problematic, without necessarily trying to establish a "scientific" classification, but at least beginning to questions the reasons of the choices to make. We can already classify a certain number of texts written in French by Reunionese writers within the category “Reunionese literature”. The point is not to prove the Créolité of some of these texts, but to highlight their creolization understood as a double form of mixing. In order to analyze this creolization, I underline the presence of Reunion in these texts: local names of places abound, local denomination of trees, fruits, animals… This form of creole presence could though just be an adjustment to local color. There are much better markers of créolité: the original denomination, the different “cut” of reality. However I argue for an inclusion of these in the category of Reunionnese literature. 2 4 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Foreign Languages, Original Voices by Carpanin Marimoutou The parole that belong to us, was given, or lent to us, situates us within certain filiations and diverse heritages. Two types of discourse: the colonial novel and the discourse contained in the singing-poem of the « maloya » will highlight this point. 2 4 2 Wandering souls of history: the supernatural and colonial ideology Henri Copin proposes the following reading of the colonial novel: the relation to ideology, exoticism, and reality are three main characteristics of colonial literature. The novel, often written by a colonized, advocated the colonial ideology and its ambiguities: defending both the myth of progress and the glory of the colonial empire. Reunionese colonial discursive formations raise the question of the legitimacy and illegitimacy of the relation to the territory for the diverse ethnic groups that are present on the Reunion’s soil. This is clear in two texts situated at both ends of the Reunionese colonial discursive formation: Cafrine of Marius-Ary Leblond (1905), and Sortilèges créoles . Eudora ou L’Île enchantée of Marguerite-Hélène Mahé (1952). According to Randau, the colonial writer’s purpose was to celebrate the French empire. This “missionary literature” carried both a retrospective and a prospective thesis. The colonial novel aimed at an aesthetic and ideological reform from European modernity. Yet, there was a slight difference with the Reunionese colonial novel (Reunion being a colony without a native population). The Creole had to define himself with respect both to the metropolitan and to the non-white. Literary references to Naturalism were the same than in French novel, but the question of the relation to the territory was formulated thus: who is Reunionese, and furthermore, who is Creole? The term “Creole” was used for each individual who was born on the island. There was however an opposition between white Creoles and non-Whites in the Reunionese colonial novel. According to Marius-Ary Leblond, each race was equipped with characteristics that led it to hold a specific place in the Reunionese social and cultural space. The notion of primitive mentality defined the nonEuropean individual as a person without culture, a child in the Leblond’s racial narrative. There was a Reunionese “mystery” that escaped Europeans writers. The role of the Reunionese colonial writer was to uncover this mystery. His goal was to defend and to illustrate the legitimacy of the colonial presence on the territory; he was entitled to speak, because MCUR l ANNEXES l ABSTRACTS he possessed all the keys of the territory. Reunion was described as a singular space that defied the standard rules of comprehension. The novel Cafrine was a discourse about races and the relation that “cafres” (black people) were said to have with space and time. “Cafres” were said to have a strong connection to the night, the world of the supernatural and of witchcraft, a “black space” connected to Africa and to the history of marooning. It escaped the control of the Whites. Daytime belonged to the Whites and night to the Blacks. Night was a primitive space, where the Black could no longer be distinguished from shadows and nature. The novel Sortilèges créoles can be considered as the achievement of the colonial discourse, because it opened the possibility for a new type of discourse. If the aim of this novel was to explore the question of the origins and their interpretation, the black/white conflict was evacuated. Languages, text, memory Creole language was born out of the necessity of communication between people who came from different places and had different myths, imaginaries and languages. Creole language carries with itself the heterogeneity of its genealogy that reappears in poetic wording, especially in the « maloya »; this heterogeneity is the rule of its emergence. The text of the « maloya » has a social and familial structure; it goes with connivance. It marks and guarantees a communitarian spirit. When analyzing « maloya », we observe that Reunionese literary discourse defines the politic, cultural, social and literary issues of a plural oral memory and connects the island to the Indian Ocean, Africa, Asia, Europe… Oral memory is understood as crucial for the work of historical reparation. Through the expression of bereavement, memory is liberated from the weigh of a denied history and giving a signification to the past and the present. The poem Narlgon by Danyèl Waro reveals this travel between past and present. Narlgon,“bal tamoul” (Tamil Ball), is a particular form of sung and danced theater that came from the south of India and that rewrote the mythical and legendary stories of the Mahãbhãrata. Tamil Ball works as a memory of places and rites and is updated in the theatrical performance and transformed by and in the Creole universe. « Maloya » is both a place of welcome and of the memory of a memory. 2 4 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Index A BBAS , Ferhat [1899-1985], homme politique, président du premier gouvernement provisoire de la République algérienne, p. 16 A LEXANDRE -B IDON , Danièle, archéologue et historienne médiéviste, p. 124 B AUDELAIRE , Charles [1821-1867], écrivain et poète, p. 61, 190 B ELMONT, Nicole, anthropologue et psychanalyste, p. 118 A RIÈS , Philippe [1914-1984], historien, spécialiste de l’histoire des mentalités, p. 124 B ENOIST, Jean, médecin, anthropologue, spécialiste des mondes créoles et des processus de créolisation culturelle, p. 59, 112, 119, 126, 131, 132, 133, 137 A RISTOTE [384-322 av. J.-C.], philosophe, p. 30 B ERGSON , Henri [1859-1941], philosophe, p. 84 A RMAND , Alain, poète, linguiste, fondateur du groupe culturel Ziskakan, homme politique, vice-président du conseil régional de La Réunion, délégué à la culture, p. 146 B ERNANOS , Georges [1888-1948], écrivain, p. 84 A NDOCHE , Jacqueline, anthropologue, p. 59 2 4 4 BARRIE, Sir James Matthew [1860-1937], romancier et auteur dramatique, p. 46 A UGÉ , Marc, ethnologue, p. 113 A UTHIER -R EVUZ , Jacqueline, linguiste, p. 204, 205 B ABADZAN , Alain, ethnologue, p. 111 B AKHTINE , Mikhaïl [1895-1975], historien et théoricien de la littérature, p. 150 B ARASSIN , Jean [1911-2001], historien, spécialiste de l’histoire des débuts du peuplement de l’île de La Réunion, p. 119, 133 B ARIVOITSE , Gerose [1921-2004], dit L O R WA K AF , chanteur de « maloya », p. 191, 202, 203 B ERNARDIN DE S AINT P IERRE , Jacques Henri [1737-1814], écrivain, p. 162 B ERRIOT-S ALVADORE , Évelyne, professeur de littérature française, p. 118 B ERTIN , Antoine [1752-1790], dit LE CHEVALIER B ERTIN , poète, réputé en son temps pour sa poésie élégiaque, p. 145, 148, 149 B ICKERTON , Derek, linguiste, p. 132 B ION , Wilfred Ruprecht [1897-1979], psychanalyste, p. 50 B LANCHOT, Maurice [1907-2003], auteur et philosophe, p. 84 B OLLAS , Christopher, psychanalyste, p. 91 B ONNIOL , Jean-Luc, anthropologue, p. 121 MCUR l ANNEXES l INDEX B OWLBY, John [1907-1990], pédiatre et psychanalyste, p. 50 C OULON , Gérard, conservateur de musée, p. 118 B RASSENS , Georges [1921-1981], auteur, compositeur et interprète, p. 190 C RÉMAZY, Pascal [seconde moitié du XIXe siècle], journaliste réunionnais, p. 168 B RAULT, Pascale-Anne, professeur et traductrice, p. 150 C ROS , Edmond, un des fondateurs de la sociocritique en France, p. 170, 183 B RÉAL , Michel, linguiste et pédagogue, p. 204 B UTLER , Judith, philosophe féministe, p. 93 D AYOT, Eugène [1810-1852], poète, romancier et journaliste, p. 168, 180, 183, 184 C AROFF, père Claude [1907-1994], prêtre et exorciste, p. 60 D ESFORGES -B OUCHER , Antoine, voir L ABBE , Antoine. C ELLIER , Pierre, linguiste, spécialiste du créole réunionnais, p. 187 D ESTREMAU , Blandine, économiste, p. 70 C ÉSAIRE , Aimé, poète et homme politique, p. 14, 213 C HAUDENSON , Robert, linguiste, spécialiste des mondes créoles et de la francophonie, p. 59, 120 CICÉRON, Marcus Tullius [106-43 av. J.-C.], homme politique, avocat, orateur et philosophe, p. 30 C OHEN , Patrice, sociologue et anthropologue, p. 136 C OMAROFF, Jean et C OMAROFF, John, anthropologues, p. 87 C ONFUCIUS [555-479 av. J.-C.], philosophe, p. 30 C OPIN , Henri, spécialiste du roman colonial, p. 152 C ORNEILLE , Pierre [1606-1684], poète dramatique, p. 190 D IJOUX , père Franck [1914-1988], prêtre et exorciste, p. 60 D RUMMOND , Lee, ethnologue, p. 134, 135 D UCHET, Claude, un des fondateurs de la sociocritique en France, p. 171 D URKHEIM , Émile [1858-1917], sociologue français, p. 31 É COLE DE K YOTO [XXe s.], école philosophique japonaise fondée par Nishida Kitaro et poursuivie par de nombreux disciples dont Tanabe Hajime, Miki Kiyoshi, Hisamatsu Shin-itchi et Nishitani Keiji, p. 60 È VE , Prosper, historien, spécialiste de l’histoire réunionnaise, p. 95 2 4 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E FABRE , Jean, spécialiste du fantastique, p. 170 H ANNERZ , Ulf, anthropologue, p. 137 FANON , Frantz [1925-1961], psychiatre et théoricien politique, p. 14, 104 H ARTMANN , Heinz [1894-1970], psychiatre et psychanalyste, p. 50 F LEURY, Marie, pharmacienne et phytothérapeute, p. 119 F OUCAULT, Michel [1926-1984], philosophe, p. 14, 81 F OUCQUE , Hippolyte [1887-1970], homme de lettres, auteur d’une Anthologie des poètes de l’île Bourbon, p. 146 F REUD , Sigmund [1856-1939], neurologue et psychiatre, fondateur de la psychanalyse, p. 84, 92 2 4 6 F UMA , Sudel, historien, spécialiste de l’histoire réunionnaise, p. 94, 99, 133 G AUGUIN , Paul [1848-1903], peintre, sculpteur et graveur, p. 46 G ÉLIS , Jacques, historien et ethnographe, p. 109, 118, 128 H ARTOG , François, historien, p. 185 H ÉRITIER , Françoise, ethnologue, p. 111, 114 H ERMANN , Jules [1845-1924], homme politique, scientifique et poète réunionnais, p. 164 H OMÈRE [environ VIIIe siècle av. J.-C.], poète mythique, p. 147 I SMAEL -D AOUDJEE , Amode, médecin, historien des musulmans gujratis de La Réunion, p. 96 J ACOBSON , Edith [1897-1978], médecin et psychanalyste, p. 50 J ULLIEN , François, philosophe, spécialiste des philosophes chinois anciens, p. 86 G ÉRARD , Gilles, anthropologue, p. 133 K AËS , René, psychanalyste, p. 60 G HASARIAN , Christian, anthropologue, p. 138 K ANT, Emmanuel [1724-1804], philosophe, p. 31 G OVINDAMA , Yolande, ethnologue et psychothérapeute, p. 59 K ELLEY-L AINÉ , Kathleen, psychanalyste, p. 46 G RAMOUN B ABA , voir S ALOMON , Paul-Emmanuel. K IMURA , Bin, psychiatre, p. 60 G RAMOUN B ÉBÉ , voir M ANENT, Louis Jules. G RAMOUN L ÉLÉ , voir P HILÉAS , Julien Ernest. G UEX , Germaine [1904-1984], psychanalyste, p. 104 L A F ONTAINE , Jean de [1621-1695], poète, p. 190 L ABBE , Antoine, dit Antoine D ESFORGES -B OUCHER [1723-1725], gouverneur de Bourbon, p. 149, 156 MCUR l ANNEXES l INDEX L ACAN , Jacques-Marie Émile [1901-1981], psychiatre et psychanalyste, p. 56 L ACAUSSADE , Auguste [1815-1897], poète réunionnais, p. 146 L AFONT, Robert, écrivain, spécialiste de la langue et de la littérature occitanes, sociolinguiste, fondateur de l’école d’analyse dite « praxématique », p. 187 L AVERGNE , Roger, ethnobotaniste, p. 123 L E C LÉZIO , Jean-Marie Gustave, dit J.-M. G., écrivain, p. 148 L E C LÉZIO , Jemia, écrivain, p. 148 L EBLOND , Marius et Ary, pseud. de Georges ATHÉNAS [1877-1953] et Aimé M ERLO [1880-1958], écrivains, théoriciens du roman colonial, p. 152, 154, 156, 158, 160, 161, 164, 165, 166, 168, 171, 178, 179, 180, 181, 182, 184 L ECONTE , Charles [1818-1894], dit L ECONTE DE L ISLE , poète, p. 145, 146, 148, 149 LEPAILLEUR, François Maurice, [1806-1891], auteur d’un ouvrage autobiographique, p. 81 L ETT, Didier, historien médiéviste, p. 124 L EVINAS , Emmanuel [1905-1995], philosophe, p. 33, 184 L ÉVI -S TRAUSS , Claude, anthropologue, p. 90, 111, 218 L ÉVY-B RUHL , Lucien [1857-1939], sociologue, p. 161 L O R WA K AF, voir B ARIVOITSE , Gerose. LOTI, Julien VIAUD, dit Pierre [1850-1923], romancier, p. 158 L OUX , Françoise, ethnologue, p. 117, 118 M AHÉ , Marguerite-Hélène [1903-1966], romancière, p. 154, 179, 180, 183, 184 M ALBERT, Thierry, anthropologue, p. 88 M ANDELA , Nelson, homme d’État, p. 218 M ANENT, Louis Jules [1927-2005], dit G RAMOUN B ÉBÉ , chanteur de « maloya », p. 202 M ARIMOUTOU -O BERLÉ , Michèle, historienne, spécialiste de l’immigration indienne à La Réunion, p. 96, 101 M ATSUURA , Koïchiro, directeur général de l’Unesco, p. 216 M AZARS , Guy, spécialiste en ethnomédecine et ethnopharmacologie, p. 118 M EAD , Margaret [1901-1978], anthropologue, p. 27 M ITTERRAND , Danielle, présidente de la fondation France Libertés, p. 38 M OREL , Marie-France, ethnologue, p. 118 M OUNIN , Georges [1910-1993], linguiste, p. 145 Naas, Michael, philosophe, p. 150 N ATHAN , Tobie, ethnopsychanalyste, p. 59 N ERVAL , Gérard de [1808-1855], écrivain, p. 180 2 4 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E O TTINO , Paul [1929-2001], anthropologue, spécialiste de Madagascar, p. 29 PARACELSE [1493-1541], médecin et alchimiste, p. 117 PARNY, Évariste-Désiré De Forges [1753-1814], poète, p. 145, 148 PATTERSON , Orlando, sociologue, p. 91, 93, 99 PAYET, André, poète et chanteur de « maloya », p. 198 P EETERS , Alice, ethnologue et ethnobotaniste, p. 119, 120 2 4 8 P HILÉAS , Julien Ernest [1930-2004], dit G RAMOUN L ÉLÉ , chanteur de « maloya », p. 202 P IAGET, Jean [1896-1980], psychologue et épistémologue, p. 89 R USCIO , Alain, poète et historien, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Indochine, p. 161 S AÏD , Edward W. [1935-2003], auteur, intellectuel et homme politique, critique littéraire ; ses travaux furent importants pour le développement des études postcoloniales, p. 14 S ALAMA , Pierre, économiste, spécialiste de l’Amérique latine, p. 70 S ALOMON , Paul-Emmanuel [1916-2004], dit G RAMOUN B ABA , chanteur de « maloya », p. 202 S AM -L ONG , Jean-François, écrivain, p. 90 S CHNAPPER , Dominique, sociologue, p. 69 S EGALEN , Victor, écrivain, p. 56, 152 P OUNIA , Gilbert, poète, musicien et chanteur, leader du groupe Ziskakan, p. 198, 199 S EN , Amartya, économiste, Prix Nobel d’économie en 1998, p. 102 P UJARNISCLE , Eugène [1881-1951], homme de lettres, théoricien de la littérature coloniale, p. 155 S ENGHOR , Léopold Sédar [1906-2001], poète, premier président de la République du Sénégal, p. 207 R ANDAU , Robert [1873-1950], pseud. de R OBERT Arnaud qui écrivit aussi sous le nom d’A MESSAKOUL -A G -T IDET , écrivain, p. 154, 155, 158 S PILLERS , Hortense, critique littéraire, p. 99 R AVOLOLOMANGA , Bodo, ethnologue, p. 109 R OBILLARD , Didier de, linguiste, spécialiste de la francophonie et des mondes créoles, p. 138 S HAKESPEARE , William [1564-1616], poète dramatique, p. 190 S TORK , Hélène, pédopsychiatre, psychologue clinicienne et anthropologue, p. 109 T HÉRINCOURT, Louise [XXe s.], guérisseuse, tisanière, p. 60 T OURAINE , Alain [né en 1925], sociologue, p. 33 MCUR l ANNEXES l INDEX V ERDIER , Yvonne [1941-1989], ethnosociologue, p. 128 V IRY, Firmin, chanteur de « maloya », p. 188, 191, 192, 193, 194, 196, 202, 203 V ISNELDA , Jeanne Paul [1922-1991], guérisseuse, tisanière, p. 60 WALTER , Henriette, linguiste, p. 138 WARO , Danyèl, artiste, auteur, compositeur, interprète, poète, p. 198, 199, 200, 201, 202, 203 W INNICOTT, Donald Woods, [1896-1971], pédiatre et psychanalyste, p. 50, 60 Z ARATHOUSTRA [VIe siècle av. J.-C.], appelé aussi Z OROASTRE , prophète et réformateur religieux iranien, p. 30 Z IMMERMANN , Francis, indianiste, philosophe et historien des sciences, p. 115, 117 2 4 9 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Glossaire AAH : Allocation aux adultes handicapés. Basilectale : Se dit de la variété de créole la plus éloignée du français. ACP : Afrique, Caraïbes, Pacifique ; on parle de coopération économique entre l’Union européenne et les pays ACP. Batarsité : Métissage. « Batar » n’a pas, en créole réunionnais, les mêmes connotations que « bâtard » en français. ADIE : Association pour le droit à l’initiative économique. ADN : acide désoxyribonucléique. AMCUR : Association pour la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise. Son objectif principal est de faire connaître le projet MCUR auprès de la population réunionnaise par des rencontres, des discussions, des conférences. ANPE : Agence nationale pour l’emploi. 2 5 0 APJE : Allocation pour jeune enfant. ARTT : Aménagement et réduction du temps de travail. ASSEDIC : Association pour l’emploi dans l’industrie et le commerce. Bandes : À l’époque de l’esclavage, équipes d’esclaves qui travaillent aux champs. Par extension, après l’abolition de l’esclavage, équipes de travailleurs sous la direction d’un « commandeur » (chef d’équipe). Bann kouyon : Les imbéciles. Bèk la klé : Faire un petit boulot . BEPC : Brevet d’études professionnel du collège. Bil : Bile. Bishik : Petits alevins pêchés à l’embouchure des rivières. Le « kari bishik » est l’un des plats préférés de la cuisine réunionnaise. BIT : Bureau international du travail. Bohras : Groupe d’ismaéliens qui s’est installé dans des pays de l’océan Indien. Bondié : Dieu, les dieux. Boucan : 1. Petite cabane au toit de paille. 2. Cuisine rudimentaire construite à l’extérieur de la maison. Boutik sinwa : Épicerie de proximité, tenue souvent par des Réunionnais d’origine chinoise, qui faisait aussi fonction de buvette. Ce fut longtemps un espace économique et social essentiel, avant l’apparition et le développement des supermarchés. Barbe maïs : Ensemble des poils qui se trouvent à l’extrémité de l’épi de maïs. On s’en sert pour préparer des remèdes. La « tisane barbe maïs » a des vertus rafraîchissantes. Brinjèl : Aubergine. Barldon : Terme créole pour désigner le Mahãbhãrata, immense épopée indienne qui raconte la longue guerre entre les Pandava, aidés du dieu Krishna, et leurs cousins les Kaurava. Cavadee : Portique de bois et de bambou recouvert de fleurs, porté par les pénitents lors d’une procession hindoue en l’honneur du dieu Mourouga. Nom donné à la cérémonie elle-même et à la procession. Cafres, Cafrines : Voir Kaf, kafrine. Caponerie : Peur, lâcheté. MCUR l ANNEXES l GLOSSAIRE CDD : Contrat (de travail) à durée déterminée. CES : Contrat emploi solidarité. CESR : Comité économique et social de La Réunion. CGTR : Confédération générale des travailleurs réunionnais. CIA : Contrat d’insertion par l'activité. CMU : Couverture maladie universelle. COI : Commission de l’océan Indien. Instance régionale qui regroupe les îles de la zone sud-ouest de l’océan Indien. Créolie : Mouvement littéraire initié à La Réunion par les poètes Gilbert Aubry et Jean-François Sam-Long au début des années 1980. Le mot fut inventé par le poète Jean Albany au début des années 1970. La créolie met l’accent sur la singularité métisse de l’imaginaire réunionnais, sur la prise en compte des réalités linguistiques et culturelles de l’île dans la littérature réunionnaise de langue française. Dalon : Ami (n’existe qu’au masculin). DASS : Direction des Affaires sanitaires et sociales. Engagisme : Après l’interdiction de la traite puis de l’esclavage, les propriétaires des grands domaines employèrent des travailleurs sous contrat, des « engagés » venus de l’Inde, du Mozambique, de Madagascar, de Chine, des Comores. Faner : Éparpiller. Faner le san : Éliminer le sang vicié, rendre le sang plus fluide. FRT : Fédération réunionnaise du travail. Galé : Pierre, galet, caillou, pavé. Ganidan : Médicament chimique, sorte d’aspirine. Gramoun(e), granmoun : Personne âgée. Terme de respect et d’admiration. « Grands Blancs » ou « gros Blancs » : Les deux mots ont plus ou moins le même sens. Cela dit, « grands blancs » renvoie à la grande bourgeoisie urbaine alors que « gros blancs » renvoie davantage aux grands propriétaires fonciers. Granmèr Kal : Personnage terrifiant des légendes créoles. Grip : Rhume. Dévinèr, devineur : Sorcier, astrologue. Gro kèr : Rancunier, jaloux. DOM : Département d’outre-mer. Herbe à bouc : Fourrage ; plante médicinale. DRAC : Direction régionale des Affaires culturelles. Émique : Tels qu’ils se définissent eux-mêmes, généralement nés dans l’île et métissés. Engagé : Voir « Engagisme ». HLM : Habitation à loyer modéré. IEDOM : Institut d'émission des départements d'outre-mer. INED : Institut national d'études démographiques. 2 5 1 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E INSEE : Institut national de la statistique et des études économiques. Jako : Danseur sacré des rues lié aux cultes « malbars ». Dévot du dieu-singe Hanuman, il se produit en général le 1 er janvier. Jonis : Jaunisse. Kabar : Concert de musique (souvent de « maloya ») ; récital de poésie. Kaf, Kafrine : Réunionnais ou Réunionnaise se reconnaissant une origine africaine ou malgache. Le terme peut avoir aussi une connotation affectueuse. 2 5 2 Kalbanon : Logements collectifs où vivaient les « engagés », puis les travailleurs agricoles sur les grandes propriétés sucrières. Karanes : Musulmans, chiites ou ismaéliens, venant du subcontinent indien ayant vécu à Madagascar. Kari : plat de base de la cuisine réunionnaise, accompagné de riz. Il se compose de viande ou de poisson, ou encore de légumes, accommodé avec des oignons, de l’ail, des tomates, du curcuma, du piment. Par extension, peut désigner la nourriture, le repas. Kari bishik : Préparation culinaire à base d’alevins. Kari poulet : Préparation culinaire à base de poulet. Katar : Rhume de cerveau. Kaz : Maison. Tout type d’habitation. Komor(e) : Réunionnais(e) d’origine comorienne ; habitant des Comores. Kour : Espace gazonné et arboré qui se trouve, en général, devant la maison. Koz langaz : Parler une langue ancestrale ou sacrée. Kro d’shiyn : Plante nommée crocsde-chien . Lazaret : Ensemble de bâtiments de mise en quarantaine des immigrants « non libres » ou prisonniers : « engagés » indiens, mozambicains, chinois. Lèr : Le vent. Léstoma : L’estomac, désigne le haut du torse, ainsi que les poumons. Libre : Esclave affranchi avant l’abolition de l’esclavage (1848). Macadam : Nom donné au travail forcé après l’abolition de l’esclavage, les vagabonds étant alors condamnés à construire les routes. Mahorais(e) : Réunionnais(e) originaire de l’île de Mayotte. Malbar, Malbaraise : Réunionnais ou Réunionnaise se reconnaissant (ou qui est renvoyé à) une origine indienne (sud de l’Inde ou Bengale) ou pratiquant des rites liés aux formes réunionnaises de l’hindouisme. Malgash(e) : Réunionnais(e) d’origine malgache ; habitant de Madagascar. Malogé : Musique née de la rencontre du reggae et du « maloya ». Maloya : Danse et chant issus de ceux des esclaves et des « engagés », pratiqués soit lors de cérémonies mystiques célébrant les ancêtres (« servis kabaré, servis kaf, servis makwalé »), soit de manière profane lors de soirées musicales publiques (« kabar »). Le « maloya », longtemps marginalisé, a été remis MCUR l ANNEXES l GLOSSAIRE à l’honneur par les militants anticolonialistes et la direction du Parti communiste réunionnais à la fin des années 1960. Il est souvent considéré désormais comme la musique identitaire réunionnaise. Maloya kabaré : « Maloya » joué lors des cultes aux ancêtres ; le rythme est différent du « maloya » dit roulé le plus souvent usité lors des « kabar ». Mantra : Formule sacrée utilisée lors des cérémonies religieuses hindoues. Marlé : Collier de fleurs ornant le cou des divinités ou des pénitents lors des cérémonies hindoues. Marronnage : Période historique de l’affrontement entre esclavagistes et esclaves s’échappant du système esclavagiste (les « marrons »), soit de manière individuelle, soit de manière collective et organisée. Moringue, moreng : Danse de combat d’origine malgache ou mozambicaine, comparable à la capoeira brésilienne. Mouche à miel : Abeille. Moun déor : Les étrangers. MTC : Mouvement des travailleurs chrétiens. Nacos : Dispositif de fermeture des fenêtres par lames mobiles (jalousies) ; l’une de ces lames. Narlgon : Appelé bal « tamoul », forme particulière de théâtre chanté et dansé, originaire du sud de l’Inde et mettant en scène des histoires légendaires et mythiques extraites du Mahãbhãrata . Nasyon : Groupe ethno-culturel. Marrons : Esclaves fuyant les plantations et s’organisant en bandes plus ou moins importantes dans les cirques et sur les hauteurs de l’île. Nénène, nénaine : Nurse. Marsh dann fé : Cérémonie « malbar » en l’honneur de la déesse Pandialé. Après dix-huit jours de carême, les pénitents traversent un tapis de braises. Nou zot fanm réinionèz : Nous autres, femmes réunionnaise. Maryaz Bondyé : Moment important de la cérémonie de la « Marsh dann fé ». Les pénitents revivent, de manière théâtrale, le mariage des héros du Mahãbhãrata, Arjuna (Aldunin) et Draupadi (Pandialé). Mauvaise bouche : Malédiction. Non-libre : Esclave. Nou fanm réinionèz : Nous, femmes réunionnaises. NTIC : Nouvelle technologies de l’information et de la communication. ODR : Observatoire du développement de La Réunion. Oké : 1. D’accord. 2. Hoquet du bébé. Mayé : Emmêlés. Oprèsman : Sensation d’étouffement ; angoisse. MCUR : Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise. Pagn : Pagne. Mi sonn dyalé : Je joue de la musique sacrée (lors de certaines cérémonies hindoues). Papa : Papa. Le terme a souvent une valeur de respect et d’admiration. 2 5 3 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Patolle : Légume utilisé dans la cuisine réunnionnaise, cucurbitacée originaire de l'Inde et de Malaisie, il est aussi connu sous le nom de serpent végétal à cause de sa forme contournée. On lui accorde d'innombrables utilisations médicinales : vermifuge, vomitif, et purgatif aux Philippines, laxatif et fébrifuge en Inde. PCR : Parti communiste réunionnais. Pèrd lèr : Avoir du mal à respirer. Petits Blancs des Hauts : Habitants des Hauts de l’île, au phénotype blanc, de condition sociale modeste. Petits Blancs : Réunionnais au phénotype blanc, de condition sociale modeste, par opposition aux « gros Blancs » ou aux « grands Blancs ». 2 5 4 SADC : Southern African Development Community. Comité pour le développement du sud de l’Afrique. Instance qui regroupe les pays de l’Afrique australe dont les îles du sud-ouest de l’océan Indien. Séga : Danse et chant, vraisemblablement né d’une rencontre entre « maloya » et quadrille. SEMADER : Organisme de logements sociaux. Sensitiv : Plante médicinale ayant des propriétés relaxantes et dormitives. Servis : Cérémonie religieuse non chrétienne. À la suite du culte, un repas est servi aux assistants. PIB : Produit intérieur brut. Servis kabaré : Cérémonie d’origine malgache en l’honneur des ancêtres. Pongol : Fête hindoue de la moisson, qui correspond à La Réunion à la célébration de la fin de la récolte de canne à sucre. Servis kaf : Cérémonie d’origine mozambicaine en l’honneur des ancêtres. Poussari : Officiant des cérémonies hindoues. PS : Parti socialiste. PSC : Projet scientifique et culturel. Ras : Races. Réyonezté : Réunionnité. RHI : Résorption de l’habitat insalubre. RMA : Revenu minimum d'activité. RMI : Revenu minimum d’insertion. RSI : Modèle de Jacques Lacan des trois registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire . Servis makwalé : Voir « Servis kaf ». Sèrvis poul nwar : Cérémonie hindoue en l’honneur de la déesse Pétiaye où l’on sacrifie une poule noire. Sévé mayé : Cheveux emmêlés. Cérémonie pendant laquelle on rase les cheveux emmêlés des enfants. Sézisman : Émotion violente, tachycardie, évanouissement, syncope. Shemin la vi, shemin la mor : Chemins de vie, chemins de mort. Désigne ici les pratiques sociales liés aux différents rites de passage, de la naissance à la mort. RSMA : Régiment de service militaire adapté. Sinwa : Réunionnais d’origine chinoise. Rüm : Rhume. SMIC : Salaire minimum interprofessionnel de croissance. Saboule : Lancer des projectiles (en général des pierres). SNES : Syndicat national de l’enseignement secondaire. Sirandane : Devinette codée. MCUR l ANNEXES l GLOSSAIRE SNES-SUP : Syndicat national de l’enseignement supérieur. Sorciers pays : Sorciers locaux. Tabisman : Usine sucrière. Tamoul(e) : Réunionnais(e) descendant des travailleurs sous contrat venus de l’Inde du Sud après l’abolition de la traite et de l’esclavage ; le terme entre en concurrence avec celui de « Malbar ». Tan lontan : Autrefois. Tanbav : Gastro-entérite des nourrissons. Tand : Jeune. Tatane : Fatigué, endormi. Terukkutu : Genre théâtral dont la structure des pièces est relativement classique, d’origine « tamoule ». Le répertoire se compose essentiellement des épopées indiennes. Tisaneur : Spécialiste de plantes médicinales, peut aussi être guérisseur. Tizane tanbav : Préparation thérapeutique à base d’un mélange de plantes médicinales soignant la gastro-entérite des nourrissons. Trimurti : La symbolique du nombre 3 – ou d’un multiple de 3 – (le Père, le Fils et le Saint-Esprit ou la « Trimurti », selon les interprétations et les choix religieux. Se compose des trois divinités jugées les plus importantes dans l’hindouisme : Brahma, Vishnou, Shiva. UNESCO : Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture. Vartial : Récitant et metteur en scène des bals « tamouls ». Yab : Synonyme de « petit Blanc des Hauts ». Yoloffes : Ethnie africaine. Zarab : Réunionnaise ou Réunionnais de confession musulmane, d’origine indienne, en général du Gujarãt. Zarboutan nout kiltir : « Pilier de notre culture ». Ce titre, créé par la MCUR, est attribué à une Réunionnaise ou un Réunionnais qui a joué (et continue de jouer) un rôle important dans la préservation, la valorisation, la création, et la transmission du patrimoine culturel réunionnais. Zorey : Le terme, dont l’étymologie est discutée, désigne les Français « métropolitains » nés hors de La Réunion (en France continentale le plus souvent), résidant et / ou travaillant sur l’île. 2 5 5 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E Comité international de parrainage La MCUR est parrainée par les personnalités suivantes en raison de leur engagement fort et déterminé en faveur de la différence culturelle. Mohamed Arkoun, philosophe, historien, Paris, France Albert Jacquard, biologiste, France Marc Augé, anthropologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (président de l’EHESS, 1985-1995), France Isaac Julien, artiste, Grande-Bretagne Raymond Barre, (†) ancien Premier ministre de la République française, France Jean Benoist, médecin, anthropologue, France 2 5 6 Abdel Kebir Khatibi, écrivain, Maroc Chérif Khaznadar, directeur de la Maison des cultures du monde, Paris, France Richard Bohringer, comédien, chanteur, France Koyo Kouoh, African Association for Contemporary Art, Cacao Dakar, Sénégal Aimé Césaire, poète, écrivain, ancien député-maire de Fort-de-France, Martinique, France Sarat Maharaj, critique et historien d’art, Grande-Bretagne Michel Colardelle, conservateur général du patrimoine, directeur du musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Marseille, France Stéphane Martin, directeur du musée du Quai-Branly, Paris, France Maryse Condé, écrivain, Guadeloupe, France Mia Couto, écrivain, Mozambique Jacques Derrida [†] philosophe, France Abdou Diouf, secrétaire général de l’Agence internationale de la francophonie, ancien président de la République du Sénégal Marcelino Dos Santos, ancien président de l’Assemblée nationale, Mozambique Christiane Falgayrettes-Leveau, directrice du musée Dapper, Paris, France Gilberto Gil, musicien, ministre de la Culture, Brésil Mikhaïl Gorbachev, Prix Nobel de la paix, président de la Fondation Gorbachev, Russie Stuart Hall, sociologue, professeur émérite, Open University, Milton Keynes, Grande-Bretagne Federico Mayor, poète, ancien directeur de l’UNESCO, Espagne Elikia M’Bokolo, historien, France Albert Memmi, sociologue, écrivain, France V. Nallam, président des Alliances françaises de l’Inde, Inde Yousry Nasrallah, cinéaste, Égypte Jack Ralite, sénateur, ancien ministre, France Mario Soares, ancien Premier ministre, président de la Fondation Mario-Soares, Portugal Christiane Taubira, députée, Guyane, France Marie-Claude Tjibaou, présidente de l’Agence de développement de la culture Kanak, Centre culturel Jean-Marie-Tjibaou, Nouméa, Nouvelle-Calédonie MCUR l ANNEXES l LA MCUR Pour un musée du temps présent La Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise : dans ce futur musée du temps présent, dans ce musée vivant, qui s’ouvrira en 2010, seront restituées l’histoire et la culture d’une société sans passé précolonial, construite par 200 000 esclaves, issus en majorité de Madagascar et d’Afrique orientale, des dizaines de milliers d’engagés venus surtout du sud de l’Inde mais aussi des Comores, de Madagascar, du Mozambique, des milliers de Chinois, de musulmans du Gujarãt, de paysans, des colons de France et d’Europe, de pirates, de marins… Dès le départ, île de l’hétérogène, pluriculturelle, plurireligieuse et plurilingue, la Réunion incarne une singularité qui la situe aujourd’hui au cœur des enjeux contemporains : faire de la diversité la condition de son unité. Il s’agissait d’inventer des médiations qui traduisent visuellement les mécanismes et les conséquences imprévisibles, déroutantes et étonnantes des processus de créolisation à l’œuvre dans le monde india-océanique. Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou, chercheurs et écrivains réunionnais, à qui la Région Réunion a confié la mission d’élaborer le programme scientifique et culturel de la MCUR, ont choisi une approche transdiciplinaire et proposent une méthodologie pour un musée postcolonial du temps présent qui revisite les rituels, les croyances, les pratiques, et l’énigme de la rencontre de mondes divers sur un seul lieu. Quelques dates pour mémoire X e siècle Nombreux contacts entre l’Inde, la Chine, le monde islamique et l’Afrique dans l’océan Indien 1498 Les Européens entrent dans l’océan Indien 1680 Début de l’esclavage 1685 Code noir 1729 Révolte d’esclaves 1794 Abolition refusée par les colons 1811 Révolte d’esclaves 1848 Abolition de l’esclavage, célébré le 20 décembre 1865 L’engagisme 1902 Révolte d’engagés 1920 Derniers engagés 1946 Fin du statut colonial 2010 Ouverture de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise 2 5 7 M C U R l R A C I N E S E T I T I N É R A I R E S D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E LA RÉUNION Saint-Denis Saint-Paul Saint-Benoît 2 5 8 Saint-Pierre Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise, MCUR. MCUR l ANNEXES l BILIOGRAPHIE Bibliographie A LEXANDRE -B IDON , Danièle & L ETT , Didier, Les Enfants au Moyen Âge , V e- XV e siècles, Paris, Hachette, coll. « La vie quotidienne », 1997. APEL, Karl-Otto, Discussion et responsabilité. 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