LA LIBERTÉ
Transcription
LA LIBERTÉ
42 LA LIBERTÉ L’essentiel pour comprendre 1 LES DIFFÉRENTS SENS DU MOT « LIBERTÉ » ▲ A. La liberté comme absence de contrainte ● C’est la définition la plus commune de la liberté : être libre, c’est faire ce qui nous plaît, c’est accomplir nos désirs sans obstacle ni contrainte. Cette acception du mot « liberté » rejoint d’ailleurs son sens premier. Pour les Anciens, un homme « libre » (du latin liber) est un homme qui n’obéit qu’à lui-même (contrairement à l’esclave, qui est entièrement soumis à l’autorité de son maître). ● Pourtant, agir sans contrainte ne suffit pas pour définir une parfaite liberté. Car je puis volontairement me précipiter dans la servitude comme un animal se jette étourdiment dans un piège. On pense, écrit Spinoza dans son Traité théologico-politique (1670), que « l’esclave est celui qui agit par commandement, et l’homme libre celui qui agit selon son bon plaisir. Cela cependant n’est pas absolument vrai, car en réalité, être captif de son plaisir […], c’est le pire esclavage ». Agir librement, c’est agir de façon réfléchie, de telle sorte que je ne regrette pas le lendemain un acte impulsif ou imprudent. L’ivrogne qui se précipite au café n’est pas libre ; demain en effet, il sera malade, et ce n’est pas cela qu’il voulait ! 230 Chapitre 42 La liberté ▲ B. La liberté comme assentiment au destin ● Qu’est-ce alors que la liberté, si elle n’est pas l’abandon aux impul- sions du désir ? Pour les stoïciens, et notamment pour Épictète, la liberté réside dans l’assentiment à l’ordre providentiel de la nature. Puisqu’il y a des choses que je ne peux changer – les événements du monde, la maladie, la mort, etc. –, le meilleur moyen de ne pas subir ce qui m’arrive est de le vouloir pleinement. Consentir à la nécessité, vouloir ce que veut la divine raison qui ordonne toutes choses, telle est, pour Épictète, la voie de la liberté. ● Le véritable esclave n’est donc pas celui dont le corps est à la merci des caprices du maître, mais celui dont l’âme est prisonnière de désirs excessifs, qui vont à l’encontre de la nature. La liberté n’a donc rien à voir avec la condition sociale. Le maître peut bien torturer son esclave, voire le tuer, il ne saurait le forcer à vouloir ce qu’il ne veut pas. Tout esclave qu’il est, l’esclave demeure libre, tant qu’il unit sa volonté à celle du Dieu qui gouverne la nature. ▲ C. La liberté comme compréhension de la nécessité ● Comme les stoïciens, Spinoza considère la nature comme soumise à la nécessité. « Dans la nature, il n’existe rien de contingent, écrit-il dans L’Éthique (1677) ; mais tout est déterminé par la nécessité de la nature divine à exister et à agir selon une modalité particulière ». Ce que nous appelons la « liberté » ne serait donc rien d’autre que notre ignorance des causes véritables qui nous déterminent. Car l’homme est d’abord esclave : soumis aux erreurs des sens et aux illusions de la passion, il s’agite de tous côtés, voyant quelquefois le meilleur, faisant souvent le pire. ● Mais comment convertir en liberté la servitude originelle de l’homme ? Par la connaissance, répond Spinoza. Pour accéder à la liberté, il me faut comprendre que tout ce qui m’arrive était nécessaire, et coïncider par mon intelligence avec cette nécessité inéluctable. Si le malheur me frappe, quand j’aurai compris que l’enchaînement des causes et des effets rendait ce malheur inévitable, je serai apaisé ; je cesserai d’envisager mes souffrances sous l’angle borné de mon individualité, pour les considérer du point de vue de la totalité, du point de vue de la liaison de toutes choses. 231 2 LE LIBRE ARBITRE ▲ A. La liberté d’indifférence ● Il me semble cependant que je ne suis pas constamment soumis à la nécessité. Certes, je ne peux me soustraire à la loi de la pesanteur, mais il m’est toujours loisible de dire ou de ne pas dire la vérité. Ma liberté se manifeste d’abord à moi-même comme le pouvoir de choisir entre plusieurs actions possibles. Mais cette liberté possède, selon Descartes, différents degrés. ● Il arrive que je sois confronté à un choix qui me jette dans le plus grand embarras, précisément parce que je n’ai aucune raison de préférer une solution plutôt qu’une autre. Un philosophe du XIVe siècle, Jean Buridan, nous invite à méditer sur le cas d’un âne qui aurait autant faim que soif et qui serait placé à égale distance d’une mesure d’avoine et d’un seau d’eau. L’âne, dit Buridan, se laisserait mourir. Pour pouvoir prendre une décision, il faudrait qu’il soit doué, comme l’homme, du pouvoir de se déterminer même quand aucun motif ne l’emporte. Cette liberté, qu’on appelle la « liberté d’indifférence », est tenue par Descartes comme « le plus bas degré de la liberté ». Elle s’exerce toujours, en effet, à l’occasion de choix insignifiants, dérisoires – lorsqu’on hésite, par exemple, entre une boule rouge et une boule noire, entre un nombre pair et un nombre impair. ▲ B. Puissance de la volonté ● Mais quand je suis confronté à un choix crucial, qui engage mon avenir, je ne peux décider de la conduite à tenir sur un simple coup de tête. Je suis alors d’autant plus libre, affirme Descartes, que je suis capable de discerner clairement la meilleure des solutions. Ce n’est donc pas dans l’absence de motifs que réside la vraie liberté, mais dans le pouvoir que possède la volonté humaine d’arbitrer entre des motifs contraires. Cette puissance de la volonté, qu’on appelle le libre arbitre, constitue, selon Descartes, « la principale perfection de l’homme », car elle le rend maître de ses actions. Quand bien même un mensonge me tirerait d’affaire, je demeure libre de ne pas mentir, c’est-à-dire de donner la préférence au devoir de dire la vérité, plutôt qu’à mon intérêt. ● Ainsi compris, le libre arbitre nous rend entièrement responsables de nos actes. Dès lors qu’un homme est capable de distinguer le bien et le mal, le choix du mal ne peut être imputé seulement à des conditions extérieures (au passé du sujet, par exemple, ou au milieu qu’il 232 Chapitre 42 La liberté fréquente) : c’est le choix d’une volonté qui pouvait tout aussi bien faire le choix opposé. ▲ C. L’acte libre n’est pas l’acte gratuit ● On croit souvent que l’acte libre, c’est l’acte indéterminé, étranger à tout motif. Ainsi le romancier André Gide, dans Les Caves du Vatican (1914), imagine l’acte libre par excellence : le crime gratuit de Lafcadio qui, d’un compartiment de train, précipite un voyageur dans le vide. Mais si Lafcadio accomplit ce crime pour faire la preuve de son absolue liberté, ce n’est plus un acte immotivé, puisqu’il il est déterminé précisément par le désir de commettre un acte gratuit ! ● L’acte libre ne s’oppose pas à l’acte déterminé, mais à l’acte contraint, imposé par une puissance extérieure. L’acte libre apparaît alors comme la solution la plus réfléchie à un problème. Dans la tragédie de Racine, Andromaque est prise dans un cruel dilemme : ou bien, pour sauver la vie de son jeune fils Astyanax, elle épouse Pyrrhus et trahit sa fidélité à la mémoire d’Hector, son défunt mari ; ou bien elle n’épouse pas Pyrrhus, reste fidèle au souvenir d’Hector, et Pyrrhus fera mourir Astyanax. En fait, Andromaque décide d’épouser Pyrrhus – lié par sa promesse, celui-ci assurera dès lors l’éducation d’Astyanax – et de se donner la mort tout de suite après la cérémonie nuptiale. Cette solution, tragique mais réfléchie, est un acte libre, en ce qu’elle est la seule initiative qui permet à Andromaque de concilier ses devoirs de mère avec ses devoirs d’épouse. 3 LOI ET LIBERTÉ ▲ A. Fatalisme et déterminisme ● Pour définir la liberté, il convient de distinguer soigneusement le fatalisme qui asservit et le déterminisme qui libère. Le fatalisme dit : cet événement que vous craignez est inévitable ; quoi qu’il arrive auparavant, quoi que vous fassiez pour l’éviter, il se produira tout de même. Dans la légende grecque, Œdipe est destiné à épouser sa mère et à tuer son père. Quels que soient les événements qui le précèdent, le résultat final est « nécessaire » ; il ne peut pas ne pas se produire. Ainsi le fatalisme rend impossible la liberté humaine. 233 ● Au contraire, le déterminisme affirme seulement que les événe- ments sont liés entre eux par des lois constantes et universelles. Par exemple, l’échauffement d’une barre de métal produira nécessairement sa dilatation. Si l’on ne veut pas que la barre de métal se dilate, il suffit de s’abstenir de la chauffer. ▲ B. La liberté dans l’obéissance ● Ainsi, pour se libérer, l’homme n’a pas besoin d’un miracle ; il lui suffit d’utiliser habilement les lois de la nature. Il lui suffit, par des techniques efficaces, de transformer les obstacles en moyens. Dans l’un de ses Propos, Alain nous invite à méditer sur l’exemple admirable du navire à voiles qui louvoie. Les vents sont contraires et pourtant, cheminant en zigzag, le voilier avance. Le marin n’a pas eu besoin pour cela de modifier miraculeusement le cours des vents. Mais il a utilisé intelligemment les lois naturelles : « L’homme oriente sa voile, appuie sur le gouvernail, avançant contre le vent par la force même du vent ». ● Si le monde physique ignorait le déterminisme, s’il était le théâtre de perpétuels miracles, l’action humaine ne trouverait en lui aucun point d’appui. Nous serions les esclaves de ses caprices, et aucune liberté ne serait possible. ▲ C. La liberté civile ● De même, l’absence de lois dans une société, assurant théorique- ment la liberté de tous (chacun ferait ce qu’il voudrait), aboutirait en fait à l’écrasement du plus faible par le plus fort. Dans le Contrat social, Rousseau distingue la liberté naturelle et la liberté civile (voir p. 188). La liberté naturelle, qui est un « droit illimité » à tout ce qu’on peut atteindre, n’a pour bornes que les forces de l’individu. Chacun faisant ce qui lui plaît, le plus faible s’expose surtout à subir ce qu’il plaît aux autres de lui faire subir. ● Aussi faut-il substituer à cette pseudo-liberté la liberté civile, que seul le contrat social est à même de garantir. Par ce contrat, chacun s’engage envers tous à ne reconnaître d’autre autorité que la volonté générale. La liberté de tous les membres du corps politique est ainsi préservée, de même que leur égalité. Désormais, en obéissant à la loi, qui est l’expression de la volonté générale, le citoyen n’obéit qu’à luimême. 234