Cours 2.2 : La liberté, l`inconscient

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Cours 2.2 : La liberté, l`inconscient
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Cours 2.2 : La liberté, l'inconscient
Séquence 2 – Philosophie de l'esprit
PLAN
Introduction
(a) Deux sens de la liberté
(b) Problématique
I – Examen critique des arguments en faveur du libre arbitre
A. Une évidence : l'expérience de notre propre liberté
B. Un argument indirect : sans liberté, pas de responsabilité morale
II – Examen critique du déterminisme
A. Le principe du déterminisme
B. Les différentes formes de déterminisme
1/ Le déterminisme biologique
2/ Le déterminisme psychique
3/ Le déterminisme social
C. Le déterminisme remet-il en cause la liberté ?
Introduction
(a) Deux sens de la liberté
Type de liberté
La liberté
d'action
Définition
Capacité d'agir selon ses choix
Exemples
Le contraire de la liberté
Les libertés politiques : liberté de
La prison, la censure,
circulation, liberté d'expression,
l'esclavage, la dictature, l'usage
liberté de la presse, liberté de
de la force pour contraindre
(ou “liberté
Absence d'obstacle,
conscience, liberté de religion, liberté quelqu'un à faire quelque chose,
négative”)
d'empêchement, d'interférence
d'association, liberté de réunion…
la menace, …
La liberté de la
Capacité de faire des choix qui
La “liberté philosophique"
Être impulsif, être esclave de ses
volonté
proviennent véritablement
(Montesquieu) : penser par soi-même, désirs, agir sous l'emprise d'une
(le libre arbitre)
de nous-mêmes
réfléchir de manière critique,
maladie mentale, être encore un
contrôler ses désirs, être maître de
enfant, être dépendant d'une
(ou “liberté
Faculté de déterminer par soi-même
soi, …
drogue, être endoctriné, être
positive”)
(de poser par soi-même) les règles
sous l'influence d'un groupe, …
de sa conduite (= l'autonomie)
* Note : On s'intéresse ici exclusivement à la liberté au sens de la liberté de la volonté. Dans ce cours le terme de liberté désignera donc
toujours le libre arbitre (les questions qui portent sur la liberté d'action seront vues dans la séquence 4 sur la philosophie politique et sociale).
(b) Problématique :
Situation de
départ
Formulation
du problème
L'amour est-il libre ? (cf. document distribué)
Nous avons à première vue le sentiment de faire des choix, de contrôler ce que nous faisons. Mais ce pouvoir de
décision existe-t-il véritablement ? Les choix que nous faisons ne sont-ils pas déterminés par des causes que nous
ne maîtrisons pas ?
I – Examen critique des arguments en faveur du libre arbitre
A. Une évidence : l'expérience de notre propre liberté
« Une chose du moins qui est évidente, à mon avis, c'est que nous trouvons en nous-mêmes la puissance de
commencer ou de ne pas commencer, de continuer ou de terminer plusieurs actions de notre esprit, et plusieurs
mouvements de notre corps, et cela simplement par une pensée ou un choix de notre esprit, qui détermine et
commande, pour ainsi dire, que telle ou telle action particulière soit faite ou ne soit pas faite. Cette puissance que
notre esprit a de disposer ainsi de la présence ou de l'absence d'une idée particulière, ou de préférer un
mouvement de quelque partie du corps au repos de cette même partie, ou de faire le contraire, c'est ce que nous
Nous avons appelons Volonté. Et l'usage actuel que nous faisons de cette puissance, en produisant ou en cessant de produire
une conscience telle ou telle action, c'est ce qu'on nomme volition ou acte de volonté (volition or willing). La cessation ou la
immédiate de production de l’action qui suit d’un tel commandement de l’Âme, s’appelle volontaire ; et toute action qui est faite
notre capacité sans une telle direction de l’Âme, se nomme involontaire. […] Par exemple, ma main droite écrit, pendant que ma
de contrôler gauche est en repos : qu’est-ce qui cause le repos de l’une, et le mouvement de l’autre ? Ce n’est que ma volonté,
ce que nous une certaine pensée de mon Esprit. Cette pensée vient-elle seulement à changer, ma main droite s’arrête aussitôt,
et la gauche commence à se mouvoir. C'est un point de fait qu’on ne peut nier. » (Locke, Essai sur l'entendement
faisons
humain, II, XXI, 5 et IV, X, 19)
Nous avons en nous-même un sentiment intérieur, immédiat, et intime de notre propre liberté. Nous pouvons en
effet ressentir, à travers les actes les plus quotidiens, notre capacité à agir par nous-mêmes sur le monde. La
liberté s'éprouve alors dans le sentiment que nous avons de pouvoir contrôler ce que nous faisons. Il y a bien
une différence ressentie entre le fait de lever le bras intentionnellement et le fait d'avoir le bras levé par
quelqu'un d'autre. Nous avons ainsi le sentiment d'être à l'origine des actions que nous faisons, dans la mesure
où nos actions sont le produit de notre volonté. L'expérience de notre propre liberté ne semble donc pas
pouvoir être remise en cause.
Une évidence
fondée sur le
témoignage de
la conscience
(i)
´Une évidence
fondée sur le
témoignage de
la conscience
(ii)
Nous avons
une conscience
réflexive de
notre pouvoir
d'agir
autrement
Objection 1
(Spinoza,
D'holbach) :
Notre
sentiment de
liberté n'est-il
pas une
illusion ?
Objection 2
(Spinoza) :
La croyance en
la liberté n'estelle pas
l'expression de
notre orgueil ?
Objection 3
(Gilbert Ryle) :
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– La réflexion sur nos actes nous fait prendre conscience de notre libre arbitre. Après avoir agi (avant d'agir,
ou encore au moment d'agir), on peut réfléchir à notre action, et on peut alors prendre conscience qu'on aurait pu
(ou qu'on pourrait) agir autrement. À travers les regrets, les remords notamment, nous sommes conduits à
réfléchir aux choix que nous aurions pu faire et on imagine en quelque sorte un autre scénario possible.
– La réflexion sur ce que nous sommes nous conduit à nous attribuer une faculté, la conscience ou la raison,
qui nous permet d'envisager différentes possibilités et de faire un choix authentique (cf. dans le cours 2.1, le travail
sur le texte de Bergson : « conscience est synonyme de choix »). Nos actes ne sont pas de simples comportements
automatiques, ils ne sont pas l'expression d'un instinct rigide. Nous pouvons réfléchir, prendre du recul par
rapport à la situation immédiate au lieu de réagir automatiquement en fonction d'un stimulus particulier. Entre la
perception et l'action, il y a ce temps possible de la réflexion, du jugement et de la décision, qui semble rendre
possible ce pouvoir d'agir autrement que nous estimons avoir.
C'est ce que souligne Thomas d'Aquin dans le texte suivant : « Pour établir la preuve de la liberté, considérons
d’abord que certains êtres agissent sans aucun jugement, comme la pierre qui tombe vers le bas, et tous les êtres
qui n’ont pas la connaissance. D’autres êtres agissent […] (telle la brebis qui, voyant le loup, juge qu'il faut fuir) […]
[non] pas en rassemblant des données, mais par un instinct naturel. […] Mais l’homme agit d’après un jugement […]
Cependant, ce jugement n’est pas l’effet d’un instinct naturel s’appliquant à une action particulière, mais d’un
rapprochement de données opéré par la raison ; c’est pourquoi l’homme agit selon un jugement libre, car il a la
faculté de se porter à divers objets. […] En conséquence, il est nécessaire que l’homme ait le libre arbitre, par le fait
même qu’il est doué de raison. » (Thomas d’Aquin, Somme théologique (1267), I, q. 83)
« Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les
hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. » (Spinoza, Lettre 58 à Schuller)
« Les erreurs des philosophes sur la liberté de l’homme, viennent de ce qu’ils ont regardé sa volonté comme le
premier mobile de ses actions, et que, faute de remonter plus haut, ils n’ont point vu les causes multipliées et
compliquées indépendantes de lui qui mettent cette volonté elle-même en mouvement […] Suis-je le maître de ne
point désirer un objet qui me parait désirable ? Non, sans doute, direz-vous ; mais vous êtes le maître de résister à
votre désir, si vous faites réflexion aux conséquences. Mais suis-je le maître de faire réflexion à ces conséquences,
lorsque mon âme est entraînée par une passion très vive qui dépend de mon organisation naturelle et des causes qui
la modifient ? Est-il en mon pouvoir d’ajouter à ces conséquences tout le poids nécessaire pour contrebalancer mon
désir ? […] Vous avez dû, me dit-on, apprendre à résister à vos passions et contracter l’habitude de mettre un frein à
vos désirs. J’en conviendrai sans peine. Mais, répliquerai-je, ma nature a-t-elle été susceptible d’être ainsi modifiée
[…] ? Et quand mon tempérament m’en eût rendu capable, l’éducation, l’exemple, les idées que l’on m’a inspirées de
bonne heure ont-elles été bien propres à me faire contracter l’habitude de réprimer mes désirs ? […]
En un mot les actions des hommes ne sont jamais libres ; elles sont toujours des suites nécessaires de leur
tempérament, de leurs idées reçues, des notions vraies ou fausses qu’ils se font du bonheur, enfin de leurs opinions
fortifiées par l’exemple, par l’éducation, par l’expérience journalière. […] Il est vrai qu’on nous dit que l’âme jouit
d’une activité qui lui est propre ; j’y consens, mais il est certain que cette activité ne se déploiera jamais, si quelque
motif ou cause ne la met à portée de s’exercer ; à moins qu’on ne prétendit que l’âme peut aimer ou haïr sans avoir
été remuée, sans connaître les objets, sans avoir quelque idée de leurs qualités. […] C’est la grande complication de
nos mouvements, c’est la variété de nos actions, c’est la multiplicité des causes qui nous remuent, soit à la fois soit
successivement et sans interruption, qui nous persuadent que nous sommes libres. […] C’est donc faute de remonter
aux causes qui nous remuent ; c’est faute de pouvoir analyser et décomposer les mouvements compliqués qui se
passent en nous-mêmes, que nous nous croyons libres ; ce n’est que sur notre ignorance que se fonde ce sentiment
si profond, et pourtant illusoire que nous avons de notre liberté, et que l’on nous allègue comme une preuve
frappante de cette prétendue liberté. Pour peu que chaque homme veuille examiner ses propres actions, en
chercher les vrais motifs, en découvrir l’enchaînement, il demeurera convaincu que ce sentiment qu’il a de sa propre
liberté est une chimère que l’expérience doit bientôt détruire. » (D'Holbach, Système de la nature, I, XI)
Croire qu'un être humain est capable de libre arbitre n'est-ce pas surestimer, par orgueil, nos propres capacités ?
La croyance au libre arbitre ne provient-elle pas du désir de faire de l'homme un être à part dans la nature ?
« La plupart de ceux qui ont parlé des sentiments et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses
naturelles qui suivent les lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature. Mieux, on dirait
qu’ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Car ils croient que l’homme […] a sur
ses propres actions une puissance absolue et qu’il n’est déterminé que par soi. » (Spinoza, Éthique, III, préface)
« Les philosophes conçoivent les affections qui se livrent bataille en nous, comme des vices dans lesquels les
hommes tombent par leur faute, c’est pourquoi ils ont accoutumé de les tourner en dérision, de les déplorer, de les
réprimander, ou, quand ils veulent paraître plus moraux, de les détester. Ils croient ainsi agir divinement et
s’élever au faîte de la sagesse […] Ils conçoivent les hommes en effet, non tels qu’ils sont, mais tels qu’eux-mêmes
voudraient qu’ils fussent » (Spinoza, Traité politique, ch.I, §1).
– Le problème de la nature et de l'existence même des volitions :
« Qui a jamais dit, par exemple, qu'à dix heures, il était occupé à vouloir ceci ou cela ou, qu'entre midi et une
heure, il a émis cinq volitions rapides et aisées et deux volitions lentes et difficiles ? […] Si l'homme de la rue ne
relate jamais l'existence de ces actes avec lesquels, selon la théorie, il devrait être beaucoup plus familier
qu'avec ses maux de tête ou ses sentiments d'ennui […] s'il nous est impossible de résoudre des questions
simples sur leur fréquence, leur durée ou leur force, il semble raisonnable de conclure que leur existence n'est
pas fondée sur des raisons empiriques. » (Gilbert Ryle, La Notion d’esprit, chapitre III)
Une action
volontaire estelle une action
produite par
– Le problème du lien entre la volition et l'action produite par cette volition…
un acte de
… en raison de l'hétérogénéité de l'esprit et du corps :
notre volonté ?
« [I]l ne faut pas négliger le fait que la relation entre une volition et un mouvement est reconnue comme
mystérieuse […] Les transactions entre le corps et l'esprit requièrent des liens là où il ne peut y en avoir. » (ibid.)
… en raison de l'hétérogénéité des raisons et des causes :
Décrire une action en expliquant les raisons pour lesquelles un individu a agi ainsi (“il a appuyé sur la gâchette
parce qu'il voulait le tuer”), est-ce supposer que les mouvements corporels (“il a appuyé sur la gâchette”) ont été
causés par un acte de volonté (“il voulait le tuer”) ? Un lien de causalité (entre une cause et un effet) s'établit par
observation, or il est impossible d'observer ce prétendu lien entre la volition et l'acte. Considérer la volonté
comme une cause, c'est donc rendre impossible l'application de ce concept, ainsi que l'application des concepts
d'éloge et de blâme qui dépendent de l'idée de volonté : « on en arrive à la conclusion curieuse que, alors que les
volitions ont été inventées pour expliquer l'appréciation des actions, elles ne fournissent pas cette explication. Si
nous n'avions pas déjà de bonnes raisons d'appliquer aux actions d'autrui des concepts d'appréciation, nous ne
serions nullement fondés à conclure de ces actions aux volitions qui leur ont donné naissance. » (ibid.)
D'autre part, si un individu « a émis l'acte de volonté de pousser sur la gâchette juste avant de le faire, cela ne
prouverait pas que cette pression sur la gâchette soit le résultat de cet acte de volonté […] pour autant que
l'agent sache, sa volition aurait pu avoir un autre effet et la pression sur la gâchette une cause différente » ( ibid.)
(cf. notamment le problème des chaînes causales déviantes et le problème de la faiblesse de la volonté).
– Le problème de la régression à l'infini :
« Et les volitions elles-mêmes ? Sont-elles des actes volontaires ou involontaires de l’esprit ? Répondre
affirmativement ou négativement à cette question mène, assurément, à des absurdités. Si je ne peux
m’empêcher de vouloir pousser sur la gâchette, il est absurde de décrire mon action comme « volontaire ». Mais
si ma volition de pousser sur la gâchette est volontaire, au sens de la théorie, elle doit résulter d’une volition
plus primitive et ainsi de suite à l’infini » (ibid.)
3/6
B. Un argument indirect : sans liberté, pas de responsabilité morale
L'argument de
la
responsabilité
morale
(Thomas
d'Aquin)
Illustration du
lien entre libre
arbitre et
responsabilité
morale
Objection 1
(Hume)
[contre (R1)] :
La
responsabilité
morale
présuppose-telle vraiment le
libre arbitre ?
Objection 2
(D'Holbach)
[contre R2] :
La notion de
responsabilité
morale est-elle
vraiment
indispensable ?
Objection 3
(Nietzsche) :
Le libre arbitre
n'est est-il pas
une invention
pour justifier
la
responsabilité
morale ?
« L’homme possède le libre arbitre, ou alors les conseils, les exhortations, les préceptes, les interdictions, les
récompenses et les châtiments seraient vains. » (Thomas d'Aquin, Somme théologique, I, q. 83, rép.)
– Version synthétique de l'argument :
(R1) Si on nie le libre arbitre des individus, alors on nie la responsabilité morale des individus.
(R2) On ne peut pas nier la responsabilité morale des individus.
Concl. : On ne peut pas nier le libre arbitre des individus.
– Version développée de l'argument :
(R1a) Si on nie le libre arbitre d'un individu, alors on nie sa capacité à contrôler ce qu'il fait et à agir autrement.
(R1b) Si on considère qu'un individu a fait une action, mais qu'il ne pouvait pas contrôler ce qu'il faisait et qu'il ne
pouvait pas agir autrement, alors on nie la responsabilité morale de cet individu.
Donc (R1) : Si on nie le libre arbitre des individus, alors on nie la responsabilité morale des individus
(R2a) Si on nie la responsabilité morale d'un individu, on ne peut pas faire appel à la responsabilité de cet
individu pour qu'il change son comportement (“les conseils, les exhortations, les préceptes, les interdictions […]
seraient vains”).
(R2b) Si on nie la responsabilité morale d'un individu, on ne peut pas juger un individu responsable d'une action
et le punir ou le récompenser en fonction de ce jugement (“les récompenses et les châtiments seraient vains”).
(R2c) On ne peut pas considérer que “les conseils, les exhortations, les préceptes, les interdictions, les
récompenses et les châtiments” (c'est-à-dire : les pratiques qui reposent sur l'attribution aux individus d'une
forme de responsabilité morale) n'ont aucun sens.
Donc (R2) : On ne peut pas nier la responsabilité morale des individus
Concl. : On ne peut pas nier le libre arbitre des individus.
– Le cas des procès d'animaux au Moyen Âge.
– L'article 122-1 du Code pénal : “N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des
faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. La
personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son
discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de
cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le régime.”
Dans la pratique (notamment dans un tribunal), les jugements d'attribution de responsabilité ne reposent pas sur
une notion philosophique, métaphysique de libre arbitre. Il s'agit de savoir qui est l'auteur d'une action et de
savoir comment on peut juger cet individu. On ne juge pas simplement l'action, mais l'auteur de l'action. Or « [l]es
actions elles-mêmes, par leur nature même, sont temporaires et périssables, et si elles ne proviennent pas d'une
cause dans le caractère et la disposition de la personne qui les a réalisées, ces actions ne peuvent ni rejaillir sur
son honneur, si elles sont bonnes, ni le couvrir d'infamie, si elles sont mauvaises. Les actions en elles-mêmes
peuvent être blâmables […] [si] elles ne proviennent pas de quelque chose en elle de durable et de constant, ni ne
laissent quelque chose de cette nature derrière elles, il est impossible que cette personne puisse, à cause d'elles,
devenir l'objet d'une punition […]. » (Hume, Enquête sur l'entendement humain, section 8, 2e partie). La
responsabilité morale semble ainsi reposer essentiellement sur des faits qui établissent une connexion forte
entre une action et un individu, et justifient alors de juger l'individu lui-même. En effet, si on analyse les cas
d'absence, de diminution ou d'aggravation de la responsabilité, on peut se rendre compte tout d'abord que plus
une action peut être liée aux désirs, croyances et intentions d'un individu, plus nous tenons cet individu pour
responsable de cette action (cf. le cas de l'action accomplie avec préméditation, à comparer avec l’action
accomplie par ignorance, par accident, ou par contrainte). D'autre part, plus ces désirs, croyances et intentions
peuvent être liés au caractère de l'individu, à son identité personnelle, alors plus nous tenons à nouveau cet
individu pour responsable de l'action en question (cf. le cas du multi-récidiviste à comparer au cas du crime
passionnel). Et si l'identité personnelle n'est pas encore formée ( cf. le cas de l'enfant ou de l'adolescent), si elle
se transforme (cf. le cas du repentir) ou bien si elle est déformée, altérée ( cf. le cas de la maladie mentale et de
l'addiction), alors nous sommes conduits à remettre en cause, partiellement ou totalement, l'attribution d'une
responsabilité à l'individu en question. Dans aucun de ces cas, il ne semble nécessaire de faire appel à l'idée d'un
libre arbitre, d'une capacité de l'individu à contrôler ce qu'il fait et à agir autrement. Par conséquent, la
responsabilité morale ne présuppose pas nécessairement le libre arbitre.
« [L]e système du fatalisme ne change rien à l'état des choses, et n'est point propre à confondre les idées de vice
et de vertu. Les lois ne sont faites que pour maintenir la société et pour empêcher les hommes associés de se
nuire ; elles peuvent donc punir ceux qui la troublent ou qui commettent des actions nuisibles à leurs
semblables ; soit que ces associés soient des agents nécessités soit qu'ils agissent librement, il leur suffit de
savoir que ces agents peuvent être modifiés. Les lois pénales sont des motifs que l'expérience nous montre
comme capables de contenir ou d'anéantir les impulsions que les passions donnent aux volontés des hommes ; de
quelque cause nécessaire que ces passions leur viennent, le législateur se propose d'en arrêter l'effet ; et quand
il s' y prend d'une façon convenable, il est sûr du succès. En décernant […] des châtiments quelconques aux
crimes : il ne fait autre chose que ce que fait celui qui, en bâtissant une maison, y place des gouttières pour
empêcher les eaux de la pluie de dégrader les fondements de sa demeure. Quelque soit la cause qui fait agir les
hommes, on est en droit d'arrêter les effets de leurs actions, de même que celui dont un fleuve pourrait
entraîner le champ, est en droit de contenir ses eaux par une digue, ou même s' il le peut, de détourner son
cours. C'est en vertu de ce droit que la société peut effrayer et punir, en vue de sa conservation ceux qui
seraient tentés de lui nuire, ou qui commettent des actions qu'elle reconnaît vraiment nuisibles à son repos, à sa
sûreté, à son bonheur. » (D'Holbach, Système de la nature, I, XII)
L'argument de la responsabilité morale est fondé sur un raisonnement par l'absurde qui ne prouve pas
directement l'existence de la liberté. Mais dans ce cas, cet argument ne montre-t-il pas plutôt que la liberté est
une invention pour justifier la responsabilité morale et culpabiliser les individus ? C'est le sens de la critique de
Nietzsche contre l'idée de libre arbitre : « Il ne nous reste aujourd’hui plus aucune espèce de compassion avec
l’idée du “libre arbitre” : nous savons trop bien ce que c’est – le tour de force théologique le plus mal famé qu’il y
ait, pour rendre l’humanité “responsable” à la façon des théologiens […] Les hommes ont été considérés comme
“libres”, pour pouvoir être jugés et punis, – pour pouvoir être coupables » (Nietzsche, Le crépuscule des idoles,
« Les quatre grandes erreurs », §7). On peut prolonger cette analyse en remarquant que le discours de
valorisation du libre arbitre peut effectivement fonctionner dans le champ politique comme une idéologie
destinée à attribuer aux individus la responsabilité de leur sort. Ruwen Ogien affirme en ce sens que « [l]’idée qui
se répand à nouveau […], c’est que si vous êtes riche, c’est que vous le méritez, et que si vous être pauvre, c’est
de votre faute […], vous préférez être assisté, et ainsi de suite. On cherche de plus en plus massivement à
“blâmer la victime”. C’est ce que j’appelle la guerre intellectuelle contre les pauvres. Cette guerre aux pauvres
s’exprime aussi dans les tentatives d’expliquer la situation des plus défavorisés par des déficits moraux des
individus, plutôt que par les effets d’un système social injuste à la base, et d’une redistribution […] qui ne permet
pas de compenser les handicaps initiaux. » [Source : http://bit.ly/ogien-guerre-aux-pauvres].
4/6
II – Examen critique du déterminisme
A. Le principe du déterminisme
Déterminisme « Chacun connaît la fable de ce poète à qui il avait été prédit qu'il mourrait de la chute d'une maison ; il se mit à la
et fatalisme belle étoile ; mais les dieux n'en voulurent point démordre, et un aigle laissa tomber une tortue sur sa tête chauve, la
prenant pour une pierre. On conte aussi l'histoire d'un fils de roi qui, selon l'oracle, devait périr par un lion ; on le
garda au logis avec les femmes ; mais il se fâcha contre une tapisserie qui représentait un lion, s'écorcha le poing sur
un mauvais clou, et mourut de gangrène. L'idée qui sort de ces contes, c'est la prédestination que des théologiens
mirent plus tard en doctrine ; et cela s'exprime ainsi : la destinée de chacun est fixée quoi qu'il fasse. Ce qui n'est
point scientifique du tout ; car ce fatalisme revient à dire : « Quelles que soient les causes, le même effet en résultera.
» Or, nous savons que si la cause est autre, l'effet sera autre. Et nous détruisons ce fantôme d'un avenir inévitable par
le raisonnement suivant ; supposons que je connaisse que je serai écrasé par tel mur tel jour à telle heure ; cette
connaissance fera justement manquer la prédiction. C'est ainsi que nous vivons ; à chaque instant nous échappons à
un malheur parce que nous le prévoyons ; ainsi ce que nous prévoyons, et très raisonnablement, n'arrive pas. Cette
automobile m'écrasera si je reste au milieu de la route ; mais je n'y reste pas. » (Alain, Propos sur le bonheur, XXIV,
Notre avenir, 28 août 1911)
Il faut distinguer le déterminisme et le fatalisme :
– Le déterminisme est l'expression d'une démarche rationnelle, scientifique d'explication du réel, tandis que le
fatalisme se retrouve davantage dans la religion, la mythologie, les contes populaires. La croyance au destin n'est
pas fondée en raison, mais exprime plutôt un ensemble de sentiments (croire à la fatalité est un moyen d'adoucir le
sort malheureux que l'on subit (“c'est la vie, c'est comme ça, on ne pouvait pas faire autrement…”), ou une forme
d'espérance, de foi en sa destinée).
– Le déterminisme repose sur l'idée d'une nécessité conditionnelle (qui s'exprime sous la forme de lois : “si on a tel
phénomène, alors on a tel phénomène”), tandis que le fatalisme repose sur l'idée d'une nécessité inconditionnelle
(“de toute façon, ce qui doit arriver arrivera", “Que sera, sera. Whatever will be, will be”).
– Le déterminisme nous permet de connaître les lois de la nature et d'agir sur le cours des choses, tandis que le
fatalisme nous maintient dans l'impuissance face au destin (c'est ce que l'on appelle l' “argument paresseux” : si ce
qui doit arriver arrivera, à quoi bon chercher à agir !).
Déterminisme Le déterminisme repose sur l'existence de lois de la nature qui permettent d'expliquer le réel. Plus précisément, le
déterminisme correspond à l'idée que l'évolution d'un système est déterminée par les lois qui s'appliquent à ce
et
prédictibilité système et par l'état initial du système. Dans un système déterministe, si on a une connaissance parfaite de toutes
(la question les lois ainsi que des conditions initiales, alors on peut prévoir l'évolution du système.
du hasard) Certains phénomènes semblent correspondre effectivement à cette idée de système déterministe ( cf. les
trajectoires étudiées par la balistique), mais le lancer de dé relève à première vue davantage du hasard : quand on
lance un dé, on ne peut pas prévoir sur quelle face le dé va tomber. La question est cependant de savoir si le hasard
est véritablement dans le réel lui-même. Est-ce le réel lui-même qui est intrinsèquement indéterminé (on parle alors
de “hasard objectif” ou “hasard ontologique”) ? Le hasard n’est-il pas plutôt l’effet ou la mesure de notre ignorance
(dans ce cas, on parle de “hasard subjectif” ou de “hasard épistémologique”) ? Si nous ne savons pas sur quelle face
le dé va tomber, c'est parce que nous ignorons le détail de tout ce qui se passe et que le moindre petit changement
peut modifier le résultat final (c'est ce que l'on appelle la “sensibilité aux conditions initiales” ou “l'effet-papillon” :
cf. les exemples du cône posée sur sa pointe, de la météorologie, du billard de Sinaï). Si nous employons les
probabilités, les statistiques pour rendre compte de certains phénomènes, il se pourrait que la raison soit
simplement que ces phénomènes sont tellement complexes que nous ignorons les causes et les lois précises qui
déterminent ce qui se passe, et que nous sommes incapables de parvenir à une connaissance parfaite des
conditions initiales. Mais dans ce cas, le hasard ne remet pas nécessairement en cause le déterminisme : notre
incapacité à prédire l'évolution d'un système n'est peut-être due qu'à une limite de nos connaissances. C'est
pourquoi le mathématicien Laplace invente la fiction d'un démon parfaitement intelligent (qu'on appelle du coup le
“démon de Laplace”), qui a une connaissance parfaite de toutes les lois de la nature et de toutes les conditions
initiales. Un système déterministe est un système prévisible pour un démon de Laplace, c'est-à-dire, un système
prévisible à partir du moment où on a une connaissance parfaite de toutes les lois du système et des conditions
initiales, mais comme nous ne sommes pas des démons de Laplace, un système déterministe n'est pas
nécessairement un système prévisible pour nous. L'imprévisibilité (pour nous) d'un système ne permet donc pas de
conclure que le système n'est pas déterministe (en physique, la théorie du chaos étudie justement le
fonctionnement de systèmes déterministes non prédictibles).
« Tous les événements, ceux même qui par leur petitesse semblent ne pas tenir aux grandes lois de la nature, en sont
une suite aussi nécessaire que les révolutions du Soleil. Dans l’ignorance des liens qui les unissent au système entier
de l’univers, on les a fait dépendre des causes finales ou du hasard, suivant qu’ils arrivaient et se succédaient avec
régularité ou sans ordre apparent ; mais ces causes imaginaires ont été successivement reculées avec les bornes de
nos connaissances, et disparaissent entièrement devant la saine philosophie, qui ne voit en elles que l’expression de
l’ignorance où nous sommes des véritables causes.
Les événements actuels ont, avec les précédents une liaison fondée sur le principe évident, qu'une chose ne peut
commencer d'être, sans une cause qui la produise. […] Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme
l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné
connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si
d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les
mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et
l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux.
L'esprit humain offre, dans la perfection qu'il a su donner à l'astronomie, une faible esquisse de cette intelligence. Ses
découvertes en mécanique et en géométrie, jointes à celles de la pesanteur universelle, l'ont mis à portée de
comprendre dans les mêmes expressions analytiques les états passés et futurs du système du monde. En appliquant
la même méthode à quelques autres objets de ses connaissances, il est parvenu à ramener à des lois générales les
phénomènes observés et à prévoir ceux que des circonstances données doivent faire éclore. Tous ses efforts dans la
recherche de la vérité tendent à le rapprocher sans cesse de l'intelligence que nous venons de concevoir, mais dont il
restera toujours infiniment éloigné. » (Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, « De la probabilité »)
Le texte de Laplace n'envisage pas seulement l'existence de systèmes déterministes particuliers, mais affirme que
Argument
général en tous les phénomènes sont soumis à des lois, de sorte qu'on pourrait affirmer l'existence d'un déterminisme
faveur d'un universel. Peut-on justifier un tel déterminisme ? On peut construire l'argument suivant :
(D1) Tout fait a une cause qui l'explique (sinon on accepte la possibilité d'une réalité qui surgit à partir de rien
déterminisme
comme par magie, ce qui ne semble pas rationnel).
universel
(D2) Expliquer un fait par sa cause, c'est montrer que ce fait est la conséquence logique d'un ensemble de lois
et de conditions initiales (c'est ce qu'on appelle la conception déductive-nomologique de l'explication).
Concl. : Tout fait s'explique comme la conséquence logique d'un ensemble de lois et de conditions initiales.
Mais peut-on vraiment appliquer un tel déterminisme aux êtres humains ? Le comportement d'un être humain estil la simple conséquence logique d'un ensemble de lois et de conditions initiales ? Il faut envisager maintenant les
différentes formes de déterminisme qui prétendent s'appliquer à l'homme.
5/6
B. Les différentes formes du déterminisme
1/ Le déterminisme biologique
Le
Une première forme de déterminisme biologique qui prétend s'appliquer aux êtres humains est le déterminisme
déterminisme neuronal, qui repose sur l'argument suivant :
neuronal
(DN1) Nos actions sont déterminées par ce qui se passe dans notre esprit au moment où nous agissons.
(DN2) Ce qui se passe dans notre esprit est déterminé par ce qui se passe dans notre cerveau.
(argument (DN3) Ce qui se passe dans notre cerveau (l 'activité des neurones) s'explique par un ensemble de lois et de
principal & paramètres biologiques.
objections) Concl. : Nos actions s'expliquent par un ensemble de lois et de paramètres biologiques.
Le déterminisme neuronal se heurte aux objections suivantes :
– Contre (DN1) : Une action est-elle la résultante mécanique de motifs, de mobiles, considérés comme des poids
qui pèseraient sur une balance ? Les motifs sont-ils des causes réelles, observables, qui expliquent une action ou
bien des raisons que l'on formule pour interpréter et comprendre une action ?
– Contre (DN2) : Est-ce si simple ? Les rapports entre l'esprit et le cerveau constituent un véritable problème
philosophique (cf. cours 2.1).
– Contre (DN3) : La complexité des réseaux de neurones et la plasticité cérébrale rendent impossible tout modèle
simple et linéaire du fonctionnement du cerveau. L'état actuel des neurosciences ne permet donc pas de justifier
un déterminisme strict et absolu.
Le
Une deuxième forme de déterminisme biologique qui prétend s'appliquer aux êtres humains est le déterminisme
déterminisme génétique, qui repose sur l'argument suivant :
génétique
(DG1) Le comportement d'un individu s'explique par son caractère et ses capacités.
(DG2) Le caractère et les capacités d'un individu sont déterminés par ses gènes.
(argument Concl. : Le comportement d'un individu est déterminé par ses gènes.
principal &
objections) Le déterminisme génétique se heurte aux objections suivantes :
– Contre (DG1) : Peut-on enfermer l'individu dans le caractère et les capacités qu'on lui attribue ? Ce serait nier
ce que Rousseau par exemple appelle la “perfectibilité” de l'homme. N'est-ce pas faux d'un point de vue
empirique et condamnable d'un point de vue éthique ?
– Contre (DG2) : La complexité du fonctionnement des gènes rend impossible tout modèle simple et linéaire de la
relation entre les gènes et le comportements. L'état actuel de la génétique ne permet donc pas de justifier un
déterminisme strict et absolu.
2/ Le déterminisme psychique
L'argument
principal
Analyse de
(DP1)
Analyse de
(DP2)
Objections
Le déterminisme psychique correspond à une idée que l'on retrouve essentiellement dans la psychanalyse, et qui
repose sur l'argument suivant :
(DP1) L'hypothèse fondamentale de la psychanalyse est l'idée que tout individu est déterminé (dans ce qu'il est et
dans ce qu'il fait) par des forces psychiques inconscientes et une structuration psychique inconsciente.
(DP2) L'hypothèse fondamentale de la psychanalyse permet de comprendre certains phénomènes, et la pratique
de la psychanalyse fondée sur cette hypothèse a des vertus thérapeutiques.
(DP3) Si une hypothèse permet de comprendre certains phénomènes et si elle a des applications pratiques, cela
signifie qu'il est rationnel d'accepter cette hypothèse.
Concl. : Il est justifié de penser que tout individu est déterminé (dans ce qu'il est et dans ce qu'il fait) par des
forces psychiques inconscientes et une structuration psychique inconsciente.
– Les concepts clés pour comprendre l'idée de “forces psychiques inconscientes” : les pulsions, la libido, le
principe de plaisir et le principe de réalité, le refoulement, les mécanismes de défenses, la 1ère topique (la
conscience, le préconscient, l'inconscient), la 2nde topique (le Ça, le Moi, le Surmoi), le retour du refoulé.
– Les concepts clés pour comprendre l'idée d'une “structuration psychique inconsciente” : les stades infantiles,
le narcissisme, le complexe d'Œdipe, l'identification, l'Idéal du Moi, la relation d'objet, l'investissement, la fixation
(cf. également quelques concepts clés de C.G. Jung sur ce point : l'imago, l'inconscient collectif, les archétypes).
– Les phénomènes que la psychanalyse prétend expliquer : les manifestations pathologiques de l'inconscient
(notamment : l'hystérie, la névrose, la psychose, la perversion) et les manifestations ordinaires (notamment : le
rêve, les actes manqués, les lapsus).
– Les concepts clés pour comprendre la pratique de la psychanalyse : la catharsis, la talking cure et le chimney
sweeping, le transfert, la libre association, la perlaboration.
La psychanalyse se heurte aux objections suivantes :
– Contre (DP2) : Les doutes sur la pertinence théorique et les vertus thérapeutiques de la psychanalyse semblent
conduire à une remise en cause de l'hypothèse fondamentale de la psychanalyse.
– Contre (DP3) : Même si on reconnaît une certaine pertinence théorique et des vertus thérapeutiques à la
pratique de la psychanalyse, cela ne conduit pas nécessairement à accepter l'hypothèse en raison de sa vérité.
On peut l'accepter d'une autre manière : en raison de la capacité de cette hypothèse à construire du sens.
3/ Le déterminisme social
L'argument
principal
Objections
Le déterminisme social correspond à une idée que l'on retrouve souvent dans les sciences sociales, et qui repose
sur l'argument suivant :
(DS1) Tout individu est largement déterminé (dans ce qu'il est, dans ce qu'il fait, dans ses choix, ses croyances,
ses désirs) par la place sociale qu'il occupe.
(DS2) La place sociale d'un individu est largement déterminé par des mécanismes sociaux de reproduction de la
hiérarchie sociale.
Concl. : Tout individu est largement déterminé (dans ce qu'il est, dans ce qu'il fait, dans ses choix, ses croyances,
ses désirs) par des mécanismes sociaux.
– Contre (DS1) : La complexité des interactions sociales qui façonnent un individu rend impossible tout modèle
simple et linéraire de la relation entre la place sociale et les caractéristiques d'un individu.
– Contre (DS2) : La reproduction sociale existe certes, mais les théories de la reproduction sociale ne permettent
pas de penser le changement, la contestation de l'ordre social, la critique, les résistances.
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C. Le déterminisme remet-il en cause la liberté ?
Synthèse : ce
que nous
montre l'état
actuel des
connaissances
Nous l'avons déjà vu pour chaque forme particulière de déterminisme : l'état actuel des connaissances ne permet
pas de conclure à un déterminisme strict. Nous n'avons aucun modèle simple et linéaire de la manière dont un
individu serait déterminé par des facteurs biologiques, psychiques ou sociaux.
Cependant, (i) nous avons déjà dit que l'imprévisibilité d'un système en raison de sa complexité ne signifie pas qu'il
n'y a pas de déterminisme ; cela signifie peut-être simplement que nous n'avons pas encore accès à une explication
déterministe, du fait de la limitation actuelle de nos connaissances. Nous n'avons donc pas prouvé l'absence de
liberté, mais nous n'avons pas non plus prouvé l'existence de la liberté avec cet argument. D'autre part, (ii) l'état
actuel de nos connaissances montre bien, à un niveau global et statistique, qu'il y a des facteurs qui déterminent
l'être humain. Ce déterminisme n'est certes qu'un déterminisme probabiliste, inapplicable tel quel au niveau d'un
individu particulier, mais il incite tout de même, semble-t-il, à remettre en cause l'idée même de libre arbitre.
Reprise de la La liberté de la volonté signifie-t-elle vraiment l'absence totale de facteurs qui détermineraient l'être humain ? La
distinction
liberté de volonté ne se trouve-t-elle pas plutôt dans la connaissance de ces facteurs ? Ne faut-il pas en effet
déterminisme connaître les facteurs qui nous déterminent pour pouvoir nous en libérer ?
/ fatalisme
Nous l'avons déjà vu : le déterminisme n'est pas un fatalisme qui nous condamnerait à l'impuissance. Dans les
sciences physiques, c'est bien la connaissance des lois de la nature qui permet d'agir sur la nature. De même, la
connaissance des facteurs qui déterminent l'être humain devrait permettre d'agir sur ces facteurs. Dans le cas du
déterminisme biologique, cette possibilité d'agir sur l'être humain (sur ses gènes, ses neurones) pose des
problèmes éthiques particuliers dans la mesure où elle est liée à une technologie extérieure à l'individu qui suscite,
à première vue, des craintes légitimes (cf. le cours sur la technique). Mais dans le cas du déterminisme psychique
ou du déterminisme social, l'individu semble pouvoir par lui-même bénéficier de la connaissance des facteurs
psychiques ou sociaux qui le déterminent pour s'efforcer de s'en libérer. La cure psychanalytique cherche à faire
en sorte que l'individu se libère de l'emprise de son passé et des pulsions qu'il refoule ; la sociologie qui décrypte
les mécanismes de reproduction sociale vise bien l'émancipation par l'individu de la domination qui s'exerce sur
lui.
On peut et on – Appliquer le déterminisme au niveau de l'individu n'est-il pas une forme de mauvaise foi ?
doit défendre « On peut juger un homme en disant qu'il est de mauvaise foi. Si nous avons défini la situation de l'homme comme
la croyance en un choix libre, sans excuses et sans secours, tout homme qui se réfugie derrière l'excuse de ses passions, tout
la liberté
homme qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi. […] Les uns qui se cacheront, par l'esprit de
sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai lâches; les autres qui essaieront de
montrer que leur existence était nécessaire, alors qu'elle est la contingence même de l'apparition de l'homme sur
la terre, je les appellerai des salauds. Mais lâches ou salauds ne peuvent être jugés que sur le plan de la stricte
authenticité. » (Sartre, L'existentialisme est un humanisme)
– Il faut croire à la liberté pour la rendre possible.
« Supposons que je sois dominé par une violente colère. Si je suis persuadé que je n'ai aucun pouvoir sur ma
passion, ou si je ne songe pas à ce pouvoir, il est clair que ma colère suivra fatalement son cours. Mais voici qu'une
idée […] prend une puissance nouvelle dans mon esprit […] : c'est l'idée […] d'une résistance possible à ma colère,
d'un empire que je crois pouvoir exercer, et que de plus ma raison juge rationnel et bon d'exercer. Aussitôt cette
idée interrompt la fatalité de la passion; c'est une force nouvelle qui peut, en s'accroissant, faire équilibre à ma
colère. Que mon intelligence se fixe sur cette idée qui la sollicite, qu'elle la rende par là de plus en plus intense,
bientôt l'idée de la liberté sera devenue une puissance pratique avec laquelle les autres puissances devront
compter […]. L'attention et la réflexion (fatales ou non), augmentent la force de cette idée avec sa clarté. Dès que je
songe à mon pouvoir, l'idée croît ; dès que l'idée croît, la tendance de la réflexion s'y applique davantage; nouvel
accroissement de l'idée, suivi d'un nouvel accroissement de réflexion; et, en définitive, multiplication de forces par
l'addition successive de tous ces petits accroissements. Donc la seule conception de ma liberté, comme d'une
puissance venant de moi et capable de contre-balancer ma passion, pourra en effet dans la pratique parvenir
souvent à la contre-balancer, en vertu même d'un déterminisme compliqué dont nous aurons plus tard à étudier
théoriquement les lois. […]
En outre, cette idée peut s'affaiblir ou se fortifier. Il est des cas, par exemple, où l'habitude nous fait répéter un
acte sans y associer par contraste la possibilité de faire autrement. Un homme peut ainsi devenir l'esclave d'une
mauvaise habitude, comme celle de la colère, par l'affaiblissement de son idée de liberté. Mais persuadez à cet
homme qu'il dépend de lui de s'en corriger; qu'il est pratiquement libre de se déterminer à la suivre ou à ne pas la
suivre; que, s'il la suit, ce n'est pas par une fatalité absolue, comme il le croit, mais par un consentement auquel il
ne réfléchit pas; qu'il pourra par conséquent reprendre l'empire de soi quand il voudra, et qu'il est maître de
vouloir ou de ne pas vouloir: cette intime conviction de sa puissance que vous aurez réveillée chez lui, fût-elle
subjective en soi, n'en aura pas moins pour effet une réelle puissance. Au contraire, persuadez à l'homme vicieux
que ses vices sont en tout indépendants de lui et que toute puissance sur soi-même est chimérique, vous
diminuerez réellement en lui cette puissance; par cela seul qu'il ne songera pas à résister, qu'il n'aura aucune
confiance en lui-même et dans sa liberté pratique, il deviendra faible en effet et esclave de la passion. Ainsi donc,
autant l'homme veut, peut, et devient fort, quand il se croit pratiquement libre, puissant et capable de
persévérance, autant il devient faible dans la pratique et même incapable de vouloir, quand il ne croit pas disposer
de lui-même, quand il se considère comme soumis à quelque influence extérieure plus puissante que lui. […]
L'effet sur les masses n'est pas moins frappant que sur les individus. Persuadez à une armée qu'il dépend d'ellemême de vaincre, qu'elle n'a pour cela qu'à vouloir, que vouloir c'est pouvoir, cette persuasion fût-elle toute
subjective, il n'en est pas moins vrai que l'idée même de cette puissance tendra, si les circonstances ne sont pas
absolument défavorables, à la réaliser dans la pratique ou à commencer les mêmes effets que la réalité. Au
contraire, persuadez à vos soldats que le courant de la fatalité entraîne tout, que l'effort est inutile et la résistance
impossible, que leur défaite est écrite dans le livre des destinées; par là vous détruisez toute énergie de
l'intelligence, vous anéantissez tout empire sur la passion, toute force morale. En détruisant l'idée même de
liberté, en l'obscurcissant, en l'effaçant pour ainsi dire, vous arrivez presque au même résultat que si vous aviez
anéanti peu à peu la liberté. […]
Sans doute, cette idée ne saurait nous donner une véritable force pratique quand il s'agit de triompher d'obstacles
matériels: il ne suffit pas de se croire capable de soulever un fardeau pour le soulever en effet, et la force
physique ne se crée pas en nous par la persuasion ; encore y a-t-il des cas où l'énergie morale semble développer
et mettre en liberté une véritable énergie physique. De même, il ne suffit pas de se croire le génie nécessaire à la
résolution d'un problème pour le résoudre: mais la confiance d'un homme dans sa force intellectuelle fait du moins
qu'il cherche la solution; et combien de fois se vérifie pratiquement cette parole: “Cherchez et vous trouverez !”
[…].
Il ne suffit pas de s'attribuer n'importe quel pouvoir, sans autre forme de procès, pour acquérir magiquement ce
pouvoir. Autre chose est de se croire libre et de se croiser les bras, ce qui n'avance à rien ou presque à rien, autre
chose est de vouloir être libre et de faire effort pour le devenir. Notre but est précisément de montrer que la
liberté n'est pas un pouvoir magique ni une chose toute faite, mais une fin, une idée qui ne se réalise que
progressivement et méthodiquement par le moyen d'un déterminisme régulier. » (Alfred Fouillée, La liberté et le
déterminisme)

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