Devoir de Etienne RADULY
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Devoir de Etienne RADULY
Sujet : Pouvons-nous affirmer que le temps nous appartient ? La question du temps se pose à nous comme une réalité difficilement concevable et "formulable", selon l'expression d'Imre Kertesz, c'est-à-dire énonçable ; en effet, il est malaisé de se rendre compte des différentes modalités du temps, de la façon dont on le ressent, de ses effets sur nous ou encore de ce qu'il serait sans nous. Nous pouvons néanmoins le caractériser, à la manière d'Aristote, comme "la période qui s'écoule entre un événement dit antérieur et un événement postérieur" et comme un "changement irréversible". L'homme, être fini, ne peut décemment soutenir que le temps est en sa possession, qu'il le contrôle ; bien au contraire, il semble que ce soit le temps lui-même qui soumet l'homme et le détermine (par la naissance, le vieillissement, la mort, etc.). Mais ce déterminisme est-il absolu ? N'est-il pas parfois possible de le transcender ? Ou alors ne devrait-on pas adopter une attitude, sinon d'échappatoire et de soustraction, du moins d'adaptation au temps ? Pour répondre à cette problématique, nous montrerons tout d'abord que dans l'absolu, il apparaît clairement que le temps ne peut pas nous appartenir ; il semble tout de même que dans une certaine mesure, nous soyons capables de nous approprier, voire de transcender ce déterminisme ; enfin, nous nous interrogerons sur la possibilité de s'adapter à la temporalité, afin de l'accepter et vivre avec elle. Tout d'abord, le temps dans son essence échappe à toute domination humaine : il est en effet continu, inarrêtable et irréversible ; nous ne pouvons ni l'arrêter, ni revenir sur ce qui s'est passé ou le changer ; l'exclamation du poète lyrique "Ô temps ! suspend ton vol" ne reste qu'une figure de style, un vœu irréalisable et irrationnel. "Le temps qui passe" est non seulement un poncif du langage courant, mais aussi une douloureuse réalité : il "passe", insensiblement, sans s'arrêter, sans possibilité de retour. Bien loin de posséder le temps, il semble au contraire que ce soit lui qui nous soumette, puisque nous devons courber l'échine et subir sa marche inexorable, sans aucun moyen d'agir sur lui. "L'étendue (c'est-à-dire la portion d'espace qu'occupe un corps) est la marque de ma puissance ; le temps est la marque de mon impuissance", dit Jules Laforgue : en effet, par mon corps, je peux agir sur mon milieu, sur les choses qui m'entourent ; or, je suis sans moyen face à l'action du temps. Il en est de même pour le passé : ce qui a été (nos actions, les faits historiques, etc.) ne peut plus être changé, puisque le temps est un "changement irréversible" (Aristote). Nos erreurs, nos parcours, ou encore les horreurs de l'Histoire (les génocides, les guerres, etc.), nous n'y pouvons plus rien ; elles font partie de notre vie ou d'un héritage (national ou international), sans que nous puissions y changer quoi que ce soit. En effet, les machines à remonter le temps n'existent que dans les films de sciencefiction ! La mort, elle, est peut-être le marqueur le plus évident de notre condition humaine et de notre finitude. "L'homme est un être pour la mort", dit Heidegger. En effet, dès qu'il en a pris conscience, l'homme vit avec la connaissance évidente et implacable qu'il va mourir un jour, sans aucune possibilité de déroger à cette mort ; il vit comme en sursis ; c'est ainsi qu'il faut comprendre par exemple le roman autobiographique de Céline sur son enfance, intitulé Mort à crédit : le temps de la vie de l'homme est compté, et arrivera le jour où il devra, comme ses semblables, quitter la vie, d'où l'idée d'un "crédit" qui arrive à échéance. Mais la prise de conscience de notre impuissance face au temps est aussi une marque d'humilité par rapport à notre condition : en effet, le temps nous transcende, individuellement, mais aussi l'espèce humaine entière. Comme le disent les structuralistes et Lévi-Strauss, "le monde a commencé sans l'homme et finira sans lui" : autrement dit, le temps, ainsi que toute autre réalité, n'est pas typiquement humain, mais différent, voire supérieur à lui. Nous pourrions objecter cependant que par le temps domestiqué (c'est-àdire le temps nombré, par des années, des jours, des heures, etc.), nous l'avons plié à notre façon de vivre, nous l'avons en quelque sorte soumis à nous ; cependant, cette domestication n'est-elle pas une illusion ? Raymond Queneau, dans son roman Le dimanche de la vie, dit en effet à propos du temps que "ce qui est nombré est différent de ce par quoi il est nombré" ; il veut dire par là que le temps, même s'il est nombré, n'en devient pas pour autant une réalité humaine, et échappe à notre pouvoir. D'autre part, en nombrant le temps, et avec l'apparition de nouvelles contraintes, de nouvelles activités, l'homme ne s'est-il pas encore plus soumis et emprisonné qu'il ne l'était auparavant, ou plutôt n'est-ce pas cela même qui l'a rendu prisonnier d'un emploi du temps fractionné en mois, journées et heures, qu'il remplit et où il finit par s'aliéner par le travail, les incessants trajets de métro ou encore ses divers soucis et contraintes ? La question du rapport de l'homme au temps pose donc le problème de la liberté, puisque ce dernier apparaît comme une réalité contraignante soumettant l'homme. Cependant, ce déterminisme est-il absolu ? L'homme peut-il exercer sa liberté face au temps et, sinon le posséder, du moins transcender son caractère déterministe ? Tout d'abord, vivant physiquement dans le présent et responsable de ses actes, nous pouvons tout de même avoir une incidence sur le temps puisque, en quelque sorte, le présent nous "appartient" ; il est la dimension du temps pendant laquelle nous agissons et décidons de notre vie. C'est pour cette raison que Saint-Augustin considère qu'il n'y a de temps réel que le présent : "Il est évident et clair, dit-il, que ni l'avenir ni le passé ne sont". Selon Sartre, c'est notre avenir dont nous sommes maîtres et que nous contrôlons, en tout cas qui nous appartient en propre, par rapport à notre qualité d'êtres humains, puisque l'homme, selon lui, se définit par le fait d'être en projet : "son existence précède son essence", c'est-à-dire que l'homme se réalise tout au long de sa vie, par ses projets, ses actions, etc., et qu'il ne deviendra essence que dans l'esprit d'autrui, une fois mort. En outre, si l'on se place du point de vue de Kant, qui conçoit le temps comme une réalité subjective, et même une forme a priori de la sensibilité du sujet, ne peut-on pas considérer que le temps est en fait une réalité dont l'existence dépend d'une conscience et nécessite celle-ci ? Dans cette perspective, le temps "appartient" au sujet en tant qu'il lui est relatif, et non simplement extérieur et étranger. Le temps peut également se fondre avec la conscience ; c'est le principe du "temps vécu" selon Bergson, qui est pour lui "mémoire et anticipation" : "Retenir ce qui n'est déjà plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voilà donc la fonction première de la conscience", écrit-il dans La Pensée et le Mouvant. Le temps et l'homme, par le biais de la conscience de ce dernier, peuvent désormais coexister pacifiquement au lieu de se trouver dans un rapport de force, et l'homme peut "posséder" le temps par sa conscience : "retenir" le passé dans sa mémoire et "anticper", prévoir, l'avenir. Enfin, par l'art, qui est sa propre création, l'homme se procure un "supplément d'âme" (André Malraux) dans le temps, qui lui permet de transcender toute condition spatio-temporelle, l'œuvre d'art renaissant à chaque fois aux mains du public ; c'est en ce sens que Paul Valéry dit "qu'il n'y a pas de sens unique d'un texte" ; en effet, l'œuvre d'art traverse les âges et, par là, on peut dire que l'homme s'affranchit du joug du temps. Le déterminisme temporel n'est donc pas absolu, puisque, par certains moyens, l'homme peut parvenir à le surmonter. Mais doit-on obligatoirement percevoir le rapport de l'homme au temps comme une lutte de tous les instants ? L'homme, dans sa vie, ne peut-il pas trouver une sorte de compromis, une adaptation, qui lui fasse percevoir son rapport à la réalité d'une façon différente ? Tout d'abord, par rapport aux autres êtres vivants, l'homme a l'avantage d'être doué de pensée ; c'est ainsi que Pascal emploie la métaphore du "roseau pensant" pour définir l'homme : celui-ci a beau être la créature la plus faible de l'Univers, par sa pensée et la conscience qu'il a de cette faiblesse, il se distingue de tous les autres êtres vivants. A l'inverse des animaux par exemple, l'homme est maître de son destin face au temps ; même s'il ne le possède pas, il s'appartient à lui-même et peut alors agir en fonction des obstacles qu'il a à surmonter, dans le déroulement de sa vie. En outre, ne devrait-on pas adopter une attitude humble, simple, devant la vie, et profiter de l'instant présent au lieu d'être constamment tendu vers l'avenir, ou hors d'haleine, au milieu des préoccupations de la vie ? Malgré les réticences de Pascal à ce sujet (l'homme, selon lui, "ne tient jamais à l'instant présent"), nous pouvons, à l'exemple du poète Pierre Ronsard, "cueillir dès aujourd'hui les roses de la vie" (Sonnet à Hélène). En s'épargnant les soucis, les angoisses liées à la mort, à la marche implacable du temps, l'homme peut tout simplement profiter de sa vie et la quitter sans regrets. Cette idée se rapproche d'une autre, celle de Nietzsche ; celui-ci évoque, dans Ainsi parlait Zarathoustra, la notion "d'éternel retour" : selon lui, l'homme doit faire en sorte de vivre de telle façon qu'une fois mort, il soit prêt à revivre chaque instant de sa vie, et ceci à l'infini. Cette solution, bien que d'après lui uniquement accessible au "surhomme", si l'on s'en rapproche et si l'on essaye de s'y conformer si peu que ce soit, peut apporter une réponse aux angoisses de l'homme face au temps : en ayant vécu de façon à ne rien regretter, l'homme s'approprie sa propre vie, et donc le temps qu'il a passé à vivre, puisqu'il l'a exploité de façon juste, par rapport à lui-même. Nous pouvons donc dire qu'il serait absurde d'affirmer, à la manière de cette expression courante : "Le temps nous appartient !" Le temps est sans conteste une réalité déterministe et contraignante pour l'homme ; mais celui-ci peut, dans une certaine mesure, accepter, accueillir, cette contrainte, pour la dépasser ensuite, par la création, l'art, le projet, mais surtout en accordant sa vraie valeur au temps qu'il passe à vivre et à agir en conséquence, c'est-à-dire à vivre tout simplement.