Andromaque préfaces

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Andromaque préfaces
Andromaque
préfaces
Comment les passions nous gouvernent
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Andromaque préfaces
Comment les passions nous gouvernent
Pourquoi étudier la dédicace et les préfaces d'Andromaque ? J'imagine que, d'ordinaire, vous ne
prêtez pas attention à ces textes préliminaires... mais ce serait une erreur grave car, au XVIIe siècle,
elles constituent en quelque sorte la défense de l'auteur par lui-même. Elles ne se réduisaient pas
au vague commentaire introductif que nous font parfois subir certaines maisons d'édition.
Dans le cadre de notre programme, elles rendent compte des intentions - donc de l'esthétique - de
Racine, telles qu'il a pu les exposer à son public pour le gagner à sa cause. Donc elles s'inscrivent
dans une perspective à la fois argumentative et vulgarisatrice. En outre, elles témoignent de
l'évolution de Racine, puisque la première est rédigée à chaud, en réaction aux critiques de ses
contemporains - ce qui nous permet de bien comprendre les enjeux de la pièce en son temps, de
nous mettre à la place du public du XVIIe siècle dans une certaine mesure. La seconde, elle, s'inscrit
dans le cadre d'une relecture postérieure, contemporaine de la rédaction de Phèdre, LA pièce
janséniste de Racine ; elle s'accompagne aussi d'une transformation radicale du sens global de la
pièce avec la variante apportée au dénouement.
Bref, pour toutes ces raisons, il est nécessaire de bien lire les préfaces d'Andromaque.
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La dédicace 1667 à Henriette d'Angleterre (1644-1670), duchesse
d'Orléans.
Rappel historique. Fille du roi Charles 1er
d'Angleterre et de la soeur de Louis XIII, père de
Louis XIV. Après la fin tragique de son père
décapité durant la révolution anglaise (30 janvier
1649), la petite fille rejoint la France dans des
conditions
rocambolesques.
Fraîchement
accueillie, sa mère se réfugie au couvent de
Chaillot où elle fait dispenser à son enfant une
éducation religieuse et artistique. Mais la
restauration de Charles II, en 1660, fait rentrer les
deux femmes en grâce et Louis XIV décide de faire
épouser son frère, Philippe d'Orléans, à Henriette
d'Angleterre. Le mariage a lieu le 31 mars 1661. La
beauté de la jeune femme séduit Louis XIV et,
comme on le faisait fréquemment à cette époque,
elle envisage de dissimuler leurs relations en
donnant en pâture à la cour un leurre : Mlle de La
Vallière, une de ses demoiselles d'honneur, une
boiteuse. Or, le roi s'éprend vraiment de Louise de
La Vallière...
Notons l'importance des femmes dans la vie et la
création de Racine.
que vous l'aviez honorée de quelques larmes dès
la première lecture que je vous en fis." Dès lors,
les théoriciens ne peuvent recevoir que du mépris
pour leurs fausses raisons : "la dureté de ceux qui
ne voudraient pas s'en laisser toucher". De la
relativité du goût, propre aux théoriciens, Racine
passe à l'universalité du sentiment, du coeur, des
émotions.
Quel est son but ici ? Il veut se justifier devant
une autorité du bon goût à la cour - une autorité
qu'il veut bien reconnaître comme telle.
Pour faire taire ses détracteurs, il s'adresse à
Henriette-Anne d'Angleterre parce que
•
•
Elle incarne l'autorité, certes,
Mais aussi elle a une expérience vécue des
passions.
1er paragraphe de la dédicace.
Il énonce les qualités de la princesse : 1 elle est
capable de collaborer à une création ["On savait
que VAR avait daigné..."] 2 elle administre la preuve que Racine a bien
atteint le but de la tragédie : la lecture
d'Andromaque l'a émue, elle : "On savait enfin
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Dès lors, Henriette-Anne d'Angleterre
décide de devenir la reine des fêtes : elle protège
les arts et les lettres, donc des auteurs comme
Molière et Racine. De santé fragile, elle est encore
affectée par ses grossesses : son fils (1664-1666),
et ses deux filles - mais plus encore par son
rythme de vie effréné. Elle vit dans les plaisirs : la
danse, le théâtre, la chasse, etc. Elle trompe son
mari, très jaloux (et homosexuel), avec son amant,
le comte de Guiche. Elle a aussi un rôle politique :
en mai 1670, elle s'entremet avec son frère,
Charles II, pour négocier un traité par lequel il
déclare la guerre à la Hollande, ennemie de la
France. Mais, le mois suivant, elle meurt
brutalement, à vingt-six ans.
3. Elle a aussi "une intelligence qu'aucune fausse
lueur ne saurait tromper" De la relativité du goût,
propre aux théoriciens, Racine passe à
l'universalité du sentiment, du coeur, des
émotions.
Il s'agit de l'intelligence au sens classique =
capacité à comprendre la signification profonde
des êtres et des choses. Ici (lire 1er paragraphe, p.
12), Racine insiste sur
•
La connaissance,
3
•
•
Le déroulement logique, la cohérence
interne de l'action ["une intrigue dont
vous ne pénétriez tous les ressorts"],
La noblesse et la délicatesse des
sentiments.
Donc : c'est parce qu'elle est considérée par
tous "comme l'arbitre de tout ce qui se fait
d'agréable" que Racine peut se revendiquer
du choix qu'elle a pu faire de ses productions.
Il plaide sa cause devant le seul juge qu'il
reconnaisse. Et pourquoi la reconnaît-il
comme juge ?
Il veut plaire à une altesse tout en se justifiant de
le faire
•
•
Par l'éminence de sa connaissance des
lettres - c'est une femme instruite ;
Mais surtout par son expérience concrète,
réelle, des passions humaine: Henriette
d'Angleterre a vécu l'exil et le revirement
des passions puisque Louis XIV la trouvait,
jeune, assez laide et maigrichonne puis fut
un moment attiré par elle au moment où
elle lui échappait pour se marier avec son
frère. Elle a donc une "intelligence"
émotionnelle des situations mises en scène
par Racine.
Les deux préfaces d'Andromaque
Elles ont pour but de défendre la pièce contre ses
détracteurs.
I. Quelles critiques sont intentées à Racine ?
(voir le dossier de l'édition GF, p. 127, à lire).
On lui a reproché De ne pas avoir respecté l'unité
d'action - d'avoir dispersé l'intérêt entre Pyrrhus /
Andromaque et Hermione / Oreste ;
•
•
De faire de Pyrrhus un homme sans manières,
sans aucune courtoisie - donc de manquer à
l'obligation de bienséances
De faillir au tragique.
Pour Subligny, la pièce de Racine manque
•
•
De vraisemblance en ce sens qu'Oreste n'est
pas traité comme il se doit en fonction de son
rang - argument d'ordre social : critique à
faire sur les passions sociales qui inspirent sa
critique à Subligny lui-même - ;
D'esprit chevaleresque : elle ne respecte pas
l'esprit héroïque des pièces à la manière de
Corneille. En effet, Pyrrhus n'a pour but que
de conquérir une femme fidèle à son mari :
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n'est-ce pas là le principe même de la
conduite morale ? Or, la pièce de Racine ne
fait rien pour rétablir les lois éthiques de la
conduite puisque, dans une pièce de
Corneille, Oreste aurait combattu ce projet et
arraché Astyanax à son persécuteur, donc
Andromaque à son tourmenteur. En outre
Hermione aurait cherché à se venger et non à
déclencher une passion sauvage ; elle se serait
satisfaite du plaisir pris à la vengeance ;
• De rationalité : dans la philosophie de
Descartes comme le théâtre de Corneille, les
passions peuvent se dompter par un exercice
lucide de la raison. Pas chez Racine pour qui
l'homme ne peut rien contre des passions qui
le submergent.
Ainsi, Subligny attaque Racine sur le plan des
valeurs - sociales, chevaleresques, philosophiques
- Racine ne respecterait ni la morale sociale ni la
morale religieuse.
1
II. Légitimité de ces critiques ?
Oui, elles sont légitimes dans la mesure où Racine
attaque les valeurs sociales pour mieux montrer
qu'elles ne peuvent satisfaire l'exigence d'absolu
qui torture ses personnages et prend l'apparence
de la passion - il relira lui-même Andromaque en
fonction de son écriture de Phèdre parce qu'un
janséniste ne peut avaliser les passions sociales.
De fait, ses personnages n'obéissent pas au code
de l'honneur chevaleresque ou alors quand ils le
font ils ne parviennent pas à réveiller leur ancien
sens des valeurs : ils sont la proie de leurs passions
et subissent les impératifs de leurs instincts. Ils
sont donc très loin des héros cornéliens, qui
savent ce qu'ils se doivent ou, du moins, quels
sont leurs devoirs vis-à-vis de leurs proches et de
la société. Le personnage racinien ne peut
éprouver de haine que furieuse et destructrice :
l'idée que la vengeance puisse être noble,
inspirée par l'honneur blessé n'est que très
secondaire - pour Hermione, c'est davantage un
prétexte que la raison se donne pour mieux
encourager la fureur de la passion.
En outre, Racine accorde beaucoup
d'importance à l'élément féminin : les femmes,
c'est bien connu, ne savent pas autant maîtriser
leurs passions que les hommes - elles sont
beaucoup plus extrémistes qu'eux, comme en
témoignent toutes les héroïnes raciniennes. Mais,
et là se trouve l'élément signifiant, dans son
théâtre, ce sont plutôt les femmes qui
déclenchent l'empathie car, dans Andromaque,
qui peut s'identifier au violent Pyrrhus ? ou à un
amant aussi conventionnel qu'Oreste ? A l'inverse,
le jeu des passions s'organise à partir des deux
femmes :
La résistante, Andromaque, femme plus mûre,
veuve et mère, digne mais parfois ironique
La jeune fille dure, Hermione pleine de fougue et
de jalousie.
Andromaque incarne la passion inactive face à
Hermione, la passion débridée. Les femmes
donnent corps aux visages multiples de la passion:
elles l'inspirent et la vivent de multiples manières
car elles n'incarnent pas une seule passion mais
toutes les facettes d'une passion qu'elles savent
vivre en toute conscience. Et cette lucidité sur
leur monstruosité fait le tragique de personnages
raciniens comme Phèdre. Les femmes sont
clairvoyantes : au fond d'elle-même, Hermione
sait que Pyrrhus ne veut plus d'elle mais elle
s'entête tout en sachant qu'elle a tort de le faire,
etc.
III. Comment Racine se défend-il?
Thèse de Racine : les critiques célèbrent une
représentation
dépassée
de
l'amour
chevaleresque, qui n'a rien de commun avec la
réalité de la passion car elle engage toute la
personne et ne peut être soumise à des impératifs
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sociaux liés à la mise en scène de valeurs propres
à une catégorie comme la noblesse. Quels
arguments avance-t-il pour étayer son plaidoyer
?
1
1. Quelle passion ?
Dans sa première préface (1668-1673), pour
mieux contextualiser l'action, il reprend le texte de
Virgile, un extrait de l'Enéide (29-19 av. J-C),
autrement dit un poème épique consacré à
l'évocation des origines légendaires de Rome ainsi
que de la folie amoureuse de Didon. Remarquons
que Racine ne cite pas Homère alors que l'action
découle du conflit qui opposa Grecs et Troyens.
Concernant le respect des bienséances : Il
distingue
•
•
Ce qui relève des bienséances autrement
dit des habitudes du public au XVIIe siècle)
De ce qui revient aux convenances
autrement dit ce qui caractérise les
personnalités de l'action théâtrale. Il laisse
entendre, en effet, que ses critiques ne
connaissent pas vraiment les textes
anciens : "Mais véritablement mes
personnages sont si fameux dans
l'Antiquité, que pour peu qu'on la
connaisse, on verra fort bien que je les ai
rendus tels que les anciens poètes nous
les ont donnés (p. 14)."
Plus encore, Racine oppose l'amour courtois,
chevaleresque à la passion brutale : il affirme
avoir "adouci" le caractère de Pyrrhus - et c'est
vrai - mais qu'il ne peut se conformer à la
représentation des passions propre aux romans de
son époque : Céladon incarne le héros de la
pastorale baroque. Honoré d'Urfé entame son
œuvre en 1580 et la poursuit jusqu'à sa mort en
1626. C'est un roman fleuve qui fonctionne sur le
mode du syncrétisme symbolique. Il raconte les
amours d'Astrée et de Céladon.
Son but ne consiste pas à représenter des
hommes "parfaits" selon le goût de ses censeurs
mais, à travers les héros antiques tels que la
tradition nous transmet leur histoire, des hommes
réels, investis par des passions puissantes - c'est la
réalité de l'existence qu'il met en scène et non
l'image que prétendent donner les aristocrates
d'eux-mêmes dans la perpétuelle comédie jouée à
la cour. Racine renvoie donc à son public sa
réalité: la passion ne peut se soumettre à une
prétendue "vertu" sociale ; elle ne vise que la
volonté de puissance (la fameuse hubris antique),
donc la jouissance et la possession.
Projet esthétique. Racine veut inciter à l'empathie
pour que ses spectateurs se reconnaissent dans
ses personnages. Il avance l'argument d'autorité
en se réclamant d'Horace et d'Aristote : ses héros
sont donc dotés d'une moralité mixte, ni tout à
fait méchant ni tout à fait vertueux. Les hommes
ne sont jamais "parfaits": la passion les définit.
2. Les spécificités de Racine.
Racine affirme avoir modifié le caractère
d'Hermione. p. 14 : "la jalousie et les
emportements sont assez marqués dans
l'Andromaque d'Euripide".
Euripide est un dramaturge de la Grèce classique
(e s. av. J-C); dans sa pièce, Hermione traverse une
crise, un moment de folie, et s'enfuit avec Oreste,
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devenu criminel, une fois leur forfait accompli,
autrement dit après l'assassinat de Pyrrhus. Nous
retrouvons le principe de la faute tragique, propre
à l'antiquité : un individu commet une erreur, sous
l'influence d'un dérèglement passionnel; il doit
être châtié pour son hubris, sa démesure.
6
•
•
•
Hermione s'oppose à Andromaque par
jalousie car elle ne peut pas avoir d'enfant
et risque la répudiation alors que sa
"rivale" a eu un enfant de Pyrrhus,
Molossos. Le fils d'Andromaque se trouve
au cœur du conflit. Mais le père d'Achille,
grand-père
de
Pyrrhus,
empêche
Hermione de nuire.
Oreste est jaloux de Pyrrhus qui lui a pris
la femme qu'il aimait. Par crainte de la
réaction de Pyrrhus, Hermione demande à
Oreste de la protéger ; il tue son rival. Elle
fuit avec lui.
Chez Euripide, les personnages sont
rivaux entre eux et jaloux les uns des
autres.
Dans la pièce de Racine : comme le dit Charles
Mauron, le caractère de Pyrrhus se trouve
totalement transformé parce que Racine le rend
amoureux d'Andromaque. Il répond au goût de ses
contemporains, qui voulaient des héros
amoureux, mais surtout selon la loi de son propre
théâtre. Dans l'antiquité, il n'avait pas "besoin"
d'être amoureux d'une concubine - mais à la cour
de France non plus : les mariages étaient des
contrats d'association plus que des unions
sentimentales. En témoigne le mariage
d'Henriette d'Angleterre elle-même.
Dans la pièce de Racine : amoureux, Pyrrhus
devient infidèle à sa parole - le personnage
antique pouvait avoir plusieurs femmes. Le Grand
Condé jugeait la version racinienne de Pyrrhus
tout à fait détestable : "un malhonnête homme
qui manque à sa parole à Hermione". De fait, dans
la pièce de Racine, il ne se sent pas engagé par
une parole politique - sa parole a été engagée par
ses ambassadeurs ; il la retire. En somme, Racine
souligne le redoublement des passions sociales
(les Grecs veulent que Pyrrhus épouse Hermione
et supprime Astyanax) et individuelles (Hermione
veut se marier avec lui).
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Une constante = Pyrrhus se trouve au centre des
décisions, c'est de lui que tout émane mais, dans
la pièce de Racine, il ne peut pas tout décider
puisqu'il est amoureux...
Variantes introduites par Racine =
•
•
•
Pyrrhus doit choisir entre Andromaque et
Hermione ;
Il est amoureux ;
Oreste est devenu faible ; il n'est plus son
égal comme dans la pièce d'Euripide.
Donc, il y a bien une unité d'action : l'action est
centrée sur Pyrrhus et son sujet peut se formuler
ainsi : qui va épouser Pyrrhus ? L'action concerne
le mariage de Pyrrhus et le choix qu'il suppose.
Pourquoi l'enfant demeure-t-il au centre de la
tragédie ? Parce qu'il représente un double enjeu,
capital, sur le plan sentimental et politique ; en
effet, il est le fils d'Hector, donc il fait courir un
risque aux Grecs si on se place sous l'angle des
passions, du monde qu'elles déterminent. Oreste
vient donc réclamer l'enfant. Mais ce n'est plus de
lui qu'Hermione est jalouse : elle est jalouse de la
femme Andromaque, qui, elle ne s'envisage plus
que comme mère.
C'est là que se trouve l'unité d'intérêt : l'empathie
pour l'enfant et donc sa mère, Andromaque.
Quel est le nœud de l'intrigue ? Qu'est-ce qui doit
susciter l'empathie des spectateurs ? qui crée les
revirements de l'action en fonction des hésitations
des personnages ? Le destin d'Andromaque,
personnage qui donne son nom à la pièce, soit dit
en passant. Elle ne change pas de perspective et
se définit en fonction de sa fidélité à Hector.
Infidèle, traître à la foi donnée et jurée, Pyrrhus
est le "coupable" d'où découle la tragédie : c'est
le maître des passions alors qu'il ne maîtrise pas
la sienne - là est le propre du théâtre, janséniste,
7
de Racine. Ce dernier donne une interprétation
particulière du péché tragique : Pyrrhus viole la foi
donnée et il exige d'Andromaque la même chose
puisqu'elle doit trahit le souvenir d'Hector et s'unir
à lui - ce qui n'a aucun sens dans l'antiquité mais
beaucoup au XVIIe siècle.
Dès lors, la question tragique renvoie à la capacité
à dépasser les conflits anciens, à opérer sa mue
pour vivre sur un nouveau plan.
Est-ce que Pyrrhus peut incarner le principe de
paix ? Est-il vraiment le pacificateur qui cherche à
dépasser les passions destructrices pour
construire un monde de paix et devenir un père
pour Astyanax comme il le prétend pour séduire
Andromaque ? On peut en douter si l'on considère
les moyens de pression dont il use : comme le dira
Pierre Janet, ce passionné cherche à déclencher
chez Andromaque une passion imposée.
Autrement dit, il est trop aliéné lui-même à ses
propres passions pour incarner la loi, la légitimité
d'une conscience lucide.
Cependant, Andromaque finit par regretter sa
mort, dans le premier dénouement (voir Dossier
dans l'édition GF). Ou, du moins, après sa
disparition, elle se réclamait de lui, elle se
présentait comme sa veuve puisqu'elle se disait
"doublement veuve".
3. Deuxième préface (1676)
Dans sa deuxième Racine change de ton : il est en
train d'écrire Phèdre, sa dernière tragédie. Il
reprend sa thèse précédente (la nécessité de
déclencher l'empathie) mais il avance de
nouveaux arguments :
Premier point : il retient, dit-il, du mythe antique
la version la mieux connue de ses contemporains ;
1 ce qui lui permet de justifier la présence
d'Astyanax, un changement important par rapport
au mythe - où les chefs grecs décident de tuer
Astyanax dans Troie même, afin d'éviter qu'il ne
cherche à venger son père, Hector, plus tard ; 2en
outre, il élimine Molossus, qui était le fils
d'Andromaque et de Pyrrhus ; 3enfin, il supprime
le dénouement où Andromaque se disait "deux
fois veuve". Pourquoi ? parce qu'il faut concentrer
l'intérêt, l'émotion sur un personnage fidèle à ses
attachements passés, en l'occurrence à Hector :
Andromaque ne doit pas incarner autre chose
qu'une martyr de la fidélité. La passion de Pyrrhus
se fait alors, comme le dit Charles Mauron,
sacrilège : si, dans la logique de son personnage,
Andromaque, dans la dernière version de la pièce,
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incarne une sorte de "sainte", la passion de
Pyrrhus est d'autant plus scandaleuse qu'elle est
égoïste et mondaine. En somme, il est incapable
de respecter ce qu'elle représente. Andromaque
doit représenter l'épouse et la mère parfaites.
C'est cette pureté qui l'isole des autres, qui fait
peut-être aussi d'elle une passionnée d'une
pureté, d'une quête passionnée de l'absolu
(comme Adeline dans La Cousine Bette ?). Dès
lors, on peut aussi se demander si, dans sa quête
d'amour, Pyrrhus n'est pas, aussi, un martyr de la
vie, qui se fait tuer parce qu'Andromaque est
passionnément fidèle à un mort ? Elle ne peut, dès
lors, épouser Pyrrhus parce qu'elle ne peut avoir
pour fils qu'Astyanax - qu'elle ne peut plus vivre
que sur un mode symbolique et non plus pour
elle-même.
Conclusion : Racine relit sa pièce, fait en sorte
qu'Andromaque incarne la femme fidèle par
définition. Elle est attachée à une image du passé
en fonction de laquelle elle construit sa vie : c'est
une version réussie de Phèdre car elle reste fidèle
à son mari, elle a conservé sa pureté totale - alors
7
que Phèdre est horrifiée par sa propre
monstruosité dont les effets ne sont autres que
la mort d'Hippolyte, autrement dit le fils, l'enfant
de l'Amazone - encore un fils comme enjeu
tragique du rapport de forces.
Deuxième point : Racine s'autorise de l'exemple
de Ronsard pour justifier ses libertés avec la fable.
Retenons cette référence à la Franciade (1572).
Dès 1550, Ronsard veut célébrer la grandeur de la
nation française et raconter ses origines illustres :
il ne commence à écrire qu'à la fin des années
1560. Il raconte l'initiation du jeune Francus
(Francion est l'autre nom d'Astyanax), fils d'Hector
et d'Andromaque. Il quitte son pays mais sa flotte
essuie une tempête et deux navires seulement
abordent en Provence. Alors il inspire une passion
violente aux deux filles du roi : l'une, Clymène, se
meurt d'amour et s'identifie aux flots où elle se
noie ; l'autre, Hyante, possède la science des
sortilèges. Même amoureuse du jeune homme,
elle lui révèle la nécessité de maîtriser ses
passions, de dissocier l'âme du corps. Elle lui
révèle l'avenir de la France...
L'œuvre de Ronsard resta inachevée ; elle n'a pas
eu de succès en soi mais son projet eut un effet
certain sur l'inconscient collectif : on retient la
volonté de célébrer une histoire, un poème
national, à travers l'évocation de ses origines
fabuleuses.
Que vient faire ce roman national dans la
tragédie de Racine ? Cette invention, cette lecture
légendaire de l'Histoire font écho à la dynamique
classique : la volonté de transformer le réel pour
le rendre conforme aux valeurs affichées.
•
Dans le mythe : Astyanax est tué, à cause de la
violence des Grecs, de leurs passions collectives,
en relation avec leurs valeurs.
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•
Dans la légende d'Astyanax réinterprétée par
Ronsard, rationalisée à postériori : il est sauvé
par Pyrrhus.
Donc, cette légende nationale s'inscrit dans le
cadre de la célébration de l'esprit chevaleresque
que Racine, lui, met à mal parce qu'il ne
réinterprète pas, lui, la réalité en fonction de
valeurs historiquement datées ; il s'intéresse à
l'universel dans l'homme = ses passions. Donc, il
met en perspective les passions culturelles,
collectives, avec sa création personnelle. En
somme, Racine se justifie d'avoir transformé le
mythe en suivant la dynamique de l'esprit
français, de la passion française des origines.
Conclusion : le but d'un poète n'est pas de flatter
le goût de ses contemporains pour l'amour
aimable et chevaleresque ; il veut mettre en scène
les aspirations contradictoires de l'esprit humain,
incompatibles avec une lecture théorique
édulcorée.
•
•
Les valeurs structurent le monde classique =
l'esprit chevaleresque, la courtoisie exigent du
moi la mise à distance de l'autre ; mais, pour
Racine, ils ne constituent que l'habillage d'une
réalité beaucoup plus tourmentée et cruelle.
La passion aspire à la réalisation d'une
exigence personnelle qui semble ramener tout
à soi - mais qui vise autre chose, un absolu
inaccessible ici-bas : la passion se condamne
elle-même
par
sa
propre
violence
autodestructrice.
L'action dans Andromaque tient au déchirement
intérieur vécu par le personnage central, Pyrrhus,
qui doit choisir entre ses valeurs - son pays - et sa
passion.
Charles Mauron interprète le rôle de Pyrrhus en
référence à la topique freudienne et fait de
Pyrrhus l'incarnation du moi, tiraillé entre
8
•
Les exigences du surmoi - les Grecs,
l'héroïsme, son passé grandiose et son père
écrasant • Les pulsions du ça, dévorant.
C'est pour cette raison qu'on ne peut reprocher,
comme on l'a fait, à Racine, d'avoir failli à la règle
de l'unité d'action.
n'est pas susceptible d'être endiguées par la
raison ou la loi de l'honneur. C'est le cerveau
limbique qui réagit - et pas le cortex supérieur. Or,
la passion se révèle impuissante à assurer la
cohérence du moi : elle le fait exploser parce
qu'elle n'est pas susceptible d'accommodement elle suit sa pente : elle ne permet pas le
compromis.
Spécificité de Racine : l'esprit humain est la proie
de passions archaïques - la démesure passionnelle
Les personnages.
La tragédie saisit les événements au moment de
la crise : en quelque sorte catalysée par l'arrivée
d'Oreste. Mais elle vient de beaucoup plus loin
car elle tient aux tempéraments des personnages
- aux réalités sociales - ainsi qu'au complexe
familial dont ils sont issus.
• Tempérament : Oreste est un mélancolique
(17)1 - Hermione est très instable • Pratiques sociales : Andromaque est échue à
Pyrrhus - en somme, ce sont les Grecs qui
l'ont remise entre les mains de son vainqueur
mais, en même temps, ils ne supportent pas
qu'il éprouve pour elle d'authentiques
sentiments. De même, Oreste est resté fidèle
à son amour de jeunesse, Hermione : c'est
son premier amour. Mais les sociétés
traditionnelles ne croient pas au mariage
d'amour, qui leur semble trop instable pour
décider de toute une vie - donc, d'une certaine
manière, Racine donne à voir des pratiques
sociales liées à une culture • Complexe familial : les personnages sont aussi
des "fils de" ; ils doivent leur situation à leurs
parents, à leur lignée, à leurs liens de parenté.
1
La mélancolie désigne un déséquilibre de la "bile noire" ou
atrabile - c'est une des quatre humeurs identifiées par
Hippocrate - elle désigne un trouble de l'humeur équivalant à
notre moderne dépression c'est-à-dire un sentiment
d'incapacité, une impuissance de la volonté, une perte du
goût de vivre pouvant, dans les cas les plus graves, conduire
au suicide : Oreste est donc, en un sens, déjà suicidaire.
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Ils n'existent donc pas en tant qu'individus
mais comme éléments pris dans une
continuité.
1. Inscrite dans le temps, la passion de
Pyrrhus, Hermione et Oreste, est devenue
une obsession.
2. Elle absorbe à présent toutes leurs
énergies, physiques et mentales.
3. Elle leur impose un dédoublement qui
trahit leur aliénation,
• Au sens psychologique : les héros ne
se reconnaissent plus • Et médical : Hermione est atteinte
d'une forme de confusion mentale, de
même que son cousin, Oreste. En
effet, ils subissent les effets d'une
terrible hérédité : celle des Atrides,
descendants d'Atrée, fils de Pélops : à
la suite de trahisons successives, il
massacra trois des enfants de son
frère Thyeste (qui avait eu des
relations avec sa propre femme) et les
lui servit dans un festin atroce. Atrée a
déposé une hérédité fatale dans le
sang d'Hermione et Oreste, déjà très
marqué par le meurtre de sa mère.
Ainsi s'impose une forme de
déterminisme atavique, très présent
dans les esprits au XVIIe siècle.
9
Hermione : fille d'Hélène et de Ménélas, elle a
neuf ans quand Pâris enlève sa mère. Selon le
mythe, son père l'avait promise à son cousin
Oreste mais, durant la folie de ce dernier, il la
donne à Pyrrhus. Racine transforme la fable mais il
fait en sorte que la crise tragique fasse suite à un
long passé de frustrations :
• La passion d'Hermione pour Pyrrhus s'est
accrue de tous "les épisodes précédents", à la
fois, en positif, les exploits du héros grecs et,
en négatif, ses dédains.
• En outre, elle se sent très inférieure à sa mère,
pour qui la guerre a été déclarée... Elle est loin
d'être irrésistible.
Double blessure narcissique fondamentale
puisqu'elle n'égale pas sa mère et qu'elle se voit
préférer une rivale plus âgée qu'elle, et mère. Or,
elle a été élevée comme une enfant gâtée : rien ne
doit lui résister - c'est aussi le prototype de
l'adolescente en crise.
Oreste : fils d'Agamemnon, roi de Mycènes, et de
Clytemnestre, il fait partie de la célèbre famille
des Atrides. Le roi sacrifia sa fille Iphigénie pour
obtenir des vents favorables à la flotte grecque
attendant de pouvoir s'élancer vers Troie. A son
retour, il fut tué "honteusement" par sa femme
aidée de son amant Egisthe. Oreste et sa soeur,
Electre, se réfugièrent alors chez leur oncle,
Strophios, en Phocide ; il devint l'ami de son
cousin, Pylade. Parvenu à l'âge adulte, il venge
© Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015
son père en tuant sa mère et son amant : certes, il
fut poussé par sa soeur et conseillé par Apollon
mais le matricide ne peut s'excuser et il est
poursuivi par les Erinyes, déesses de la vengeance.
Mais, à Athènes, Athéna le fait acquitter devant
l'Aréopage. On passe alors de la loi du talion à
l'exercice de la justice démocratique. D'après
certains mythes, il aurait repris Hermione à
Pyrrhus, à qui son père l'avait donnée, trahissant
la parole donnée à Oreste, pour complaire au
héros de Troie.
Andromaque : fille d'Eétion, roi de Thèbes de
Troade, femme d'Hector, elle incarne la veuve
éplorée, l'épouse fidèle, conforme à la tradition
morale. Mais elle subit un sort funeste comme
captive de Pyrrhus. Achille, le père de ce dernier,
tua son père et ses sept frères durant le siège de
Thèbes. Donc, Achille et son fils incarnent les
pires ennemis de sa famille ; cependant, Pelée,
père d'Achille, la protégea lorsque Hermione tenta
de la tuer sous prétexte qu'elle aurait rendu stérile
son union avec Pyrrhus. Dans la pièce de Racine, le
souvenir
d'Hector
hante
la
mémoire
d'Andromaque comme un esprit qui lui donnerait
une identité : le trahir équivaudrait à commettre
un sacrilège. Elle vit donc un conflit entre son
statut de femme et sa réalité de mère : veuve, elle
revendique la liberté paradoxale d'une fidélité à
l'époux adoré. C'est donc son passé qui la
détermine et explique son comportement.