RACINE, Andromaque La passion est pathos ou pathologie : le cas
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RACINE, Andromaque La passion est pathos ou pathologie : le cas
RACINE, Andromaque ● La passion est pathos ou pathologie : le cas d’Oreste □Dans l’Orestie d’Eschyle, une fois qu’Oreste a assassiné sa mère Clytemnestre pour venger son père, il fuit sa patrie mais il est poursuivi par les Érinyes, divinités vengeresses du sang familial qui lui apparaissent sous la forme de femmes vêtues de noir, mais qu’il est le seul à voir. Hallucinations, folie. Chez Euripide, la tragédie Oreste s’ouvre par la folie du personnage continuité avec la pièce d’Eschyle. □ G. Forestier - Dans les deux cas, la pathologie évoquée est celle que la médecine antique considérait comme la mélancolie (« bile noire » en grec). De l’Antiquité au XVIIe siècle, cette pathologie passait pour un excès de bile noire : modéré, cet excès était censé produire des tempéraments dominés par la tristesse et la crainte et caractériser des esprits sages et méditatifs, souvent inspirés ; audelà d’une certaine dose dans le sang apparaissent la prostration et le délire, donc les hallucinations. Puis, on a considéré que la mélancolie pouvait être provoquée non pas seulement par complexion naturelle mais aussi par la fureur issue d’un choc Il s’agit là pour les Anciens d’une folie typiquement mélancolique. Donc, d’une certaine façon, Racine reprend ces caractéristiques de la mélancolie d’Oreste aux dramaturges de l’Antiquité la dernière scène d’Andromaque, le dénouement, est sur ce point une réécriture des pièces d’Eschyle et d’Euripide. Oreste vient de tuer inutilement Pyrrhus puisqu’Hermione se suicide : il subit un choc violent qui lui fait perdre la raison. On est bien dans la folie mélancolique (délire, hallucinations). □ Cependant, dès le début de la pièce, Oreste est déjà caractérisé par Pylade comme atteint de cette pathologie qu’est la mélancolie : « Surtout je redoutais cette mélancolie/ Où j’ai vu si longtemps votre âme ensevelie. » (17-18) Voir définition de Furetière (dictionnaire du XVIIe siècle) : « en terme de médecine est …une maladie qui consiste en une rêverie sans fièvre et sans fureur accompagnée ordinairement de crainte et de tristesse sans raison apparente ». 1 Il y a même au cours de la pièce une amplification de la mélancolie qui tourne assez vite à la folie – un crescendo proprement tragique : - Oreste : « Tu vis mon désespoir ; et tu m’as vu depuis / Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis. » (43-44) « Prêt à suivre partout le déplorable Oreste, toujours de ma fureur interrompre le cours / Et de moi-même enfin me sauver tous les jours. » (46-48) Oreste reconnaît ici, à demi-mots, sa folie suicidaire. - Oreste a espéré que « la guerre et la gloire » permettraient à ses « sens » de reprendre « leur première vigueur » (63). - Pylade : « Modérez-donc, Seigneur, cette fureur extrême. / Je ne vous connais plus : vous n’êtes plus vous-même. » (709-710) - Oreste : « De moi-même étais-je alors le maître ? / La fureur m’emportait… » (725-726). - Oreste : « Et quelle âme, dis-moi, ne serait éperdue […] ? » (728) - Oreste : « … et suis-je Oreste enfin ? /Quoi ? J’étouffe en mon cœur la raison qui m’éclaire » (1568-1569) ↓Ici, la mélancolie qui fait perdre à Oreste sa raison n’est pas causée par le meurtre de sa mère, source d’angoisse et de folie – puisque nous l’avons déjà signalé, il n’est jamais question de Clytemnestre dans Andromaque. Cf. l’aveu au moment où s’annonce le mariage d’Hermione et de Pyrrhus : « Mon innocence commence enfin de me peser. » (776) Il n’est donc coupable encore de rien (acte III, sc.1). Ce n’est que la passion amoureuse malheureuse pour Hermione qui fait naître ses souffrances, « ennuis » et « fureur ». Rappel : dans la langue classique, ennui = violent chagrin, tourment ; fureur = folie, égarement (sens étymologique latin) ; autre sens : folie conduisant à la violence. Dès le M.A., le mot fureur évoque la passion. Oreste s’est cru un temps guéri de sa passion pour Hermione mais il ne cesse d’en être la victime, mais victime consentante puisqu’il décide d’assumer jusqu’au bout les conséquences de sa passion, de sa fureur : « Puisqu’après tant d’efforts ma résistance est vaine / Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne. » (97-98) Il est important de remarquer que dans la première édition d’Andromaque, Racine avait écrit : « je me livre en aveugle au transport qui m’entraîne ». Rappel : transport = une vive émotion ; un mouvement violent de l’âme – synonyme de passion donc. Transporter : agiter qqn par un sentiment violent. 2 ↓Pour Forestier, en remplaçant transport par destin, Racine « affaiblissait la cohérence de son héros mélancolique ». Pour ce qui est d’assumer entièrement la passion amoureuse et ses conséquences les plus tragiques, // entre ces deux vers 97-98 et « Il faut que je l’enlève, ou bien que je périsse. / Le dessein en est pris, je le veux achever. » (714-715) Détermination qui paraît contradictoire avec la fureur mais qui ne fait que décupler la force autodestructrice et destructrice de la passion amoureuse. □ Modernisation du personnage antique d’Oreste par Racine : du mélancolique de la tragédie grecque en proie aux hallucinations pour avoir tué sa mère à la mélancolique victime de la maladie d’amour. La passion amoureuse est devenue la passion moderne par excellence – là où l’Antiquité grecque dénonçait la passion vengeresse. Mais Racine réalise quand même la fusion entre les deux Oreste, entre les deux types de mélancolie dans la scène finale de la folie, des hallucinations. Cf. la thèse de Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique (1961) : dans l’Antiquité, la folie est présentée comme le châtiment de la passion ; à l’Âge classique, « la possibilité de la folie est offerte dans le fait même de la passion », i. e., la folie n’est plus une punition de la passion, elle en est la vérité. Pour Foucault, le délire final d’Oreste est « une vérité première et dernière, qui se profilait déjà dans la passion, et s’affirmait maintenant dans sa nudité » ; cette vérité, c’est Hermione : « Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer » (1644), dernière réplique d’Oreste. La passion comme dévoration de l’âme. ↓Oreste ne peut pas aller plus loin : il sombre alors dans la nuit, qui figure la mort (mort de la raison, de l’âme, mort au monde, mort tout court ?) : « Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ? / De quel côté sortir ? D’où vient que je frissonne ? » (1625-1626) ; « …l’éternelle nuit » (1640). ↓Une fois dévoré, réduit à néant par la passion, Oreste n’a plus qu’à se taire – « le délire lui-même se tait ». □ Cependant, la mélancolie ou la passion est en quelque sorte, à la fin, christianisée (ce qui est aussi une modernisation du concept ancien de passion) puisqu’elle s’accompagne de l’expression du remords criminel. Cette nouvelle dimension de la passion s’exprime dans le court monologue d’Oreste, acte V, scène 4, qui suit l’assassinat de Pyrrhus. Oreste récapitule la liste de ses crimes : contre la monarchie, l’humanité, les dieux. « Pour qui coule le sang que je viens de répandre ? 3 Je suis, si je l’en crois, un traître, un assassin. […] J’assassine à regret un roi que je révère, Je viole en un jour les droits des souverains, Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains, Ceux même des autels où ma fureur l’assiège : Je deviens parricide, assassin, sacrilège. » (1565-1574) Oreste se dépeint lui-même comme un criminel hanté par le remords de crimes inutiles. Il se désigne par l’expression « je suis un monstre furieux » (1579). Voir également : « J’ai fait le crime et je vais l’expier » (1599). La passion est de l’ordre du péché, de la faute criminelle, la faute qui entache la nature humaine depuis la Chute originelle. ● Andromaque ou la pureté des passions ? □ De nombreuses interprétations chrétiennes : - Chateaubriand admire la tendresse de la mère, l’humilité d’Andromaque, son abnégation. Pour lui, Racine a christianisé la figure de l’Antiquité. - D’aucuns (Jules Lemaître par ex.) considèrent également qu’Andromaque est rachetée parce qu’elle souffre. □ Pour Jean Rohou, axe vertical de la transcendance, ce qui est nouveau dans la tragédie – i. e. élévation de l’aspiration amoureuse, quête de l’inaccessible ; on est « sauvé de son insuffisance par l’union au principe du sens et du bonheur » Andromaque et Hector, « figures de la valeur immobile, sur laquelle tout vient buter. □ Mais Rohou observe que, par rapport à d’autres héroïnes raciniennes (Junie, Athalie), Andromaque n’est pas totalement une figure idéale et pure. Certes, l’enjeu pour elle du conflit passionnel reste noble puisqu’il s’agit d’une mission d’État : Il s’agit d’œuvrer à la renaissance de Troie et à la survie de la dynastie royale en se sacrifiant soi-même. Pureté du désintéressément, de l’abnégation : « Quel plaisir d’élever un enfant qu’on voit croître, Non plus comme un esclave élevé pour son maître, 4 Mais pour voir avec lui renaître tant de rois ! » (1069-1071) Mais, dans le même temps, Andromaque n’affronte pas Pyrrhus, n’est même pas dans une opposition radicale à celui qui la réduit pourtant en esclavage, exerce sur lui la violence du chantage. C’est pourquoi ils peuvent finalement dialoguer assez facilement. Andromaque envisage un compromis (épouser quand même Pyrrhus puis se tuer) parce qu’elle a de l’estime pour Pyrrhus et confiance en lui : « Pyrrhus en m’épousant s’en déclare l’appui ; [d’Astyanax] Il suffit : je veux bien m’en reposer sur lui. Je sais quel est Pyrrhus : violent, mais sincère, Céphise, il fera plus qu’il n’a promis de faire. » (1083-1086) Au moment du dénouement, elle fait preuve d’une loyauté pour Pyrrhus assez étonnante : « Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle, Lui rend tous les devoirs d’une veuve fidèle, Commande qu’on le venge, et peut-être sur nous Veut venger Troie encore et son premier époux. » (1589-1592) Nous voyons donc qu’Andromaque n’est pas exempte elle-même de sentiments de vengeance. D’autre part, dans le même récit de Pylade de ce qui se passe après l’assassinat de Pyrrhus, Andromaque reprend immédiatement ses esprits, fait preuve d’un sang-froid surprenant si on garde en tête l’image de la veuve d’Hector continûment éplorée. « Aux ordres d’Andromaque ici tout est soumis, Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis. » (1587-1588) On constate donc qu’Andromaque est capable d’une réactivité aiguë et d’un certain opportunisme, sans doute inattendus pour le spectateur. □ D’ailleurs, pendant deux siècles, le personnage d’Andromaque a été l’objet d’une querelle. Certains lui reprochaient d’être coquette, c’est-à-dire de savoir exercer son pouvoir de séduction sur Pyrrhus. Les critiques faites à l’encontre du personnage se basaient notamment sur le vers 892 « Tu vois le pouvoir de mes yeux ! » (Andromaque à Céphise). On parlait alors de coquetterie chaste et vertueuse – topos de l’éternel féminin, la femme séductrice. Puis, les critiques ont plutôt évoqué une coquetterie utilisée comme un instrument au service de la diplomatie – et on a alors excusé sa coquetterie au nom de « l’atroce nécessité » (Pommier). 5 Pour Rohou, il y a avant tout chez Andromaque un jeu provocateur qui sert l’intrigue et qui vise à « une surexcitation théâtrale, spectaculaire de Pyrrhus pour le plus grand plaisir du public ». Jeu de la séduction chez Andromaque pour, en irritant le désir de Pyrrhus, contrer sa volonté de puissance et sa vanité. - Esquive dédaigneuse, boudeuse ou hautaine I, 4 (260-280) - Attitude condescendante pour lui faire la leçon I, 4 (297-310) - Quand elle embrasse son fils, elle continue en réalité à embrasser Hector devant Pyrrhus : « C’est Hector, disait-elle, en l’embrassant toujours ; Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace ; C’est lui-même ; c’est toi, cher époux, que j’embrasse. » Et quelle est sa pensée ? attend-elle en ce jour Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour ? » (Pyrrhus, 652656) - La scène 6 de l’acte III (981-900) où Andromaque et Pyrrhus jouent l’un et l’autre à faire semblant de s’ignorer alors qu’ils se cherchent. - Pyrrhus joue le dédaigneux et oblige Andromaque à trouver le moyen de l’attirer soit par une feinte modestie et une feinte soumission : « Ah ! Seigneur ! vous entendiez assez Des soupirs qui craignaient de se voir repoussés. Pardonnez à l’éclat d’une illustre fortune Ce reste de fierté qui craint d’être importune. Vous ne l’ignorez pas : Andromaque, sans vous, N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux. » (911-916) Elle n’hésite pas à stimuler sa vanité, à feindre ( ?) d’être flattée par toutes ses démonstrations passionnels : « Vous qui braviez pour moi tant de périls divers ! » (907) Pour Rohou, il s’agit avant tout pour Andromaque d’un jeu d’actrice. Mais nous avons affaire ici bel et bien à une entreprise de manipulation de l’autre de la part d’Andromaque et à un déploiement de tous les ressorts de la séduction féminine (// Valérie Marneffe, mais sans le vice). 6