Le moi, le sexe et l`argent

Transcription

Le moi, le sexe et l`argent
perspective
Rev Med Suisse 2013 ; 9 : 735-6
P.-A. Aubin
S. Bendrihem
Y. L’Huillier
J. Paccaud
W. R. Tirat
L. Wannaz
P. Cosson
P. Soulie
Paul-Alexandre Aubin, Shirly Bendrihem,
Yann L’Huillier, Joris Paccaud,
William Robert Tirat, Laure Wannaz,
Pierre Cosson, Priscilla Soulie
Département de physiologie cellulaire
et métabolisme
Centre médical universitaire
Rue Michel Servet 1
1211 Genève 4
[email protected]
Le moi, le sexe et l’argent
quotidiennes. Ce chiffre atteint 80% sur les
réseaux sociaux en ligne (figure 1).2 Pour
rendre compte de ce comportement, une
équipe de recherche de l’Université de
Harvard a tenté de quantifier la satisfaction
apportée par le fait de parler de soi. Pour
cela, les chercheurs ont rétribué des volontaires en leur demandant de répondre à
des questions sur eux-mêmes, une tierce
personne, ou un fait historique. Quand la
récompense pécuniaire était équivalente,
les deux tiers des participants ont choisi de
parler d’eux-mêmes. Les chercheurs ont
ensuite proposé des gains différents pour
chaque sujet traité. Ils ont ainsi établi que
les participants étaient prêts à diminuer leur
gain de 20% pour le plaisir de parler d’euxmêmes.
introduction
un plaisir insoupçonné
Du cabinet du médecin aux réseaux sociaux, nous parlons très volontiers de nousmêmes. Une étude, parue en 2012 dans la
revue scientifique PNAS,1 révèle que cette
activité stimule les aires cérébrales de la récompense, au même titre qu’un rapport
sexuel ou un gain financier. Cette découverte explique le succès parfois addictif des
réseaux sociaux en ligne.
Pour déterminer les bases biologiques
de ce comportement, les chercheurs ont
ensuite visualisé par IRM fonctionnelle l’activité des zones cérébrales. Ils ont observé
que lorsque les participants exprimaient
leurs propres opinions, les aires cérébrales
de la récompense, aire tegmentale ventrale
et noyau accumbens, étaient activées. Ces
aires appartiennent au système mésolimbique qui libère de la dopamine lorsqu’un
sujet accomplit une action plaisante, comme
se nourrir, avoir une relation sexuelle ou gagner de l’argent. Au niveau du système dopaminergique, il y a donc une forme d’équi-
et moi, et moi, et moi
Parler de soi ou partager ses opinions
occupe plus du tiers de nos conversations
Questions au Pr Daniele Zullino, médecin-chef du Service d’addictologie des
Hôpitaux universitaires de Genève.
Comment définissez vous l’addiction ?
L’addiction est le développement de comportements automatisés qui échappent au
contrôle par le raisonnement et qui altèrent la
qualité de vie. On pense bien sûr aux drogues
comme la cocaïne, mais de très nombreux
stimuli peuvent engendrer une addiction : le
sexe, la nourriture, les jeux d’argent, etc.
L’addiction peut ensuite se propager à
d’autres stimuli associés, par exemple la cigarette associée au café du matin.
Quels sont les mécanismes neurologiques qui induisent l’addiction ?
Certains stimuli et substances activent les
aires dopaminergiques du cerveau. La do-
pamine agit comme un signal qui confère
de l’importance à un événement et favorise
la répétition du comportement associé. C’est
un système d’apprentissage sélectionné pendant l’évolution humaine. Un homme préhistorique apprend à chasser parce qu’il associe cette activité au fait de manger une
nourriture riche. On tombe dans l’addiction
quand la répétition du comportement appris devient entièrement automatisée et incontrôlable.
Peut-on parler d’addiction à internet ?
L’homme est un animal social, et les réseaux sociaux comme Facebook permettent d’établir des liens très rapidement. La
publication que vous décrivez montre que
le simple fait de parler de soi stimule le système dopaminergique. Ce type d’association
entre un stimulus et une réponse dopami-
valence entre sexe, argent, nourriture et
parler de soi.
parler de soi, ou penser
à soi ?
Dans ces expériences, il fallait vérifier si
l’effet positif de parler de soi n’était pas en
réalité provoqué par le fait de penser à soi.
Pour cela, les chercheurs ont mesuré par
imagerie l’activation du système dopaminergique en indiquant au sujet que son opinion personnelle serait communiquée à
une tierce personne, ou au contraire qu’elle
resterait privée. Ils ont observé que le sys-
Figure 1. «Mon sujet favori, moimême»
Parler de soi stimule les zones cérébrales de la
récompense, au même titre que le sexe, l’argent
ou la nourriture.
nergique immédiate est le terreau de toutes
les addictions. Il n’est pas étonnant d’observer des comportements addictifs dans
l’utilisation des réseaux sociaux. C’est le signe
d’une difficulté d’adaptation de notre espèce
au changement : l’évolution culturelle et technologique est rapide, mais notre cerveau
primitif continue à prendre des décisions
qui échappent à notre conscience.
Peut-on résoudre les problèmes d’addiction en supprimant les stimuli ? Fautil empêcher l’accès à internet ?
Bloquer les stimuli ne résout pas l’addiction. Quand l’addiction est là, il est trop tard,
le chemin est déjà tracé. Le but des traitements, c’est d’ouvrir le champ des possibles,
de redonner le choix. Le traitement de l’addiction n’est pas l’abstinence, c’est le développement d’alternatives.
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tème de récompense s’activait moins quand
le sujet pensait parler tout seul. Cela prouve
que c’est bien le fait de parler de soi à autrui
qui active le système dopaminergique.
l’addiction au moi
Ce mécanisme de récompense intrinsèque trouve peut-être son origine dans
l’évolution humaine. En incitant les individus à exprimer leurs opinions et à rapporter
leurs expériences, il favorise un partage
des connaissances et l’établissement de
liens sociaux profonds.3 Il participe ainsi à
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l’apparition des sociétés humaines évoluées.
C’est sur ce terrain biologique ancestral que
se développent les nouvelles technologies
de communication.4 Facebook et Twitter
permettent avant tout d’échanger opinions
et expériences personnelles. La satisfaction récurrente qu’ils engendrent peut d’ailleurs générer des comportements addictifs
similaires à ceux observés lors de l’addiction aux drogues, à la nourriture ou au sexe
(voir interview). L’addiction au «moi, je» trouve,
elle aussi, son origine dans les aires cérébrales du plaisir.
Bibliographie
1 Tamir TI, Mitchell JP. Disclosing about the self is intrinsically rewarding. Proc Natl Acad Sci USA 2012;
109:8038-43.
2 Naaman M, Boase J, Lai CH. Is it really about me ?
Message content in social awareness streams. Proceedings of the 2010 ACM conference on computer supported cooperative work (Association for Computing
Machinery). Savannah GA, 2010;189-92.
3 Csibra G, Gergely, G. Natural pedagogy as evolutionary adaptation. Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci
2011;366:1149-57.
4 Niederhoffer KG, Pennebaker JW. Sharing one’s
story : On the benefits of writing or talking about
emotional experience. Handbook of Positive Psychology. New York : Snyder CR, Lopez SJ eds. Oxford
University Press, 2002.
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