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Magazine
La Gruyère / Samedi 23 novembre 2013 / www.lagruyere.ch
Les 26 secondes
les plus cruciales
du XXe siècle
HISTOIRE. Il y a cinquante ans, le 22 no-
vembre 1963, le président des Etats-Unis
John Fitzgerald Kennedy était assassiné
à Dallas. Le cinéaste amateur Abraham
Zapruder a enregistré la scène, pour ce
qui est devenu la séquence filmée la plus
controversée de l’histoire.
CHRISTOPHE DUTOIT
L
e 22 novembre 1963, ils
sont près de 200000 habitants de Dallas à s’agglutiner dans les rues
pour voir passer la Lincoln
bleue du président John
Fitzgerald Kennedy. Parmi eux,
Abraham Zapruder, un tailleur
d’origine russo-juive, installé depuis 1941 au Texas. Avec sa nouvelle caméra 8 mm, il compte bien
immortaliser la scène, d’autant
plus que le cortège officiel passe
juste devant son bureau sis dans
l’immeuble Dal-Tex. A midi, il s’installe donc au pied de la pergola adjacente avec son assistante Marilyn Sitzman. Dès que la limousine
présidentielle débouche sur Elm
Le public américain devra
attendre 1970 avant de voir
pour la première fois le film
dans son intégralité sur une
chaîne de Chicago.
Street, il commence à filmer. Lentement, la Lincoln s’approche, disparaît quelques secondes derrière
un panneau de signalisation. Sans
doute entend-il alors le premier
coup de feu, qu’il ne parvient pas à
enregistrer sur sa bande muette.
Zapruder filme toujours. Dès
l’image N°230, John Fitzgerald Kennedy porte les mains à son cou.
Abraham Zapruder continue
néanmoins de filmer. Il cadre la limousine au bas de son image et
suit, dans un mouvement panoramique, le passage du président.
Soudain, le choc. A l’image
N°313, la tête de JFK explose dans
une gerbe de sang. Jackie Kennedy,
la femme du président, se précipite
à l’arrière de la décapotable pour
récupérer une partie du cerveau de
son mari. Zapruder filme toujours.
Au même moment, l’agent des services secrets Clinton Hill se hisse à
l’arrière du véhicule et la force à regagner son siège. Avec des mouvements de caméra de plus en plus
saccadés, Zapruder filme toujours
la limousine, qui disparaît à toute
allure derrière les arbres. Au final,
la séquence compte 486 images,
pour une durée totale de vingt-six
secondes. Les vingt-six secondes
les plus controversées de l’histoire
du film.
Confié aux services secrets
Le tailleur de 58 ans comprend
immédiatement qu’il tient entre ses
mains l’enregistrement de l’assassinat. Dans la confusion qui suit la fusillade, il confie sa bobine à Forrest
Sorrels, un agent des services secrets, qui la fait développer et en
tire plusieurs copies.
Le lendemain, Zapruder rencontrer Richard Stolley, journaliste au
magazine Life, à qui il accepte de
vendre une copie pour la somme de
150000 dollars, au grand dam de la
chaîne de télévision CBS.
Dans son édition du 29 novembre 1963, Life publie trente images
issues du film, mais pas la fameuse
N°313, jugée trop choquante. Le
public américain devra attendre
plus de sept ans avant de voir, pour
la première fois, le film dans son intégralité sur une chaîne de Chicago.
C’est d’ailleurs la projection de
ces vingt-six secondes qui permettra la réouverture de l’enquête sur
l’assassinat de Kennedy par le
House Select Committee on Assassinations. Lequel conclura officiellement, en 1979, à la présence «pro-
bable» d’un deuxième tireur sur la
butte herbeuse.
Cinquante ans après les faits,
que nous apprend réellement le film
d’Abraham Zapruder, utilisé par les
tenants de la théorie du complot
(lire ci-dessous) pour démonter les
arguments de la thèse du tireur
unique et de la seule culpabilité de
Lee Harvey Oswald? Revoir cette
séquence aujourd’hui donne à nouveau froid dans le dos. Elle rappelle
deux autres photographies qui ont
marqué l’histoire du XXe siècle: la
mort d’un soldat loyaliste, de Robert Capa en 1936, et l’exécution
d’un prisonnier vietcong par le chef
de la police du Sud Vietnam, par
Eddie Adams en 1968. Deux images
d’une intensité dramatique exceptionnelle, qui montrent à la face du
monde l’instant exact de la mort
dans sa plus froide expression.
Revoir le film de Zapruder ouvre
la boîte de Pandore à tous les fantasmes. Que fait cet homme avec
un parapluie ouvert alors que la
météo est clémente? Comment estce possible que Lee Harvey Oswald
ait pu tirer trois fois en moins de
neuf secondes avec une carabine
Carcano M91/38, alors qu’il en faut
près du double pour un tireur
d’élite (la thèse soutenue notamment par Oliver Stone dans son film
JFK)? Comment se fait-il que le
chauffeur de la limousine ait freiné,
alors que la consigne est d’accélérer dans de pareilles circonstances?
Du grain à moudre
Evidemment, le film de Zapruder
ne livre aucune preuve définitive.
Pire, il donne du grain à moudre à
des théories plus ou moins fumeuses, comme celle de l’improbable mouvement en arrière de la tête
de JFK lors de l’impact fatal.
Acquis par le gouvernement
américain en 1999 pour la somme
de 16 millions de dollars, ce film fait
désormais partie du patrimoine de
l’humanité. Mais, paradoxalement,
à l’image des nombreux documents
encore gardés secrets dans les archives de l’Etat, il laisse surtout planer le doute et le mystère. ■
Et si ça c’était passé ainsi?
Cinq images extraites du film d’Abraham Zapruder, dont la fameuse N° 313
(deuxième depuis le haut) qui montre l’impact fatal à la tête de JFK.
Dès le lendemain de l’assassinat de Kennedy, des doutes ont été émis sur la version du tireur
unique. L’après-midi aurait peut-être pu se dérouler ainsi.
12 h 29: le cortège présidentiel arrive sur Elm Street. Franck Sturgis, le coordinateur des
tireurs, leur donne l’ordre de se mettre en position. Sur la rue, Louis Steven Witt – l’homme
au parapluie – et un complice sont en liaison radio pour donner des instructions au chauffeur
de la Lincoln. A 12 h 29 min 25 s, Max tire le premier depuis la butte herbeuse à droite du convoi
(image 189 du film de Zapruder). La balle atteint le cou de Kennedy. En même temps, David
Sanchez Morales tire depuis l’immeuble Dal-Tex et touche le président dans le dos (image 226).
Sa deuxième balle effleure la voiture et finit sa course sur le pont ferroviaire en blessant James
Tague (image 285). Dans l’immeuble du Texas School Book Depository (TSBD), où Lee Harvey
Oswald fait le guet, Lido Del Vallee tire du 6e étage et blesse le gouverneur Connaly (image 258).
Un cinquième coup est tiré par Roscoe White depuis la butte herbeuse et manque sa cible.
A 12 h 29 min 35 s, deux coups sont tirés depuis les immeubles, en même temps que deux tirs
depuis la droite, dont l’impact fatal (image 313). Au total, dix tirs auraient été dirigés contre
le convoi, par quatre tireurs différents, selon un documentaire de la BBC.
Tout cela n’est évidemment que suppositions, fantasmes pour certains ou explications crédibles, pour d’autres, du nombre d’impacts retrouvés sur le corps de JFK. La suite aurait pu se
dérouler ainsi. A 12 h 32, le policier Marrion Baker entre dans le TSBD et manque d’arrêter Lee
Harvey Oswald au 1er étage. Il sera appréhendé au Texas Theatre après que le cadavre de l’agent
Tippit eut été retrouvé avec une pièce d’identité au nom d’Oswald à ses côtés. Oswald, qui n’a
– selon cette thèse – pas utilisé son arme contre le président, ne serait que le bouc émissaire
de cet assassinat… CD
Deux images célèbres de Robert
Capa (en haut) et d’Eddie Adams
(en bas) qui montrent l’instant
exact de la mort dans sa plus froide
expression.