Khazar-Remy-Vigneron

Transcription

Khazar-Remy-Vigneron
Khazar
« Ailleurs… envie d’ailleurs »
Nouvelle basée sur des rencontres et des récits de vie –
Capitale d’Azerbaïdjan, novembre 2010.
(2399 mots)
Ce matin, la décision était prise. Je me rendis compte qu’elle était en moi depuis 25 ans.
Un rapide coup d’œil par la fenêtre de ma chambre m’indiqua que le temps s’était
couvert. Comme pour accueillir la gravité de ma décision, l’hiver commençait à percer. Il
était temps, pensais-je. Sans même passer par la salle de bain, j’enfilai la veste
d’automne depuis longtemps héritée d’un cousin et envoyai un sonore « À ce soir ! »
comme pour reculer le moment fatidique.
La porte claqua derrière moi. En descendant, mes chaussures de cuir tambourinaient le
béton des escaliers du taudis soviétique dans lequel la Communauté s’étiolait depuis
deux générations.
Nous savions tous que nous étions des enfants de réfugiés. Les jeunes, nous vivions à
Baku depuis toujours. Nos parents aussi. Nous étions d’éternels déracinés. Ce dernier
point me confortait. Seuls quelques grands-pères parlaient encore de leurs montagnes
d’origine. Evidemment ils en étaient nostalgiques. Mais qui ne l’était pas. Mes parents
jouaient aussi de cet instrument en évoquant la période soviétique, mais le leur sonnait
de plus en plus faux.
Tacitement, ces vieux montagnards nous encourageaient à nous marier entre nous, à
conserver l’unité disparue de notre Communauté. Heureusement mes parents
n’approuvaient pas l’idée. Et j’étais bien le seul de ma génération à ne pas encore avoir
fondé de famille. Cela me valait quelques reproches de la part des plus conservateurs. En
fait, depuis quelques jours j’avais l’impression qu’ils se passaient tous le mot pour me
rappeler qu’il fallait y songer. Les mères indiscrètes me dévisageaient comme elles
l’auraient fait avec un morceau de viande dans les bazars de la ville. Assurément je ferais
un bon gendre. J’allais avoir 25 ans, certes un peu frêle mais toutes savaient que j’avais
fait de bonnes études. Je faisais un bon parti pour l’avenir. Mais je ne voulais pas y croire.
Leur monde me repoussait. Ils étaient aveuglés par la société qui s’imposait
naturellement par un murmure séduisant.
La cour presque déserte annonçait bel et bien le début de l’hiver. Les sapins qui
trônaient au dessus du sol poussiéreux continuaient pourtant de dessiner leur
implacable ombre épineuse. On ne prenait déjà plus la peine d’humidifier le sol pour y
retenir la poussière. Le soleil tardait à sortir. Je pris une longue inspiration comme pour
réveiller les membres encore endormis de mon corps. La présence des femmes et des
enfants résonnait dans les étages. Des bras musclés s’activaient à tirer les fils à linge
tendus de part et d’autre de la cour. Les vêtements propres frottés depuis l’aube y
étaient étendus. J’aimais cet arc-en-ciel de tissus hétéroclites qui se gonflaient au rythme
des brises engouffrées dans les couloirs d’immeubles. Quelques gamins traînaient,
chaussures usées couvertes de poussières, bonnets enfoncés jusqu’aux yeux. Leur allure
léthargique trahissait la précocité de leur réveil. Yegana, la femme d’un cousin, cajolait
son fils sur une balançoire suspendue à un jeune noisetier dont la branche pliait malgré
la légèreté de l’enfant. Je la saluai puis levai la tête vers les balcons ensoleillés pour
saluer les oncles qui fumaient leur cigarette matinale dans un rayon de soleil et les
tantes qui s’activaient autour des fils à linge.
Grand-mère sortit du hall de notre immeuble, je courus lui porter un bras. Comme tous
les matins depuis des années, elle traversait la cour claudiquant, pour aller s’installer
dans un rayon de soleil. Elle y restait jusqu’à midi, puis disparaissait derrière le rideau
de la cuisine de la voisine du premier pour avaler une soupe chaude. Son visage triste
admettait à tous la crainte qu’elle nourrissait. Le repas de midi englouti, elle passait chez
ma mère récupérer une casserole de asheh mohshalah et remontait dans les étages
nourrir grand-père de cette épaisse soupe traditionnelle. Il était alité depuis plus de
soixante jours et sa santé s’était fortement détériorée. Pêcheur à la retraite, l’inaction et
l’impossibilité d’aller au port l’avaient peu à peu rongé et il avait fini par faire une
mauvaise chute. Le lendemain il n’avait pas pu se lever.
Il avait quitté très jeune ses montagnes d’origine et connaissait la Caspienne, qu’il
appelait impudiquement Khazar 1, comme sa poche. Parmi toutes les populations
rencontrées autour de Khazar il disait préférer les Iraniens. Il me racontait souvent la
même anecdote. Un soir, dans le port de Tonekabon, dans la région de Mazandaran, sur
la côte iranienne, des Kurdes lui étaient tombés dessus, sans doute dans l’espoir de lui
voler sa marchandise. Des Iraniens avaient entendu l’étouffement d’une rixe nocturne et
lui avaient porté secours, jetant les trois clandestins par-dessus bord. Il passa ensuite
une semaine à pêcher avec eux et partager de longues soirées conviviales.
Je crois que ce sont ses histoires qui m’ont poussé à prendre ma décision.
Le soleil montait dans le ciel et le sourire crispé de ma grand-mère s’élargissait au fur et
à mesure que ces vieux os se réchauffaient. Autour, les gamins rentraient de l’école et
chahutaient. Les yeux de grand-mère brillaient de plaisir. La laissant à ses pensées je
m’enfonçai dans l’ombre de la cage d’escalier qui me conduisit au refuge d’Ilmar, mon
grand-père. Deux coups vifs et un troisième plus long dans le coin gauche de la porte de
bois indiquaient mon arrivée. Je le trouvai redressé sur son lit. Debout sur le seuil, nous
nous regardâmes longuement. Son regard pénétrant discerna la vérité que je ne pouvais
lui cacher. Nous étions du même moule, le fluide de l’aventure coulait dans nos veines. Je
crus distinguer un léger sourire au milieu de sa barbe fournie. Ses yeux pétillaient. Il
serait du voyage. Je lui portai un verre de thé brulant. Assis côte à côte, muets, nos
pensées se rejoignaient au dessus de Khazar. Nous voguions l’aventure.
Une heure plus tard, je le quittai, il s’était endormi, un sourire évident se dessinait sur
son visage ridé, usé par les caprices de celle à qui il avait consacré sa vie. Plus tôt, il
m’avait confié que loin de Khazar sa vie rimait aussi faux qu’un Mugham sans kamanche.
Il pensait à la mort et m’avertit qu’il souhaiterait un dernier voyage le jour où il serait
amené à disparaître. Je lui promis.
La cour était maintenant ensoleillée, les gamins rentrés de l’école jouaient aux billes et
au foot. Des odeurs de soupe de pomme de terre flottaient dans l’air. On se parlait de
balcon à balcon et on s’interpellait d’un côté à l’autre de la cour. Les parents
houspillaient leurs enfants. Sur les tables installées dans les rayons de soleil, les vieux
regroupés jouaient aux dominos. Autour, les hommes causaient appuyés sur leurs
vieilles Lada.
1
« Ma Caspienne »
Je repensai à mon grand-père en entendant un bébé pleurer. La vie commençait et
finissait dans la souffrance. Entre temps, quand on se donnait l’illusion que tout allait
bien, on jouait.
Je surpris une conversation. On arrangeait le mariage du fils Akhundov et de la fille
Kerimova. Les sourires évoquaient la grande fête. Toutes raisons étaient bonnes pour
améliorer le quotidien. Je n’en pouvais plus, tous s’étaient résignés à fermer les yeux sur
la réalité environnante. Notre César local donnait du pain et des jeux. Le peuple était
heureux.
Je m’apprêtai à sortir de la Communauté lorsque Gasan gara sa Mercedes bleue nuit. Il
baissa sa vitre teintée et ses lunettes de soleil. Son sourire m’invita à le rejoindre, il
descendait sa femme en ville.
La ville avait complètement changé ces dix dernières années. Des immeubles flambant
neufs étaient venus se coller à la Communauté et dès que nous passions la grille de fer
constamment ouverte, nous nous retrouvions dans une ville moderne aseptisée. La
Communauté flottait comme une ruine dans cet ensemble reluisant. Certains
appartements de la Communauté n’étaient toujours pas alimentés en eau courante. Mais
par des mécanismes compliqués, les vieux réussissaient encore à faire pression contre
les magnats du capitalisme local pour conserver l’intégrité du quartier.
Femme et enfant déposés à l’hôpital, nous claquions de nouveau les portes et
l’atmosphère se détendit. Gasan posa ses lunettes de soleil sur son nez, alluma la radio et
appuya sur l’accélérateur en lâchant un soupir libérateur.
– Ne te marie jamais ! Avoua-t-il dans un éclat de rire gêné. « Où veux-tu aller ? J’ai
pris la journée. Le petit est malade, mon boss m’a dit de ne revenir que demain. »
Sans dire un mot je lui indiquai le bas de la ville. Il comprit immédiatement. Il vira à
gauche pour s’éloigner de la ville par la côte. Je sentis qu’il avait autant besoin que moi
de ce bol d’air. Il s’arrêta devant un magasin, claqua la porte puis revint chargé d’un pack
d’Efes qu’il déposa à l’arrière avant de faire crisser les pneus.
Les maisons se faisaient plus éparses, nous avions quitté les immeubles de béton depuis
un bon quart d’heure. Les plages de sable salies par des galettes mazoutées s’étiraient le
long de la côte. Au loin, les plateformes pétrolières perçaient l’épais brouillard côtier. Au
dessus de nous, le soleil resplendissait, tachant d’un éclat jaune le ciel océan.
Gasan se gara.
Dehors, il resta un moment tenu par les vents, son épaisse tignasse bouclée affolée par
les rafales marines.
J’hésitais encore à lui parler de ma décision. Nous nous connaissions depuis l’enfance,
nous avions grandi ensemble et nous nous aimions comme des frères mais les routes
que nous empruntions étaient définitivement différentes. Je doutais de sa réaction.
Je fis claquer la portière arrière et décapsulai deux bières. J’en tendis une à Gasan qu’il
attrapa sans se retourner. Il fixait un point sur l’horizon. Il conservait un silence grave. Je
le dévisageai. Ses lunettes coincées dans le V de sa chemise battaient au vent, son profil
athénien plissait ses yeux alors que le soleil entamait sa descente. Il avait l’air gêné. D’un
geste brusque il porta la canette à sa bouche et s’enfila un bon tiers de la pinte.
Etrangement ce spectacle me rendait serein.
Il savait.
– Gasan… Je fis une pause, bu une gorgée de bière, plus pour meubler que pour me
désaltérer. « Ce matin Ilmar m’a de nouveau raconté l’anecdote du port de Tonekabon.
Mais sur un autre ton, un ton qui m’encourageait à aller vivre cette aventure à mon
tour. »
Confesser cet envol à mon meilleur ami m’était apparu difficile mais en réalité les
paroles glissaient entre mes lèvres. Mes explications sortaient d’un naturel
encourageant. Lui, haussait les épaules. Il feignait l’impassibilité mais je devinais une
profonde agitation. Ses yeux restaient captivés par ce même point à l’horizon. Je ne
contrôlai plus rien et mes lèvres continuaient de s’exprimer.
– Je vais prendre un bus vers l’ouest, m’arrêter à Tbilissi, la famille y a des amis.
Ensuite je progresserai vers l’ouest, j’irai en Europe. Tu te souviens d’Ernest Ganouhski,
ce grand roux germanique qui était à l’école avec nous. Il m’a promis un boulot comme
critique politique. Il tient un journal.
Gasan se tourna vers moi, son regard imposait le silence. Mes lèvres se turent. Le bleu vif
de la mer ensoleillée se reflétait dans ses yeux. Nous nous jaugions. Je ne décelai pas le
moindre sentiment. Pris par une violente bourrasque je le serrai dans mes bras.
Je m’accroupis sur le bord de Khazar. La bière était fraîche. Le vent tiède contrastait. Une
main se posa sur mon épaule. Le visage de mon ami était marqué d’un rictus tendu.
– Ilmar Olfy… Il fit la même pause que moi. « Je redoutai ce moment depuis
longtemps mais je pensais qu’avec les années tu te résignerais. Une femme aurait pu te
faire changer d’avis et même des enfants. Mais nos femmes ne te plaisent pas. Pense à la
Communauté. Regarde notre ville. Baku change, nous devons protéger les nôtres. »
– Combien de temps la Communauté restera-t-elle comme elle est ? C’est un taudis,
les alentours sont en chantiers, nos pères vieillissent et les jeunes partent. Si partir vers
l’ouest est une folie, tu es tout aussi fou avec tes conceptions conservatrices de la
Communauté.
À quoi il ne répondit rien. Il était parti pour mettre lui-même le point final à l’épilogue de
la Communauté entamé depuis déjà trop longtemps. Khava, sa femme, répétait qu’elle
voulait partir mais Gasan s’entêtait à croire en cette unité fanée.
Son téléphone sonna.
Je reconnu la voix de Khava, elle se voulait rassurante et informa qu’elle passerait la nuit
à l’hôpital avec son fils. Gasan raccrocha dans un long soupir. Je sentais la lourdeur du
monde sur ses épaules.
Une vague m’emmena et je flottais désormais loin de mon ami d’enfance. Les obligations
qu’il s’était imposé meurtrissaient le gamin avec qui j’avais grandi. Le ressac me
secouait, j’étais prêt à vivre mon aventure.
Le vent était retombé. Le soleil déclinait. L’air s’était chargé de l’odeur âcre du pétrole
qui brûle à l’horizon. Gasan gardait le silence depuis maintenant plusieurs minutes.
Nous savions que c’était sans doute la dernière fois que nous mettions les pieds ici
ensemble. Malgré notre silence l’atmosphère s’était allégée. Nous nous regardions en
souriant, je revoyais le gamin avec qui je courais dans les ruelles de la Communauté. Les
vieux nous criaient après en levant leur canne lorsque nos pas lourds les réveillaient sur
le chemin du terrain de foot. A seize ans, nous avions rassemblé nos économies pour
acheter une mobylette. Le premier voyage fut pour cette plage dont Ilmar nous parlait si
souvent. Il disait venir y chercher des réponses. Nous avions plein de questions et le
monde nous paraissait si vaste que trouver des réponses à la grandeur du monde nous
semblait louable. Sans casque, nous filions, les yeux humides, plissés par le vent, vers les
réponses à nos questions. La première fois la plage était déserte. Appuyant la mobylette
sur un rocher, nous courûmes pour nous jeter à l’eau. L’eau était tiède. Après deux
longues heures de baignade, le sel avait finit par ronger notre peau. Brûlés par le soleil,
nous avions cherché en vain un peu d’ombre pour avaler les victuailles que nous avaient
tendu nos mères. En mangeant, appuyés contre le rocher qui retenait notre précieuse
mobylette, nous regardions le ressac de celles qui allaient devenir notre plus proche
ennemie. Cette journée inaugurait une relation que nous n’allions jamais oublier. Avant
que le soleil ne retombe complètement nous avions essayé de redémarrer l’engin
capricieux mais la mobylette ne repartit jamais. Nous dûmes la pousser jusqu’à la
Communauté où parents et oncles inquiets nous attendaient.