Les enjeux de la gouvernance mondiale

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Les enjeux de la gouvernance mondiale
COMPTE RENDU DE LA TABLE RONDE
DU MARDI 16 FÉVRIER 2010
Kimon Valaskakis est le fondateur et président de la Nouvelle École d’Athènes (NEA), qui vise à
recréer, avec les innovations technologiques du XXIe siècle, l’ancienne Académie de Platon, fondée
au IVe siècle avant J.-C. et première École d’Athènes. Il est aussi ancien ambassadeur du Canada
auprès de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et professeur
émérite de sciences économiques à l’université de Montréal. Il a publié dans la revue Futuribles de
janvier (n° 359) un article intitulé « La démocratie et ses mythes. L’urgence d’une démocratie
intelligente ».
Face à la mondialisation croissante, donc à la
montée des interdépendances et à la crise à la
fois financière, économique, sociale et
écologique
actuelle,
une
véritable
gouvernance mondiale paraît urgente. Or,
l’Organisation des Nations Unies, dont les
192 pays membres disposent chacun d’une
voix de poids égal, semble impuissante à
prendre des décisions efficaces. Les initiatives
récentes de « G7 » ou de « G20 » sont encore
« en gestation incertaine », selon les termes
d’Hugues de Jouvenel1. La situation a
vraisemblablement peu évolué depuis les
articles publiés dans la revue Futuribles par
Kimon Valaskakis voici plus de dix ans2. Il
1
Voir à ce sujet la Note de Synthèse de Jacques
Lesourne sur « Les organisations interétatiques
mondiales », Système Vigie, février 2010.
2
« Mondialisation et gouvernance. Le défi de la
régulation publique planétaire » in revue Futuribles n°
230, avril 1998 ; « Westphalie II : pour un nouvel ordre
mondial » in revue Futuribles n° 265, juin 2001 ; « Le
Table ronde Futuribles du 16 février 2010
s’interroge alors sur l’utilité d’écrire des
articles qui n’ont pas d’impact sur les
décisions politiques et, peut-être, ne
contribuent qu’à enrichir le « surplus
d’informations » qui nous inonde.
Désormais soucieux non seulement de
réfléchir intelligemment, mais aussi d’agir
efficacement, Kimon Valaskakis souhaite
s’appuyer sur la Nouvelle École d’Athènes
qu’il a fondé en 2004 pour apporter des
éléments de réponse à ces défis mondiaux.
I. Les enjeux de la gouvernance, depuis la
crise de 2008
La crise survenue en 2008 a mis en évidence
les enjeux de la gouvernance mondiale. Cette
crise, bien plus qu’une crise financière, doit
être interprétée comme une crise systémique.
Son cheminement rappelle étrangement celui
début d’une ère post-westphalienne ? » in revue
Futuribles n° 269, novembre 2001.
de la crise de 1929, d’abord financière puis
économique, sociale et politique, qui a,
comme on sait, accouché des régimes
totalitaires communiste et fasciste et conduit à
la Seconde Guerre mondiale. Selon l’ancien
professeur de sciences économiques, cette
crise est donc particulièrement grave et l’on
est loin d’en avoir vu tous les effets.
La crise actuelle a-t-elle durablement ébranlé
le système « hypercapitaliste » hérité de
Thatcher et Reagan, dans les années 1980 ? Il
semble bien que l’on soit en train de revenir
sur chacun de ses quatre principes
fondamentaux :
déréglementation,
privatisation, retrait de l’État et évolution vers
un libre échange mondial – l’hyperétatisme
n’étant
pas
moins
dangereux
que
l’hypercapitalisme.
Chacun
connaît
les
dangers
que
l’hyperétatisme représente en termes de
bureaucratie, de gaspillage et d’inefficacité. Il
peut également mener à un capitalisme d’État
malsain, voire à la création d’États
totalitaires, comme ce fut le cas dans les
années 1930. La relation « incestueuse » du
gouvernement américain avec Wall Street est
le parfait exemple de ce capitalisme d’État
qui, en l’absence de contrôle, peut entraîner
un déficit démocratique grave.
Le système hypercapitaliste a beau être brisé,
aucun diagnostic sérieux n’a été émis sur le
caractère systémique de la crise et aucun
nouveau paradigme n’a été proposé, ni par la
droite, ni par la gauche. On pourrait donc
aussi bien retomber dans les travers de
l’ancien système et risquer une nouvelle crise,
que se diriger vers l’hyperétatisme.
Les États se posent actuellement la question
de savoir s’il serait plus patriotique
d’épargner ou de dépenser plus. Le modèle
keynésien est à la mode depuis la crise, mais
il ne vaut que pour le court terme, comme
nous en avertit Keynes lui-même. Aux grands
plans de relance vont donc sans doute
succéder des politiques de rigueur budgétaire
forcée.
Kimon Valaskakis estime indispensable
d’apporter un fondement théorique à la
nouvelle
gouvernance
mondiale.
Ni
« hyperétatisme », ni « hypercapitalisme », il
milite
donc
pour
un
« capitalisme
responsable ». Il appuie son concept de
« nouveau contrat social durable » sur une
analyse raisonnée de la nature humaine. Un
« capitalisme responsable » devrait tenir
compte de la double nature de l’homme, à la
fois naturellement bon – il n’a pas besoin
d’État puisque « c’est la société qui le
corrompt »3 – et fondamentalement mauvais,
« un loup pour l’homme »4 – il lui faut
conclure un « pacte » pour sortir de l’état de
guerre et faire régner l’ordre. À la différence
de « l’hypercapitalisme », qui alimente la
cupidité
des
hommes
(greed),
un
« capitalisme responsable » est
censé
strictement répondre à leurs besoins (needs).
Un « contrat social durable » est celui qui
fonde un modèle de société à la fois efficace
(pour répondre aux défis mondiaux présents
et futurs) et « légitime » (d’intérêt public).
II. L’urgence d’une démocratie intelligente
Le système démocratique, celui que Winston
Churchill appelait « le pire système à
l’exception de tous les autres »5, est peut-être
le seul système politique qui permette
d’instaurer ce « capitalisme responsable » que
Kimon Valaskakis appelle de ses vœux. Mais
encore faut-il que cette démocratie soit
« intelligente »6.
En effet, une pseudo-démocratie est le plus
sûr chemin vers la dictature, et les pièges de
la pseudo-démocratie sont nombreux. Ils
consistent en un certain nombre de croyances
3
ROUSSEAU Jean-Jacques, Discours sur les sciences
et les arts, 1750 (Essai écrit dans le cadre du concours
de l’Académie de Dijon).
4
HOBBES Thomas, Léviathan, 1651.
5
Winston Churchill, dans son discours devant la
chambre des Communes, le 11 novembre 1947.
6
« La démocratie et ses mythes. L’urgence d’une
démocratie intelligente » in revue Futuribles n° 359,
janvier 2010.
2
illusoires, telles que l’infaillibilité du peuple,
la suprématie de la démocratie directe sur la
démocratie représentative, le pacifisme de
principe des États démocratiques et le fait
qu’une démocratie mondiale résulterait
forcément de la somme des démocraties
nationales.
Quand bien, même, par exemple, les 192 pays
membres de l’ONU seraient tous des
démocraties, le caractère démocratique de
l’ONU ne serait pas garanti pour autant. En
effet, le système décisionnaire actuel
attribuant à chaque pays un vote, donne un
poids égal à des pays dont les populations
sont de taille très inégale.
III. Comment faire face à ces défis
mondiaux ?
Afin de faire face à ces défis mondiaux,
Kimon Valaskakis entend renouer une
collaboration fructueuse entre les acteurs
(politiques et hauts fonctionnaires) et les
penseurs
(universitaires),
actuellement
dissociés.
Cette « Nouvelle École » se veut à la fois un
think-tank et un do-tank, héritage à la fois de
l’Académie de Platon (idéaliste) et du Lycée
d’Aristote (pragmatique). Elle tire sa
légitimité de la représentation en son sein de
tous les acteurs de la société : les
gouvernements, la société civile et les
entreprises.
Trois conférences internationales ont déjà eu
lieu entre 2004 et 2008. Huit autres
conférences sont prévues entre 2010 et 2012,
qui permettront d’examiner chacune un ou
plusieurs modèles de gouvernance nationaux
et dont sera tirée une synthèse, en vue de
déterminer quel pourrait être le modèle d’une
gouvernance mondiale « durable ». Dans une
deuxième phase, entre 2012 et 2014, seront
élaborés les scénarii d’une réforme du
système de gouvernance mondiale : plusieurs
hypothèses sont envisagées, telles qu’une
réforme de l’ONU, une gouvernance par des
directoires et des clubs, par des Parlements
mondiaux, ou encore un système fédéral
mondial.
Pour les réunir, il a imaginé de faire renaître
L’urgence d’un nouveau contrat social adapté
l’Académie de Platon au XXIe siècle, c'est-àà la mondialisation et aux interdépendances se
dire d’associer aux méthodes de pensée
fait de plus en plus sentir : alors que dans les
antiques (telle la maïeutique socratique) des
années 1980, le mot d’ordre était « think
outils
stratégiques
et
technologiques
globally, act locally », en 2010, les décideurs
modernes. On peut se représenter la
doivent
non
seulement
avoir
une
« Nouvelle Ecole d’Athènes » par des images
compréhension
globale
du
monde,
mais
telles que « Platon avec un i.pad », « Socrate
prendre en compte, dans leurs décisions, ces
avec une machine à voter », ou encore
enjeux mondiaux.
« Aristote avec des plans stratégiques ».
DEBAT
Question
Réponse de Kimon Valaskakis
Les
questions
environnementales
ne
pourraient-elles pas servir de socle au
nouveau modèle de gouvernance mondiale ?
D’ailleurs, le Sommet de Copenhague, qui a
réuni en décembre 2009, sur un mode
coopératif la société civile, des représentants
des gouvernements et des entreprises, n’est-il
pas exemplaire de ce modèle de gouvernance
que la NEA cherche à construire ?
Le défi de l’environnement est, certes,
primordial, mais il est lié à d’autres défis de
dimension mondiale, notamment l’économie,
la pauvreté, la sécurité et la santé, qui doivent
être pris en compte dans l’élaboration d’un
nouveau modèle de gouvernance mondiale.
Le Sommet de Copenhague est précisément le
contre-exemple du mode de gouvernance que
la NEA appelle de ses vœux : au lieu d’un
3
dialogue socratique efficace, entre deux
interlocuteurs, c’est une cacophonie stérile
qui s’est instaurée entre les représentants des
192 pays membres de l’ONU et la société
civile, incapables de trancher entre tant
d’intérêts divergents. C’est pourquoi il s’est
soldé par un échec.
Remarque
On observe une évolution de la gouvernance
mondiale
non
pas
d’un
monde
« westphalien » à un monde « postwestphalien »7,
soit
de
l’intergouvernementalisme au fédéralisme, mais
vers un surcroît d’inter-gouvernementalisme.
En effet, les deux principales puissances que
sont les États-Unis et la Chine sont très
attachées au concept de souveraineté. Or, les
défis mondialisés – maîtrise de l’économie,
lutte contre les pandémies, prolifération
nucléaire… – ne peuvent être appréhendés
que par un système fédéral. Ce recul est sans
doute aussi à l’origine de l’échec des
négociations à Copenhague.
Question
Les crises de 1929 et 2008 ont certes un
cheminement comparable, mais la crise
actuelle intervient dans un monde plus
globalisé, dans lequel sont impliquées des
puissances émergentes encore absentes du jeu
économique et politique en 1929. Par ailleurs,
un sentiment nouveau de méfiance dans la
société civile se fait sentir : en témoignent par
exemple les critiques et accusations à
l’encontre des experts du GIEC (Groupe
d’experts intergouvernemental sur l’évolution
du climat), lors du Sommet de Copenhague.
Face aux défis mondiaux, les peuples
semblent déboussolés. Dans ces conditions,
sur quel type de régime pourrait déboucher la
crise actuelle ? Est-ce vers un type de régime
dictatorial, comme dans les années 1930, ou
seulement autoritaire ?
7
En référence aux traités de Westphalie qui conclurent
la guerre de Trente ans et la guerre de Quatre-Vingts
ans le 24 octobre 1648, et aboutirent à la création
d’États-nations souverains.
Remarque
Il ne faudrait pas tomber dans le pessimisme
et accepter de reconnaître les progrès
accomplis de la création du G7, en 1976 au
G20, en 1999, ainsi que la construction de
l’Union européenne : on a assisté à
l’élaboration d’un véritable « concert des
Nations » depuis près de trente ans.
Remarque
La question, pour un prospectiviste, n’est pas
de savoir s’il convient d’être optimiste ou
pessimiste sur l’avenir et de tenter de le
prédire, mais plutôt de faire un diagnostic, de
construire des scenarii et d’adopter la
stratégie la plus efficace pour construire un
avenir souhaitable.
Réponse de Kimon Valaskakis
L’optimisme est pourtant de mise quand on
considère le chemin parcouru au regard de
l’histoire de l’humanité. En outre, selon le
proverbe, « la nécessité est mère de
l’invention », l’urgence d’apporter des
réponses mondiales aux défis mondiaux ne
tardera pas à s’imposer d’elle-même et à
stimuler l’imagination des hommes. Ils seront
forcés, notamment, pour s’adapter au
changement climatique, de mettre en place un
système de gouvernance mondiale.
S’agissant de l’Union européenne, elle est
sans doute l’expérience de gouvernance la
plus intéressante et la plus aboutie qui ait été
menée au monde. Et les non Européens –
notamment les Canadiens – sont beaucoup
moins pessimistes que les Européens sur
l’Europe.
Question
Le terme « durable » n’est-il pas ambigu, dans
la mesure où un système de gouvernance
mafieux peut être aussi « durable » qu’un
système
de
gouvernance
réellement
démocratique ? L’Europe elle-même compte
plusieurs gouvernements mafieux, tels le
gouvernement italien.
4
Réponse de Kimon Valaskakis
Il est vrai que certains modèles non
souhaitables peuvent être « durables ». Les
Etats-Unis, par exemple, sont un État de droit
au statut problématique, dans la mesure où le
droit au port d’armes et donc à la justice
privée est inscrit dans la Constitution
américaine. L’hypercapitalisme, en tous cas,
n’est pas un modèle « durable ».
Question
Alors que nulle leçon ne semble avoir été
tirée de la crise financière, que les marchés ne
sont toujours pas réglementés et le système
comptable non réformé, l’enseignement ne
devrait-il pas figurer au premier rang des
préoccupations de la NEA ?
Réponse de Kimon Valaskakis
Réponse de Kimon Valaskakis
L’examen des modèles non occidentaux fera
l’objet d’une conférence internationale en
2012. Certains de ces modèles, tels le modèle
chinois,
certes
performant,
semblent
cependant plus difficilement exportables au
niveau mondial. On peut se demander en
outre si le modèle chinois est durable. Se
maintenant en grande partie grâce à un régime
autoritaire, il pourrait bien ne pas survivre à
une transition démocratique.
La NEA vise donc bien à l’universalité, mais
elle se fonde sur une pensée essentiellement
occidentale, enrichie par la suite de
l’observation d’autres modèles – de même
que le concept des Jeux olympiques est né à
Athènes avant de devenir international.
L’enseignement fait naturellement partie des
priorités de la NEA qui est, rappelons-le,
avant tout une « école » visant à promouvoir
un enseignement intelligent plutôt qu’une
pure érudition. Il est présent de manière
transversale à travers l’ensemble de son
programme. Par exemple, les conférences
internationales mènent à des modules
d’enseignement spécialement conçus pour les
décideurs politiques.
Question
La NEA se veut universelle. Or, ses
références – les philosophes athéniens, les
traités de Westphalie – sont exclusivement
occidentales. A-t-elle vocation à perpétrer la
suprématie de la pensée occidentale ou
pourrait-elle prendre en compte des
philosophies et modes de pensée non
occidentaux, comme, par exemple, le
confucianisme chinois ?
Par ailleurs, dans le programme des
conférences internationales prévues à partir de
2010, les « modèles non occidentaux » sont
évoqués en dernier lieu, sans distinction de
pays ou de continent d’origine : leur
enseignement est-il considéré comme moins
riche que celui des modèles occidentaux ?
5

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