Les enjeux de la gouvernance mondiale
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Les enjeux de la gouvernance mondiale
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Face à la mondialisation croissante, donc à la montée des interdépendances et à la crise à la fois financière, économique, sociale et écologique actuelle, une véritable gouvernance mondiale paraît urgente. Or, l’Organisation des Nations Unies, dont les 192 pays membres disposent chacun d’une voix de poids égal, semble impuissante à prendre des décisions efficaces. Les initiatives récentes de « G7 » ou de « G20 » sont encore « en gestation incertaine », selon les termes d’Hugues de Jouvenel1. La situation a vraisemblablement peu évolué depuis les articles publiés dans la revue Futuribles par Kimon Valaskakis voici plus de dix ans2. Il 1 Voir à ce sujet la Note de Synthèse de Jacques Lesourne sur « Les organisations interétatiques mondiales », Système Vigie, février 2010. 2 « Mondialisation et gouvernance. Le défi de la régulation publique planétaire » in revue Futuribles n° 230, avril 1998 ; « Westphalie II : pour un nouvel ordre mondial » in revue Futuribles n° 265, juin 2001 ; « Le Table ronde Futuribles du 16 février 2010 s’interroge alors sur l’utilité d’écrire des articles qui n’ont pas d’impact sur les décisions politiques et, peut-être, ne contribuent qu’à enrichir le « surplus d’informations » qui nous inonde. Désormais soucieux non seulement de réfléchir intelligemment, mais aussi d’agir efficacement, Kimon Valaskakis souhaite s’appuyer sur la Nouvelle École d’Athènes qu’il a fondé en 2004 pour apporter des éléments de réponse à ces défis mondiaux. I. Les enjeux de la gouvernance, depuis la crise de 2008 La crise survenue en 2008 a mis en évidence les enjeux de la gouvernance mondiale. Cette crise, bien plus qu’une crise financière, doit être interprétée comme une crise systémique. Son cheminement rappelle étrangement celui début d’une ère post-westphalienne ? » in revue Futuribles n° 269, novembre 2001. de la crise de 1929, d’abord financière puis économique, sociale et politique, qui a, comme on sait, accouché des régimes totalitaires communiste et fasciste et conduit à la Seconde Guerre mondiale. Selon l’ancien professeur de sciences économiques, cette crise est donc particulièrement grave et l’on est loin d’en avoir vu tous les effets. La crise actuelle a-t-elle durablement ébranlé le système « hypercapitaliste » hérité de Thatcher et Reagan, dans les années 1980 ? Il semble bien que l’on soit en train de revenir sur chacun de ses quatre principes fondamentaux : déréglementation, privatisation, retrait de l’État et évolution vers un libre échange mondial – l’hyperétatisme n’étant pas moins dangereux que l’hypercapitalisme. Chacun connaît les dangers que l’hyperétatisme représente en termes de bureaucratie, de gaspillage et d’inefficacité. Il peut également mener à un capitalisme d’État malsain, voire à la création d’États totalitaires, comme ce fut le cas dans les années 1930. La relation « incestueuse » du gouvernement américain avec Wall Street est le parfait exemple de ce capitalisme d’État qui, en l’absence de contrôle, peut entraîner un déficit démocratique grave. Le système hypercapitaliste a beau être brisé, aucun diagnostic sérieux n’a été émis sur le caractère systémique de la crise et aucun nouveau paradigme n’a été proposé, ni par la droite, ni par la gauche. On pourrait donc aussi bien retomber dans les travers de l’ancien système et risquer une nouvelle crise, que se diriger vers l’hyperétatisme. Les États se posent actuellement la question de savoir s’il serait plus patriotique d’épargner ou de dépenser plus. Le modèle keynésien est à la mode depuis la crise, mais il ne vaut que pour le court terme, comme nous en avertit Keynes lui-même. Aux grands plans de relance vont donc sans doute succéder des politiques de rigueur budgétaire forcée. Kimon Valaskakis estime indispensable d’apporter un fondement théorique à la nouvelle gouvernance mondiale. Ni « hyperétatisme », ni « hypercapitalisme », il milite donc pour un « capitalisme responsable ». Il appuie son concept de « nouveau contrat social durable » sur une analyse raisonnée de la nature humaine. Un « capitalisme responsable » devrait tenir compte de la double nature de l’homme, à la fois naturellement bon – il n’a pas besoin d’État puisque « c’est la société qui le corrompt »3 – et fondamentalement mauvais, « un loup pour l’homme »4 – il lui faut conclure un « pacte » pour sortir de l’état de guerre et faire régner l’ordre. À la différence de « l’hypercapitalisme », qui alimente la cupidité des hommes (greed), un « capitalisme responsable » est censé strictement répondre à leurs besoins (needs). Un « contrat social durable » est celui qui fonde un modèle de société à la fois efficace (pour répondre aux défis mondiaux présents et futurs) et « légitime » (d’intérêt public). II. L’urgence d’une démocratie intelligente Le système démocratique, celui que Winston Churchill appelait « le pire système à l’exception de tous les autres »5, est peut-être le seul système politique qui permette d’instaurer ce « capitalisme responsable » que Kimon Valaskakis appelle de ses vœux. Mais encore faut-il que cette démocratie soit « intelligente »6. En effet, une pseudo-démocratie est le plus sûr chemin vers la dictature, et les pièges de la pseudo-démocratie sont nombreux. Ils consistent en un certain nombre de croyances 3 ROUSSEAU Jean-Jacques, Discours sur les sciences et les arts, 1750 (Essai écrit dans le cadre du concours de l’Académie de Dijon). 4 HOBBES Thomas, Léviathan, 1651. 5 Winston Churchill, dans son discours devant la chambre des Communes, le 11 novembre 1947. 6 « La démocratie et ses mythes. L’urgence d’une démocratie intelligente » in revue Futuribles n° 359, janvier 2010. 2 illusoires, telles que l’infaillibilité du peuple, la suprématie de la démocratie directe sur la démocratie représentative, le pacifisme de principe des États démocratiques et le fait qu’une démocratie mondiale résulterait forcément de la somme des démocraties nationales. Quand bien, même, par exemple, les 192 pays membres de l’ONU seraient tous des démocraties, le caractère démocratique de l’ONU ne serait pas garanti pour autant. En effet, le système décisionnaire actuel attribuant à chaque pays un vote, donne un poids égal à des pays dont les populations sont de taille très inégale. III. Comment faire face à ces défis mondiaux ? Afin de faire face à ces défis mondiaux, Kimon Valaskakis entend renouer une collaboration fructueuse entre les acteurs (politiques et hauts fonctionnaires) et les penseurs (universitaires), actuellement dissociés. Cette « Nouvelle École » se veut à la fois un think-tank et un do-tank, héritage à la fois de l’Académie de Platon (idéaliste) et du Lycée d’Aristote (pragmatique). Elle tire sa légitimité de la représentation en son sein de tous les acteurs de la société : les gouvernements, la société civile et les entreprises. Trois conférences internationales ont déjà eu lieu entre 2004 et 2008. Huit autres conférences sont prévues entre 2010 et 2012, qui permettront d’examiner chacune un ou plusieurs modèles de gouvernance nationaux et dont sera tirée une synthèse, en vue de déterminer quel pourrait être le modèle d’une gouvernance mondiale « durable ». Dans une deuxième phase, entre 2012 et 2014, seront élaborés les scénarii d’une réforme du système de gouvernance mondiale : plusieurs hypothèses sont envisagées, telles qu’une réforme de l’ONU, une gouvernance par des directoires et des clubs, par des Parlements mondiaux, ou encore un système fédéral mondial. Pour les réunir, il a imaginé de faire renaître L’urgence d’un nouveau contrat social adapté l’Académie de Platon au XXIe siècle, c'est-àà la mondialisation et aux interdépendances se dire d’associer aux méthodes de pensée fait de plus en plus sentir : alors que dans les antiques (telle la maïeutique socratique) des années 1980, le mot d’ordre était « think outils stratégiques et technologiques globally, act locally », en 2010, les décideurs modernes. On peut se représenter la doivent non seulement avoir une « Nouvelle Ecole d’Athènes » par des images compréhension globale du monde, mais telles que « Platon avec un i.pad », « Socrate prendre en compte, dans leurs décisions, ces avec une machine à voter », ou encore enjeux mondiaux. « Aristote avec des plans stratégiques ». DEBAT Question Réponse de Kimon Valaskakis Les questions environnementales ne pourraient-elles pas servir de socle au nouveau modèle de gouvernance mondiale ? D’ailleurs, le Sommet de Copenhague, qui a réuni en décembre 2009, sur un mode coopératif la société civile, des représentants des gouvernements et des entreprises, n’est-il pas exemplaire de ce modèle de gouvernance que la NEA cherche à construire ? Le défi de l’environnement est, certes, primordial, mais il est lié à d’autres défis de dimension mondiale, notamment l’économie, la pauvreté, la sécurité et la santé, qui doivent être pris en compte dans l’élaboration d’un nouveau modèle de gouvernance mondiale. Le Sommet de Copenhague est précisément le contre-exemple du mode de gouvernance que la NEA appelle de ses vœux : au lieu d’un 3 dialogue socratique efficace, entre deux interlocuteurs, c’est une cacophonie stérile qui s’est instaurée entre les représentants des 192 pays membres de l’ONU et la société civile, incapables de trancher entre tant d’intérêts divergents. C’est pourquoi il s’est soldé par un échec. Remarque On observe une évolution de la gouvernance mondiale non pas d’un monde « westphalien » à un monde « postwestphalien »7, soit de l’intergouvernementalisme au fédéralisme, mais vers un surcroît d’inter-gouvernementalisme. En effet, les deux principales puissances que sont les États-Unis et la Chine sont très attachées au concept de souveraineté. Or, les défis mondialisés – maîtrise de l’économie, lutte contre les pandémies, prolifération nucléaire… – ne peuvent être appréhendés que par un système fédéral. Ce recul est sans doute aussi à l’origine de l’échec des négociations à Copenhague. Question Les crises de 1929 et 2008 ont certes un cheminement comparable, mais la crise actuelle intervient dans un monde plus globalisé, dans lequel sont impliquées des puissances émergentes encore absentes du jeu économique et politique en 1929. Par ailleurs, un sentiment nouveau de méfiance dans la société civile se fait sentir : en témoignent par exemple les critiques et accusations à l’encontre des experts du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), lors du Sommet de Copenhague. Face aux défis mondiaux, les peuples semblent déboussolés. Dans ces conditions, sur quel type de régime pourrait déboucher la crise actuelle ? Est-ce vers un type de régime dictatorial, comme dans les années 1930, ou seulement autoritaire ? 7 En référence aux traités de Westphalie qui conclurent la guerre de Trente ans et la guerre de Quatre-Vingts ans le 24 octobre 1648, et aboutirent à la création d’États-nations souverains. Remarque Il ne faudrait pas tomber dans le pessimisme et accepter de reconnaître les progrès accomplis de la création du G7, en 1976 au G20, en 1999, ainsi que la construction de l’Union européenne : on a assisté à l’élaboration d’un véritable « concert des Nations » depuis près de trente ans. Remarque La question, pour un prospectiviste, n’est pas de savoir s’il convient d’être optimiste ou pessimiste sur l’avenir et de tenter de le prédire, mais plutôt de faire un diagnostic, de construire des scenarii et d’adopter la stratégie la plus efficace pour construire un avenir souhaitable. Réponse de Kimon Valaskakis L’optimisme est pourtant de mise quand on considère le chemin parcouru au regard de l’histoire de l’humanité. En outre, selon le proverbe, « la nécessité est mère de l’invention », l’urgence d’apporter des réponses mondiales aux défis mondiaux ne tardera pas à s’imposer d’elle-même et à stimuler l’imagination des hommes. Ils seront forcés, notamment, pour s’adapter au changement climatique, de mettre en place un système de gouvernance mondiale. S’agissant de l’Union européenne, elle est sans doute l’expérience de gouvernance la plus intéressante et la plus aboutie qui ait été menée au monde. Et les non Européens – notamment les Canadiens – sont beaucoup moins pessimistes que les Européens sur l’Europe. Question Le terme « durable » n’est-il pas ambigu, dans la mesure où un système de gouvernance mafieux peut être aussi « durable » qu’un système de gouvernance réellement démocratique ? L’Europe elle-même compte plusieurs gouvernements mafieux, tels le gouvernement italien. 4 Réponse de Kimon Valaskakis Il est vrai que certains modèles non souhaitables peuvent être « durables ». Les Etats-Unis, par exemple, sont un État de droit au statut problématique, dans la mesure où le droit au port d’armes et donc à la justice privée est inscrit dans la Constitution américaine. L’hypercapitalisme, en tous cas, n’est pas un modèle « durable ». Question Alors que nulle leçon ne semble avoir été tirée de la crise financière, que les marchés ne sont toujours pas réglementés et le système comptable non réformé, l’enseignement ne devrait-il pas figurer au premier rang des préoccupations de la NEA ? Réponse de Kimon Valaskakis Réponse de Kimon Valaskakis L’examen des modèles non occidentaux fera l’objet d’une conférence internationale en 2012. Certains de ces modèles, tels le modèle chinois, certes performant, semblent cependant plus difficilement exportables au niveau mondial. On peut se demander en outre si le modèle chinois est durable. Se maintenant en grande partie grâce à un régime autoritaire, il pourrait bien ne pas survivre à une transition démocratique. La NEA vise donc bien à l’universalité, mais elle se fonde sur une pensée essentiellement occidentale, enrichie par la suite de l’observation d’autres modèles – de même que le concept des Jeux olympiques est né à Athènes avant de devenir international. L’enseignement fait naturellement partie des priorités de la NEA qui est, rappelons-le, avant tout une « école » visant à promouvoir un enseignement intelligent plutôt qu’une pure érudition. Il est présent de manière transversale à travers l’ensemble de son programme. Par exemple, les conférences internationales mènent à des modules d’enseignement spécialement conçus pour les décideurs politiques. Question La NEA se veut universelle. Or, ses références – les philosophes athéniens, les traités de Westphalie – sont exclusivement occidentales. A-t-elle vocation à perpétrer la suprématie de la pensée occidentale ou pourrait-elle prendre en compte des philosophies et modes de pensée non occidentaux, comme, par exemple, le confucianisme chinois ? Par ailleurs, dans le programme des conférences internationales prévues à partir de 2010, les « modèles non occidentaux » sont évoqués en dernier lieu, sans distinction de pays ou de continent d’origine : leur enseignement est-il considéré comme moins riche que celui des modèles occidentaux ? 5