éditorial POUR UN NOUVEL HUMANISME
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éditorial POUR UN NOUVEL HUMANISME
éditorial POUR UN NOUVEL HUMANISME Célèbre est la phrase attribuée à André Malraux : « Le XXI siècle sera religieux ou ne sera pas. » Le religieux étant défini, par le Robert, comme ce qui concerne les rapports entre l'être humain et un pouvoir surnaturel, « un principe supérieur de qui dépend sa destinée et à qui obéissance et respect sont dus ». e André Malraux imaginait-il que, après l'intense phénomène de désacralisation des grandes institutions, l'Église y compris, et le déclin des grandes idéologies, — le phénomène de balancier aidant — nous assisterions à un regain d'adhésion à un ordre supérieur, de nature morale, philosophique, spirituelle ou... religieuse, transcendant notre conscience individuelle ? Au retour à un « système clos de pensée » comme aurait pu dire Karl Popper pour résumer la définition que donne encore le R o b e r t de la religion : « un système de croyances et de pratiques, impliquant des relations avec un principe supérieur... » ? Un tel phénomène eût été en opposition radicale avec une tendance multiséculaire, relevée par Emile Durkheim, Max Weber et bien d'autres, vers un individualisme croissant, terme éminemment polysémique- sur lequel il faut bien s'entendre. Je veux parler ici du processus à très long terme qui se traduit par le passage de valeurs dites traditionalistes, dont le principe de légitimité est fondé sur la transcendance, à des valeurs dites individualistes, dont le principe de légitimité réside dans l'individu. « La légitimité des valeurs traditionalistes, explique fort bien Etienne Schweisguth, est fondée dans un ordre des choses réputé supérieur aux consciences individuelles, et que les individus doivent respecter sans pouvoir le remettre en cause, qu'il s'agisse d'un ordre naturel, surnaturel, social, moral ou autre. Ancrées dans la tradition, ces valeurs prônent fréquemment la subordination de l'individu à son groupe d'appartenance et aux autorités établies [...]. Le principe de l'individualisme consiste au contraire à subordonner l'ordre des choses aux désirs, aux besoins, à la raison ou à la volonté des individus humains » Cette tendance est manifeste en ce qui concerne les croyances et les pratiques religieuses et parareligieuses auxquelles ce numéro de la revue F u t u r i b l e s est consacré, numéro — reconnaissons-le — qui porte essentiellement sur les pays de tradition chrétienne et traite peut-être i. S C H W E I S G U T H E t i e n n e . « La m o n t é e d e s valeurs i n d i v i d u a l i s t e s ». Futuribles, n° 2 0 0 , juillet-août 1995. 3 futuribles n° 260 - janvier 2001 insuffisamment des courants fondamentalistes et sectaires qui y sévissent. Nous nous sommes intéressés ici à l'univers général des croyances et, accessoirement, à celui des pratiques, tous nos auteurs convergeant pour souligner l'extraordinaire individualisation à laquelle on assiste. Les contributions que nous avons réunies révèlent que, si les institutions religieuses, comme tous les prêts-àpenser, sont en déclin, en revanche, le besoin de croire n'a pas disparu. Que, au contraire, les croyances —faut-il dire spirituelles, mystiques, ésotériques ou religieuses ? — se diversifient et que chacun se tricote sur mesure, bricole pour luimême son propre « système » de pensée en allant puiser aux sources les plus diverses (et parfois même opposées). Ainsi, le Dalaï-lama avait-il vraisemblablement raison lorsque, interrogé en juin 1 9 9 8 à l'Assemblée nationale sur la phrase d'André Malraux, il répondit que « le XXI siècle sera sans doute plus spirituel que religieux ». Grande est la réticence actuelle à l'égard de l'appartenance à une Église. Mais immense et extraordinairement divers apparaît l'univers des croyances échappant à la raison. e L'individualisation en cette matière, comme en bien d'autres domaines assurément, laisse cependant entière la question de ce qui demain fondera le lien social, servira de fondement collectif à une éthique partagée. Il semble assez clair, et à mon sens heureux, que nos contemporains se méfient des gourous et des systèmes clos de pensée. À charge cependant pour eux, au-delà de leur confort matériel et spirituel immédiat, de trouver un sens à l'aventure humaine qui, malgré tout, s'inscrive dans la durée. Jamais peut-être nous n'avons été confrontés à des questions philosophiques, éthiques et spirituelles aussi vives, y compris en raison du progrès de la science et des techniques, de notre capacité sans précédent à manipuler le vivant et à jouer avec la biosphère. Des questions auxquelles, à n'en point douter, chacun s'efforcera de répondre en son âme et conscience, réponses qui, toutefois — qu'on le veuille ou non —, tôt ou tard, interpelleront l'ordre public, donc ce qui fait sens en termes collectifs. Ne plus admettre que cet ordre soit prescrit d'en haut, c'est s'imposer désormais de l'inventer par nous-mêmes. Et dès lors qu'il déborde de la sphère privée, exiger qu'il devienne l'objet d'un débat public permanent. Alors, le défi sera d'apprendre à concilier convictions et tolérance, de se hisser au niveau d'un « pur humanisme », celui-là même dont Ernest Renan disait qu'il serait « la religion de l'avenir». À l'aube du siècle et du millénaire nouveaux, nous adressons donc aux lecteurs de F u t u r i b l e s nos vœux les meilleurs pour eux-mêmes et pour l'immense chantier collectif qui nous attend. H u g u e s de Jouvenel Ce numéro de la revue Futuribles sur l'univers des croyances a été conçu et élaboré avec Gérard Donnadieu, maître de conférences associé à l'Institut d'administration des entreprises, université Paris I (Panthéon-Sorbonne), et Yves Lambert, sociologue des religions, directeur de recherches au Groupe de sociologie des religions et de la laïcité, Centre national de la recherche scientifique, École pratique des hautes études. 4