une théologie du développement

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Canadian Journal of Development
Studies/Revue canadienne d'études du
développement
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Églises de réveil, ONG confessionnelles
et transnationalisme congolais : une
théologie du développement
Géraldine Mossière
a
a
Faculté de théologie et de sciences des religions , Université de
Montréal , Québec
To cite this article: Graldine Mossire (2013) Églises de réveil, ONG confessionnelles et
transnationalisme congolais : une théologie du développement, Canadian Journal of
Development Studies/Revue canadienne d'études du développement, 34:2, 257-274, DOI:
10.1080/02255189.2013.791257
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Revue canadienne d’études du développement, 2013
Vol. 34, No. 2, 257 –274, http://dx.doi.org/10.1080/02255189.2013.791257
Églises de réveil, ONG confessionnelles et transnationalisme congolais :
une théologie du développement
Géraldine Mossière∗
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Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal, Québec
RÉSUMÉ À partir de l’ethnographie de congrégations pentecôtistes congolaises en RDC et au
Canada, nous examinons les discours et pratiques de développement de ces églises et de leurs
ONG selon une perspective transnationale. Nous soulignons les enjeux sociaux et moraux des
projets de développement que des expatriés congolais mettent sur pied dans leur pays d’origine
par le biais des églises « de réveil » et de diverses structures qui leur sont affiliées, discutant
ainsi l’hypothèse dominante associant migration et développement. Nous proposons que
dans le contexte africain ce phénomène d’ampleur croissante témoigne d’une nouvelle
« théologie du développement ».
ABSTRACT Based on ethnographic studies of Congolese Pentecostal congregations in the
Democratic Republic of Congo and in Canada, I examine the discourses and practices of
development within these churches and their respective NGOs from a transnational
perspective. I highlight the social and moral issues brought up by development projects
implemented by Congolese expatriates in their home country through revivalist churches
and their affiliated structures. I also discuss the relationship between migration and
development. I propose that this rapidly growing phenomenon is now experiencing a new
“developmental theology” within the African context.
Mots clé: pentecôtisme; ONG confessionnelles; transnationalisme; théologie de la prospérité;
développement
Introduction
Nous croyons au retour de Jésus, mais nous n’attendons pas que le ciel revienne sur la terre pour être
bien. (Pasteur pentecôtiste congolais, Montréal, avril 2011)
Réfugiés, immigrants ou voyageurs en situation irrégulière, les Congolais établis à l’étranger ou
mikiliste1 forment ce qu’il est convenu d’appeler la « diaspora congolaise ». L’absence de données
officielles rend toutefois leur nombre exact difficile à évaluer,2 tout comme le montant des fonds
qu’ils transfèrent au pays d’origine. Ces derniers visent principalement à satisfaire les besoins de
base des ménages locaux et à leur faciliter l’accès aux soins de santé et d’éducation (De Bruyn et
Wets 2006). Une faible partie de ces fonds privés est également canalisée par des intermédiaires
informels qui les allouent à des projets économiques visant au développement local. Par exemple,
certaines communautés d’immigrants mettent sur pied des programmes de services et d’infrastructures dans les pays d’origine de leurs membres, souvent en collaboration avec des groupes
établis sur place. Quant aux missions et organismes non gouvernementaux confessionnels
(ONGc), ils représenteraient un canal informel de transfert de fonds relativement efficace, car
calé à l’échelle locale (De Bruyn et Wets 2006). Ces activités de développement reflètent le
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Courriel : [email protected]
# 2013 Canadian Association for the Study of International Development (CASID)
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discours qui, imposé dès les années 2000 par les organismes internationaux (Fonds monétaire
international, Banque mondiale, etc.), attribue aux migrants le rôle d’agents de développement
de leur pays d’origine, un phénomène que la sociologue Peggy Levitt définit comme le
« nexus migration – développement » (Levitt et Nyberg Sørensen 2004, 5). Fortement encouragés
par les gouvernements des pays receveurs auxquels ils garantissent un apport de devises essentiel,
les flux globaux de fonds privés auraient ainsi augmenté de 100 pour cent entre 1999 et 2004,
atteignant un volume deux fois supérieur à celui de l’aide officielle au développement (Glick
Schiller et Faist 2010). Le transfert de ressources des diasporas vers leur pays d’origine ne concerne toutefois pas uniquement les biens matériels et financiers : idées démocratiques, discours
sur les droits humains, éthique de travail, code de moralité circulent également grâce à la mobilité
des migrants.
Notre étude ethnographique réalisée auprès de congrégations pentecôtistes congolaises
établies en République Démocratique du Congo (RDC) et au Canada nous permet de calibrer
l’étude des discours et pratiques de développement au niveau de la base en nous intéressant à
des églises et ONG chrétiennes congolaises. Quel type de ressources ces organismes proposent-ils? Quelles représentations du développement véhiculent-ils, et autour de quelles valeurs?
Comment les discours éthiques et religieux que ces projets de développement transmettent
s’insèrent-ils dans le contexte local? Dans quelle mesure traduisent-ils les discours globaux dominants, en particulier celui du néolibéralisme? Quels en sont les enjeux économiques, sociaux et
moraux?
Tandis que la littérature sur le développement s’est surtout concentrée sur le rôle des agences
économiques et politiques internationales, les organisations confessionnelles sont généralement
appréhendées selon le paradigme global de développement néolibéral, sans tenir compte des perspectives ni des questions d’application locales. Dans cet article, nous proposons d’examiner
deux initiatives de développement mises sur pied par des acteurs pentecôtistes chrétiens dans
la ville de Kinshasa, nous décrivons les activités de ces associations, ainsi que leur impact
moral et social sur leurs bénéficiaires et sur leur environnement. Les données sont tirées d’une
recherche ethnographique menée auprès d’églises dites « de réveil » à Montréal (Canada) et à
Kinshasa (RDC). Si ces églises se disent « chrétiennes », elles relèvent avant tout d’un type de
pentecôtisme charismatique qui repose sur une théologie de la prospérité. Ici, nous présentons
les acteurs de ces églises, ainsi que leurs projets, activités et rhétoriques confessionnels respectifs
relativement au développement économique et social, la plupart de ces projets prenant la forme
d’ONG. Si les discours qui orientent l’agenda des églises chrétiennes s’inscrivent dans une
définition néolibérale du développement dont nous discutons l’articulation à la théologie de la
prospérité propre à ces églises, ils attestent surtout du rôle central que les ONG confessionnelles
jouent aujourd’hui dans les processus de changement social à Kinshasa. Nous proposons ainsi que
ces phénomènes d’ampleur croissante témoignent d’une nouvelle « théologie du
développement », un terme que nous préférons à celui de « pentecôtisme du progrès » (Progressive Pentecostalism) (Miller et Yamamori 2007) qui, selon nous, ne permet pas une approche critique de l’activité de ces églises et de leurs ONG. En effet, si ces projets de développement
s’appuient sur des logiques transnationales légitimées par le dogme pentecôtiste pensé comme
universel, leur promotion d’une identité chrétienne exclusive insère de nouveaux réseaux de
redistribution des ressources dans des structures locales qui leur sont plus ou moins perméables.
Nous démontrons alors que ces dynamiques véhiculent des discours globaux fondés sur des
préoccupations typiquement modernes et occidentales qui paraissent désarrimées des références
et systèmes sociaux locaux où le pentecôtisme et la coutume s’entremêlent à divers degrés. Ils
introduisent ainsi un modèle de développement transnational qui reflète un mode de globalisation
vernaculaire au sens où l’entend Marshall-Fratani (2001). Inspirée du concept de développement,
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intégral formulé par Ter Haar, nous proposons alors une définition morale et sociale du
développement, informée du rôle du pentecôtisme dans le contexte africain.
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Développement local, ressources globales et liens transnationaux : deux cas d’ONG
confessionnelles en RDC
Les vignettes proposées dans cet article proviennent d’une recherche ethnographique menée
depuis 2002 au sein d’une congrégation pentecôtiste congolaise, la Communauté Évangélique
de Pentecôte (CEP) située à Montréal. En 2008, notre approche multisite nous a amenée à
suivre les activités transnationales de cette congrégation auprès d’églises qu’elle chapeaute en
RDC, le pays d’origine de la majorité de ses membres. Alors que le terrain visait initialement
à examiner les liens transnationaux établis entre la CEP et ses églises affiliées, nous avons
également documenté les activités religieuses et sociales, l’organisation, et la structure de gouvernance d’une variété d’églises indépendantes localisées à Kinshasa.
Notons qu’en RDC comme sur le continent africain plus généralement, les églises pentecôtistes représentent l’une des formes de christianisme les plus dynamiques, au même titre que
le renouveau catholique (Maxwell 2007). À Kinshasa, ces églises dites de « de réveil » attirent
les victimes de la libéralisation, du désordre politique et des guerres civiles, des individus dont
les relations et statut sociaux ont été ébranlés par des décennies de dictature et de politiques
économiques néolibérales (Trefon 2004). Elles constituent ainsi une des stratégies et modes
d’organisation sociale caractéristiques de ladite « économie de la débrouille » que les Kinois
ont développée en mobilisant leur propres ressources, réseaux et idées pour compenser la
démission de l’État dans les secteurs public et sociaux (Laurent 2001; Pype 2009).
Notre projet s’est concentré sur plusieurs de ces églises dites « de réveil », et sur les organes
administratifs que la plupart d’entre elles organisent ou projettent de créer dans le but de promouvoir le développement social et économique local. Les leaders de ces associations aiment à les
appeler des « ONG », selon la terminologie désormais répandue. Notre analyse s’appuie sur l’analyse de documents administratifs (déclarations d’enregistrement, etc.), sur des observations, ainsi
que sur des entrevues menées avec des leaders, des bénéficiaires de ces programmes et plus
généralement, avec les membres des églises qui participent à ces associations et pourraient
requérir leurs ressources dans le futur. Nous avons assisté à des rencontres spéciales entre les
leaders locaux et de potentiels agents de financement, en particulier des expatriés pentecôtistes
congolais émigrés en Amérique du Nord. Notre attention s’est focalisée sur les stratégies de croissance des ONG affiliées aux églises de réveil, leurs discours relatifs aux structures sociales et
morales, et sur leur vision du développement, notamment l’instrumentalisation des dynamiques
local/global propres à l’éthique pentecôtiste à laquelle elles se réfèrent. Il va sans dire que
pour les protagonistes locaux, notre présence sur le terrain a souvent été interprétée comme
une opportunité de financement supplémentaire. À cet égard, les griefs exprimés par plusieurs
répondants nous semblent très révélateurs de leurs propres perceptions des notions de
développement ainsi que de leur recours aux ressources qui circulent sur la scéne globale.
Ainsi, les propos suivants recueillis lors d’un focus group que nous avons eu l’occasion de
mener avec des mamas, lesquelles, en tant que membres d’une église de réveil étudiée bénéficient
également de leur programme de développement :
Vous devez aller voir auprès des ONG, avez-vous transmis vos doléances à la CEP? Nous, on compte
sur vous, il faut aller leur dire que nous avons besoin de plus d’argent! (Entretien, janvier 2008)
Partant du principe selon lequel « il est généralement plus facile d’aller à l’église quand l’estomac
est plein », les églises de réveil tentent de répondre aux besoins de leurs membres en leur offrant
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nourriture et services sociaux et éducationnels qu’elles espèrent financer par le biais des ONG. En
entrevue, la plupart des dirigeants ont évoqué leur intention de créer une association et de mettre
sur pied des programmes tels que des formations professionnelles (informatique, couture, etc.),
des activités d’éducation pour les enfants, des abris pour les jeunes de la rue et les orphelins,
ou une assistance morale et économique pour les mères monoparentales. Considérés comme
les premières victimes de la crise économique et sociale, les femmes et les jeunes constituent
en effet les cibles privilégiées de ces programmes. À cet égard, mentionnons que ces populations
représentent également le public principal des églises de réveil, lesquelles octroient soutien social,
et légitimité morale à leurs stratégies individualistes de survie économique et d’autonomie sociale
(Mossière 2012). Bien que partageant des objectifs communs de mobilité socioéconomique pour
leurs membres, les ONG diffèrent généralement par les moyens économiques et ressources symboliques dont elles disposent, à l’instar des deux ONG que nous présentons maintenant, la première étant limitée par des contingences locales (APRODEC), et la seconde ayant réussi à
s’insérer dans un réseau transnational (Citadelle de l’espoir).
« Levons-nous et bâtissons » (Néhémie 2:17) : une ONG confessionnelle en émergence
L’association Action pour la Promotion Sociale et le Développement Communautaire
(APRODEC) a été créée en 2003 par le pasteur Turner qui avait fondé sa propre église de
réveil Foi Abondante quelques années auparavant. Bien que le dirigeant affirme que les deux
associations sont indépendantes l’une de l’autre, la source essentielle de financement de l’ONG
demeure la participation financière des membres de l’église, des jeunes au chômage et des
mères de famille pour la plupart. Par manque d’espace, les réunions de l’ONG se tiennent actuellement sur le lieu de culte. C’est pour remédier à la situation précaire de ses membres que le
pasteur cherche constamment des partenaires financiers, même s’il rappelle : « je ne les
cherche pas, c’est Dieu qui les amène à moi ». Par ailleurs, son épouse, qui semble plus aisée
financièrement, possède une pharmacie qui contribue à l’ONG en fournissant des médicaments,
lesquels, comme Turner le souligne fièrement, proviennent d’Europe : « pas de médicaments congolais ici! » Jusqu’à présent, le projet principal de l’ONG a consisté à réparer le pont qui menait au
quartier pauvre de Mombélé où l’église est située, afin qu’il ne soit plus isolé du reste de la ville
pendant la saison des pluies.
Pasteur Turner poursuit actuellement un programme de formation au Centre Africain de Formation Supérieure des Éducateurs Sociaux situé à Kinshasa. L’école est financée par une agence
belge de coopération internationale et offre des cours sur la psychologie du développement, le
droit de la famille, les problèmes de déviance sociale, et la protection à l’enfance, l’objectif étant
de former des agents de développement pour les ONG d’Afrique centrale. Les enseignements
s’appuient sur diverses conventions pour les droits des enfants publiées par l’organisation suédoise
Save the Children, en collaboration avec d’autres organisations internationales (Haut Commissariat
des Nations unies pour les réfugiés et le Fonds des nations unies pour l’enfance). Par exemple, un
des fascicules d’information que le pasteur nous a montré constitue en fait un adapté de la Convention des Nations unies pour les droits des enfants tenant compte des spécificités du contexte africain :
pas de mutilation génitale pour les femmes, pas de pratiques sociales « non désirables » (i.e. mariages prématurés) et pas de séparation entre les enfants et leurs parents. Les enseignants sont des
Africains formés en Europe. Interrogé sur la façon dont de tels principes peuvent être appliqués
sur le continent africain, le pasteur répond sur un ton formel et légèrement bureaucratique :
En tant qu’ONG, on peut dire que selon la charte des droits, les enfants de moins de 14 ans ne peuvent
pas travailler. On peut au moins le dire, et après collaborer avec la justice pour qu’elle fasse son travail.
On peut aussi dire aux parents qui le peuvent : c’est votre devoir de supporter ses études.
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Les documents d’enregistrement d’APRODEC valident cette définition normative du
développement social empruntée aux organisations et donneurs internationaux. Ils s’appuient
sur deux graphiques explicatifs conçus par pasteur Turner au cours de ses études. Le premier
démontre comment des problèmes sociaux tels que la prostitution et le phénomène des fillesmères proviennent de l’application de mesures de développement non durable et de politiques
économiques et administratives inefficaces. De façon similaire, le second graphique décrit une
série de relations de causes à effets qui associent les politiques de développement rural
inadéquates à une faible productivité agricole et à l’insécurité alimentaire pour la population
dans son ensemble. En dépit de ces analyses macro inspirées des théories libérales de
développement économique, les activités réelles de l’organisation restent concentrées sur les difficultés économiques et sociales auxquelles les individus et familles sont confrontés sur une base
quotidienne. Le pasteur lui-même reconnaı̂t que l’un des problèmes majeurs réside dans l’incapacité d’une grande partie de la population à accéder à trois, voire deux repas par jour. En entretien
informel, il affirme que son ONG a pour objectif d’aider les orphelins et les veuves de la rue à
réintégrer leur famille. L’organisation ne peut pas accueillir les orphelins mais ces derniers reçoivent de la nourriture, et parfois l’argent nécessaire au paiement de leurs frais scolaires; en outre,
comme l’indique le pasteur « ils viennent à l’église, on leur donne à manger, et on leur fait aussi
un travail spirituel, on leur enseigne la parole de Dieu ». L’église tente également de composer
avec certaines pratiques coutumières qui, selon lui, aggravent la pauvreté. Par exemple, après
le décès d’un homme, sa famille peut, traditionnellement, se réapproprier ses propriétés foncières,
laissant ainsi la veuve sans le sou. D’ailleurs, ces dernières préfèrent souvent laisser l’héritage
entier à la belle-famille, de crainte d’éventuelles menaces de sorcellerie visant la santé de leurs
enfants si elles contrevenaient à la convention sociale. En fait, les églises attirent un grand
nombre de ces femmes en vertu de la croyance selon laquelle seule la prière chrétienne peut
contrer le pouvoir des esprits malins; les pasteurs tentent alors de faire la médiation entre les
deux parties. Selon pasteur Turner, la Bible invite à abandonner ces pratiques coutumières;
pour sa part il considère que « moi, je suis Chrétien, j’ai étudié, je sais comment éduquer et orienter ma famille et mes enfants. » Il aspire à inscrire son ONG dans un réseau plus large composé
d’organisations déboursant des fonds et transférant des ressources matérielles, à l’exemple de son
collègue, le pasteur Lulu, dont l’église Le chemin est située à Matongué, une commune plus aisée
de la ville. Lulu qui affirme être pourvu du don de guérison prétend avoir sauvé plusieurs
membres de son église qui, par la suite, ont émigré en Grande-Bretagne. Comme preuves de
leur gratitude, ces derniers lui enverraient régulièrement des bilokos, soit des produits
électroniques de seconde main (téléphones cellulaires, TV, etc.), ainsi que des fonds avec lesquels
la femme du pasteur aurait créé sa propre ONG.
Citadelle de l’espoir : la différence est dans le réseau
L’ONG Citadelle de l’espoir a été créé en 2006 par la CEP, elle est basée à Kinshasa où la congrégation chapeaute plusieurs églises de réveil par le biais de son organisation parapluie CEP
International. L’ONG vise à soutenir les populations jeunes et défavorisées, les filles-mères, les
veuves et les orphelins à l’aide de programmes d’alphabétisation, de formations professionnelles
et, indirectement, en évangélisant. Elle est dirigée par la sœur du pasteur fondateur de la CEP, sous
la supervision de l’église montréalaise qui fournit le financement sur la base de la dı̂me et des offrandes des membres de l’église et de ses affiliations établies au Canada.
En 2007, Citadelle de l’espoir met sur pied un premier programme de microcrédit : 1500 $
CAD sont alors envoyés à Kinshasa, où 50 $ sont distribués à 20 femmes défavorisées3 afin
que chacune développe un petit commerce basé sur les arachides, les bananes plantains ou les
chicoingues. En retour, les femmes s’engagent à rendre 65 $ après deux mois d’opération, ce
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que 14 d’entre elles font. À cet effet, un des membres de l’église formé en économie offre une
supervision structurée, expliquant aux récipiendaires, en lingala,4 comment élaborer et équilibrer
leur budget et, de façon plus générale comment gérer leur argent. Seules des femmes chrétiennes
de l’église ont été sélectionnées, étant entendu qu’elles continueraient à assister au culte dominical. Le projet a finalement été abandonné, car certaines des bénéficiaires dont les maris étaient
sans emploi avaient dépensé le montant de leur prêt en dépenses quotidiennes pour l’achat de
médicaments ou de nourriture. Depuis 2009, l’ONG s’est concentrée autour de quatre activités :
des ateliers de couture et de confection (elle possède 10 machines à coudre), un centre de formation de sciences informatiques (les ordinateurs ayant tous été collectés à Montréal, seuls manquent les fonds pour les envoyer en RDC), une école primaire affiliée à une église de réveil locale
dans un quartier défavorisé de la ville (Ngiri-Ngiri), et un projet agricole pour la culture de haricots et de maı̈s et pour l’élevage de cochons dans un village du Kasaı̈, la province d’origine du
pasteur fondateur de la CEP. Ce dernier soutient que l’objectif de ce programme est d’amener progressivement les églises locales à l’auto-suffisance car, dit-il, « nous ne pourrons pas toujours leur
faire parvenir de l’aide ».
Comme la plupart des ONG confessionnelles, Citadelle de l’espoir appuie ses activités sur un
système moral qu’elle espère transmettre à ses bénéficiaires, en particulier eu égard à l’autonomie
économique et sociale des jeunes femmes et à leurs pratiques sexuelles, deux domaines particulièrement sensibles dans le contexte kinois actuel. En effet, les bouleversements sociaux et la crise
économique ont entraı̂né une augmentation drastique de la prostitution, et favorisé la prolifération
du virus du SIDA, les jeunes femmes étant proportionnellement plus affectées que les hommes,
comme la femme du pasteur de l’église locale l’explique :
Chez nous, ce n’est pas comme chez les blancs. Les parents ont honte de parler de sexualité à leurs
enfants. Mais nous, on dit tout, on n’a pas de tabou. Surtout maintenant que le gouvernement ne donne
pas les moyens aux parents de supporter leurs enfants parce que si c’était le cas, les enfants n’auraient
pas besoin de sortir dans la rue pour se procurer ce dont ils ont besoin.
Notons qu’ici, l’éthique présentée est associée à la modernité et au christianisme, par opposition
aux traditions locales qui, à l’inverse, sont décrites comme arriérées. L’introduction de telles
références dans les façons de faire locales ne se fait pas sans obstacles : certains hommes n’ont
pas caché leur réticence relativement à la participation de leur femme au programme de microcrédit, ce dernier étant perçu comme une stratégie visant à déplacer leur autorité en faveur de
celles de l’église et du pasteur. Tel que démontré ailleurs (Mossière 2012), ce système moral
s’appuie toutefois sur une éthique familiale forte, favorisant les liens conjugaux et parentaux
au détriment du système lignager, dont les requêtes en matière de solidarité économique sont
vues comme des obstacles à l’entreprise individuelle et plus largement, au développement du
pays (Dorier-Apprill 2001). Dans ce contexte de chaos économique et de détresse sociale, les
ONG confessionnelles semblent donc introduire une nouvelle théologie de l’ordre et de la
réhabilitation sociale.
Théologie du développement et discours néolibéral : un nouveau « nexus migration –
développement » ?
L’exemple des projets mis sur pied par APRODEC et Citadelle de l’espoir illustre le lien établi
entre développement et migration, ou transnationalité. Conformément au discours dominant
diffusé par les agences de financement et de gouvernance internationales (Glick-Schiller et
Faist 2010), les acteurs locaux remettent leurs possibilités et perspectives de développement
entre les mains de leurs compatriotes établis à l’étranger. Sans revenir sur le paradoxe de cette
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rhétorique occultant le fait que la migration et l’exode des cerveaux contribuent également au
sous-développement, nous voulons nous attarder sur la critique que lui opposent Wise et
Marquez Covarrubias (2010). Selon ces derniers, un tel agenda traduit le rôle hégémonique attribué au marché et à ses mécanismes de fonctionnement, et donc une vision essentiellement
néolibérale du développement qui ne tient pas compte des conditions spécifiques d’application
de ces politiques dans les pays d’émigrants. Ici, nous voulons discuter l’impact local de tels principes dans un contexte de christianisation massive, en nous déplaçant à différents niveaux de la
dynamique local-global.
Après avoir discuté des liens que le pentecôtisme entretient avec l’esprit du capitalisme, nous
examinons l’articulation des principes éthiques des églises de réveil africaines au discours
néolibéral et démontrons que la théologie de la prospérité qu’elles prônent concourt à
l’élaboration d’une « théologie du développement » valorisant, selon la formule de Bornstein
« un comportement économique moralement correct ». Considérant alors d’autres types de discours globaux qui participent de l’hégémonie occidentale tels que la défense des droits
humains, l’urgence de l’humanitaire ou l’apologie de la mobilité des individus et des idées,
nous montrons que ceux-ci s’accordent difficilement avec l’idéologie exclusiviste promue par
les acteurs du christianisme translocal.
De la prospérité dans le pentecôtisme
Parfois qualifiées de « néo-pentecôtistes », les églises pentecôtistes charismatiques qui ont émergé
depuis les années 1980s se définissent par un discours de la prospérité qui sacralise la matérialité
et promet l’accès à l’abondance dans l’ici-bas via l’expérience de la renaissance (naı̂tre à
nouveau). Aussi les prières des fidèles formulent-elles des vœux de prospérité vécue dans l’immanence du monde, elles se manifestent par les offrandes et dı̂mes que les croyants investissent dans
leur église, dans l’espoir d’en récolter les rendements dans le long terme.
Pourtant, si le pentecôtisme puise ses racines dans le protestantisme historique issu de la
Réforme, son lien avec l’éthique protestante calviniste mis en évidence par Weber ne fait pas consensus. De fait, la théologie de la prospérité préconise une éthique de travail assidu, créatrice de
richesse et de bien-être, et source d’amélioration du statut social. Les croyants aspirent au salut, à
l’abondance dans la vie terrestre et au confort matériel comme autant de marqueurs visibles de
succès qui valident l’existence de Dieu. Cette perspective implique la participation active de
chaque individu en vue de sa réalisation personnelle, en accord avec les récompenses de la Providence. Ainsi, le succès matériel est signe de bénédiction. En cela, le pentecôtisme tend à reproduire l’esprit du capitalisme habituellement associé à l’éthique protestante. L’anthropologue Dena
Freeman (2012) résume cependant les divergences entre les deux courants religieux en les situant
dans trois domaines : au niveau philosophique, le protestantisme calviniste repose sur une vision
de la foi dont l’accumulation de capital représente un effet non visé tandis que le pentecôtisme se
fait le vecteur des désirs de biens matériels et d’abondance, quoique ces désirs peuvent être en fait
modestes (avoir accès à de la nourriture). Au niveau théologique, le Dieu calviniste n’intervient
pas dans l’immanence du monde tandis que dans le pentecôtisme, il opère dans le monde matériel
par l’intermédiaire des dons de l’Esprit-Saint. Enfin, comme le souligne également Birgit Meyer
(2007), le style évangélique qu’adoptent les églises pentecôtistes, en particulier l’accent mis sur
l’expérience et l’émotion religieuses ainsi que sur la capacité d’expressivité du corps, contraste
singulièrement avec l’ascétisme calviniste. En Afrique, ces rituels extatiques mettent en scène
des combats symboliques, où les obstacles à l’enrichissement et au succès personnel sont
décrits comme des esprits malins configurés par la sorcellerie locale, tandis que Jésus Christ
est présenté comme le perpétuel vainqueur de la malveillance d’une belle-famille ou de la prodigalité d’un mari. Ces expériences collectives intenses ont un effet cathartique stimulant, voire
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guérisseur, pour les participants dont la plupart sont aux prises avec des difficultés économiques et
sociales majeures.
D’autres auteurs comme l’anthropologue Joël Robbins (2004) inscrivent la spécificité du pentecôtisme dans le domaine de la culture économique. Ainsi, Joseph Tonda définit le christianisme pratiqué en Afrique centrale comme la fétichisation des biens matériels et de l’argent qu’il qualifie de la
« théodicée de l’argent et des biens matériels » (2006, 91) fondée en partie sur la diabolisation de la
pauvreté. Si la théologie de la prospérité revisite en effet la frontière entre le sacré et le séculier, elle
inscrit l’apologie de l’abondance dans une moralité codifiée et spirituelle de sorte que, comme
l’exprime Ruth Marshall-Fratani, elle « offers a doctrine of morally controlled materialism, in
which personal wealth and success are interpreted as the evidence of God’s blessing of those that
lead a true life in Christ » (2001, 85). Dans des contextes de pauvreté extrême, la notion de prospérité
est cependant toute; elle peut signifier la mobilité sociale et économique pour les plus avantagés, et un
service de guérison ou simplement un code de conduite prévenant la déchéance économique et sociale
et préservant la dignité humaine pour les moins nantis. Comme le souligne l’historien David Maxwell
(2007), la théologie de la prospérité s’inscrit dans un phénomène de masse qui embrasse de nombreux
attributs de la modernité, tels que l’usage abondant des technologies médiatiques. Bien que les églises
qui s’en réclament s’affirment habituellement comme des entités indépendantes et interdénominationnelles, elles se pensent toutes parties d’un mouvement plus global.
À ce portrait relativement consensuel au sein de la littérature empirique (Freeman 2012;
Maxwell 2007; Meyer 2007; Robbins 2004), nous ajoutons que typiquement, la tradition protestante articule sa dynamique missionnaire autour de la création d’organisations humanitaires et
charitables. En ce sens, les églises pentecôtistes africaines situent leurs activités dans la continuité
de leur héritage protestant dont elle prolonge la dynamique dans une perspective transnationale,
comme nous le montrerons plus loin.
Une théologie du développement
Si la pauvreté et l’urgence de satisfaire les besoins les plus basiques justifient la priorité que les
Kinois accordent aux problèmes immédiats et contingents, chez les pentecôtistes, la rationalité
économique et les opérations financières (emprunt, épargne, investissement) sont investies
d’une valeur morale qui justifie les programmes de crédit que les églises de réveil organisent à
travers des ONG telles que Citadelle de l’espoir. Ces projets sont fondés sur l’engagement spirituel de leurs participants de sorte que le développement économique et social porté par les ONG
confessionnelles repose sur une « théologie du développement » qui conditionne l’accès au
confort matériel. Comme le suggère Gerrie Ter Haar (2009), sur le terrain, l’idée moderne de
développement est donc vécue comme une traduction sécularisée d’une croyance millénariste
qui n’anticipe plus la venue du Royaume de Dieu dans les cieux, mais sur terre.
Soutenue par des sermons axés sur l’entreprenariat, par l’apologie du domaine des « affaires »,
ainsi que par la récupération de techniques de marketing, cette théologie du développement
s’inscrit dans le modèle néolibéral dominant. En fournissant des outils pour le développement
et la mobilité personnels, ces programmes de développement orientent la subjectivité de l’individu et l’amène à se concevoir comme un agent moral et économique, moderne et mobile, socialement et physiquement. En préconisant une rupture avec le passé et les traditions locales
(Van Dijk 2001), les croyants reconstruisent leur cosmologie de façon à donner sens au changement social, en mobilisant l’esprit d’entrepreneuriat, la glorification de la richesse, et la stigmatisation de la pauvreté. Aussi le salut est-il conçu à travers une logique des affaires (Van Dijk
2012), qui promeut le travail ardu, le volontarisme et l’acquisition de compétences managériales
nécessaires au succès dans une économie de marché. Parallèlement aux cultes sont donc offerts
des séminaires de formation visant à l’empowerment individuel. Pour les anthropologues
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Églises de réveil, ONG confessionnelles et transnationalisme congolais
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Garcia-Ruiz et Michel (2012) les églises néo-pentecôtistes produisent des acteurs religieux et
économiques, flexibles, pleinement intégrés dans l’économie globale, qui adhèrent aux valeurs
du marché et à ses mécanismes de fonctionnement, et les sacralisent en les transposant dans
leur vie religieuse et sociale.
Ce modèle de développement qui repose sur un mode de redistribution des ressources qui lui est
propre ne constitue toutefois pas un simple avatar du projet néolibéral. Ainsi, Maxwell note que ces
églises visent avant tout à procurer un sentiment de sécurité et de stabilité à leurs membres, tandis
que Garcia-Ruiz et Michel soutiennent que la figure de l’individu qui y est préconisée se construit
dans son rapport avec la communauté et avec l’universel. À cet égard, les églises de réveil renvoient
effectivement à de nouvelles appartenances communautaires. Ces dernières s’inscrivent dans une
structure de solidarité organisée en réseau qui, parce qu’elle vise la diffusion prosélyte du pentecôtisme, assure la mobilité transnationale de ses membres (Poewe 1994).
Dans sa forme charismatique, l’éthique pentecôtiste remet donc en question la dichotomie
généralement perçue entre le salut religieux et le développement économique qui a historiquement caractérisé les discours modernes du développement. En effet, ce sont les églises ellesmêmes qui, via la création d’ONG, transmettent des outils symboliques et idéologiques présentés
comme nécessaires au développement économique (Bornstein 2005; Van Dijk 2012). Les ONG
pentecôtistes participent donc d’une entreprise néolibérale qui opère par la logique du marché
(Comaroff et Comaroff 2000; Dorier-Apprill 2001); voyons comment les discours globaux façonnent leur programme à Kinshasa.
Les ONG pentecôtistes, véhicules d’un discours néolibéral
APRODEC et Citadelle de l’espoir constituent deux exemples typiques des ONG confessionnelles
que les églises de réveil kinoises incorporent actuellement dans leur structure administrative.
Comme mentionné antérieurement, l’apparition de ces églises est liée à l’incapacité de l’État congolais de gérer les crises économiques et politiques, mais aussi à la perception fortement répandue
que le gouvernement n’a ni les moyens, ni la volonté de s’acquitter de son rôle social auprès de la
population. Dans un contexte où la plupart de leurs membres font face à un haut taux de chômage et
à des perspectives économiques relativement limitées, les églises représentent des structures de
soutien qui proposent de nouvelles stratégies locales de survie, tant matérielles que symboliques.
Inversement, le succès des églises de réveil repose sur leur capacité à mobiliser et à proposer ces
ressources. Alors que les ONG se décrivent comme la seule solution possible pour la survie de
la population, elles sont également devenues les véhicules privilégiés des donateurs occidentaux
qui les considèrent comme les canaux de distribution de ressources les plus fiables et les plus efficaces. Les églises de réveil travaillent donc activement à reformuler leurs programmes éthiques et
sociaux dans le cadre de telles structures. « Créer une ONG » est ainsi devenu le nouveau mantra des
églises locales si bien que s’il leur est donné de croiser un Occidental, les dirigeants de ces églises
n’hésiteront pas à l’interpeller : « J’ai une ONG, pouvez-vous m’aider? » C’est d’ailleurs de cette
façon que nous sommes entrée en contact avec pasteur Turner.
L’apparition de ces associations dans la société civile congolaise n’est pas nouvelle puisque
déjà dans les années 1960s, les églises catholiques et protestantes construisaient des centres pour
aider les jeunes de la rue (Biaya 1997). Le mouvement explosa au début des années 1990, lorsque
les pays du Nord mirent fin au soutien financier qu’ils apportaient au régime de Mobutu, augmentant ainsi l’importance des donateurs privés et des ONG dans les stratégies de survie de la population (Trefon 2004). Ces acteurs étrangers préfèrent en effet recourir aux organismes non
gouvernementaux pour atteindre directement la population en contournant la bureaucratie
étatique et son système de corruption endémique, faisant ainsi entrer la sphère publique congolaise dans une phase d’« ONG-isation » (Giovanni et al. 2004).
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G. Mossière
Les groupes de prières et églises locales contribuent à ce nouveau phénomène socioéconomique. Les activités qu’elles développent par le biais des ONG sont concentrées dans les
champs de l’éducation, des programmes économiques et des soins médicaux, elles visent en particulier les filles-mères, veuves, orphelins, et enfants de la rue ou « enfants sorciers ». Se projeter
sur la scène globale, là où circulent les ressources matérielles et symboliques nécessaires à
l’amélioration du niveau de vie et du statut social de leurs membres, constitue la priorité de
ces églises. Ce faisant, elles instrumentalisent leur affiliation chrétienne pour s’inscrire dans un
réseau transnational dont elles adoptent la morale pentecôtiste ainsi qu’un modèle entrepreneurial
emprunté à l’éthique protestante. Ainsi, outre l’aide financière et matérielle, CEP International
offre également une formation pour transmettre aux leaders des compétences de gestion des
ONG compatibles avec les références morales et éthiques de leur confession religieuse. Par
exemple, l’église mère de Montréal invite régulièrement les pasteurs congolais à participer à
des séminaires axés sur le style liturgique, sur les techniques de développement des églises
ainsi que sur les stratégies d’évangélisation bien que jusqu’à présent, des problèmes de visa
ont empêché les leaders d’assister à ces séances. Être membre du consortium CEP International
requiert donc des pasteurs locaux de respecter un ensemble de codes sociaux, moraux et liturgiques qui s’articulent autant à l’éthique protestante du pentecôtisme qu’au modèle néolibéral. En
ce sens, les activités d’APRODEC et de Citadelle de l’espoir s’appuient sur une philosophie et un
savoir-faire technique fortement inspirés des théories de développement économiques dominantes. Tel que décrit plus haut, le programme de microcrédit proposé par Citadelle de l’espoir
est conçu de façon à développer l’esprit d’entreprise parmi les femmes défavorisées et, de
façon générale, des compétences technologiques auprès des participants en difficulté professionnelle. Les femmes qui s’inscrivent à ces programmes doivent suivre un cours de comptabilité
domestique enseigné par un frère chrétien doté d’un diplôme universitaire en économie. Dans
les églises de réveil, le rapport à l’argent, au confort matériel et à la mobilité sociale s’appuie
par conséquent sur des valeurs de discipline et d’individualisme, mais aussi sur l’objectif explicite
d’accès à l’abondance (Comaroff et Comaroff 2000). Il s’articule alors à l’hypothèse de
développement actuellement dominante qui vise le « développement humain » à travers
l’agence, l’autonomie et l’« empowerment » des individus « to develop the full range of resources
at their disposal » (Ter Haar 2009, 85).
Le contenu des déclarations d’enregistrement d’APRODEC reflète le discours humanitaire
international prévalent ainsi que ses orientations éthiques. L’ONG est en effet mandatée pour
œuvrer à la préservation de l’environnement naturel, notamment par la lutte contre la
déforestation et la pollution atmosphérique. Ironiquement, de telles priorités axées sur l’écologie
semblent en décalage avec le quotidien de la population kinoise, régulièrement confrontée aux
défis de l’approvisionnement alimentaire, des conditions de logement, du transport quotidien et
de la sécurité physique. De fait, la présence de la question environnementale dans la charte de
son ONG manifeste surtout la volonté du pasteur Turner de rendre ses projets conformes aux
préoccupations des donateurs étrangers, principaux pourvoyeurs de fonds. Plus généralement,
l’exemple d’APRODEC montre que le discours des ONG locales s’inspire du langage des
droits humains dominant la sphère publique internationale du développement économique,
laquelle appelle à une bonne gouvernance, des objectifs respectés en matière d’éducation, d’environnement et de santé, une garantie de sécurité individuelle et collective ainsi que des possibilités
de mobilité sociale. Cependant, en dépit de ces actes de bonne foi, les ONG demeurent contraintes
par les modes d’autorité locaux, si bien que leurs activités se situent en tension entre les logiques
sociales et religieuses. Notre approche multisite a permis de mettre en évidence l’influence de ces
discours globaux dans les relations entre les pentecôtistes kinois et ceux de la diaspora, soulignant
alors l’importance des réseaux sociaux et du transnational dans les modèles de développement
que les ONG pentecôtistes mettent en pratique.
Églises de réveil, ONG confessionnelles et transnationalisme congolais
267
Une théologie globale à l’épreuve du local
Le message eschatologique du pentecôtisme distingue clairement les âmes sauvées des âmes
damnées de sorte que les solidarités chrétiennes transnationales sont en réalité réservées aux pratiquants. Néanmoins, l’efficacité de ces réseaux repose grandement sur les communautés diasporiques. Ainsi, il est attendu des Congolais établis à l’étranger qu’ils soutiennent leurs frères
chrétiens restés au pays en leur transférant des fonds et en partageant le savoir-faire économique
et managérial qu’ils ont acquis dans leur pays d’immigration. À cet égard, les réseaux chrétiens
engendrent de nouvelles dynamiques de pouvoir qui, organisées à l’échelle globale, se réfractent
au niveau local.
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Développement économique et social au sein du « christianisme diasporique »
De fait, les réseaux transnationaux dans lesquels s’insèrent les églises et leurs ONG sont calqués
sur les circuits migratoires des Congolais en Europe et en Amérique du Nord. Par exemple, bien
que le pasteur montréalais prévoie étendre ses programmes de développement dans d’autres
régions du globe, le fait est que ces derniers restent actuellement circonscrits à son pays
d’origine. Dans la prochaine vignette, nous illustrons l’influence de la diaspora congolaise sur
les dynamiques sociales locales en présentant les projets sociaux et économiques d’un expatrié
chrétien établi aux États-Unis. Ses tentatives révèlent combien le succès du paradigme de
développement occidental reste conditionnel à leurs possibilités d’adaptabilité locale.
Tim Mabuvu (pseudonyme) était membre actif d’une église de réveil kinoise avant de partir
aux États-Unis pour y étudier les nouvelles technologies il y a quelques années. Il enseigne maintenant dans son pays d’adoption et effectue des séjours sporadiques en RDC dans le but d’y mettre
sur pied des projets de développement en collaboration avec les pasteurs locaux. En assistant à
une réunion menée avec ses compatriotes chrétiens à Kinshasa en janvier 2012, nous avons été
frappée par son style entrepreneurial axé sur l’efficacité et sur la performance : dès le début de
la rencontre, il annonce que son temps est très limité puisqu’au cours de son bref séjour de
trois jours en RDC, il doit rencontrer de nombreuses personnes. Il s’exprime en français et non
en lingala, qu’il parle avec un accent américain très marqué; agité et nerveux, son comportement
contraste nettement avec celui des pasteurs locaux qui demeurent effacés et respectueux. Mabuvu
semble d’abord irrité lorsque les pasteurs lui annoncent que le rapport de leur dernière rencontre
n’a pas été rédigé « faute de secrétaire ». L’ambitieux objectif de la réunion du jour étant de
« réduire la pauvreté », les pasteurs proposent de débuter le programme par les activités typiques
des églises de réveil : prières, adorations, jeûnes et encadrement des jeunes. Mabuvu perd alors
son sang-froid :
Je ne suis plus au niveau de la prière, de demander au Seigneur pour mon quotidien, je vois les gens
chanter « Dieu donne-moi ceci, donne-moi cela », it turns me off! Choisissez parmi vos membres des
gens qui peuvent aider et qui sont des experts dans leur domaine. Il faut d’abord un projet en tête :
construire un hôpital, une maison pour le pasteur, pour accueillir les missionnaires, utiliser la main
d’œuvre des jeunes. Les églises sont les seules à pouvoir le faire, vous êtes le sel de la terre! Vous
créez des leaders, il n’y a pas de honte aujourd’hui à parler de leader dans le monde économique.
La situation politique est un peu délicate mais on veut créer des Bill Gates au Congo. Ce seront
aussi des hommes de Dieu qui seront comme des gatekeepers car ils ont une vision, une compétence
et une communauté.
Une des propositions de Mabuvu consiste à créer des universités interdénominationelles de façon
à former des experts chrétiens dans divers domaines professionnels. Bien que les pasteurs locaux
semblent impressionnés par les manières occidentales que leur interlocuteur a incorporées, ils
restent dubitatifs. Plusieurs font part de leur préoccupation relativement au financement des
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projets et demandent explicitement à Mabuvu de trouver des partenaires financiers. Ce dernier
refuse d’assumer cette tâche, soutenant qu’il leur fait bénéficier de son savoir-faire gratuitement,
« pour l’œuvre de Dieu », mais les pasteurs doivent élaborer des stratégies de lever des fonds euxmêmes. Mabuvu suggère d’attirer les investisseurs en leur offrant la possibilité d’associer leur
nom à des salles d’enseignement, un argument qui laisse les pasteurs perplexes. Plus tard, l’un
d’entre eux nous confie « Tim ne comprend plus les réalités d’ici, ça fait trop longtemps qu’il
est parti, il est acculturé! Ici les Congolais ne sont pas intéressés à avoir une salle à leur nom,
il pense comme un Américain! »
Le discours de Mabuvu s’inscrit dans une rhétorique de développement propre aux communautés diasporiques. Dans son étude des migrations de retour d’Arméniens de seconde et troisième générations dans leur pays d’origine, Darieva (2011) montre que l’engagement de ces
populations d’expatriés participent d’un champ transnational qui substitue une morale globale
fondée sur les notions de progrès, de droits et de démocratie, au processus d’identification ethnique, davantage porté par le projet de retour en un foyer ancestral relativement mythifié. Pour qualifier la diaspora arménienne, l’auteur évoque la notion de « cosmopolitisme diasporique »,
motivé par un désir de reconnecter les espaces géographiques enclavés au reste du globe et
aux enjeux contemporains de démocratie, de justice et de développement économique. Si le
mandat d’APRODEC traduit cette rhétorique humanitaire orientée sur la justice et la protection
environnementale, l’intervention de Mabuvu quant à elle, s’appuie sur un discours néolibéral
fondé sur les valeurs d’entrepreneuriat, d’agentivité et d’initiative individuelle selon un modèle
d’efficacité capitaliste visant à l’accomplissement matériel aussi bien que spirituel, la pauvreté
étant vécue ici comme un péché. Ainsi, les Congolais expatriés représentent moins des compatriotes en visite, que des chrétiens affiliés à un réseau transnational où circulent des ressources
matérielles et symboliques, ainsi qu’un capital idéologique dont le transfert aux frères et sœurs
du pays d’origine contribue à créer un « christianisme diasporique ».
L’exemple de CEP International illustre également la centralité des réseaux chrétiens transnationaux dans les projets de développement formulés par les églises de réveil, l’affiliation au consortium étant d’ailleurs très en demande parmi les pasteurs africains locaux qui souhaitent
ardemment inscrire leur église dans l’organisation, et ainsi bénéficier de son mentorat matériel
et technique. La congrégation elle-même travaille activement ses liens avec d’autres groupes pentecôtistes établis en Amérique du Nord et en RDC. Lors de sa dernière visite en RDC, le pasteur
fondateur a invité des collègues dirigeant une église québécoise blanche, ainsi que les dirigeants
d’une congrégation des États-Unis à l’accompagner. Une de ces deux églises contribue désormais
au financement du programme de Citadelle de l’espoir en versant un montant mensuel de 500 $
pour distribuer de la nourriture aux femmes monoparentales.
Individualisme néolibéral ou contrôle communautaire? Hésitations et résistances locales
Les activités des ONG confessionnelles sur le terrain leur confèrent un certain levier pour introduire de nouveaux codes éthiques au sein des structures locales. Certes, l’ambition de civiliser
l’Afrique par le biais de programmes sociaux, éducationnels et médicaux d’influence chrétienne
présente une certaine profondeur historique qui remonte aux premières missions évangéliques
européennes du dix-huitième siècle (Ter Haar 2011). Le projet est aujourd’hui mené par les
ONG confessionnelles locales, suivant l’exemple de leurs homologues occidentaux. La nature
du changement social ainsi induit reste toutefois sujette à débat. Gifford (2004) soutient par
exemple que la théologie de la prospérité immédiate et la promesse de bien-être obtenue par la
foi sont susceptibles de maintenir les populations dans l’inaction et la non-productivité, en les
encourageant à consommer de façon passive les commodités et styles de vie occidentaux. En
ce sens, la « ONG-isation » de Kinshasa constituerait un phénomène importé qui ne tient pas
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compte des attitudes et pratiques locales. D’autres comme Freeman (2012) soulignent le potentiel
d’insertion et d’adaptation du pentecôtisme dans les univers locaux en y reconnaissant le gage de
leur succès. Quel est donc l’effet réel des ONG confessionnelles sur les communautés et les structures locales? Pour Joseph Tonda (2006), les théologies véhiculées par ces ONG substituent les
nouvelles déités du capitalisme et du christianisme au pouvoir des figures d’autorité traditionnelles. Jusqu’ici, nos données ont validé ce type d’énoncés qui, dans la littérature empirique,
définissent habituellement l’impact des organisations pentecôtistes sur les sociétés africaines
(Freeman 2012). Nous suggérons à présent d’évaluer l’impact des valeurs véhiculées par les
ONG pentecôtistes en les examinant non seulement au sein des cadres spatiaux et temporels
locaux, mais aussi au vu des contraintes imposées par le global, comme l’indique le commentaire
suivant du responsable de CEP International résidant à Kinshasa:
Notre Direction Internationale m’a proposé de venir au Canada assister à notre assemblée générale
mais j’ai pensé que vous n’êtes pas encore prêts, vous Canadiens, à nous donner le visa, croyant
que nous n’allons pas retourner chez nous. Vous pensez que votre neige va nous séduire plus que
notre beau soleil et notre merveilleux climat. Que Dieu vous en pardonne! (Entretien, mars 2009)
Pour comprendre comment le manque de ressources matérielles, les obstacles à la mobilité sociale et
à la libre circulation des individus peuvent transformer l’éthique importée par les ONG, revenons
aux vignettes ethnographiques des églises de réveil kinoises et de leurs ONG. Les programmes
économiques et sociaux de Citadelle de l’espoir reflètent la vision du développement de son
pasteur fondateur. Originaire de RDC, ce dernier vit à l’étranger depuis plus de 30 ans, ayant
d’abord étudié en Belgique avant d’emménager au Canada. Cette expérience migratoire vécue en
Occident a probablement influencé sa philosophie du développement en la désarrimant des réalités
locales, comme l’anecdote suivante le suggère. Avant l’échec de son programme de microcrédit, la
congrégation mère de Montréal avait proposé un projet identique à une église située dans un quartier
plus aisé de Kinshasa (commune de Barumbu). Puisque destiné aux femmes, c’est l’épouse du
pasteur qui gérait le projet. Celle-ci nous fit alors part de ses doutes quant à la pertinence du programme dans l’environnement congolais. Selon elle, les membres de son église, relativement
mieux nantis, ne seraient pas intéressés par d’aussi faibles montants d’argent car ils gèrent déjà
des commerces relativement importants tels que des bijouteries ou des magasins de vêtements.
Avec un léger sourire entendu, elle confie également : « après un certain temps, les gens utilisent
l’argent pour d’autres choses. . . » Elle trouve cependant intéressante l’idée de proposer cette
somme à d’autres chrétiens du même quartier afin de les attirer à l’église, s’empressant
d’ajouter : « mais ils doivent être chrétiens, parce que les paı̈ens sont malhonnêtes! » Sa propre
église organise déjà une forme de soutien pour les membres selon une formule de ristourne5 qui
se distingue du concept de prêt occidental : le comité des femmes de l’église contribue
régulièrement à une caisse commune dont elles reversent régulièrement les fonds à celle d’entre
elles qui devient veuve ou mère. Si les femmes manquent d’argent ou pour des cas plus lourds,
elles peuvent demander une contribution spéciale à une membre plus aisée de l’église, surtout si
la membre en question est une « femme forte », c’est-à-dire une bonne chrétienne dont la foi est
profonde, ce qui la qualifie pour remédier à la situation. Le comité versera alors l’argent à la personne dans le besoin comme un don, sans vérifier l’usage qu’elle en fait mais « si elle réussit
tant mieux, si elle fait faillite, on ne lui redonne pas, mais on peut essayer de voir qui a du riz
qu’on peut lui donner. . . » Ainsi, une femme qui avait reçu 100 $ en aurait utilisés une partie
pour acheter et revendre des yogourts, tout en remettant l’autre partie à une de ses amies en
voyage à Dubaı̈ afin que celle-ci lui ramène des vêtements destinés à la revente en RDC.
L’épouse du pasteur se dit plus en confiance avec ce type de solidarité mutuelle car elle
s’inspire d’une philosophie communautaire traditionnelle et d’un mode d’organisation sociale
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qu’elle considère plus efficaces que les stratégies mises sur pied par les ONG internationales.
Selon elle, les organisations confessionnelles locales ont l’avantage de pouvoir exercer une pression sociale et un contrôle idéologique sur les membres qu’elles soutiennent. En liant les individus
à un réseau de relations sociales, ces programmes économiques et sociaux véhiculent une version
revisitée du modèle d’individualisme moderne qui se compare à ce que Van Dijk appelle les
formes sociales de « dividualité » (2001, 230). Cette individualisation à l’africaine (Laurent
2001) qui combine les processus d’individuation contemporains à la recomposition de solidarités
communales permet d’éviter que les ONG confessionnelles ne perdent de l’argent, comme le font
certaines ONG étrangères, lorsque les bénéficiaires des prêts disparaissent. À ce sujet, l’épouse du
pasteur explique : « Nous, dans les églises, on connaı̂t les gens à qui on prête. L’église, c’est une
nouvelle piste parce que les gens se connaissent bien entre eux, ils ne peuvent pas fuir avec
l’argent. » En tant que membres de l’église, les bénéficiaires sont effectivement supposés assister
aux activités religieuses, respecter le code de conduite moral et social de l’église, et entretenir des
liens avec d’autres membres. Tel que démontré par Maxwell (2002) dans des Assemblées de Dieu
au Zimbabwe, si les églises de réveil souhaitent accéder aux ressources matérielles et
idéologiques du mouvement évangélique global, les églises locales n’en aspirent pas moins à
maintenir le contrôle sur leur distribution locale. Pourtant, à Montréal, le pasteur fondateur de
CEP International n’a pas abandonné le projet de microcrédit de Citadelle de l’espoir.
Récemment, il a reconfiguré son programme dans un cadre plus communautaire, en prévoyant
d’allouer un nouveau prêt à un collectif de femmes qui élaboreraient un projet commun et se
répartiraient les rendements entre elles, de façon à créer un système de contrôle mutuel, conformément à la structure communautaire locale. Aussi, la projection de la théologie du
développement dans l’imaginaire congolais est-elle limitée par ses possibilités d’adaptation et
de transformation en styles de vie locaux. Si les pratiques et représentations religieuses véhiculées
par les églises de réveil congolaises combinent l’éthique pentecôtiste à des éléments culturels
locaux, le succès des ONG qu’elles créent reste déterminé par leur capacité à intégrer positivement des valeurs et modes de comportement nouveaux dans des cosmologies locales et,
comme le suggère Dena Freeman (2012), à rendre le nouveau système économique moral.
Une approche holistique du développement?
Revenons au discours de Tim Mabuvu. Son approche libérale et proactive fait face à de nombreuses résistances et tensions auprès de ses compatriotes chrétiens, plus habitués à une attitude
d’attentisme. Car si les prières de ces derniers visent l’abondance et la prospérité dans le domaine
des affaires, leurs possibilités d’agir sont en réalité limitées à la prière. L’agentivité requise pour
reproduire la trajectoire de succès proposée par Mabuvu n’est pas seulement contrainte par le
manque de ressources, mais aussi par la vision du monde locale. Celle-ci a été façonnée par
des décennies de donations provenant des pays occidentaux, décennies au cours desquelles le
transfert direct d’argent et de ressources était soumis à peu de conditions de la part des donateurs.
Ainsi, bien que la prospérité reste l’objectif des croyants qui l’interprètent comme une bénédiction
divine, sa réalisation n’est pas perçue comme le produit du travail, de l’accumulation économique
ou de l’agentivité individuelle conformément à l’éthique protestante, mais comme une
récompense immédiate de la foi et des manifestations de piété chrétiennes, considérées comme
la condition unique pour accéder à la richesse et aux intérêts matériels. Dans la vision du
monde africaine qui gravite autour du pouvoir des esprits, la notion de prospérité englobe donc
autant les dimensions économique que spirituelle, la précarité étant alors vécue comme un
signe de sorcellerie que seul le « Roi Jésus » peut défaire.
Une telle imbrication entre la religion et le développement social n’est pas incongrue en
Afrique, où les interactions entre les mondes spirituel et matériel sont vues comme normales et
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Églises de réveil, ONG confessionnelles et transnationalisme congolais
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habituelles. Ainsi, chez les pentecôtistes charismatiques, la relation de réciprocité qui cimente les
individus entre eux se projette également dans leur relation avec le monde spirituel puisque les croyants investissent leurs offrandes de l’espoir d’en recueillir les fruits dans le futur. Cette approche de
la société et du salut selon laquelle Dieu pourvoit aux besoins des croyants s’inscrit dans la cosmologie africaine qui lie les mondes visible et invisible. Dans son essai sur le rôle de la religion en
Afrique, Ter Haar propose de considérer le concept de développement à travers le prisme du religieux « widely acknowledged as an emerging force in world affairs that has the potential to play a
positive role in the development process » (2011, 364). À cet égard, l’anthropologue distingue la
vision du monde sécularisée qui met l’accent sur les objectifs et leur réalisation d’une part, de la
vision du monde religieuse qui tend à souligner les façons d’y parvenir d’autre part. Elle prône
par conséquent de prendre en considération l’effet des cosmologies locales sur le comportement
et les représentations des individus, et de considérer les conditions spirituelles nécessaires à la prospérité comme un facteur de développement, et peut-être une de ses sources. Dans un ouvrage plus
récent, Ter Haar (2011) avance l’hypothèse de développement intégral, affirmant que la plupart des
groupes visés par les mesures de développement souhaite conjuguer le changement économique
avec le maintien de valeurs spirituelles et communautaires. En ce sens, la transformation personnelle est présentée comme l’étape nécessaire précédant le changement social, dans la mesure où
la prospérité économique et matérielle ne peut être réalisée sans que les conditions spirituelles
qui y mènent ne soient rassemblées. Par conséquent, les ressources religieuses sont vécues
comme des stratégies de développement.
Alors que la lecture de Ter Haar réfère à une notion large du religieux adaptée à l’ensemble du
continent africain, notre analyse s’est concentrée sur les églises pentecôtistes et les ONG qu’elles
mettent sur pied pour montrer que la transformation sociale et économique locale est intimement
reliée à la croyance en la présence, au pouvoir et à la bienveillance de Dieu. Si cette vision du
monde est ancrée dans les relations que les Africains ont traditionnellement entretenues avec
les mondes spirituel et matériel, dans le cas des pentecôtistes, les cosmologies locales sont
elles-mêmes en phase de transformation. En effet, celles-ci s’inscrivent dans une négociation permanente avec les codes de conduite et systèmes de références néolibéraux importés par leurs
frères chrétiens expatriés dans les pays du Nord. Entre autres tensions, le pentecôtisme revisite
l’éthique individualiste diffusée par les discours globaux et par l’éthique calviniste en projetant
les fidèles dans une communauté où la mobilité sociale s’opère dans le champ du salut chrétien.
Notons qu’en RDC, cet enchevêtrement du religieux et du public est rendu possible par le chaos
politique et par la passivité qu’oppose l’État à la tâche qui lui incombe de gérer les problèmes
sociaux. Cette situation laisse donc un espace vacant pour l’émergence de nouvelles autorités
morales capables de façonner les structures sociales locales et d’importer des systèmes de
référence globaux. Bien que ces nouveaux discours sur la société et la prospérité rencontrent
de nombreuses résistances en raison de leur difficile adéquation avec les réalités et contraintes
du terrain, les ONG confessionnelles demeurent les acteurs les mieux situés pour diffuser progressivement ces valeurs dans les structures locales et dans la société civile. À l’instar de Pype (2012),
il est cependant pertinent de s’interroger sur leur rôle éventuel si le régime parvient, ultimement, à
se stabiliser politiquement et à répondre aux besoins économiques de la population.
Dans cet article, nous discutons le rôle des ONG confessionnelles situées à Kinshasa dans le
développement social et économique de la RDC en décrivant les liens transnationaux qu’entretiennent les églises pentecôtistes entre elles. Nous démontrons ainsi l’importance du religieux
dans la formulation des programmes de développement. Bien que les ONG visent à soulager
les Congolais des défis sociaux et économiques quotidiens auxquels ils sont confrontés, leur
quête de ressources matérielles, financières et idéologiques sur la scène globale les expose
également à un discours néolibéral qui, axé sur la prospérité matérielle, véhicule une nouvelle
moralité que légitime à certains égards l’éthique protestante du pentecôtisme. En diffusant des
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valeurs comme l’autonomie de la femme et le contrôle de sa sexualité, de telles stratégies de
développement s’appuient sur la notion d’agentivité, d’initiative individuelle et, de façon plus
large, œuvrent à la construction d’une société civile morale et autonome. Toutefois, nous soulignons également les contraintes locales et enjeux sociaux qu’induisent ces projets, souscrivant
ainsi à la proposition de Marshall-Fratani (2009) qui présente le pentecôtisme comme un cadre
utile pour repenser la modernité comme une forme de globalisation vernaculaire. L’exemple
des ONG confessionnelles mises sur pied par les églises de réveil congolaises suggère l’existence
de diverses formes de négociation entre le local et le global où les discours globaux sur la richesse,
le succès et les droits humains sont réinterprétés dans le cadre de cosmologies et de contraintes
locales qui insèrent la notion de développement économique dans une vision morale et communautaire transmise à la fois par la théologie pentecôtiste et par l’organisation sociale africaine.
Ainsi à Kinshasa, le développement est pensé comme le fruit d’une relation entretenue entre
les monde spirituel et matériel, la transformation au sein du premier étant nécessaire au changement dans le cadre du second. Il s’inscrit dans une éthique de vie communautaire qui tend à
nuancer l’approche du développement par l’autonomie et la capacité d’agence de l’individu.
Entre un « Jesus who saves and one [who] pays dividends » (Comaroff et Comaroff 2000,
315), les ONG congolaises, affiliées aux églises de réveil proposent un nouveau regard sur
l’articulation des valeurs et des structures africaines locales avec celles des pays du Nord.
Tandis que le sociologue James V. Spickard (2012) considère la religion comme une critique
éthique du discours néolibéral, l’exemple des ONG que les églises de réveil kinoises mettent
sur pied donne à en voir certains déterminants, en illustrant les contraintes d’application de ces
théories et leurs possibilités d’intégration dans les cosmologies et structures sociales locales.
Par ailleurs en formulant d’habiles discours sur le libéralisme comme moyens et fins, les programmes des ONG révèlent également combien la frontière entre mission religieuse et actions
sociales est aujourd’hui poreuse, alors que le développement social et changement moral semblent désormais entremêlés.
Notice biographique
Géraldine Mossière est professeure adjointe à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal. Elle est membre du Groupe de recherche Diversité urbaine (GRDU) et membre-collaboratrice du Centre d’études ethniques des universités montréalaises (CEETUM). Elle est co-chercheure pour le
projet « Pluralisme et ressources symboliques : les nouveaux groupes religieux au Québec » (CRSH, FQRSC).
Ses travaux de recherche portent sur la religion en lien avec la migration, les rapports de genre et la globalisation; elle a publié sur la diversité religieuse, les églises pentecôtistes africaines ainsi que sur la conversion.
Notes
1.
2.
3.
4.
5.
« L’homme qui a vu le monde, qui a voyagé » en lingala, une des quatre langues officielles du pays.
Cette question constitue en fait l’objet de controverses puisque les estimations varient entre 821 000
(Centre sur la migration, la globalisation et la pauvreté, Université Sussex) et 6 000 000 (Ministère
des Affaires étrangères de RDC) pour les années 2000.
11 filles-mères, 5 veuves et 4 femmes mariées dont les époux ont abandonné le domicile conjugal.
Une des langues vernaculaires de RDC.
Cette technique d’aide mutuelle est très répandue sur le continent africain, où elle prend diverses formes
régionales telles que la tontine en Afrique de l’Ouest.
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