La mort, l`émeute et la police municipale de Woippy : « circulez, y`a

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La mort, l`émeute et la police municipale de Woippy : « circulez, y`a
La mort, l’émeute et la police municipale de Woippy :
« circulez, y’a rien à voir » ?
« Incidents à Woippy après une marche silencieuse »
LEMONDE.FR avec AFP | 20.01.10 | 23h25 • Mis à jour le 21.01.10 | 06h59
Des incidents ont éclaté, mercredi 20 janvier dans la soirée, dans une cité de Woippy en Moselle après
une manifestation en hommage à trois jeunes, dont un est mort, après qu'ils ont été éjectés d'un scooter
volé lors d'une course-poursuite avec la police municipale mercredi en début de nuit.
Vers 21 heures, des gendarmes mobiles, en position devant un commissariat de cette commune de 15
000 habitants située à proximité de Metz, ont été caillassés et ont répliqué en tirant des grenades. Au
moins quatre voitures et un autobus ont été incendiés, une école et des cabines téléphoniques ont été
saccagées au cours de ces incidents qui se sont terminés vers 23 heures lorsque les forces de l'ordre ont
dispersé avec des chiens les attroupements qui s'étaient formés dans le quartier du Roi, l'une des vingtdeux zones urbaines sensibles de la Moselle.
Cette dispersion a duré une vingtaine de minutes dans un quartier sans éclairage public et dont de
nombreux habitants étaient aux fenêtres. Peu auparavant, environ deux cents personnes s'étaient
recueillies en silence à l'endroit où, la nuit précédente, trois jeunes d'une vingtaine d'années, fuyant la
police municipale, avaient été projetés avec une extrême violence sur la chaussée après un virage
manqué.
UN JEUNE EST MORT, DEUX SONT DANS UN ÉTAT CRITIQUE
L'un d'entre eux, Malek Saouchi, 19 ans, de Woippy, est mort sur le coup, la boîte crânienne enfoncée.
Les deux autres, Nabil Boufia, 19 ans, de Metz, et Joshua Koch, 20 ans, de Woippy, se trouvaient
toujours dans un état critique au CHU de Nancy-Brabois, jeudi aux premières heures. Sur une
banderole blanche sommairement accrochée à une clôture, on pouvait lire "Hommage à Malek, espoir
pour Joshua et Nabil" tandis que plusieurs bouquets jonchaient le trottoir où des cierges avaient été
allumés sous le grésil.
Les trois jeunes gens roulaient "sans casque, sans papiers et à une vitesse excessive" sur le scooter
"qui était non éclairé et qui, comme cela devait être déterminé plus tard, était signalé volé depuis
décembre", a déclaré mercredi le procureur de Metz à des journalistes. "Ces jeunes étaient connus des
services de police", a-t-il précisé. "Les policiers – qui ont été placés en garde à vue pour les nécessités
de l'enquête – ont entamé le suivi du scooter qui a pris la fuite en empruntant un sens interdit, dans un
secteur non couvert par une vidéosurveillance", a poursuivi le magistrat.
"Quelque 800 mètres après le début de ce 'suivi', les passagers du deux-roues ont perdu le contrôle de
leur machine dans un virage", "ils ont percuté le trottoir" et un lampadaire, a-t-il encore précisé. "Il
n'y a pas eu de choc entre le scooter et la voiture de police", a assuré le procureur, ajoutant que "l'état
des deux véhicules, qui ont été saisis pour être expertisés, semble corroborer cette version". "Les
policiers ont respecté les consignes qui leur avaient été données pour ce type d'intervention", selon
François Grosdidier, député-maire (UMP) de Woippy. Pour le Syndicat national des policiers
municipaux (SNPM-CFTC), les policiers "ont agi avec un professionnalisme et un sang-froid
exemplaires". Dans une lettre adressée à M. Grosdidier, le SNPM a prévenu que ces fonctionnaires ne
sauraient "se retrouver au banc des accusés pour avoir fait leur travail".
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Ce qui s’est passé le 20 janvier à Woippy est grave, et les commentaires que cela a suscité
peut-être autant. D’abord par leur rareté. Après une série de brèves, nous n’avons vu paraître
aucun reportage et aucune enquête un peu approfondis. Ensuite par leur euphémisation des
choses. Un jeune est mort, deux autres sont dans le coma et « le pronostic vital est engagé »,
disent les médecins. Outre des destructions et dégradations, des centaines d’habitants ont
conspué et caillassé des centaines de policiers. Et pourtant les médias publient des titres
parlant pudiquement de « tensions » ou d’« incidents ». Enfin, en recherchant des
commentaires sur le moteur de recherche Google.fr, nous avons été frappés par le fait que, sur
certains des sites les mieux référencés, s’exprime ouvertement de la xénophobie, pour ne pas
dire du racisme. N’y a-t-il donc aucune leçon à tirer de Woippy hormis la virulence des
propos xénophobes en période de débat sur « l’identité nationale » ?
Certes, hormis les habitants de la région et ceux qui suivent l’actualité économique en
temps de crise (marquée en Moselle par des vagues de licenciements et de fermetures d’usines
qui s’ajoutent, par ailleurs, à la fermeture des casernes militaires par l’Etat), peu de gens
avaient sans doute entendu parler de Woippy avant ce mois de janvier 2010. Certes encore, vu
de Paris il ne s’agit que d’une toute petite ville de Moselle et d’une toute petite émeute (une
nuit seulement). Certes toujours, il ne s’agit pas d’une « bavure policière » (sur le mode du
« pare-choquage » intentionnel) qui pourrait faire scandale. Certes enfin, ce n’est pas la
première émeute locale depuis 2005, ni la dernière (on peut hélas le prédire). Pourtant, ce qui
vient de se passer pose, ici comme ailleurs, des questions de fond à la société française. Nous
insisterons sur deux d’entre elles : 1) la ghettoïsation persistante de certains territoires, 2) les
façons de gérer localement cette ghettoïsation, en particulier de faire la police et, en
l’occurrence, d’employer la police municipale.
Chronique d’une dérive sécuritaire 1.
1
Nous tirons nos informations et nos analyses d’une recherche documentaire aussi poussée que possible et
d’une série d’entretiens téléphoniques de 30 minutes à 2 heures (pour des raisons familiales, nous n’avons
pas pu nous rendre sur les lieux) réalisés entre le 24 et le 27 janvier avec des personnes travaillant auprès
des habitants de Woippy, permettant ainsi d’aller au-delà des discours officiels des représentants des
institutions, qui sont souvent les seules sources des journalistes). Signe des tensions qui régnaient après
l’émeute, mais aussi du malaise qui semble assez général dans le contexte politique et administratif local, et
enfin en raison de ce qu’ils appellent la « personnalité autoritariste » du maire, une partie de ces
intervenants n’ont pas voulu nommer ne serait-ce que leur structure, craignant d’être reconnus et de subir
les représailles administratives ou financières de la municipalité. Les entretiens sont donc anonymisés au
maximum et nous avons par ailleurs fait relire notre texte à l’ensemble des interviewés. Enfin, nous
remercions Véronique Le Goaziou, Virginie Malochet et Laurent Opsomer pour leur relecture.
2
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Processus de ghettoïsation
Peuplée d’environ 13 500 habitants, Woippy est une petite ville qui jouxte Metz. Son
développement est lié au relogement d’une partie de la population de Metz (ville de garnison
largement détruite pendant la Deuxième Guerre mondiale), à l’histoire industrielle (sidérurgie,
métallurgie) ainsi qu’à celle de la SNCF 2. Les quartiers du Roi et de Saint-Eloy sont
construits pour l’essentiel dans la première moitié des années 1960, le quartier Boileau-Pré
Génie dans la décennie suivante. Ici comme ailleurs, les principaux quartiers HLM sont
coupés du centre-ville « historique » par une voie de chemin de fer et une grande artère
routière. Certes, les rénovations du bâti et les aménagements de voirie (ronds-points,
passerelles, etc.) permis par les budgets de la politique de la ville ces dernières années (Plan
Borloo depuis 2003) ont transformé physiquement une partie de la ville et de ses quartiers.
Toutefois, cet intervenant note que « les gens des quartiers en sortent un peu plus facilement
mais les autres n’y viennent toujours pas et ce qui vient de se passer ne va évidemment pas
arranger les choses… ». Et il précise : « les immeubles ont été transformés, mais à l’intérieur
des murs les gens ont toujours les mêmes difficultés, certains sont vraiment désespérés, vieux
ou jeunes ». Un autre ajoute : « des jeunes rêvent de partir ailleurs, à l’étranger, pas au bled
mais par exemple aux USA depuis l’élection d’Obama ».
De fait, prenons la mesure des difficultés socio-économiques. Avec (parmi les personnes
de plus de 15 ans) 19 % d’employés, 23 % d’ouvriers, 25,5 % d’inactifs autres que les
retraités, une partie des retraités et une majorité des enfants relevant des catégories
socioprofessionnelles employés et ouvriers, ce sont au moins les 3/4 des habitants de Woippy
qui appartiennent aux milieux populaires. Parlons même pour une partie d’entre eux des
franges les plus précarisées des milieux populaires, avec un taux de chômage sur l’ensemble
de la ville de plus de 20 % (qui monte à près de 40 % chez les jeunes de moins de 25 ans) et
une partie importante de ces familles vivant à la limite du seuil de pauvreté 3. Sans surprise,
cette population habite dans des logements sociaux. Elle est aussi constituée de beaucoup de
familles d’origine immigrée dont les pères ont été appelés pour travailler dans les usines. Et
cette population de Woippy est également plus jeune qu’ailleurs du fait d’une proportion de
2
Outre les travaux universitaires d’histoire économique et politique de la région messine, le site d’un
historien amateur local est particulièrement riche : www.raconte-moi-woippy.net
3
Les données INSEE sur la commune sont extraites du recensement de la population en 2006. La fiche
détaillée (données démographiques, économiques et sociales) est consultable à cette adresse :
www.statistiques-locales.insee.fr/FICHES%5CDL%5CDEP%5C57%5CCOM%5CDL_COM57751.pdf A
partir des données du recensement 2006, nous avons procédé à quelques calculs supplémentaires présentés
en annexe. Sur ce paragraphe, on consultera les tableaux 1 et 2.
3
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familles nombreuses plus importante que dans les milieux sociaux plus aisés. Enfin, donnée
fondamentale, cette jeunesse connaît un niveau d’échec scolaire très important 4.
Depuis un an et demi, la crise n’a rien arrangé. Elle a au contraire touché de plein fouet
l’industrie et les secteurs des services aux entreprises. Le taux de chômage s’est envolé dans
la région en 2008 et 2009 5, tout particulièrement chez les jeunes de moins de 25 ans, comme
toujours. Beaucoup d’entre eux, qui travaillent notamment dans ces entreprises de services
aux entreprises, étaient employés en CDD, en intérim ou à temps partiel. Et le tableau est bien
plus sombre encore lorsque l’on se tourne non plus vers l’ensemble de la ville mais vers sa
« zone urbaine sensible » (ZUS).
Woippy contient en effet une ZUS (« Pré génie, Saint Eloy ») qui, avec plus de 6 500
habitants, abrite en réalité la moitié de la population de la ville, ce qui est déjà énorme. A quoi
s’ajoute le bon millier d’habitants du quartier HLM du Roi (d’où étaient originaires deux des
trois jeunes accidentés), ancienne citée habitée par les cheminots qui travaillaient dans la plus
grande gare de triage d’Europe, avant que la SNCF ne se retire progressivement et, avec elle,
tout le maillage d’actions socioculturelles qu’elle y entretenait. La situation sociale y est
aujourd’hui à peu près comparable à celle du Pré génie-Saint Eloy.
Cette population de la ZUS est jeune (environ 40 % a moins de 25 ans) et souvent issue de
familles d’origine étrangère. Ceux que l’on appelle (pour combien de générations encore ?)
les « jeunes issus de l’immigration » sont donc très nombreux. Tous les indicateurs de
fragilité sociale sont concentrés dans la ZUS 6 :
-
le taux chômage : environ 30 % en moyenne générale, soit beaucoup plus pour les
jeunes et en particulier les jeunes de milieux populaires peu ou pas diplômés.
- les indicateurs de pauvreté : 60 % des foyers fiscaux ne sont pas imposables ; le
revenu net imposable moyen de ces foyers non imposés est de 8 500 euros annuels,
soit 710 euros par mois (c’est 4 fois moins que la moyenne nationale) ; près d’un
cinquième de la population bénéficie de la couverture maladie universelle (CMU).
- la faiblesse du niveau scolaire : près de la moitié des habitants n’a aucun diplôme.
Dans ce contexte, certaines formes de délinquance (notamment juvénile) et
d’« incivilités » sont logiquement endémiques et contribuent à entretenir « une image de
marque très négative qui dépasse largement les limites de l’agglomération », pour citer la
Convention de la rénovation urbaine de Woippy/Metz-nord signée en décembre 2005 7.
4
Nous avons calculé que, chez les jeunes de moins de 25 ans, 37 % n’a aucun diplôme ou un simple brevet
des collèges, 31 % a un CAP ou un BEP, 14 % un Bac technologique, 8 % un Bac général et 10 % un
diplôme universitaire (voir annexe statistique le tableau 3).
5
www.insee.fr/fr/regions/lor
6
Le système d’information géographique de la politique de la ville présente les données officielles sur cette
ZUS à cette adresse : http://sig.ville.gouv.fr/recherche-territoire?searchText=woippy&x=0&y=0
7
http://www.anru.fr/IMG/pdf/057_Woippy-Metz_Pre-Genie_083_20-12-2005_nc.pdf (cité ici page 6).
4
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Deux ans plus tard, le Contrat Urbain de Cohésion Sociale (CUCS) de Woippy (signé en
décembre 2007) s’interroge sur les conséquences psychologiques collectives de cette situation
économique et sociale catastrophique :
« De ce fait, les enfants et les adolescents évoluent dans des contextes d’extrêmes
difficultés cumulées dont ils sont conscients dès le plus jeune âge. Il en va de
même pour les enfants qui, de leur naissance à la veille de leur entrée dans l’âge
adulte, n’ont eu de possibilité d’apprécier la valeur de la loi qu’au regard des
transgressions et des éventuelles sanctions. Beaucoup de ces enfants grandissent
et ne connaissent que le chômage à l’échelle de la famille et du quartier sous
forme d’un mal endémique avec les détresses et dérives inhérentes à ces situations
surconcentrées dans des périmètres réduits. Ils n’ont ainsi que cette vision d’une
société qui les relèguerait socialement et géographiquement. Ils n’ont souvent
qu’une vision déformée du monde et de la société française par leur
environnement immédiat, monolithique, reclus dans une sorte d’extranéité
générale par rapport au reste de la société » 8.
Bref : tout indique que « la ville de Woippy est en total décrochage par rapport au reste de
l’agglomération » 9, la moitié de sa population (la ZUS) étant elle-même en décrochage par
rapport au reste de la ville. Et tout cela alors même que « Woippy est située dans le bassin
d’emploi de Lorraine le plus dynamique au plan économique, avec le taux de chômage de la
population active le plus faible » 10. Nous sommes bien ici en pleine ghettoïsation, dans sa
double dimension matérielle (la marginalisation sociale, parfois tout simplement la misère 11)
et psychologique (la vision du monde structurée par des sentiments d’injustice, d’humiliation
et d’abandon). Toutes choses que les travaux des sociologues ont clairement mises en
évidence ces dernières années 12. Mais de cela il n’a quasiment pas été question dans les
commentaires médiatiques et politiques 13. Ce qui nous amène sur les terrains politique et
policier.
8
http://sig.ville.gouv.fr/documents/cucs/CS4106.pdf (cité ici page 7).
9
Ibid., p. 5.
10
Ibid., p. 7.
11
Citons aussi, entre autres indicateurs, le nombre record de familles inscrites cet hiver au centre des
Restos du Cœur de Metz-nord-Woippy (Le Républicain Lorrain, 24 janvier 2010).
12
Voir la petite bibliographie à la fin de ce texte.
13
A ce propos, il est tout de même étonnant de voir une Secrétaire d’Etat chargée de la politique de la Ville
(Mme Amara) s’empresser de déclarer que « la police a fait son travail, elle patrouille comme partout
ailleurs » sans rien connaître de l’affaire, au lieu d’en profiter pour rappeler ce qu’elle doit parfaitement
connaître de par sa fonction, à savoir cette situation économique, sociale et psychologique des habitants des
quartiers populaires de Woippy (« Drame de Woippy: Fadela Amara défend la police, état stationnaire pour
les deux jeunes blessés », AFP, 22 janvier 2010).
5
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Illustration d’une dérive sécuritaire : la confusion des polices
Disons-le d’emblée afin que notre propos ne soit pas déformé : il ne s’agit pas ici de
« défendre les jeunes » ni « d’attaquer la police » et, en l’espèce, les policiers municipaux. Il
s’agit de questionner les conséquences d’une confusion des rôles et des missions qui nous
semble nuire à tout le monde, y compris aux policiers. En l’espèce, il s’agit de l’emploi d’une
police municipale dans des missions de « sécurisation » qui ne sont pas les siennes, à
l’initiative d’un maire converti à l’idéologie sécuritaire.
Le député-maire de Woippy est François Grosdidier, membre de l’UMP après avoir été un
cadre important du RPR. Il a gagné la ville aux élections municipales de 2001, notamment sur
les thèmes sécuritaires (sur le thème classique de la dénonciation d’une « zone de nondroit ») 14. En 2005, durant les émeutes, il s’était singularisé par l’action en justice qu’il avait
entamée (avec le soutien de quelques 200 députés et sénateurs) contre des groupes de Rap. Il
fut débouté par le tribunal correctionnel de Melun quelques mois plus tard. De même que
n’avait pas été votée la proposition de loi s’appuyant sur les mêmes chansons de Rap et visant
à instaurer un délit d’« atteinte à la dignité de la France et de l’Etat », puni de 3 ans de prison
et 45 000 euros d’amende. Cette proposition fut déposée par les députés Daniel Mach et JeanPaul Garraud en septembre 2005 15, et reprise par F. Grosdidier en avril 2006 16. Dans la
même lignée, F. Grosdidier provoqua des échanges houleux le 30 novembre 2005 à
l’Assemblée nationale en posant au ministre de la Justice une question polémique sur les
mariages blancs et l’acquisition des titres de séjour par les étrangers 17. Il semble en tous cas
14
En 2008, il est réélu au 1er tour avec 52,8 % des suffrages exprimés. Ces deux victoires cachent
cependant une position sans doute toujours délicate pour F. Grosdidier en raison de la conjugaison d’une
faiblesse récurrente de la participation électorale (aux européennes de 2009, le taux d’abstention atteint 71
% contre 59,5 % en moyenne nationale), du poids de l’extrême droite (J.-M. Le Pen avait obtenu 26 % au
premier tour des présidentielles de 2002 à Woippy, et encore 15 % en 2007) et désormais aussi de
l’hostilité à N. Sarkozy (qui n’avait réalisé ici que 46 % des voix au second tour de la présidentielle de
2007). Ajoutons que la plupart des personnes que nous avons interviewées ont pointé la présence d’élus aux
positions proches de l’extrême droite dans sa majorité municipale.
15
www.assemblee-nationale.fr/12/propositions/pion2532.asp. Daniel Mach est député UMP des PyrénéesOrientales. Il est également l’auteur ou le coauteur de propositions de loi concernant notamment
l’immigration clandestine, les « mariages de complaisance », le « respect des symboles républicains lors
des cérémonies de mariage », « la possibilité aux maires d’être informés de l’installation sur leur commune
d’un condamné pour viol », l’établissement d’une « journée nationale d’hommage aux victimes des régimes
communistes », « l'attribution de la carte du combattant pour les militaires ayant quatre mois de présence en
Algérie avant le 1er juillet 1964 », la « suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune »
(www.assemblee-nationale.fr/13/tribun/fiches_id/267224.asp). Jean-Paul Garraud est député UMP de la
Gironde. Il est également l’auteur ou le coauteur de propositions de loi concernant notamment
l’immigration clandestine, la sécurité, la viticulture et l’impôt sur la fortune (www.assembleenationale.fr/13/tribun/fiches_id/267424.asp).
16
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/20060428.OBS5849/?xtmc=grosdidier&xtcr=2
17
www.assemblee-nationale.net/12/cra/2005-2006/084.asp
6
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être un des « hommes qui montent » dans l’entourage de Nicolas Sarkozy. Secrétaire
départemental de l’UMP pour la Moselle, puis président de l’association des maires de
Moselle, il préside aussi l’association « Valeur écologie », le think tank écologiste de l’UMP.
Adepte du franc-parler et pourfendeur de « la République des tabous » (notamment sur la
religion et l’écologie), M. Grosdidier déclare sur son site : « j'ai rétabli l'ordre républicain (23
policiers municipaux et 60 caméras de vidéosurveillance pour 14 000 habitants) » 18. Après
l’émeute, le maire a écrit une lettre à tous les habitants de sa commune, déclarant :
« Le drame de la nuit du 19 au 20 est celui d’un accident de circulation causé par
l’imprudence et non pas par l’action de la police municipale. Les actes de
vandalisme de la nuit suivante ne sont pas un hommage aux victimes mais
l’exploitation par ceux qui voudraient que Woippy redevienne une zone de nondroit où les délinquants et les trafiquants pourront à nouveau prospérer. […] C’est
une exploitation d’un drame par des délinquants qui depuis 9 ans cherchent
sans la trouver la première occasion de mettre en cause la police municipale pour
qu’elle quitte le quartier. Ils veulent que Woippy redevienne la zone de nondroit d’avant avril 2001. […] La police municipale, en coopération avec la
police nationale, fait un travail extraordinaire. Des progrès ont été faits tous les
ans depuis 2001. En 2009 encore, la délinquance a reculé de 20 % » 19.
C’est donc un discours d’auto-défense, peut-être un peu paniqué, dont on perçoit aisément
la dimension politique. On note au passage que, si la délinquance baissait réellement au
rythme de 20 % par an, il est clair qu’il n’y aurait bientôt plus du tout de délinquance à
Woippy… Mais ce discours d’auto-défense a sans doute surtout pour fonction de refuser de
mettre en question la singularité d’une politique et d’une ville où la police municipale a reçu
pour mission de « sécuriser la ville » et peut donc se retrouver à entamer une poursuite en 4x4
avec gyrophare et sirène à 1h30 du matin derrière 3 jeunes roulant sans casque sur un scooter
et zigzagant dans des rues désertes un mardi soir 20.
En effet, cette confusion des genres est manifeste à Woippy. Symboliquement, le maire a
du reste voulu réunir police nationale et police municipale dans un même bâtiment : la
« Maison des polices » que Dominique de Villepin, alors Premier ministre, était venu
inaugurer le lundi 20 septembre 2004. Le coût aurait été de plus de 2 millions d'euros,
financés à 80 % par la ville (Le Monde, 22 septembre 2004). Et, symboliquement, cette
18
www.fgrosdiddier.fr
19
« Lettre de François Grosdidier » publiée à la Une du site de la mairie de Woippy : www.mairiewoippy.fr/site/index.php (les caractères gras sont soulignés dans le texte), consultée le 23 janvier 2010.
20
La quasi-totalité des commentaires des journalistes ont relayé les communiqués institutionnels précisant
que le scooter était volé et que les jeunes étaient « défavorablement connus des services de police ». Dans
la bataille de la communication, cela s’appelle déconsidérer l’ennemi. On rappellera pourtant qu’au
moment de la nuit où ils ont entamé la course-poursuite, les policiers municipaux ne pouvaient pas savoir
tout cela. Ils ont donc poursuivi des jeunes qui roulaient simplement sans casque.
7
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« maison des polices » n’est pas située au centre de la ville mais à sa périphérie, en bordure de
la ZUS, face au quartier le plus difficile (St Eloy). Ensuite, Woippy est l’une des 11 villes de
France à s’être saisie du décret du 22 septembre 2008 autorisant leurs policiers municipaux à
s’équiper de pistolets à impulsion électrique (Taser). Décret que le Conseil d’Etat a toutefois
annulé le 2 septembre 2009 en considérant notamment qu’il ne prévoyait ni « formation
spécifique », ni « procédures d’évaluation et de contrôle périodiques » de l’usage de ces
armes très dangereuses par les policiers municipaux 21. Qu’à cela ne tienne, en septembre
2008 la ville avait signé avec la préfecture une « Convention de coordination de la Police
Nationale et de la Police Municipale » qui prévoit que les policiers municipaux sont équipés
par la ville non seulement « d’aérosols incapacitants ou lacrymogènes » ainsi que de
matraques de type « bâton de défense » ou « tonfa », mais aussi de Flash Ball 22. Les
personnes que nous avons interviewées témoignent aussi du fait qu’ils ont vu à maintes
reprises des policiers municipaux équipés de gilets pare-balles. C’est ce surarmement que le
maire présentait du reste fièrement en février 2009 dans une interview sur « sa » police,
accompagnée d’un « reportage » (en réalité de type publicitaire et militant) pour le magazine
Cibles « Le n°1 des revues d'armes et de tir ». Il y parlait longuement des armes, de la
« complémentarité » du Flash-Ball et du Taser, et de ses policiers municipaux qui « opèrent
le soir et la nuit dans des conditions proches de celles des BAC » 23. On ne saurait être plus
clair.
La panoplie est donc complète et les policiers municipaux peuvent jouer à la « chasse au
délinquant » comme les nationaux, davantage même semble t-il. Les habitants des quartiers
populaires de Woippy les appellent ainsi les « cow-boys » 24, exactement comme d’autres le
font ailleurs des policiers nationaux 25. Le mimétisme est très fort. Globalement dénués de
21
Voir l’article de C. Le Prince : www.rue89.com/2009/09/02/la-liste-des-onze-villes-qui-vont-devoir-sepasser-de-taser, la décision du Conseil d’Etat : www.conseil-etat.fr/cde/node.php?articleid=1787 et le
commentaire de C. Daadouch : http://blog.claris.org (22 octobre 2009).
22
www.moselle.pref.gouv.fr/bulletin_officiel/2008_13_sp.pdf
23
Cibles, 2009, n°2, pp. 80-83.
24
Les témoignages recueillis par certains journalistes (notamment N. Bastuck et L. Bronner, Le Monde, 22
janvier 2010) nous ont été confirmés par tous les interviewés sans exception. Extraits : « pour eux [les
habitants de la ZUS], la police municipale c’est la police du maire et des habitants du centre-ville qui a été
créée contre les habitants de la ZUS » ; « Cette police municipale est mal perçue de la part de toute la
population, pas que les jeunes. Il y a beaucoup de contrôles. Beaucoup de maladresse. Un manque de
savoir-faire en prévention. […] Les policiers ils tournent, mais pas à pieds, en véhicules. J’ai connu une
police municipale qui parlait aux gens, qui connaissait les gens, on en est plus là. Je dis pas que la police
doit copiner avec la population, mais il faut du dialogue. Depuis quelques années, la population n’est pas
rassurée de voir cette police qui tourne et qui peut contrôler n’importe qui ». « Il n’y a aucun dialogue
entre policiers et jeunes. Ca se passe à peu près bien avec 2 policiers municipaux [il y en a 23 au total]. Le
mot de tout le monde c’est « ce sont des cow-boys » et ont été habillés comme ça. Le but c’est de montrer
qu’on est fort, qu’on va en imposer. Le cow-boy, il descend pas de son cheval pour parler aux gens ».
25
Certains habitants de Woippy disent même avoir de meilleures relations avec les policiers nationaux
qu’avec les municipaux (K. Grethen, Le Républicain lorrain, 24 janvier 2010).
8
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pouvoirs de police judiciaire autonomes, ils se comportent néanmoins ici non seulement
comme leurs auxiliaires directs mais même comme leurs égaux dans les missions répressives,
utilisant les marges de manœuvre et d’interprétation que les textes laissent subsister 26. Et ils
sont donc logiquement amenés à faire les mêmes erreurs que celles qui ont valu aux policiers
nationaux de déclencher tant d’émeutes depuis Vaulx-en-Velin en octobre 1990 : se lancer à
la poursuite de jeunes roulant sans casque en scooter, au risque de provoquer un accident
beaucoup plus grave. C’est un ancien Commissaire principal de la Police Nationale, Georges
Moréas, qui l’écrit :
« Non par esprit polémique, mais pour tenter de répondre à une sempiternelle
question que se posent policiers et gendarmes : faut-il se lancer à la poursuite d’un
véhicule dont le conducteur a commis une infraction ? La réponse est nette. C’est
non. Trop de risques. Aux Etats-Unis, on n’a pas ce genre d’interrogation, mais
en France, les consignes sont d’éviter les courses-poursuites, les conséquences
pouvant être disproportionnées par rapport à l’infraction commise. Un vieux
principe, que l’on doit encore (je l’espère) enseigner dans les écoles de police : le
trouble causé par une intervention sur la voie publique ne doit pas être supérieur
au trouble qu’il est supposé faire cesser. »27
La police municipale sera-t-elle une véritable police de proximité ou un
auxiliaire singeant la police nationale ?
Cette situation de confusion des genres à Woippy est bien d’abord et fondamentalement le
résultat d’une volonté politique locale, et non des policiers concernés (qui peuvent bien
entendu ensuite l’entretenir voire la renforcer dans leurs décisions quotidiennes). Au
demeurant, selon la municipalité et deux des personnes que nous avons interviewées (qui
connaissent bien tous les protagonistes), l’équipe de policiers municipaux engagée dans cette
poursuite était la moins agressive et la plus ouverte au dialogue avec les jeunes. Le problème
n’est donc pas d’abord dans la personne du policier, mais bien dans sa doctrine d’emploi qui
détermine la nature de son travail de police.
26
Au terme de l’article 21 du Code de procédure pénale, un policier municipal est un « agent de police
judiciaire adjoint ». Il peut constater les infractions à la loi pénale et recueillir les renseignements en vue
d’en découvrir les auteurs mais ne peut procéder seul à un contrôle d’identité (ni placer des personnes en
garde à vue). La loi du 15 avril 1999 a cependant autorisé des « relevés d’identité » en matière d’infractions
à des arrêtés municipaux et au Code de la route. Quant aux interpellations, les policiers municipaux
peuvent en réalité en faire à tout moment sur le fondement de l’article 73 du Code de procédure pénale
autorisant n’importe quel citoyen témoin d’un crime ou d’un délit à intervenir pour retenir l’auteur et le
remettre à un officier de police judiciaire. Et la circulaire du ministère de l’Intérieur du 26 mai 2003 (INT
D0300058C) écrit que « cette possibilité offerte à tout citoyen devient une impérieuse nécessité pour les
agents de police municipale, qui sont des acteurs à part entière de la sécurité publique » (page 4).
27
http://moreas.blog.lemonde.fr/2010/01/21/la-police-peut-elle-se-lancer-dans-une-course-poursuite
9
© www.laurent-mucchielli.org , mis en ligne le 7 février 2010
Comme le dit aussi notre collègue S. Roché, « si on avait une police de proximité capable
de reconnaître les jeunes sur le deux-roues, ce ne serait pas la peine de leur courir après. Les
policiers sauraient où les trouver pour les verbaliser si nécessaire. Est-ce qu’on peut faire
courir le risque de décès à quelqu’un qui a commis une infraction mineure ? Quand on
poursuit des personnes qui n’ont pas de casque, on ne limite pas les risques d’avoir un
accident. Le policier a le devoir d’apprécier la situation. Mais cela nécessite qu’il soit formé
dans cet esprit » (France soir, 22 janvier 2010).
Il faut ici rappeler à F. Grosdidier les propos qu’avaient tenus Dominique de Villepin
lorsqu’il était venu inaugurer la fameuse « maison des polices » en 2004 :
« La Police Municipale doit davantage mettre en valeur ce qui fait sa spécificité :
1) un profond souci de proximité avec les administrés; 2) une vigilance
particulière pour maintenir la tranquillité publique ; 3) une vraie dimension
sociale : l'action des polices municipales doit resserrer le tissu social, renforcer la
cohésion et la solidarité » 28.
On mesure ici la distance qui sépare cette doctrine d’emploi de celle qu’a insufflée le maire de
Woippy. A l’heure où le Parlement s’apprête une nouvelle fois à discuter et voter une loi de
programmation sur la sécurité, et où certains s’interrogent sur un nouvel accroissement des
compétences et des pouvoirs des policiers municipaux 29, ne faut-il pas tirer cette leçon de
Woippy ? Le moment est important. Actuellement « le modèle d’une police de relation, d’une
police proche de la population, sur lequel s’appuyait les policiers municipaux pour légitimer
leur spécificité par rapport aux forces de sécurité de l’État, se fissure », conclut T. Le Goff
(2009, 69) à l’issu de son enquête sur les polices municipales en Île-de-France. Si elle ne veut
pas demeurer ou devenir une sorte d’auxiliaire toujours un peu aigrie et envieuse de la police
nationale ou de la gendarmerie, la police municipale doit trouver une doctrine d’emploi qui
lui soit propre. Et, dans l’intérêt primordial de la population comme des policiers (et non du
maire, quel qu’il soit), les travaux de sociologie de la police nous semblent conclure très
nettement que cette doctrine d’emploi ne peut être que la proximité.
28
www.interieur.gouv.fr/sections/le_ministre/interventions/villepin/20-09-2004-woippy/view
29
Le gouvernement prévoit en effet de conférer la qualité d’officier de police judiciaire aux directeurs des
services de police municipale. Voir notamment « Police municipale : l’élargissement des compétences se
poursuit », La Gazette des communes, 8 février 2010, p. 26-27.
10
© www.laurent-mucchielli.org , mis en ligne le 7 février 2010
Là où mène le fait de croire que « la répression est la meilleure des
préventions » 30
Insistons enfin sur le fait que cette doctrine d’emploi de proximité coûterait beaucoup
moins cher aux citoyens que le surarmement que l’on a décrit. Tout comme la
vidéosurveillance, non seulement il déplace les problèmes sans les résoudre, mais il pèse très
lourdement sur les finances des municipalités (la commune de Woippy est aujourd’hui très
fortement endettée 31) et empêche dès lors fatalement de développer les actions de prévention
et d’éducation. Les personnes interviewées et qui interviennent quotidiennement auprès des
habitants de Woippy l’ont toutes pointé : l’action éducative et de prévention à Woippy est
gravement précarisée. La municipalité s’est saisie des fonds de l’Etat en matière de la
politique de la ville pour la rénovation du bâti et, plus récemment, pour « l’école de la
deuxième chance ». Mais elle ne finance pas grand-chose sur ses fonds propres, sinon de
l’animation qui vise occuper les jeunes le temps où elle dure 32. En revanche, les travailleurs
sociaux et les associations à visée socio-éducative sont soumis à une très forte pression,
surtout depuis la loi dite prévention de la délinquance de mars 2007 (qui renforce les pouvoirs
du maire), pour transmettre aux services de la municipalité des informations personnelles
jugées utiles par ces services à la prise en charge sur les jeunes et leurs familles. Cette tension
a été à son comble au cours de l’année 2009, le maire ayant décidé de « couper les vivres » au
club de prévention spécialisé, et ce contre l’avis du Conseil général (principal financeur) 33. Et
cette tension a été ravivée par l’actualité lors des dernières discussions entre le maire et les
services compétents du Conseil général 34.
Au final, on voit bien qu’on est là dans une politique du contrôle, dans une sorte de
surveillance et de maintien de l’ordre généralisés, dans une gestion plutôt autoritariste et
30
Cette petite phrase fut martelée par Nicolas Sarkozy, à l’époque ministre de l’Intérieur, lors des débats
accompagnant le vote de la loi du 5 mars 2007 dite « prévention de la délinquance ». Les personnes que
nous avons interviewées indiquent que F. Grosdidier l’a plusieurs fois reprise à son compte localement.
31
Pour financer notamment cet investissement sécuritaire, la ville s’est endettée de façon considérable.
Entre 2003 et 2008, l’endettement de la commune a plus que triplé et le niveau d’endettement par habitant
est presque le triple de la moyenne des villes de taille équivalente (voir l’annexe statistique, tableau 4 et
graphique 1).
32
« La demande de la municipalité aux travailleurs sociaux et aux associations c’est d’être là aux ‘bonnes
heures’, surtout le soir, et d’occuper les gens. On créé de l’animation mais y’a pas de relation, les
animateurs embauchés pour l’occasion ne connaissent presque pas les jeunes, y’a pas de projet, on est
dans l’occupationnel », dit ce travailleur social.
33
« Woippy. Une pluie de subventions », Le Républicain Lorrain, 2 mai 2009.
34
« Face à face tendu entre le maire et l’éducateur », Le Républicain Lorrain, 27 janvier 2010.
11
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parfois paternaliste de la « paix sociale » 35, mais pas dans la prévention, pas dans l’aide, pas
dans le dialogue et encore moins dans l’éducation. Que cela ait quelques résultats en matière
de délinquance, les acteurs interrogés en conviennent : « dans certains cas c’est comme les
radars sur la route, les contrôles et les intimidations permanents empêchent certains jeunes
de faire trop de bêtises » dit l’un d’eux, « on voit beaucoup moins les dealers » dit un autre.
Et tous estiment par ailleurs que la présence policière est importante, mais réclament une autre
façon d’utiliser la police municipale. Au demeurant, quand on a davantage « occupé le
terrain », a-t-on réglé en quoi que ce soit le fond des problèmes ? La délinquance est-elle
d’ailleurs le principal problème pour les habitants des quartiers pauvres ? Comme le dit cette
intervenante, qui travaille à Woippy depuis de très nombreuses années : « c’est vrai qu’il y a
de la délinquance, c’est évident et les habitants s’en plaignent. Mais dans ce qu’ils racontent,
l’insécurité pour eux c’est surtout l’absence d’avenir ». Le futur n’existe pas et le présent est
lourd de l’image désastreuse du quartier. Un autre des interviewés, très ancien dans le quartier
lui aussi, nous dit du reste que c’est cette image qui, en fin de compte, pèse le plus lourdement
sur l’état psychologique des habitants, avant même leurs difficultés socio-économiques : « les
gens sont devenus totalement fatalistes ». Alors quand le maire déclare ou fait écrire que « le
quartier de Saint Eloy est le quartier le plus dangereux de toute l’agglomération messine » 36,
il est clair que cela n’aide pas. La fonction de ce discours est de justifier la politique
sécuritaire qui caractérise la ville de Woippy depuis quelques années, au prix d’un
endettement qui pèse sur l’ensemble de son fonctionnement, d’un repli sur soi d’une bonne
moitié de la ville et de tensions accumulées qui ont explosé dans la colère de l’émeute. Dans
ce contexte, on ne peut qu’espérer que ces événements récents permettent au moins une prise
de conscience de l’impasse où conduit cette dérive sécuritaire.
Laurent MUCCHIELLI,
Sociologue, directeur de recherches au CNRS
35
Le maire s’est saisi également de la disposition de la loi du 5 mars 2007 prévoyant la possibilité de créer
un Conseil des droits et des devoirs des familles et d’y prononcer des rappels à la loi. L’installation de
Conseil – une première en Lorraine – a été médiatisée par la venue de Nadine Morano, Secrétaire d’Etat
chargée de la famille et dont F. Grosdidier est proche (B. Maillard, « Nadine Morano réunit le Conseil de
famille à Woippy », Le Républicain Lorrain, 9 décembre 2008). Enfin, au cours de notre petite enquête,
nous avons recueilli nombre d’informations sur la façon dont le maire gère la « question religieuse » (c’està-dire l’Islam) et comment, à travers elle, il s’efforce de fidéliser une partie de l’électorat des quartiers
populaires de la ville. Mais ceci est un autre sujet dont l’examen en détail excèderait l’ambition de notre
travail, bien que ce ne soit peut-être pas sans lien.
36
Cibles, 2009, n°2, p. 82. Article mis en avant sur le site du maire : www.fgrosdiddier.fr/taser.php
12
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13
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Annexe : données statistiques
Tableau 1 : population active de 15 ans ou plus par sexe, âge et type d'activité dans la
commune de Woippy
Moins de 20 ans
20 à 24 ans
25 à 39 ans
40 à 54 ans
55 à 64 ans
65 ans ou plus
Ensemble
Actifs ayant
un emploi
195
497
1758
2028
344
78
4901
Chômeurs
109
303
465
318
55
0
1250
Taux de
chômage
36 %
38 %
21 %
14 %
14 %
0%
20 %
Ensemble
304
801
2223
2346
399
78
6151
Source : INSEE, recensement 2006, calcul de l’auteur (pourcentages arrondis à l’unité)
Tableau 2 : répartition
socioprofessionnelles
Agriculteurs
Artisans commerçants
Cadres et professions
supérieures
Professions intermédiaires
Employés
Ouvriers
Retraités
Autres inactifs
Total
de
la
population
Effectifs
1
165
%
0
1,5
318
1 101
2 017
2 390
1 929
2 690
10 612
3
10
19
23
18
25,5
100
de
15
ou
plus
par
catégories
Source : INSEE, recensement 2006
Tableau 3 : diplôme le plus élevé obtenu par les jeunes de moins de 25 ans non encore
scolarisés dans la commune de Woippy
Aucun diplôme
Certificat d'études primaire, BEPC, brevet
CAP-BEP
Bac techno
Bac général
Diplôme universitaire
Ensemble
effectifs
272
79
296
130
73
94
944
%
29
8
31
14
8
10
100
Source : INSEE, recensement 2006, calcul de l’auteur (pourcentages arrondis à l’unité)
14
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Tableau 4 : évolution de l’endettement de la commune et de ses habitants (2000-2008)
endettement total
(en milliers d’euros)
11 130
11 111
11 126
11 078
14 204
17 282
25 313
37 004
36 531
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
endettement par
habitant (en euros)
803
801
812
799
1 024
1 246
1 825
2 668
2 634
moyenne de la strate
(en euros)
927
812
799
885
895
905
906
931
951
Source : ministère de l’économie et des finances, portail « bercy colloc », « Les comptes des collectivités »
Définition : la moyenne de la strate indique la moyenne d’endettement dans les villes de population équivalente
Graphique 1 : l’endettement par habitant à Woippy et dans les villes de taille
équivalente (en euros)
3000
2500
2000
1500
1000
500
0
2000
2001
2002
2003
2004
moyenne de la strate
2005
2006
2007
2008
endettement par habitant
Source : ministère de l’économie et des finances, portail « bercy colloc », « Les comptes des collectivités », série
« Les comptes individuels des communes de 2000 à 2008 », calcul de l’auteur.
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