Quand vous serez bien vieille

Transcription

Quand vous serez bien vieille
Commentaire
Ronsard
(7951
s)
Claire
Sicard
Texte
(non
comptabilisé
dans
le
nombre
de
signes
de
l’article)
Quand
vous
serez
bien
vieille,
au
soir,
à
la
chandelle,
Assise
auprès
du
feu,
dévidant
et
filant,
Direz,
chantant
mes
vers,
en
vous
émerveillant
:
Ronsard
me
célébrait
du
temps
que
j'étais
belle.
Lors,
vous
n'aurez
servante
oyant
telle
nouvelle,
Déjà
sous
le
labeur
à
demi
sommeillant,
Qui
au
bruit
de
mon
nom
ne
s'aille
réveillant,
Bénissant
votre
nom
de
louange
immortelle.
Je
serai
sous
la
terre
et
fantôme
sans
os
:
Par
les
ombres
myrteux
je
prendrai
mon
repos
:
Vous
serez
au
foyer
une
vieille
accroupie,
Regrettant
mon
amour
et
votre
fier
dédain.
Vivez,
si
m'en
croyez,
n'attendez
à
demain
:
Cueillez
dès
aujourd'huy
les
roses
de
la
vie.
Après
avoir
célébré
Cassandre
ou
Marie,
figures
qui
ont
peut‐être
eu
des
modèles
réels
mais
sont
surtout
des
personnages,
Ronsard
poursuit
à
54
ans
son
exploration
du
chant
amoureux
dans
les
Sonnets
pour
Hélène,
parus
en
1578.
Le
recueil
est
cette
fois
adressé
à
Hélène
de
Surgères,
fille
d’honneur
de
Catherine
de
Médicis.
Malgré
des
époques,
destinataires
et
tons
variés,
on
note
des
constantes
dans
la
veine
amoureuse
du
poète.
Les
influences
italienne
et
antique
se
retrouvent
par
exemple
tout
au
long
de
la
carrière
du
«
Prince
des
poètes
»
français,
chef
de
file
de
la
Pléiade.
Ce
sonnet
en
alexandrins
respecte
l’alternance
des
rimes
masculines
et
féminines
que
Ronsard
lui‐même
a
contribué
à
ériger
en
règle
poétique.
Il
adopte
dans
les
tercets
la
disposition
marotique.
Sur
le
plan
formel,
il
constitue
un
modèle
de
régularité.
Le
fait
que
le
thème
de
l’amour
malheureux,
traditionnel
dans
le
genre
depuis
Pétrarque,
se
trouve
étoffé
et
étayé
par
des
enjeux
poétiques
et
philosophiques
n’est
pas
non
plus
étranger
à
la
célébrité
de
ce
sonnet
de
la
maturité.
En
effet
Ronsard
déploie
ici
des
images
qui
transcendent
la
linéarité
du
temps
et,
sous
couvert
d’un
argumentaire
amoureux,
présente
et
met
en
œuvre
le
pouvoir
suprême
de
la
poésie
:
vaincre
la
mort.
Pour
le
montrer,
il
faudra
d’abord
voir
quel
tableau
de
l’avenir
le
poète
peint
à
sa
destinataire
pour
s’intéresser
ensuite
à
la
façon
dont
les
atouts
de
la
poésie
se
font
arguments
amoureux.
Une
représentation
imagée
de
l’avenir
Suivant
le
principe
antique
de
l’Ut
pictura
poesis
très
important
au
XVIe
siècle,
le
poète
use
de
l’image
pour
créer
dans
le
cadre
bref
du
sonnet
un
véritable
tableau.
Il
impose
la
vision
d’un
futur
où
Hélène
sera
«
bien
vieille
»
(v.
1)
et
où
lui‐même
ne
sera
plus
qu’un
«
fantôme
sans
os
»
(v.
9).
La
composition
du
poème
favorise
cette
représentation
imaginaire.
Les
quatrains
proposent
d’abord
une
scène
de
genre
à
première
vue
réaliste,
qui
n’est
pas
sans
évoquer
la
peinture
flamande.
Dans
le
clair‐obscur
créé
par
la
«
chandelle
»
(v.
1)
et
le
«
feu
»
(v.2)
éclairant
le
«
soir
»
(v.
1),
une
«
vieille
»
se
consacre
à
une
activité
toute
féminine
:
elle
file
(v.
2).
Ces
travaux
lui
permettent
de
rêver
et
de
se
souvenir.
Le
choix
du
soir
et
les
effets
de
lumière
artificielle
favorisent
la
nostalgie.
Mais
cette
soirée
réaliste
prend
aussi
une
valeur
symbolique
:
il
s’agit
de
la
fin
de
la
journée
comme
de
celle
de
la
vie.
L’activité
de
filage
renforce
cette
impression.
Elle
est
coutumière
aux
femmes
de
la
bonne
société,
mais
renvoie
également
aux
Parques
qui
mesurent
ainsi
la
vie
des
hommes.
Hélène,
certes,
file
encore
mais
–
comme
Atropos,
qui
coupe
le
fil
des
vies
humaines
–
est
vieille.
La
servante
qui
complète
ce
tableau
intime
est
en
outre
présentée
«
à
demi
sommeillant
»
(v.6)
:
cette
entrée
dans
le
sommeil
peut
s’interpréter
comme
une
entrée
dans
la
mort.
Le
sizain,
quant
à
lui,
procède
par
touches
plus
rapides.
Deux
vers
font
surgir
la
figure
du
poète
mort.
L’image
est
cette
fois
d’inspiration
mythologique.
Les
«
ombres
myrteux
»
(v.
10)
la
placent
dans
les
Enfers.
En
effet
dans
l’Enéide
de
Virgile
un
bois
de
myrtes
accueille
les
âmes
qui
ont
souffert
par
amour.
Les
deux
vers
suivants,
en
une
sorte
de
zoom,
reviennent
sur
Hélène,
«
vieille
accroupie
»
(v.
11)
et
perclue
de
regrets
(v.
12).
Fort
de
ces
images
croquant
un
avenir
qu’il
est
encore
temps
d’éviter,
le
poète
propose
enfin
un
concetto
injonctif
où
figure
la
seule
touche
de
couleur
du
sonnet,
celle
des
«
roses
de
la
vie
»
(v.
14).
Dans
leur
fraicheur,
elles
contrastent
avec
l’univers
sombre
et
mortifère
de
l’ensemble.
La
vie,
dernier
mot
du
poème,
peut
encore
reprendre
ses
droits
–
si,
bien
sûr,
Hélène
consent
à
aimer
Ronsard.
Ce
tableau
permet
donc
de
se
projeter
dans
le
futur
inquiétant
que
prépare,
par
son
refus
d’accéder
aux
désirs
du
poète,
la
femme
aimée.
En
s’adressant
ainsi
à
elle,
il
la
place
durement
face
aux
conséquences
de
son
«
fier
dédain
»
(v.
12).
Pourtant,
rien
n’est
inéluctable
car
la
parole
poétique,
supérieure
en
cela
à
la
peinture,
peut
dépasser
la
finitude
qui
menace
Hélène.
Le
pouvoir
de
la
poésie
Le
sonnet
propose
un
tableau
certes,
mais
animé,
sonore
et
engageant
un
rapport
au
temps
subtil
et
complexe.
Au
sein
de
la
scène
dépeinte,
la
poésie
–
qui
associe,
pour
Ronsard,
parole
et
musique
–
permet
d’échapper
à
la
torpeur
et
à
la
mort.
C’est
d’abord
la
voix
d’Hélène
qui
se
fait
entendre,
«
chantant
[l]es
vers
»
(v.
3)
que
le
poète
lui
a
consacrés
et
les
commentant
au
discours
direct
(v.
4).
Or
ces
mots
ont
un
effet
saisissant.
Hélène
dispose
d’un
public,
sa
servante,
dont
la
rime
des
v.
5
et
6
souligne
la
vive
réaction
:
alors
qu’elle
était
«
sous
le
labeur
à
demi
sommeillant
»,
la
voici
qui
«
se
[va]
réveillant
»,
«
bénissant
[le]
nom
»
de
sa
maîtresse
(v.8).
Ce
faisant,
elle
avive
sans
doute
les
regrets
de
celle
qui
n’a
pas
su
saisir
la
belle
occasion
autrefois
offerte
par
le
poète.
Cette
saynette
articule
plusieurs
niveaux
de
sens.
Il
s’agit
d’abord
pour
Ronsard
de
se
mettre
en
valeur
auprès
de
la
femme
qu’il
veut
séduire
:
une
simple
servante
connaîtra
«
[s]on
nom
»
(v.7)
même
lorsqu’il
sera
mort.
Sa
réputation,
autre
sens
de
«
bruit
»
(v.7)
au
XVIe
siècle,
lui
survivra
donc
auprès
du
plus
large
public
car
la
poésie
assure
l’immortalité
de
son
auteur.
Il
ne
tient
qu’à
Hélène
de
bénéficier
de
ce
même
effet
comme
l’indique
le
parallélisme
entre
«
mon
nom
»
et
«
votre
nom
»
aux
v.
7
et
8,
syntagmes
placés
sous
la
césure
des
alexandrins.
Le
nom
et
la
parole
d’éloge1
–
«
célébrait
»
au
v.
4,
«
louange
immortelle
»
au
v.
8
–
peuvent
donc
vaincre
la
mort.
D’ailleurs,
alors
que
la
servante
se
trouvait
symboliquement
au
seuil
de
la
mort,
le
simple
«
bruit
[du]
nom
»
du
poète,
placé
en
position
forte
à
l’amorce
du
vers
4,
suffit
à
la
ramener
à
la
vie.
La
bénédiction
du
v.8
s’impose
:
les
mots
font
des
miracles
et
déjouent
l’œuvre
des
Parques.
C’est
que
la
linéarité
du
temps,
inéluctable
dans
la
vie,
peut
être
dépassée
dans
la
poésie
:
même
si
les
vers
tracent
des
lignes,
ils
peuvent
créer
dans
l’imaginaire
une
véritable
circulation
entre
les
époques.
Ronsard
en
fait
ici
la
démonstration.
Les
images
du
sonnet
appartiennent
à
l’avenir
par
rapport
au
moment
de
l’énonciation.
Mais
en
cet
instant
futur,
«
Quand
[elle
sera]
bien
vieille
»,
Hélène
se
penchera
sur
son
passé,
lequel
n’est
autre,
précisément,
que
le
présent
de
l’écriture
poétique.
Les
imparfaits
du
discours
direct,
au
v.
4,
contrastent
avec
les
futurs
qui
l’encadrent.
Ce
soupir
d’Hélène
fait
référence
au
moment
précis
où
le
poète
compose
son
1
J’ai
hésité
à
utiliser
«
encomiastique
»
qui
serait
pourtant
parfait
ici
:
peut‐être
avec
une
note
?
sonnet
:
dans
la
scène
future,
le
présent
de
l’écriture
appartient
au
passé.
Ce
mélange
des
temps
trouble.
Mais
il
est
aussi
une
façon
de
lutter
contre
le
sens
unique
qu’impose
la
chronologie.
Présent,
passé,
futur
se
réagencent
dans
l’écriture
poétique,
dans
les
niveaux
de
discours.
Et
la
poésie,
monument
appelé
à
durer,
actualise
pour
des
siècles
la
mémoire
de
temps
révolus.
Hélène
est
pour
nous
cette
«
vieille
accroupie
»
(v.
11)
faute
de
s’être
laissée
peindre
dans
l’éclat
de
sa
beauté
par
un
poète
amoureux
prêt
à
lui
conférer
l’immortalité.
C’est
donc
parce
qu’elle
«
atten[d]
à
demain
»
au
lieu
de
«
vivre
»
(v.
13)
pleinement
«
aujourd’hui
»
(v.
14)
qu’elle
risque
de
passer
à
côté
de
sa
chance
:
celle
d’immortaliser
«
le
temps
où
[elle]
étai[t]
belle
»
(v.
4)
et
de
resplendir
pour
l’éternité
dans
l’aura
de
la
gloire
du
poète.
On
peut
noter
–
et
goûter
–
le
paradoxe
de
cet
argumentaire
amoureux
:
pour
durer
jusqu’à
la
fin
des
temps,
il
faut
profiter
de
l’instant
présent.
Dans
la
tradition
pétrarquiste,
Ronsard
propose
donc
ici
un
chant
d’amour
malheureux.
Mais
il
donne
surtout
une
leçon
de
poésie
et
de
philosophie.
Leçon
de
vie
d’abord,
qui
pourrait
se
résumer
par
l’injonction
d’Horace,
carpe
diem.
Leçon
de
poésie
ensuite
:
les
mots,
plus
que
les
images,
peuvent
vaincre
le
temps.
Grand
amoureux
et
grand
poète,
Ronsard,
de
fait,
a
gagné
le
pari
de
sa
propre
immortalité.