CONSEIL DU CONTENTIEUX DES ETRANGERS ARRÊT n° 18.419

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CONSEIL DU CONTENTIEUX DES ETRANGERS ARRÊT n° 18.419
Rechtspraak nr. 18419- (PC )
Herkomst: ALBANEES
Magistraat: M.DE HEMRICOURT DE GRUNNE
Arrestdatum: 06/11/2008
CONSEIL DU CONTENTIEUX DES ETRANGERS
ARRÊT
n° 18.419 du 6 novembre 2008
dans l’affaire X/ e chambre
En cause :
X
Ayant élu domicile chez
X
Contre :
le Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides.
LE CONSEIL DU CONTENTIEUX DES ETRANGERS,
Vu la requête introduite, le 26 janvier 2008, par X , de nationalité albanaise, contre la décision X
du Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides du 8 janvier 2008 ;
Vu l’article 51/4 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement
et l’éloignement des étrangers ;
Vu le dossier administratif ;
Vu la note d’observation ;
Vu l’ordonnance du 11 juin 2008 convoquant les parties à l’audience du 10 juillet 2008 ;
Entendu, en son rapport, , ;
Entendu, en observations, la partie requérante par Maître V. HENKINBRANT, , et Madame A.
BAFOLO, attaché, qui comparaît pour la partie défenderesse ;
APRES EN AVOIR DELIBERE, REND L’ARRET SUIVANT :
1.
La décision
1.1.
Le recours est dirigé contre une décision de refus de reconnaissance de la qualité de
réfugié et d’octroi de la protection subsidiaire qui est motivée comme suit :
« A. Faits invoqués
Le 9 décembre 2000, vous auriez quitté l’Albanie par voie maritime pour gagner l’Italie. Vous
seriez arrivée en Belgique le 12 décembre 2000, après avoir transité par la France. Vous avez
introduit une première demande d’asile en date du 19 décembre 2000 ; demande qui a reçu une
réponse négative le 19 mai 2003. Vous avez ensuite déposé une deuxième demande d’asile
auprès de l’Office des étrangers le 11 janvier 2007, à l’appui de laquelle vous invoquez les faits
suivants :
Vous seriez de nationalité albanaise, de confession catholique, originaire du village de Salce,
commune de Lekbibaj, district de Tropojë (Albanie). Vous auriez grandi à Salce en compagnie de
vos cousins : [V. P.], [K. P.] et [N. P.]. En 1993, une personne nommée [M. D.] se serait disputée
avec vos cousins pour des motifs inconnus. Ceux-ci l’auraient tabassé et lui auraient coupé le
nez, le laissant pour mort. Le 5 septembre 1997, alors qu’il revenait de chez son oncle, votre
frère [S.] aurait été abattu par [M. D.] en lieu et place de vos cousins, dans le cadre de la
vendetta l’opposant à ceux-ci. Votre cousin [V.] aurait abattu [M. D.] trois jours plus tard pour
venger le meurtre de votre frère. Votre famille se serait alors enfermée comme le veut la tradition
(Kanûn), et ce afin d’éviter des représailles de la part de la famille [D.] ou de tout autre famille en
vendetta avec la vôtre. En effet, vos cousins connus en tant que criminels auraient été impliqués
dans de nombreuses autres exactions perpétrées dans la région.
Suite à la mort de votre frère, vous auriez quitté le village pour la ville de Shkodër, afin d’y
travailler, d’y étudier et d’y échapper à l’enfermement. A Shkodër, vous auriez rencontré monsieur
[K.] Xavec qui vous vous êtes mariée fin 1998. Après les élections en Albanie en octobre 2000,
vous auriez fui vers la Belgique avec votre mari car il aurait été menacé par des membres du
parti socialiste albanais. Vous n’auriez plus quitté le Royaume depuis.
Entre temps, vos trois cousins auraient continué à semer le trouble dans les districts de Shkodër
et de Tropojë. Ndue aurait abattu le neveu d’une personne influente en Serbie-Monténégro pour
des raisons ignorées. Il aurait été tué en 2003 ou 2004 lors d’un duel à Shkodër par un jeune
homme de la ville nommé [M. V.] aurait été tué par la famille [G.] en 2004 alors qu’il tentait de se
réconcilier avec eux dans le cadre d’une vendetta et [K.] aurait été tué en Grèce en 2003 ou
2004, alors qu’il s’y cachait pour échapper à une vengeance. Votre famille vivrait toujours
enfermée à l’heure actuelle, afin d’éviter des représailles de la part de familles en vendetta avec
vos cousins. Ces personnes pourraient s’en prendre à n’importe qui de votre famille, vous y
compris en lieu et place de vos cousins désormais morts.
B. Motivation
Force est de constater que vous n’avez pas invoqué assez d’éléments permettant d’établir soit
que vous avez quitté votre pays en raison d’une crainte de persécution au sens de la Convention
Genève ou que vous pouvez invoquer ladite crainte dans le cas d’un éventuel retour dans votre
pays, soit que vous encourez un risque réel de subir des atteintes graves telles que définies dans
le cadre de la protection subsidiaire.
Tout d’abord, je remarque que vous êtes incapable de spécifier les identités des personnes qui
voudraient vous tuer. En effet, selon vous, puisqu’après 2000, vos cousins ont commis des
crimes dans la région de Tropojë et, vu que ces derniers sont aujourd’hui morts, plusieurs
familles de victimes pourraient s’en prendre à vous, de façon à se venger selon la tradition du
Kanûn de Lekë Dukagjin (page 3, 4 et 5 de votre rapport d’audition). Lorsque je vous demande
plus de précision concernant les personnes qui voudraient exercer une vengeance sur vous, vous
répondez que vous ne savez pas précisément qui elles sont (page 8 du rapport d’audition). Vous
contentez de supposer qu’une famille de la région de la Dukagjin qui compte 9 frères pourrait
vous viser ou des membres de la famille Vasa du Monténégro ou des membres d’une famille
dont l’un de vos cousins aurait tué une femme enceinte (pages 7 et 8 du rapport d’audition). De
plus, à aucun moment de votre audition, vous ne faites état de menaces ou de problèmes
concrets qui pourraient renforcer votre crainte de subir des persécutions ou des atteintes graves.
De surcroît, malgré des recherches approfondies effectuée par le Commissariat Général (voir
document de réponse joint au dossier administratif) au sujet de vos cousins [V.], [N.] et [k.],
aucune information susceptible d’étayer vos dires n’a pu être trouvée concernant les nombreux
crimes commis par ceux-ci dans les districts de Tropjë et de Shköder. Par conséquent, force est
de constater que votre récit d’asile, par son caractère flou et abstrait, ne repose que sur des
présomptions, et que partant, il ne m’est pas permis de conclure à l’existence dans votre chef
d’une crainte fondée de persécution au sens de la convention de Genève du 28 juillet 1951ou
d’un risque réel de subir des atteintes graves telles que définies par la protection subsidiaire.
Ensuite, selon les informations disponibles au CGRA (voir document de réponse joint au dossier
administratif), rien n’indique qu’en tant que femme, vous pourriez être visée délibérément dans le
cadre d’une vendetta à l’encontre de votre famille. D’ailleurs, je constate que selon vos dires,
votre soeur [F.] qui vit actuellement à Shkodër (nord de l’Albanie), n’a jamais connu de problème
concernant la vendetta alléguée. Confrontée à ce fait, vous expliquez que c’est parce qu’elle vit
sous le nom de son mari (page 6 de votre rapport d’audition). Je vous rappelle que c’est aussi
votre cas, et que dès lors, rien n’atteste que vous seriez plus en danger qu’elle. Partant, force est
de constater que ces éléments remettent en cause le fondement de votre crainte de persécution
au sens de la Convention de Genève, ainsi que votre crainte de subir des atteintes graves telles
que visées par la protection subsidiaire.
De même, force est de constater que votre crainte de persécution et votre risque de subir des
atteintes graves sont géographiquement situés. En effet, Votre récit d’asile se base sur des
exactions - pour lesquelles des membres des familles de victimes pourraient se venger commises par vos cousins dans le nord de l’Albanie, et plus précisément dans les régions de
Shkodër et de Tropojë. Dès lors, rien n’indique que vous ne pourriez trouver refuge dans une
autre partie du territoire albanais où vous échapperiez à d’éventuelles menaces ou vengeances.
Quoiqu’il en soit, en cas retour dans votre pays d’origine, l’Albanie, rien n’indique que vous ne
pourriez obtenir une protection de la part de vos autorités nationales (police, mission de
réconciliation) en cas de problèmes avec des tiers. Si des personnes se faisaient connaître
comme étant en dette de sang avec vos cousins, vous pourriez également faire appel à des ONG
ou à des médiateurs, de façon à régler ce problème à l’amiable. En effet, ces organisations ont
pour mission de faciliter les rencontres entre les familles concernées et de trouver une issue
pacifique à la vendetta. Ces organisations qui agissent de plusieurs années en Albanie
connaissent d’ailleurs un certain succès (voir document versés au dossier administratif).
Dans ces conditions, les documents que vous présentez à l’appui de votre demande d’asile, à
savoir un article issu d’un magazine anglais mentionnant la mort de votre frère, la vidéo de
l’enterrement et 4 photos de la tombe de celui-ci, votre passeport albanais, le permis de conduire
de votre mari, ainsi qu’un témoignage écrit par l’abbé de Mérode, ne sont pas en mesure de
restaurer le bien fondé de votre crainte de persécution ou d’atteintes graves.
C. Conclusion
Sur base des éléments figurant dans votre dossier, je constate que vous ne pouvez pas être
reconnu comme réfugié au sens de l'article 48/3 de la loi sur les étrangers. Vous n'entrez pas
non plus en considération pour le statut de protection subsidiaire au sens de l'article 48/4 de la
loi sur les étrangers. »
2.
Le recours
2.1.
La partie requérante confirme, en l’étoffant, l’exposé des faits figurant dans la décision
entreprise. Lors de l’audience du 17 avril 2008, elle précise que sa sœur a récemment
été contrainte de quitter l’Albanie en raison de la Vendetta pesant sur leur famille.
2.2.
En annexe à sa requête, elle produit 4 rapports relatifs au phénomène de la vendetta en
Albanie. Elle souligne que ces rapports viennent compléter les informations déjà
présentes dans les rapports qu’elle a déposés antérieurement, et ce dans le but de
contrer adéquatement les informations générales produites par la partie défenderesse et
sur lesquelles se fonde la décision attaquée. Lors de l’audience du 17 avril 2008, elle
produit en outre une attestation du « Comité de réconciliation nationale », association
dont le but est de lutter contre le phénomène de la vendetta en Albanie, confirmant que
la sœur de la requérante a été contrainte de fuir l’Albanie en raison des menaces de
vengeance visant leur famille.
2.3.
-
La partie requérante prend un moyen unique « de :
la violation de la loi du 29 juillet 1991 sur la motivation formelle des actes administratifs
notamment de ses articles 2 et 3 ;
la violation de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour,
l’établissement et l’éloignement des étrangers en son article 62 ;
la violation des principes généraux de droit et plus particulièrement, le principe général
de bonne administration, le principe de proportionnalité, le principe d’une saine gestion
administrative qui veut que toute décision repose sur des motifs légitimes et légalement
admissibles, les principes d’équité, du contradictoire, de gestion consciencieuse ;
-
-
l’erreur manifeste d’appréciation, la contrariété, l’insuffisance dans les causes et les
motifs ;
la violation de la définition de la qualité de réfugié telle que prévue par la Convention
internationale sur le statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 [ci-après : « la
Convention de Genève »] ;
la violation des articles 48/3, 48/4 et 48/5 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au
territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers [ci-après : « la loi »] ;
la violation de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’Homme et des libertés fondamentales. »
2.4.
Dans une première branche de son moyen, elle rappelle le contenu des obligations que
ces principes et dispositions imposent à l’administration. Elle expose ensuite les raisons
pour lesquelles elle considère que la partie défenderesse a mal apprécié la crédibilité et
le fondement des craintes invoquées par la requérante au regard de ces obligations et
des circonstances de faits propres à l’espèce.
2.5.
Elle fait notamment valoir que la requérante a pu donner certaines indications sur les
auteurs de la vendetta et qu’exiger d’elle de préciser l’identité des diverses familles
offensées par ses cousins est en l’espèce disproportionné. Elle explique l’absence
d’information trouvée par les services de documentation de la partie défenderesse au
sujet de ses cousins par le caractère isolé de leur région d’origine et rappelle qu’elle a
pour sa part déposé des pièces corroborant ses déclarations, notamment le témoignage
de l’abbé de Mérode et un article de presse mentionnant le meurtre de son frère. Elle
cite également des extraits des rapports qu’elle dépose aux termes desquels le
phénomène de la vendetta s’est étendu aux femmes ; il n’existe généralement pas
d’alternative de protection interne pour ses victimes en Albanie et les autorités
albanaises ne sont pas en mesure de leur offrir une protection effective.
2.6.
Dans une deuxième branche, elle reproduit l’analyse du Haut Commissariat aux Nations
Unies pour les Réfugiés (HCR) contenue dans son rapport du 17 mars 2006 sur le
phénomène de la vendetta et le rattachement des craintes invoquées par ses victimes
aux critères requis par l’article 1 er de la Convention de Genève. Elle fait valoir qu’au vu
des recommandations du HCR contenues dans cette note, les craintes de la requérante
doivent être analysées comme liées à son appartenance à un groupe social et qu’il y a
lieu par conséquent de lui reconnaître la qualité de réfugié.
2.7.
Dans une troisième branche, elle reproche à la partie défenderesse de s’être fondée
« sur des motifs erronés » pour refuser de lui octroyer, à tout le moins, le statut de
protection subsidiaire.
2.8.
Dans son dispositif, elle sollicite à titre principal la réformation de la décision entreprise
et la reconnaissance de la qualité de réfugié et à titre subsidiaire, l’annulation de la
décision entreprise et le renvoi du dossier au Commissariat Général pour que la
requérante puisse être entendue sur les points litigieux. A titre infiniment subsidiaire, elle
demande l’octroi du statut de la protection subsidiaire.
3
Eléments nouveaux
3.1
La partie requérante dépose, en annexe à sa requête, les documents suivants :
-
-
Association ALBANIA, « Le Kanum et la vendetta en Albanie : du mythe à la réalité » ;
Immigration and Refugee Board of Canada, Responses to information requests,
« Albania : possiblity for those targeted in blood feuds to relocate within Albania ; wether
avengers can locate and targeted individuals who have relocated in other areas of
Albania (2005-2006), 13/09/06 ;
Immigration and Refugee Board of Canada, Responses to information requests,
-
« Albania : protection available to persons targeted in blood feuds from the government,
police, judiciary system and non-governmental organisations ; effectiveness of protection
measures (2005-2006), 22/09/06 ;
Position de l’UNHCR sur les demandes de statut de réfugié dans le cadre de la
Convention de 1951 relative au Statut de Réfugiés sur une crainte de persécution en
raison de l’appartenance d’un individu à une famille ou à un clan impliqué dans une
vendetta, 17/03/06.
Lors de l’audience du 17 avril 2008, elle précise que sa sœur a récemment été contrainte
de quitter l’Albanie en raison de la Vendetta pesant sur leur famille et dépose une
attestation délivrée à cette dernière le 30 mars 2008 par le Comité de réconciliation
national.
3.2
Aux termes de l’article 39/76 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et
l’éloignement des étrangers (ci-après appelée « la loi ») :
« § 1 er. Le président de chambre saisi ou le juge au contentieux des étrangers
désigné examine s'il peut confirmer ou réformer la décision attaquée.
Le président de chambre saisi ou le juge au contentieux des étrangers désigné
examine uniquement les nouveaux éléments quand il a été satisfait aux deux
conditions suivantes :
1° ces nouveaux éléments sont repris dans la requête initiale ou, en cas d'introduction
d'une demande d'intervention, en application de l'article 39/72, § 2, dans cette
demande ;
2° le requérant ou la partie intervenante dans le cas prévu à l'article 39/72, § 2 doit
démontrer qu'il n'a pas pu invoquer ces éléments dans une phase antérieure de la
procédure administrative.
Par dérogation à l'alinéa 2 et, le cas échéant, à l'article 39/60, alinéa 2, le Conseil
peut, en vue d'une bonne administration de la justice, décider de tenir compte de tout
nouvel élément qui est porté à sa connaissance par les parties, en ce compris leurs
déclarations à l'audience, aux conditions cumulatives que :
1° ces éléments trouvent un fondement dans le dossier de procédure;
2° qu'ils soient de nature à démontrer d'une manière certaine le caractère fondé ou
non fondé du recours;
3° la partie explique d'une manière plausible le fait de ne pas avoir communiqué ces
nouveaux éléments dans une phase antérieure de la procédure.
3.3
Lorsqu’un nouvel élément est produit devant le Conseil, l’article 39/76, § 1er, alinéas 2 et
3 de la loi, doit être interprété en ce sens qu’il ne limite pas le pouvoir de pleine juridiction
du Conseil du contentieux des étrangers qui connaît des décisions du Commissaire
général aux réfugiés et aux apatrides (Cour constitutionnelle, arrêt n° 81/2008 du 27 mai
2008, dispositif, in Mon. b., 2 juillet 2008). Cela implique notamment que cette disposition
doit se lire, pour être conforme à la volonté du législateur de doter le Conseil d’une
compétence de pleine juridiction en cette matière, comme imposant au Conseil
d’examiner tout élément nouveau présenté par le requérant qui soit de nature à
démontrer de manière certaine le caractère fondé du recours et d’en tenir compte
(Ibidem, § B29.5).
3.4
Le Conseil observe que les documents joints à la requête et celui produit ultérieurement,
ainsi que les déclarations de la requérante à l’audience du 17 avril 2008 concernant sa
sœur, correspondent aux conditions légales telles qu’elles sont interprétées par la Cour
constitutionnelle. Partant, il décide de les examiner.
4
Examen de la demande au regard de l’article 48/3 de la loi
4.1.
L’article 48/3 de la loi en son paragraphe premier est libellé comme suit : « Le statut de
réfugié est accordé à l’étranger qui satisfait aux conditions prévues par l’article 1 er de la
Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, modifiée par le
protocole de New York du 31 janvier 1967 [ci-après dénommée « convention de
Genève »]». Ledit article 1 er de la Convention de Genève précise que le terme
« réfugié » s’applique à toute personne «qui craignant avec raison d’être persécutée du
fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe
social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et
qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays».
4.2.
Dans la présente affaire, la décision attaquée se fonde sur le constat que diverses
imprécisions empêchent d’accorder crédit aux déclarations de la requérante et qu’elle
n’établit pas qu’elle ne pourrait pas bénéficier d’une protection auprès de ses autorités
nationales, au besoin dans une autre partie du pays. Le Conseil n’est pas convaincu par
ces motifs.
4.3.
Ainsi, le Conseil estime qu’il ne peut être reproché à la requérante de ne pas avoir été en
mesure d’identifier précisément les personnes qui sont impliquées dans la vendetta
déclarée contre sa famille. Le Conseil rejoint à ce propos le moyen développé par la
partie requérante aux termes duquel « une vendetta est une guerre privée mettant en
cause des familles et […] par conséquent, une identification raisonnable de celles-ci
devrait suffire ». En outre, il relève que la requérante a donné de nombreuses indications
lors de ses auditions sur les familles susceptibles de constituer un danger pour elle et
ses proches (v. dossier administratif, audition du 8 octobre 2007, pp. 7-9).
4.4.
En tout état de cause, le Conseil rappelle que les déclarations de la requérante sont
circonstanciées et constantes et qu’elles ont en outre été étayées, dès l’introduction de la
présente demande d’asile, de deux documents dont ni l’authenticité ni la fiabilité ne sont
contestées (le témoignage de l’abbé de Mérode et l’article d’un journaliste anglais),
lesquels attestent l’existence de la Vendetta pesant sur la famille de la requérante. Dans
ces circonstances, quelques imprécisions ne pourraient raisonnablement justifier que la
réalité de cette vendetta soit mise en doute.
4.5.
Le Conseil ne peut davantage se rallier au motif indiquant qu’en tant que femme, la
requérante ne risque pas d’être menacée Les documents produits par la partie
requérante (l’article de l’Association Albania intitulé « le Kanun et la vendetta en Albanie :
du mythe à la réalité », v. dossier procédure, documents joints à la requête introductive
d’instance, pièce n°1, document n°2 ; attestation produite par la partie requérante datée
du 30 mars 2008, v. dossier procédure, pièce 16) suffisent en effet à établir qu’il ne peut
aujourd’hui être exclu que des femmes soient victimes de vendetta.
4.6.
L’actualité de la crainte de la requérante est par ailleurs établie à suffisance dès lors
qu’il résulte de ses déclarations à l’audience du 17 avril 2008 que sa sœur, qui vivait à
Shkodër au moment de la prise de la décision entreprise, a également quitté l’Albanie en
raison des menaces qui pesaient sur elle et sa famille (v. annexe 26 de la sœur de la
requérante, dossier procédure, pièce n°11). Le départ de cette dernière, ainsi que sa
récente demande d’asile en Belgique, privent de toute pertinence le motif de la décision
entreprise fondé sur la circonstance qu’elle n’avait pas rencontré de problèmes en
Albanie.
4.7.
S’agissant du nouveau document déposé lors de l’audience du 17 avril 2008, le Conseil
observe que la partie défenderesse n’en a contesté ni l’authenticité ni la fiabilité, en dépit
du délai qui lui avait été laissé pour l’analyser. Or cette attestation, délivrée le 30 mars
2008 par le Comité de réconciliation nationale (v. dossier procédure, pièce 16),
association par ailleurs citée dans le document de réponse rédigé par le service de
documentation de la partie défenderesse elle-même, confirme la réalité de la vendetta
alléguée et l’actualité des menaces qui pèsent sur les membres de la famille de la
requérante.
4.8.
Le Conseil ne peut davantage se rallier au motif relatif au caractère local des faits
relatés. En effet, il ressort des déclarations de la requérante que les cousins de cette
dernière se sont rendus coupables de crimes dans plusieurs régions d’Albanie ainsi qu’en
Serbie-Monténegro (v. dossier administratif, audition du 8 octobre 2007, pp. 4-5). Dès
lors, vu l’étendue des crimes perpétrés, il n’est pas exclu que la requérante puisse être
retrouvée par les nombreuses familles engagées dans la vendetta qui menace sa famille.
4.9.
En ce qui concerne plus généralement les possibilités de protection auprès de ses
autorités nationales, le Conseil observe qu’un document déposé par le Commissaire
général lui-même (document de réponse Alb2007-33 daté du 19 décembre 2007, v.
dossier procédure, pièce n°12) souligne que dans certains cas, la protection des autorités
peut se révéler insuffisante.
4.10.
Enfin, le Conseil n’aperçoit dans les déclarations successives de la requérante et de son
mari, aucune indication justifiant que sa bonne foi soit mise en cause. Il résulte de ce qui
précède qu’il existe suffisamment d'indices du bien-fondé des craintes alléguées par la
partie requérante pour justifier que le doute lui profite. Au vu de la teneur et de la
convergence des documents précités, le Conseil ne peut exclure qu’en cas de retour
dans son pays, la vie de la requérante soit menacée par la vendetta qui pèse contre sa
famille.
4.11.
S’agissant du rattachement des craintes alléguées aux critères requis par l’article 1 er de
la Convention de Genève, le Conseil rappelle qu’aux termes de l’article 48/3, §4, d) de la
loi « un groupe doit être considéré comme un certain groupe social lorsque entre autre :
- ses membres partagent une caractéristique innée ou des racines communes qui ne
peuvent être modifiées, ou encore une caractéristique ou croyance à ce point essentielle
pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y
renonce et
ce groupe a une identité propre dans le pays en question parce qu’il est perçu
comme étant différent par la société environnante ».
4.12.
Le Conseil estime qu’une famille peut répondre à la définition précitée et se réfère à cet
égard à la jurisprudence antérieure de la Commission permanente de recours pour les
réfugiés (voir notamment décision du 19 avril 2007 n°F2579).
4.13.
Le HCR considère pour sa part (v. document joint à la requête, dossier procédure, pièce
n°1, document n°5) qu’une unité familiale représente l’exemple type d’un « certain
groupe social ». Selon cette institution, une famille « est un groupe socialement
perceptible dans la société et les individus sont perçus par la société en fonction de leur
appartenance familiale. Les membres d’une famille, qu’ils le soient sur la base de liens de
sang ou d’un acte de mariage et de liens de parenté, respectent les critères de la
définition car ils partagent une caractéristique commune qui est innée et immuable et
aussi essentielle et protégée (…). De plus, la famille est largement perçue comme une
unité identifiable, dont les membres peuvent être facilement différenciés de la société
dans son ensemble ». Il conclut son analyse en soulignant qu’une demande d’asile
fondée sur la crainte de persécution d’un individu en raison de son appartenance à une
famille ou à un clan impliqué dans une vendetta, peut, selon les circonstances
particulières de l’espèce, aboutir à une reconnaissance du statut de réfugié au sens de la
Convention de 1951.
4.14.
En l’espèce, le Conseil tient pour établi que la requérante est menacée, de manière
ciblée, en raison de son appartenance à une famille particulière et sur la base d’un code
d’honneur et de conduite. Au vu de ce qui précède, il considère que sa crainte doit
s’analyser comme une crainte d’être exposée à des persécutions en raison de son
appartenance au groupe social constitué de sa famille.
4.15.
En conséquence, il apparaît que la requérante a quitté son pays d’origine et en reste
éloignée par crainte d’être persécutée au sens de l’article 1er, section A, §2, de ladite
Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés. Dès lors, il y a
lieu de réformer la décision attaquée et de reconnaître à la partie requérante la qualité de
réfugié.
PAR CES MOTIFS,
LE CONSEIL DU CONTENTIEUX DES ETRANGERS DECIDE :
Article unique
Le statut de réfugié est reconnu à la partie requérante.
Ainsi prononcé à Bruxelles, en audience publique de la chambre, le six novembre deux mille
huit par :
,
,
Mme A. BIRAMANE,
Le Greffier,
A. BIRAMANE.
.
Le Président,
.