Mai-Thu Perret, la tentation des utopies

Transcription

Mai-Thu Perret, la tentation des utopies
Le Temps
E. Grandjean, ‘Mai-Thu Perret, la tentation des utopies’
26 May 2015
ART CONTEMPORAIN Mardi 26 mai 2015
Mai-Thu Perret, la tentation des utopies
Emmanuel Grandjean
L’artiste genevoise accroche ses derniers travaux chez le marchand d’art Marc Blondeau. Elle expose
au Quartier des Bains à Genève, qui fêtera le 28 mai son 10e anniversaire
Dans l’espace en sous-sol du marchand d’art Marc Blondeau, à partir de jeudi, c’est Moon Palace. On
pense forcément au livre de Paul Auster, à une attraction foraine où le visiteur ferait des bonds en
atmosphère zéro gravitation. Sauf que non. Si l’artiste genevoise Mai-Thu Perret se bâtit là un palais
lunaire, c’est pour d’autres raisons. «Parce que les pièces pourraient s’accrocher aux murs d’un
château. Et puis aussi parce que ma dernière exposition s’intitulait Astral Plane. Ici, on reste dans
cette ambiance décalée avec des pièces qui sont le produit de l’artisanat et du savoir-faire, mais qui
font très science-fiction. Je me dis aussi qu’un jour ces titres mis bout à bout pourraient bien
raconter une sorte d’histoire.»
Une histoire qui démarre à la toute fin des années 1990. Mai-Thu Perret prend la direction de Forde,
l’espace d’art contemporain de l’Usine, avec le commissaire d’exposition Fabrice Stroun. Elle crée
dans la foulée New Ponderosa, communauté féministe des années 70. Elle invente tout: la biographie
de ce groupe fictif planqué quelque part dans le Nouveau-Mexique et sa production potentielle
d’objets en tissu et en terre cuite.
Le Temps
E. Grandjean, ‘Mai-Thu Perret, la tentation des utopies’
26 May 2015
Si cela fait quelques lunes que les filles de New Ponderosa ne sont pas réapparues, il en reste
toujours quelque chose dans le travail de la Genevoise. Un fil conducteur qui se déroule à travers
l’utilisation de la céramique, de la broderie, bref à travers des métiers artisanaux marginalisés par
l’art contemporain «et qui évoquent une pratique domestique un peu kitsch, l’ameublement
d’intérieur et plus généralement le travail féminin». Mais pas seulement. Mai-Thu Perret cultive une
attraction pour la modernité, cette époque qui portait le projet collectif de fusionner l’art et la vie.
C’est le Bauhaus, avec le design et l’harmonie des couleurs, ou encore l’avant-garde russe, pour qui
la confection de vêtements, la peinture et la danse participaient du nouveau monde imposé par la
machine et le progrès, sans oublier le mouvement anglais Arts & Crafts, créé au XIXe siècle par
William Morris, qui préfigurent toutes ces utopies de création à plusieurs.
Les œuvres de Moon Palace ravivent ces illusions. Sur les murs de Marc Blondeau, des tapisseries
ovales tissées par un atelier mexicain qui réalise des Gobelins, textiles fabriqués sur des métiers
selon une technique mise au point sous Henri IV. Les motifs? Les veines d’une plaque de marbre et
un dessin de Mai-Thu Perret, sorte de paysage abstrait interprété en fils serrés. Un boulot
monumental compte tenu de la difficulté des modèles de base. «L’ovale est une forme intéressante,
c’est à la fois un œuf et un visage. Il appartient aussi au vocabulaire géométrique de la modernité. On
pense à la tête en bronze de Brancusi et aux sculptures des Cyclades.» Ou à Sophie Taeuber-Arp, qui
a beaucoup utilisé la broderie et le point de croix dans son œuvre. L’artiste suisse du billet de
50 francs, à qui le Kunsthaus d’Aarau consacrait une vaste rétrospective l’année dernière, se retrouve
dans plusieurs pièces présentées ici. Notamment dans une autre tapisserie de 3 mètres de haut pour
2 de large qui représente des combinaisons de carrés colorés inspirées par l’œuvre de la Zurichoise.
Et aussi dans un étrange objet réalisé en osier noir. Une sculpture dont on ne sait pas s’il s’agit d’un
pion de jeu de société, d’un barbecue ou d’un vaisseau de l’espace. «C’est tiré d’une boîte en bois de
Sophie Taeuber qui, ouverte, ressemble à un calice. A cette taille et avec ce matériau, la valeur
d’usage disparaît complètement. J’aime ce genre d’objet, à la fois intrigant et inattendu. Sans jamais
faire de la citation pure, c’est le type de formes trouvées qui m’inspire.»
Manière de dire aussi que dans le travail de Mai-Thu Perret, il est souvent question de
transformation. C’est la façon dont un atelier de Guadalajara va interpréter une gouache sur son
métier à tisser, celle d’un vanneur qui reproduit en format géant un gobelet dadaïste ou encore la
réaction à la cuisson d’une pièce en céramique. Mais qui dit transformation, dit forcément surprise.
«En tant qu’artiste, il faut savoir supporter les accidents artistiques, reprend la Genevoise. Le hasard,
le côté imprévisible fait partie de notre travail.» C’est le cas de ces grandes plaques d’émaux,
triptyques constitués de triangles combinés sur le mur comme des logos. «Ou comme des peintures
abstraites américaines des années 70. C’est très compliqué d’obtenir des pièces rigoureusement
droites en céramique, surtout de cette envergure. De la même manière, la couleur varie. Il y a des
nuances, des ombres, des bulles qui apparaissent mais que vous n’attendiez pas. Cela donne de la
profondeur. La pièce vibre, elle est vivante.» Comme un tableau, dans le fond. «Mon travail tourne
beaucoup autour de cette question de la peinture. Et de comment réussir à en faire avec d’autres
moyens qu’un châssis et de la peinture.»