CHRONIQUE DE LA JURISPRUDENCE DE LA COUR

Transcription

CHRONIQUE DE LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
CHRONIQUE DE LA JURISPRUDENCE
DE LA COUR INTERAMÉRICAINE
DES DROITS DE L’HOMME
(2002-2004) (1)
Caroline LALY-CHEVALIER
Maître de conférences à l’Université de Lille II
Fanny DA POÏAN
Doctorante, ATER à l’Université de Lille II
et
Hélène TIGROUDJA
Professeur à l’Université d’Artois
(Faculté de droit de Douai)
1. L’objet de cette chronique est de rendre compte de la jurisprudence consultative et contentieuse de la Cour interaméricaine des
droits de l’homme (ci-après, la Cour), rendue sur le fondement des
articles 44, 62 et 64 de la Convention américaine des droits de
l’homme de 1969 (ci-après, la Convention) (2). Dans la période cou(1) Les auteurs de la chronique ont choisi de reprendre l’analyse de la jurisprudence de la Cour à partir du 1er janvier 2002, dans la mesure où ses décisions antérieures ont fait l’objet d’un ouvrage, rédigé par notamment un des auteurs de la présente chronique, La Cour interaméricaine des droits de l’homme. Analyse de sa
jurisprudence consultative et contentieuse, Bruxelles, Nemesis/Bruylant, (Coll. «Droit
et justice», n° 41), 2003. Des renvois à cet ouvrage seront faits en ce qui concerne
les arrêts et avis rendus avant 2002. Tous les passages cités en français ont été traduits de l’anglais et de l’espagnol par nos soins.
(2) Article 44 de la Convention : «Toute personne ou tout groupe de personnes, toute
entité non gouvernementale et légalement reconnue dans un ou plusieurs Etats membres
de l’Organisation peuvent soumettre à la Commission des pétitions contenant des dénonciations ou plaintes relatives à une violation de la présente Convention par un Etat
partie».
Article 62 : «1. Tout Etat partie peut, au moment du dépôt de son instrument de
ratification ou d’adhésion à la présente Convention, ou à tout autre moment ultérieur,
déclarer qu’il reconnaît comme obligatoire, de plein droit et sans convention spéciale, la
compétence de la Cour pour connaître de toutes les espèces relatives à l’interprétation
→
460
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
verte par la présente chronique (2002-2004), deux avis consultatifs
et vingt-neuf arrêts ont été rendus et l’on peut constater que d’une
manière générale, ces décisions s’inscrivent dans la continuité des
principes posés dans la jurisprudence antérieure de la Cour interaméricaine, tant du point de vue de l’interprétation des dispositions
substantielles de la Convention que de ses règles procédurales : les
nombreuses affaires de disparitions forcées, d’exécutions extra-judiciaires, de détentions au secret ont conduit la Cour à réaffirmer les
obligations primaires et secondaires de l’Etat, portant sur la protection de l’intégrité de la personne, la nécessaire lutte contre l’impunité et la réparation qui doit être garantie à la victime et à sa
famille. D’autres, telles que celle concernant la liberté d’expression
d’un ancien candidat aux élections présidentielles au Paraguay ou
celle concernant la protection spécifique qui doit être accordée aux
mineurs privés de liberté, ont soulevé des problèmes nouveaux que
la Cour n’avaient pas eu l’occasion de régler.
Avant même d’entrer dans l’analyse de ces avis et décisions, une
remarque d’ordre général s’impose : cette période a été marquée par
un nombre relativement important d’affaires qui ne soulevaient pas
réellement de litige, dans la mesure où l’Etat avait reconnu sa responsabilité internationale pour les violations dénoncées (3), ce qui
n’a cependant pas empêché la Cour de procéder à une analyse au
fond des griefs lorsqu’elle a estimé que cette reconnaissance n’était
que partielle et insatisfaisante (4) ou que le constat judiciaire de
←
ou à l’application de la Convention. 2. La déclaration peut être faite inconditionnellement, ou sous condition de réciprocité, ou pour une durée déterminée ou à l’occasion
d’espèces données. Elle devra être présentée au Secrétaire général de l’Organisation,
lequel en donnera copie aux autres Etats membres de l’Organisation et au Greffier de
la Cour. 3. La Cour est habilitée à connaître de toute espèce relative à l’interprétation
et à l’application des dispositions de la présente Convention, pourvu que les Etats en
cause aient reconnu ou reconnaissent sa compétence, soit par une déclaration spéciale,
comme indiqué aux paragraphes précédents, soit par une convention spéciale.»
Article 64 : «1. Les Etats membres de l’Organisation pourront consulter la Cour à
propos de l’interprétation de la présente Convention ou de tout autre traité concernant
la protection des droits de l’homme dans les Etats américains. De même les organes énumérés au Chapitre X de la Charte de l’Organisation des Etats Américains, réformée
par le Protocole de Buenos Aires, pourront consulter la Cour au sujet de questions relevant de leur compétence particulière. 2. Sur la demande de tout Etat membre de l’Organisation, la Cour pourra émettre un avis sur la compatibilité de l’une quelconque des
lois dudit Etat avec les instruments internationaux précités.»
(3) Cour interam. dr. h., arrêt du 18 sept. 2003, Bulacio c. Argentine, C n° 100;
arrêt du 25 nov. 2003, Mack Chang c. Guatemala, C n° 101; arrêt du 04 mai 2004,
Molina Theissen c. Guatemala, C n° 106.
(4) Cour interam. dr. h., arrêt du 27 nov. 2003, M. Urrutia c. Guatemala, C n° 103.
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
461
violation revêtait une importance particulière pour la famille de la
victime (5).
La chronique suivra le plan suivant : dans la première partie seront
traités les avis consultatifs rendus en 2002 et 2003 ainsi que les demandes actuellement examinées par la Cour (I). La seconde partie sera
consacrée à la jurisprudence contentieuse de la Cour qui a soulevé tant
des questions juridictionnelles et procédurales que substantielles (II).
I. – La jurisprudence consultative de la Cour
(article 64 de la Convention)
A. – Le statut juridique international de l’enfant
(avis consultatif n° 17)
2. A l’occasion de son avis consultatif n° 17 sur la Condition juridique et (les) droits de l’enfant (6), la Cour interaméricaine s’est
efforcée de contribuer à l’amélioration du statut de l’enfant en droit
international. La Cour avait déjà traité du cas des enfants dans
l’arrêt Villagran Morales, s’agissant de la situation particulière des
«enfants de la rue» (7). Dans l’avis n° 17, la question portait sur
l’interprétation des articles 8 et 25 de la Convention, certains Etats
ne respectant pas les garanties reconnues quand les mineurs sont
sujets et acteurs de procédures pénales, civiles ou administratives
et, sur le fait de savoir si les mesures spéciales établies à l’article 19
de la Convention sont des limites à l’arbitraire des Etats dans leurs
relations avec les enfants. La Commission sollicitait également la
formulation de critères généraux valables dans le cadre de la Convention. La Cour s’est déclarée compétente alors que, dans son opinion dissidente, le juge Jackman estime que la demande de la Commission était trop vague et que la Cour n’a pas à s’adonner à une
«spéculation purement académique», sans référence à des situations
concrètes justifiant la nécessité d’une opinion consultative. En
revanche, pour le juge Cançado Trindade, un tribunal des droits de
(5) Cour interam. dr. h., arrêt du 25 nov. 2003, Mack Chang c. Guatemala, C
n° 101, §116 : «La Cour estime qu’eu égard à la nature de la présente affaire, adopter
un arrêt qui porte sur le fond des griefs constitue une forme de réparation pour la victime et ses proches mais également un moyen d’éviter la répétition future de violations
telles que celles qu’ont subies Myrna Mack Chang et ses proches».
(6) Cour interam. dr h., avis du 28 août 2002, Juridical Condition and Human
Rights of the Child, A n° 17.
(7) Cour interam. dr h., arrêt du 19 nov. 1999, Villagran Morales et autres c. Guatemala
(fond), C n° 63.
462
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
l’homme, doté comme l’est la Cour d’une vaste base juridictionnelle
dans le cadre de sa fonction consultative, ne peut occulter les situations tragiques dont sont particulièrement victimes les mineurs :
abandon, délinquance, déplacement, prostitution, travail forcé,
vente d’organes, conflits armés… La Cour a accepté de répondre à
la demande de la Commission interaméricaine en estimant, d’une
part, qu’il convenait de procéder à une interprétation «dynamique»
de l’article 19 de la Convention (8) à la lumière des circonstances
économiques et sociales actuelles auxquelles sont confrontés les
enfants et, d’autre part, qu’il fallait reconnaître l’enfant comme un
véritable sujet de droit (9). Les enfants sont une nouvelle fois définis par la Cour comme les mineurs de moins de 18 ans, sauf intervention d’une loi leur octroyant la majorité avant cet âge (10).
La Cour met l’accent sur le fait que l’enfant est titulaire de droits
que les Etats doivent respecter et sauvegarder. Les enfants ne disposent certes pas d’une pleine capacité juridique mais ils ne sont
pas dépourvus de la personnalité juridique reconnue à l’article 3 de
la Convention; ce sont des sujets de droit à part entière et pas seulement des «objets de protection». La prise en compte des droits de
l’enfant n’est pas novatrice en droit international. Pour rendre son
avis, la Cour s’inspire voire interprète de multiples instruments
internationaux (11), notamment la Convention des Nations Unies
sur les droits de l’enfant, reprenant par là même la démarche suivie
dans l’affaire Villagran Morales. La Cour précise, à cet égard, que
si elle a pu recourir à la Convention sur les droits de l’enfant dans
un cas contentieux, elle le peut, «à plus forte raison», dans le cadre
de sa fonction consultative (§30).
(8) «Tout enfant a droit aux mesures de protection qu’exige sa condition de mineur,
de la part de sa famille, de la société et de l’Etat».
(9) §28 de l’avis. La réponse pouvait également être légitimée par le fait que, dans
leurs observations, certains organismes comme l’Institut interaméricain de l’enfant
énoncent que tous les Etats américains n’ont pas encore entièrement mis leurs législations et leurs pratiques en adéquation avec les principes issus de la Convention des
Nations Unies sur les droits de l’enfant de 1989 ou même la Convention américaine
(§15 de l’avis).
(10) Conformément à l’article 1er de la Convention des Nations Unies sur les droits
de l’enfant de 1989.
(11) Au §26 de l’avis, sont recensés environ 80 instruments internationaux qui
sont susceptibles de s’appliquer aux enfants. A plusieurs reprises, la Cour fondera son
raisonnement sur certains d’entre eux notamment la Déclaration des Droits de
l’enfant adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 1959, la Résolution
de l’Assemblée générale 40/33 du 29 novembre 1985 sur les règles minima pour
l’administration de la justice pour mineurs (Règles de Beijing)…
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
463
Les enfants disposent de droits identiques à ceux des adultes.
C’est ainsi que, par exemple, lorsque leurs droits sont en jeu dans
une procédure judiciaire ou administrative, ils bénéficient des principes classiques d’accès à la justice consacrés aux articles 8 et 25 de
la Convention : juge indépendant et impartial, double degré de juridiction, présomption d’innocence, respect du contradictoire… Toutefois, ils disposent en plus de droits spéciaux caractérisés par une
protection accrue. Les délinquants, notamment, doivent être pris en
charge par des instances juridictionnelles inscrites dans la loi
pénale. Une assistance spécifique doit, en outre, être prévue pour les
enfants touchés par une situation d’abandon, de maladie, … La
Cour a tenu à préciser que la protection accrue des enfants n’est en
rien une pratique discriminatoire, contraire aux articles 1.1 et 24 de
la Convention (12), puisqu’ils sont dans une situation particulière
empreinte de faiblesse, de vulnérabilité et d’inexpérience (§55).
Le principe fondamental qui doit guider l’Etat dans la prise en
charge du développement et des droits de l’enfant est celui de l’«intérêt
supérieur de l’enfant», consacré à l’article 3 de la Convention sur les
droits de l’enfant. Toute intervention de l’Etat doit s’inspirer de ce
principe. La Cour insiste notamment sur la nécessité d’installations et
d’institutions qualifiées pourvues d’un personnel spécialement formé
pour l’enfance, sur la préservation de conditions dignes de vie (13), sur
le caractère décisif de l’éducation (14)…Il est intéressant de relever
que l’Etat doit également assurer pour l’enfant l’accès aux droits économiques, sociaux et culturels (15). L’accent est tout particulièrement
mis sur le rôle décisif que doit jouer la cellule familiale (16) qui constitue la meilleure des protections pour l’enfant. L’Etat doit donc
prendre les mesures adéquates pour la préserver. Une éventuelle séparation de l’enfant et de sa famille doit être exceptionnelle, temporaire
et guidée par la préservation de l’intérêt supérieur de l’enfant.
(12) L’article 1.1 de la Convention rejette toute forme de discrimination tandis
que l’article 24 consacre le principe d’égalité devant la loi.
(13) Le droit à la vie, consacré à l’article 4 de la Convention, est entendu comme
impliquant également des conditions dignes de vie (§80).
(14) Le juge Cançado Trindade insiste bien sur le fait que l’enfant doit comprendre
qu’il est un sujet de droit, ce notamment par le biais de l’acquisition de connaissances (§52 de son opinion concordante).
(15) §81 de l’avis. A cet égard, on pourrait quand même s’interroger sur une éventuelle discrimination par rapport aux adultes dans la mesure où la Convention américaine ne reconnaît que des droits civils et politiques et non des droits économiques,
culturels et sociaux.
(16) La Cour, s’inspirant des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme,
met en avant une vision étendue de la notion de famille, à savoir toutes les personnes
liées par un lien de parenté proche (§§69-70).
464
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
Enfin, il convient de noter que la protection des droits de l’enfant,
mise en relief par la Cour, est très étendue puisque, comme le relève
le juge Cançado Trindade, cette protection est erga omnes (17). En
effet, la Cour vise les articles 19 et 17 (18), en relation avec l’article
1.1, pour dire que les Etats doivent prendre toutes les mesures positives qui assurent la protection des enfants contre les mauvais traitements qui émanent non seulement des autorités publiques mais
aussi des particuliers. La Cour s’est notamment inspirée des arrêts de
la Cour européenne des droits de l’homme en la matière (19).
Ainsi, si tous les développements et dispositions mis en avant par
la Cour ne sont finalement que des «reprises» du droit international
des droits de l’homme déjà en vigueur, la Cour a quand même eu le
mérite de se prononcer, sans ambiguïté, en faveur d’une protection
maximale de l’enfant, dans une région du monde où les problèmes
économiques et sociaux récurrents ne la favorisent pas toujours.
B. – La condition des travailleurs migrants
(avis consultatif n°18)
3. L’avis n° 18 rendu à l’unanimité par la Cour le 17 septembre
2003 répond à une demande du Mexique introduite sur le fondement de l’article 64 de la Convention, que motivait implicitement
le contexte de relations tendues entre le Mexique et les Etats-Unis
à propos de la situation des travailleurs migrants (20). Il était
demandé à la Cour de se prononcer sur la condition juridique et les
droits des travailleurs migrants en situation irrégulière ainsi que sur
la nature et la valeur juridique du principe de non-discrimination et
d’égalité devant la loi (article 24 de la Convention).
Selon une position désormais classique (21), la Cour se reconnaît
préalablement compétente pour rendre un avis fondé sur les dispositions d’instruments conventionnels ou non-conventionnels relatives aux droits de la personne humaine. Elle réaffirme la large portée
de l’avis en précisant qu’il s’applique à tous les Etats membres de
l’OEA, qu’ils aient ou non ratifié la Convention.
(17) §§58-71 de l’opinion concordante du juge Cançado Trindade.
(18) Sur la protection de la famille.
(19) §90. Voy. spéc. Cour eur. dr. h., A. c. Royaume-Uni, 23 sept. 1998, §22.
(20) Pour un rappel du contexte et des faits entourant la saisine de la Cour, voy.
Tigroudja (H.), «Le statut des travailleurs migrants au regard de la protection des
droits de l’homme (nouvelle demande d’avis consultatif auprès de la Cour
interaméricaine»), Les Petites Affiches 16 avril 2003, n° 76, pp. 3 et s.
(21) Cour interam. dr. h., avis du 24 sept. 1982, Other Treaties subject to the advisory jurisdiction of the Court, A n° 1, §41.
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
465
En prévision de la position, hardie, qu’elle adoptera plus tard
dans l’avis au fond, la Cour ne manque pas de noter qu’elle est
appelée, dans le cadre d’une procédure qui n’a pas d’équivalent en
droit international, à déterminer le sens, l’objet et le but des normes
du droit international des droits de l’homme (§63). Dans ce contexte, la Cour rappelle l’obligation générale de respecter et garantir
les droits de l’homme, telle qu’elle résulte des principaux instruments conventionnels universels et régionaux mentionnés (§72-81),
et qu’elle qualifiera d’obligation erga omnes (§109).
Dans un second temps, la Cour examine les principes de l’égalité
de tous devant la loi et de non-discrimination, en prenant soin de
souligner les liens inextricables entre les deux (§85). Partant du
constat que les principes en cause sont consacrés dans de nombreux
instruments conventionnels et la jurisprudence, la Cour en déduit
l’existence d’une obligation universelle de respecter et garantir les
droits et libertés qui en découlent, tant dans l’ordre juridique international que dans la sphère juridique interne.
Dans un développement remarquable, marqué par l’empreinte de
son Président, la Cour affirme que le principe d’égalité de tous devant
la loi et de non-discrimination constitue un principe de jus cogens, dès
lors que son caractère fondamental irradie l’ordre public international
comme l’ordre public interne (§101). La Cour s’attache alors à préciser les effets juridiques de la prohibition de la discrimination. Ainsi,
l’obligation générale de respecter et garantir les droits de l’homme,
appréciée au travers du prisme du principe de non-discrimination, et
concernant tous les droits consacrés par la Convention interaméricaine et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
lie tous les Etats, voire même précise la Cour, dans le cadre particulier d’un système régional de protection des droits de l’homme, les
individus entre eux (22), et engendre des effets à l’égard des tiers
(§110). Dès lors, dans leur ordre juridique interne, les Etats ont l’obligation de respecter les droits individuels internationalement garantis,
indépendamment du statut de travailleur migrant ou national.
Si l’on peut se féliciter de la volonté de la Cour, déjà illustrée
dans un passé proche (23), de faire œuvre de développement pro(22) Dans son opinion, le Président Cançado Trindade affirme que selon lui, les
obligations de protection des droits de l’homme dans leur dimension verticale, lient
tant les organes publics de l’Etat que les individus dans leurs relations interindividuelles, opinion séparée, p. 29, §77.
(23) Voy. notamment Cour interam. dr. h., avis du 1er oct. 1999, The right to information on consular assistance in the framework of the guarantees of the due process of
law, A n° 16, avis qui a ouvert la voie à l’arrêt LaGrand, rendu par la CIJ en 2001.
466
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
gressif du droit international des droits de l’homme, voire du droit
international général, on ne peut qu’accueillir avec réserve la
démonstration quelque peu rapide de la Cour. En effet, si le caractère fondamental du principe est réaffirmé, c’est essentiellement,
selon les termes de la Cour, parce qu’ils s’appliquent à tous les
Etats, indépendamment du fait qu’ils soient ou non parties à un
traité spécifique (§173). Ce faisant, la Cour semble entretenir une
confusion entre les obligations erga omnes et les normes de jus
cogens. Plus précisément, la juridiction fait découler d’une caractéristique propre aux obligations erga omnes – l’intérêt juridique de
tous à voir respecter une obligation internationale – la nature impérative du principe de non-discrimination. En outre, si la Cour
recense les instruments conventionnels consacrant le principe, elle
s’abstient d’apporter la preuve de la consécration du principe dans
la pratique des Etats et des juridictions internationales. On ne peut
certes exclure qu’une norme de jus cogens puisse découler du droit
conventionnel. La question n’est pas tranchée en droit international
positif. Pour autant, en l’espèce et sans autre démonstration, la
Cour interaméricaine insiste sur le fait que le principe de jus cogens
qu’elle vise découle bien du droit international général (24).
L’insatisfaction de l’observateur est renforcée par le fait qu’il ne
saurait être contesté que des dérogations au principe d’égalité et de
non-discrimination sont admises en droit international des droits de
l’homme. Indiscutablement, le principe analysé ne figure pas dans la
catégorie des droits intangibles auxquels il ne peut être dérogé quelles
que soient les circonstances (25). Certes, l’avis rappelle que la
«distinction», qui est admise en raison de son caractère raisonnable,
proportionné et objectif, ne doit pas être confondue avec la
«discrimination», intrinsèquement contraire au respect du droit inter(24) Dans son opinion jointe à l’avis, le Président Cançado Trindade n’hésite pas à
affirmer que «[the Law] does not emanate from the inscrutable ’will’ of the States, but
rather from human conscience. General or customary international law emanates not so
much from the practice of States (…), but rather from the opinio juris communs of all
the subjects of International Law (the States, the international organizations, and the
human beings). Above the will is the conscience», p. 32, §87. Cette tendance à distordre
les éléments constitutifs de la coutume se retrouve en droit international pénal, où sous
couvert d’une démarche «universaliste» et d’«humanisation du droit international», le
principe de légalité n’est plus apprécié strictement, voy. par ex. Tribunal spécial pour
la Sierra Leone, Décision sur la compétence-Enrôlement des enfants, 31 mai 2004,
www.sc-sl.org. Du point de vue de la pratique des Etats, le nombre limité de ratifications du Protocole 12 relatif à l’interdiction générale de discrimination et dont
l’entrée en vigueur est prévue en avril 2005, conforte les doutes en la matière.
(25) Par ex., art. 27 de la Convention américaine; art. 15 de la Convention européenne.
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
467
national des droits de l’homme (§89-95). Pour autant, la Cour ne saurait déduire, de la seule interdiction des différences de traitement qui
ne répondent pas à des conditions objectives, l’absence absolue de
dérogations au principe en cas de circonstances exceptionnelles.
Or, faut-il le rappeler, s’il est un élément nécessaire sur lequel les
Etats, et la doctrine, s’accordent pour qualifier une norme de jus
cogens, c’est bien le caractère indérogeable de la norme. Il ne suffit
pas, comme le fait la Cour, de tirer des conséquences de la qualification de l’obligation - le fait qu’aucun acte juridique contraire ne
saurait être admis – un critère de ladite qualification. Enfin, la Cour
ne tire aucune conséquence directe, sur le plan des traités, de sa
qualification pourtant appuyée sur les articles 53 et 64 de la Convention de Vienne sur le droit des traités.
Il est largement admis en droit international général qu’une obligation peut avoir un caractère erga omnes sans pour autant être élevée au rang de norme impérative. Ce n’est que si l’on réduit la définition du jus cogens aux obligations du droit international général
et dues à la communauté internationale dans son ensemble, que jus
cogens et obligations erga omnes se confondent (26).
Ces prémices posées, la Cour s’attache à appliquer le principe aux
travailleurs migrants. Soulignant la situation de grande vulnérabilité de ces derniers, aggravée par le contexte de la mondialisation
et la globalisation, la Cour consacre l’interdiction faite à l’Etat de
discriminer les migrants ou de tolérer des pratiques discriminatoires. S’il est acquis que l’Etat reste maître de sa politique d’immigration et libre de décider d’un traitement différencié entre les
migrants et les nationaux, ou entre les migrants légaux ou en situation irrégulière – sous réserve que ces distinctions soient raisonnables, objectives et proportionnées –, en revanche, la régularité de la
situation d’un migrant sur le territoire ne saurait constituer une
(26) La Cour semble avoir adopté la démarche de la CDI qui brouille, dans son projet sur la responsabilité des Etats adopté en 2001, la distinction entre les obligations
erga omnes et les obligations découlant des normes impératives. Dans le commentaire
des articles 41 et 42, la CDI affirme que «[l]es exemples d’obligations envers la communauté internationale dans son ensemble donnés par la Cour internationale de justice
concernent tous des obligations qui, de l’avis général, découlent de normes impératives du
droit international général. De même, les exemples donnés par la Commission dans son
commentaire relatif à ce qui est devenu l’article 53 de la Convention de Vienne concernent des obligations envers la communauté internationale dans son ensemble», A/56/10,
p. 302. Les normes impératives et les obligations envers la communauté internationale
peuvent être vues, selon la CDI, comme «des aspects d’un même concept» et «se recoupent de façon substantielle». Il n’y aurait qu’ «une différence de perspective».
468
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
condition de respect du principe d’égalité et de non-discrimination
et de garantie d’exercice des droits fondamentaux. Partant, les
garanties minimales de protection juridictionnelle doivent pouvoir
bénéficier aux migrants sans discrimination (§122).
Dans la dernière partie de l’avis, la Cour s’intéresse plus précisément aux droits des travailleurs migrants en situation irrégulière.
La Cour affirme, faisant fi des dissensions entre Etats sur la question, que dès lors qu’une personne exerce une activité rémunérée,
elle peut être qualifiée immédiatement de «travailleur». A ce titre,
elle doit pouvoir bénéficier automatiquement de tous les droits –
inaliénables (§157) – attachés à son statut, indépendamment de sa
qualité de migrant ou non, et, ajoute-t-elle, ne saurait faire l’objet
d’une discrimination à ce titre en raison de sa situation irrégulière.
Il est entendu en effet que ces droits sont une conséquence directe
de la relation de travail dès l’instant où l’Etat ou les personnes concernées font le choix de l’instaurer. Partant, tout Etat a non seulement, en tant qu’employeur, l’obligation de respecter et garantir la
jouissance et l’exercice des droits sociaux de tous les travailleurs,
qu’ils soient nationaux ou migrants, légaux ou irréguliers, mais
aussi l’obligation de ne pas tolérer les pratiques et les situations de
discrimination dans les relations de travail entre particuliers. A
défaut, la responsabilité, aggravée (§106), de l’Etat pour son propre
fait ou celui de ses ressortissants serait mise en cause. On notera
cependant que la Cour interaméricaine n’en tire aucune conséquence
et n’évoque pas la question des dommages punitifs (27).
C. – L’introduction de nouvelles demandes
d’avis consultatifs
En 2003, la Cour a été saisie de deux nouvelles demandes d’avis,
l’une introduite par la Commission et concernant les obligations
internationales des Etats qui n’ont pas aboli la peine de mort et
l’autre, introduite par le Venezuela, et portant sur le contrôle des
actes de la Commission.
1. Réformes constitutionnelles et peine de mort
4. Les trois questions posées à la Cour peuvent se résumer en une
seule : un Etat qui modifie sa Constitution en un sens contraire à la
jurisprudence de la Cour relative à la peine de mort se rend-il respon(27) Sur la question des dommages punitifs examinée dans le cadre de la procédure
contentieuse, voy. infra, §35.
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
469
sable de violations de la Convention? La demande s’inscrit dans le
contexte des réactions des Etats Caraïbes à l’arrêt de la Cour Hilaire
et autres c. Trinité et Tobago dans lequel la Cour définit les obligations
de l’Etat au titre des article 4 et 5 de la Convention lorsqu’il n’a pas
aboli la peine capitale (28). La même année, la Barbade révise sa
Constitution et exclut de la protection constitutionnelle de l’interdiction de la torture les condamnations à la peine capitale. Pour la Commission, cette modification constitutionnelle porte atteinte à de nombreuses dispositions de la Déclaration inter-américaine des droits et
des devoirs de l’homme (1948) et de la Convention de 1969 : elle
entraîne notamment un manquement à l’obligation générale qu’a
l’Etat de rendre effective la protection du droit à la vie et de l’intégrité physique de la personne, au titre des articles 1er et 2 de la Convention sur lesquels la jurisprudence de la Cour abonde.
Dans l’hypothèse où la Cour accepterait de statuer sur la
demande d’avis – a priori, il n’existe aucun motif qui pourrait conduire le juge à la rejeter –, nul doute qu’elle rappellera à l’Etat
l’obligation de bonne foi qui s’impose à lui et qui doit le conduire
à ne pas adopter délibérément des dispositions internes qui contreviennent de manière aussi flagrante aux obligations conventionnelles qu’il a librement contractées. Il n’y a à notre sens pas de raison
pour que la Cour se démarque de son interprétation constante des
articles 1er et 2 de la Convention.
2. Le contrôle de légalité des actes de la Commission interaméricaine
5. Le 12 novembre 2003, le Gouvernement vénézuélien a transmis à
la Cour sa demande d’avis. La question soulevée est relativement
simple : existe-t-il dans le système mis en place par l’OEA un organe
compétent pour contrôler les actes de la Commission lorsqu’elle examine des pétitions individuelles et comment les Etats concernés peuvent-ils contester ses décisions? Les motifs à l’origine de cette demande
ne transparaissent pas clairement dans la lettre du Venezuela qui ne
fait qu’évoquer la violation des droits de la défense dont seraient victimes les Etats devant la Commission. Sans doute est-il fait référence,
comme cela a été déjà été soulevé devant la Cour, à la compétence discrétionnaire dont dispose la Commission pour transmettre une affaire
à la Cour et au sentiment qu’ont parfois les Etats que cette Commission ne leur laisse pas suffisamment de temps pour exécuter les termes
du rapport adopté au titre de l’article 51 de la Convention.
(28) Cour interam. dr. h., arrêt du 21 juin 2002, C n° 94. Pour une analyse de cette
affaire, voy. infra, §14.
470
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
Si tel est le cas, là encore, il n’existe guère de motif pour que la
Cour se départisse de sa jurisprudence classique rappelée notamment lors de l’examen préliminaire de l’affaire des 19 commerçants
évoquée ci-dessous (29).
II. – La jurisprudence contentieuse de la Cour
A. – Compétence de la Cour et recevabilité
des pétitions individuelles
6. Dans la période couverte par la présente chronique, peu
d’arrêts ont été exclusivement consacrés aux exceptions préliminaires et l’on constate, du reste, que contrairement à la période antérieure, l’examen de celles soulevées par les Etats s’est fait le plus
souvent en même temps que les griefs au fond.
Dans les décisions commentées, il est nécessaire de distinguer ce
qui n’est que l’application de principes bien établis dans la jurisprudence de la Cour tels que l’interprétation de la règle de l’épuisement
des voies de recours internes (1), l’étendue de la compétence ratione
temporis de la Cour (2) ou du pouvoir de la Commission pour saisir
cette dernière (3), des éléments plus novateurs tenant à la modification du règlement intérieur de la juridiction interaméricaine, qui
a des conséquences sur le statut procédural du pétitionnaire (4).
1. L’interprétation de la règle de l’épuisement des voies de recours
internes
7. L’article 46, §2 de la Convention établit un certain nombre de
limitations à l’application de la règle de l’épuisement des voies de
recours internes, dans les hypothèses où les procédures judiciaires
internes seraient ineffectives ou excèderaient un délai raisonnable
apprécié par la Cour. Par ailleurs, il est de jurisprudence constante
que l’Etat peut renoncer à soulever cette exception devant la Commission, auquel cas il perd la faculté de la soulever ensuite devant
la Cour. Ce sont ces principes qui ont été rappelés dans les affaires
Humberto Sanchez (C n° 99, §§61-69), Herrera Ulloa (C n° 107, §§7687), Tibi (C n° 114) et Hermanas Serrano Cruz (C n° 118, §141).
Dans le premier cas, la Cour constate que depuis 1992 – date des
premières procédures pénales ouvertes contre les auteurs présumés de
(29) Cour interam. dr. h., arrêt du 12 juin 2002, 19 commerçants c. Colombie, C
n° 93, §§23-24.
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
471
l’exécution de la victime –, aucune condamnation n’a été prononcée.
La règle de l’épuisement n’a donc pas lieu de s’appliquer (§67).
Dans la deuxième affaire, l’Etat affirmait que le pétitionnaire avait
notamment omis d’introduire un recours constitutionnel qui aurait
pu lui permettre d’obtenir le redressement des violations alléguées.
Eu égard au caractère extraordinaire de ce recours et au fait que le
juge constitutionnel ne peut décider qu’en droit et non en fait, la
Cour interaméricaine a cependant estimé que le pétitionnaire n’avait
pas l’obligation d’épuiser ce recours (§85). Quant à l’affaire Tibi, le
juge interaméricain relève que l’Etat a implicitement renoncé à son
droit de soulever cette exception préliminaire en ne l’invoquant pas
devant la Commission (§52). Dans son rapport, cette dernière avait
noté au surplus que toutes les procédures pendantes ne pouvaient
passer pour effectives au regard de l’article 46§2 de la Convention,
ayant toutes excédé un délai raisonnable (§53) (30).
2. L’étendue de la compétence ratione temporis de la Cour
8. Le principe général de non-retroactivité des traités empêche la
Cour interaméricaine de connaître de faits antérieurs à la reconnaissance de sa compétence par les Etats, dès lors que ces faits sont instantanés et non continus. La juridiction interaméricaine a rappelé
cette règle en s’appuyant notamment sur le droit international général et sur l’article 28 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit
des traités (31), notamment dans l’affaire A. Martin del Campo Dodd,
dans laquelle le pétitionnaire se plaignait d’avoir été torturé par la
police et d’avoir été condamné à cinquante ans de prison sur le seul
fondement de ses aveux obtenus sous la torture (C n° 113, §2) (32). Il
alléguait la violation des articles 5, 7, 8 et 25 de la Convention interaméricaine et des articles 6, 8 et 10 de la Convention interaméricaine
contre la torture de 1985. Or, les faits reprochés aux autorités de
l’Etat se sont déroulés en 1992 alors que le Mexique n’a reconnu la
compétence de la Cour qu’en 1998, indiquant dans sa déclaration que
cette compétence ne valait que pour les faits postérieurs à l’acte de
reconnaissance (§65). Pour établir sa compétence, la Cour a alors exa(30) Voy. encore Cour interam. dr. h., arrêt du 23 nov. 2004, Hermanas Serrano
Cruz c. Pérou, C n° 118.
(31) En vertu de cet article 28, «à moins qu’une intention différente ne ressorte du
traité ou ne soit par ailleurs établie, les dispositions d’un traité ne lient pas une Partie
en ce qui concerne un acte ou fait antérieur à la date d’entrée en vigueur de ce traité
au regard de cette Partie ou une situation qui avait cessé d’exister à cette date».
(32) Voy. également l’arrêt du 23 nov. 2004, Hermanas Serrano Cruz c. Pérou
(§§73 et s.) et l’opinion dissidente du juge Cançado Trindade sur ce point.
472
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
miné si les actes de torture pouvaient s’analyser comme un fait continu, ce qui lui aurait permis de connaître au moins des conséquences
de ce fait postérieurement à 1998 (§79), mais elle a constaté que ni
l’acte de torture ni même les séquelles qu’il entraîne ne pouvaient
être considérés comme des faits continus au regard du droit international de la responsabilité (§78). Elle a donc été obligée de se déclarer
incompétente et de rejeter la pétition.
Il est intéressant de noter qu’en déclinant sa compétence, la Cour
a pris soin d’ajouter, sur le modèle de la CIJ dans l’Affaire de la
compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), que sa
décision ne préjuge en rien de la question de la responsabilité internationale éventuelle du Mexique pour la commission des faits qui
lui sont reprochés (§83) et qu’à cet égard, il pèse sur lui comme sur
les autres Etats parties des obligations d’enquête, de répression et
de réparation en faveur des victimes et de leur famille (§78) (33).
3. Le pouvoir discrétionnaire de la Commission de saisir la Cour
9. A l’inverse de l’actuel système européen de protection des
droits de l’homme, c’est toujours la Commission, au niveau interaméricain, qui dispose d’une compétence discrétionnaire pour saisir
la Cour à l’issue de la procédure qui se déroule devant elle et une
fois adopté son rapport au titre des articles 50 et 51 de la Convention. Cette compétence a déjà donné lieu par le passé à des avis de
la Cour (34) et l’on a indiqué dans cette chronique qu’elle est à l’origine d’une nouvelle demande d’avis introduite par le Venezuela, les
Etats s’estimant souvent lésés par l’attitude de la Commission (35).
D’une manière générale, ils lui reprochent de ne pas leur laisser suffisamment de temps pour se conformer à son rapport et donc de saisir la Cour de façon inconsidérée et hâtive.
A l’occasion de l’affaire des 19 Commerçants (arrêt du 12 juin
2002, n° 93, §§23-24), la Colombie a tenté d’obtenir le rejet de la
(33) La Cour réaffirme ce même principe relatif à sa compétence ratione temporis
dans l’affaire Tibi (§62) en prenant soin de requalifier l’exception préliminaire soulevée par l’Equateur. Ce dernier estimait que la juridiction était incompétente ratione
materiae pour se prononcer sur le terrain de la Convention interaméricaine contre la
torture, au motif que les faits qui lui étaient reprochés étaient antérieurs à sa ratification de la Convention de 1987. La Cour a précisé qu’en réalité, l’objection de
l’Etat portait sur sa compétence ratione temporis (§59) et que selon sa jurisprudence
constante, elle ne connaîtrait que des faits postérieurs à l’acte de ratification.
(34) Cour interam. dr. h., avis du 16 juil. 1993, Certain attributes of the Interamerican Commission on Human Rights, A n° 13 et avis du 14 nov. 1997, Reports of the
American Convention on Human Rights, A n° 15.
(35) Voy. supra, §5.
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
473
pétition en avançant pour seule exception que la Commission avait
violé la procédure établie aux articles 50 et 51. Rappelant sa jurisprudence antérieure et notamment la nécessité de respecter les
droits procéduraux de l’Etat, la Cour a indiqué que les motifs conduisant la Commission à la saisir ne pouvaient faire l’objet d’une
contestation (§31), la Commission détenant un pouvoir discrétionnaire en vertu de la Convention pour apprécier si l’Etat a respecté
ou non son rapport et s’il lui faut, en conséquence, donner suite à
la procédure (§33). La Cour n’a pas à contrôler le contenu des rapports adoptés par la Commission ni la manière dont cette dernière
en surveille l’exécution (§36) (36).
Ces éléments vont sans doute être repris et à nouveau rappelés par
la Cour si elle accepte la demande d’avis n° 20 mentionnée plus haut.
4. Le renforcement de la capacité procédurale des pétitionnaires
10. L’une des modifications du règlement intérieur de la Cour
entrée en vigueur au 1er juin 2001 a eu pour effet, grâce à son nouvel article 23 (37), d’autonomiser le contenu des pétitions présentées
devant la Cour par les individus. Certes, la Commission détient toujours la compétence pour transmettre une plainte à la juridiction
mais elle n’est plus seule à en déterminer le contenu : comme la
Cour l’a précisé notamment dans les affaires Cinq pensionnaires
(n° 98, §§152 et ss.), Maritza Urrutia (n° 103, §134) et ‘Instituto de
reeducacion del menor’ (n° 112, §§124 et s.), les pétitionnaires ont le
droit de soulever des articles de la Convention non repris par la
Commission dans son rapport. Dans ce dernier arrêt, la juridiction
interaméricaine rappelle que les individus sont les titulaires des
droits de la Convention et amoindrir leur capacité procédurale
reviendrait à restreindre leur qualité de sujet du droit international
des droits de l’homme (§125).
(36) Le même argument était soulevé par le Mexique dans l’affaire Dodd au titre
de sa 2e exception préliminaire mais dans la mesure où la Cour a accueilli l’exception
relative à son incompétence ratione temporis, elle ne s’est pas prononcée sur celle
visant la Commission.
(37) Selon cette disposition, «1. When the application has been admitted, the alleged
victims, their next of kin or their duly accredited representatives may submit their pleadings, motions and evidence, autonomously, throughout the proceedings. 2. When
there are several alleged victims, next of kin or duly accredited representatives, they shall
designate a common intervenor who shall be the only person authorized to present pleadings, motions and evidence during the proceedings, including the public hearings. 3. In
case of disagreement, the Court shall make the appropriate ruling».
474
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
B. – L’interprétation juridictionnelle
des droits garantis par la Convention
1. La protection du droit à la vie (article 4 de la Convention)
11. Le droit protégé par l’article 4 de la Convention constitue une
valeur fondamentale dans une société démocratique en ce qu’il est
nécessaire à la jouissance et à l’exercice des autres droits de
l’homme. La Cour l’a souvent rappelé dans sa jurisprudence, ajoutant qu’en l’absence de protection effective du droit à la vie, les
autres droits n’ont aucune consistance (38).
Cet article 4 a été invoqué dans de nombreuses affaires entre 2002
et 2004, dans lesquelles sont encore dénoncées des exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées commises au cours des années
1980-1990. La Cour n’a donc fait que reprendre sa jurisprudence
antérieure relative aux obligations de l’Etat en la matière (39).
a) Les conditions d’engagement de la responsabilité de l’Etat
12. Dans l’affaire des 19 commerçants dans laquelle était dénoncée l’exécution extra-judiciaire de 19 personnes, la Cour devait
répondre à la question de savoir si les faits dénoncés étaient attribuables à l’Etat colombien dans la mesure où il était avéré que les
violations du droit à la vie avaient été commises par des groupes
privés para-militaires d’auto-défense («les escadrons de la mort»)
(§§84-86) (40). Or, la Cour constate que les exécutions commises par
ces milices privées peuvent engager la responsabilité étatique sur
plusieurs fondements : tout d’abord, l’Etat n’a pas pris les mesures
nécessaires pour empêcher et endiguer la constitution des milices, ni
contrôler leurs activités (§124). Il y a donc manquement de l’Etat
à son obligation de protection. Au surplus, il ressort des faits que
des membres des forces armées ont pris une part active dans les
exactions dénoncées (§§137 et s.). L’Etat est alors responsable pour
les actions de ses agents. Au regard de la Convention, l’Etat est
donc responsable pour avoir tantôt toléré, tantôt participé aux crimes commis par les groupes d’auto-défense (§141).
(38) Voy. par exemple Cour interam. dr. h., arrêt du 7 juin 2003, Juan Humberto
Sanchez c.Honduras, C n° 99, §110.
(39) Dans les arrêts nos 100, 106 et 117, l’Etat ayant reconnu sa responsabilité,
l’article 4 n’a pas fait l’objet d’un examen particulier de la part de la juridiction interaméricaine.
(40) Sur ce phénomène des groupes de défense civile au Guatemala et sur la question de la responsabilité de l’Etat pour leurs agissements, voy. encore l’arrêt du
22 nov. 2004, Carpio Nicolle et autres c. Guatemala, C n° 117, §76.
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
475
b) Le contenu des obligations de l’Etat
13. La protection du droit à la vie, droit indérogeable au sens de
l’article 27 de la Convention et norme de jus cogens selon la
Cour (41), met à la charge de l’Etat différentes obligations que la
juridiction interaméricaine a rappelées dans les nombreux arrêts
rendus sur l’article 4 de la Convention.
Il découle par exemple de sa décision dans l’affaire Myrna Mack
Chang dans laquelle la victime avait fait l’objet d’une exécution
extra-judiciaire perpétrée par les services secrets de l’Etat guatémaltèque, que l’article 4 impose non seulement une obligation d’abstention que la Cour qualifie de négative – l’Etat ne doit pas priver arbitrairement un individu du droit à la vie – mais aussi des obligations
positives, l’Etat devant s’efforcer de protéger ce droit (§153).
Cette obligation générale de protection – que l’on connaît également en droit européen des droits de l’homme – doit conduire par
exemple l’Etat à juger les auteurs – agents publics ou personnes privées – des violations du droit à la vie, de manière à éviter que ne
s’installe un climat d’impunité (n° 99, §110). Par ailleurs, cette obligation de protection ne s’adresse pas uniquement au législateur mais
à toutes les autorités étatiques et notamment, à l’armée et aux forces
de police (n° 109, §153; n° 110, §129), ainsi qu’aux institutions pénitentiaires dont le comportement négligent a conduit à la mort de plusieurs mineurs dans un incendie qui aurait pu être évité selon la Cour
interaméricaine (n° 112, §§178-188) (42). Dans cette dernière affaire,
la juridiction internationale ajoute que le fait que les victimes aient
été mineures constitue une circonstance aggravante dans l’engagement de la responsabilité de l’Etat, mais comme on l’a relevé plus
haut, reste à savoir ce que la Cour entend, en termes d’obligations
secondaires, par cette aggravation de la responsabilité de l’Etat.
A ces deux types d’obligations (abstention/protection) la Cour
ajoute une obligation procédurale qui est celle d’enquêter sur les
violations alléguées du droit à la vie. Dans son arrêt Gomez
Paquiyauri, la Cour rappelle cette dimension procédurale de l’article
4 et constate au demeurant que la Cour européenne adopte la même
position, en renvoyant notamment à son arrêt du 26 février 2004,
(41) Cour interam. dr. h., arrêt du 8 juillet 2004, Gomez Paquiyauri c. Pérou, C
n° 110, §128.
(42) Pour une approche semblable en droit européen des obligations de l’Etat au
titre du droit à la vie, voy. notamment l’arrêt de la Grande Chambre de la Cour
européenne des droits de l’homme du 30 nov. 2004, Oneryildiz c. Turquie, §§69 et s.
476
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
Nachova et autres c. Bulgarie. L’absence d’enquête conduit à établir
un climat d’impunité et d’irresponsabilité incompatible avec la protection de ce droit indérogeable (n° 110, §§130-134; voy. aussi
n° 101, §§157-158; n° 99, §§112-113) (43).
Le contenu du droit à enquête et les obligations qu’il impose à
l’Etat sont précisés dans ces affaires par la Cour sous l’angle du
droit à la protection juridictionnelle au titre des articles 8 et 25 de
la Convention et des dispositions pertinentes de la Convention de
1985 contre la torture (44).
c) La protection du droit à la vie et la peine de mort
14. La question de la peine de mort s’est déjà posée à la Cour
dans le cadre de sa fonction consultative (45) et elle se pose à nouveau dans l’affaire Hilaire et autres c. Trinité-et-Tobago (arrêt du
21 juin 2002, n° 94). Les pétitionnaires ont saisi les organes interaméricains pour se plaindre des procédures pénales internes ayant
conduit à leur condamnation à la peine capitale. Deux d’entre eux
ont été exécutés en dépit de l’ordonnance de mesures provisoires
que la juridiction interaméricaine a adressée à l’Etat.
L’on sait que la peine de mort n’est pas interdite en tant que telle
par l’article 4 de la Convention, mais la position adoptée par la Cour
dans son avis n°3 a été de considérer que l’application de cette sentence
doit toujours être exceptionnelle et se faire dans la perspective de son
abolition à court ou moyen terme (n° 94, §99). En l’espèce, la Cour
relève une violation de l’article 4 §1 eu égard au fait que la peine était
d’application automatique (§§103-105), le juge interne étant donc
empêché par la législation pénale d’individualiser la sanction.
La juridiction interaméricaine soulève par ailleurs d’office la
question de la violation de l’article 4§2 et elle estime que la loi
interne y contrevient dans la mesure où la peine capitale s’applique
à tous meurtres et non aux infractions les plus graves comme le
prescrit la disposition conventionnelle (§§106-109).
De la même manière, la Cour soulève d’office et conclut à la violation de l’article 4, §6 de la Convention qui garantit à tout condamné
à la peine capitale le droit d’introduire une demande de commutation
(43) Pour la même affirmation en droit européen, voy. par ex. Cour eur. dr. h.,
arrêt du 30 mars 2004, Nuray Sen (n° 2) c. Turquie, §174
(44) Sur le contenu du droit à enquête, voy. infra, §22.
(45) Voy. Cour interam. dr. h., avis du 8 sept. 1983, Restrictions to the death
penalty, A n° 3.
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
477
de peine. Pour la Cour, cette garantie doit être lue en combinaison
avec l’article 8 de la Convention; or en l’espèce, les procédures internes
opaques et complexes ne pouvaient passer pour effectives (§§184-189).
Enfin, l’Etat qui a exécuté les deux condamnés en dépit d’une
ordonnance de mesure provisoire est responsable d’une privation
arbitraire du droit à la vie (§§196-200). Il est à noter que contrairement à la Cour européenne, la juridiction interaméricaine se place sur
le terrain du droit substantiel consacré par l’article 4 pour examiner
le non-respect par l’Etat de son ordonnance de mesures provisoires,
alors qu’elle aurait pu se fonder sur l’article 62 de la Convention. Le
problème que pose ce choix de base de son constat de violation est
que la Cour s’intéresse plus aux effets du non-respect – la violation
de l’article 4 – qu’au non-respect lui-même, ce qui n’éclaire pas parfaitement le contenu des obligations des Etats en la matière.
✩
15. Il reste à mentionner une affaire dans laquelle la Cour n’examine pas les griefs sous l’angle de l’article 4, alors même que les faits
dénoncés constituent, aux yeux de la Commission, un véritable génocide perpétré contre des populations mayas (arrêt du 29 avril 2004,
Masacre Plan de Sanchez c. Guatemala, §2). Dans son arrêt, la Cour
décline sa compétence pour constater l’existence d’une intention
génocidaire et d’une violation de la Convention de 1948 (§51), ce qui
en soi, n’est guère critiquable, la Convention pour la prévention et la
répression du génocide étant exclue du champ de compétence matérielle de la juridiction. Ce qui est plus surprenant en revanche est que
le massacre de près de 300 personnes commis par l’Etat qui a
d’ailleurs reconnu sa responsabilité internationale et l’existence d’une
politique de persécutions à l’encontre des populations indiennes n’a
été examiné ni par la Commission, ni par la Cour sous l’angle du droit
à la vie. Ce silence de la Cour est d’autant plus surprenant que le juge
Cançado Trindade souligne bien dans son opinion séparée le caractère
exceptionnel de cette affaire, dû notamment à l’ampleur des victimes.
L’économie de procédure ou «l’oubli» par la Cour de l’article 4 de la
Convention se concilient difficilement avec la gravité des faits dénoncés, reconnus par l’Etat et constatés par la Cour.
2. La protection de l’intégrité physique et mentale de la personne
(article 5 de la Convention et Convention interaméricaine contre la
torture)
16. En droit interaméricain, l’intégrité physique et mentale est
protégée par l’article 5 de la Convention mais également par la Con-
478
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
vention interaméricaine contre la torture de 1985 pour laquelle l’on
sait depuis les affaires Paniagua Morales et Villagran Morales que
la Cour a établi sa compétence matérielle. La prohibition des comportements contraires à l’article 5 est absolue, quels que soient le
contexte et les circonstances dans lesquels les mauvais traitements
sont infligés (46) et cette interdiction constitue une norme de jus
cogens comme la Cour n’a eu de cesse de le rappeler dans les affaires
de détention arbitraire. Cette situation de détention dans laquelle la
personne placée est en position de vulnérabilité par rapport à l’Etat
met à la charge de ce dernier des obligations particulières, mais contrairement à la jurisprudence européenne en la matière, la Cour
n’examine pas les obligations procédurales de l’Etat et notamment
l’obligation d’enquête, sous l’angle de l’article 5 mais plutôt sur le
terrain des articles 8 et 25 de la Convention (47).
a) Les titulaires du droit à la protection de l’intégrité physique et
mentale
17. Les organes européen et interaméricain ne divergent guère
sur ce point.
Dans les affaires de mauvais traitements au cours d’une détention, les titulaires du droit sont évidemment les victimes directes
comme dans les affaires Juan Humberto Sanchez, Maritza Urrutia
et Gomez Paquiyauri.
Les titulaires directs sont également les familles de victimes
d’exécutions extra-judiciaires ou de disparitions forcées à plusieurs
titres : elles sont victimes d’une violation de l’article 5 du fait de
l’incertitude dans laquelle elles se trouvent quant au sort de la victime directe de l’exécution ou de la disparition. Elles sont également victimes de mauvais traitements eu égard à la souffrance
qu’elles doivent ressentir – la Cour raisonne à ce stade par présomption irréfragable – du fait des exactions dont est l’objet l’un des
leurs. Elles sont enfin reconnues comme victimes d’une violation de
l’article 5 lorsque les autorités internes font preuve d’une passivité
et/ou d’une mauvaise foi qui engendre un climat d’impunité dans
l’Etat concerné. Il en est de même en droit européen, comme le
montre, parmi de nombreuses autres, l’affaire Abdülsamet Yaman c.
Turquie (48).
(46) Cour interam. dr. h., arrêt du 25 nov. 2004, Lori Berenson Mejia c. Pérou, C
n° 119, §100 (contexte de lutte anti-terroriste).
(47) Pour le droit à enquête, voy. infra, §22.
(48) Cour eur. dr. h., arrêt du 02 nov. 2004, Abdülsamet Yaman c. Tuquie, §54.
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
479
Dans les affaires d’exécutions forcées, les familles sont même les
victimes exclusives d’une violation de l’article 5, la Cour ne se plaçant que sur le terrain du droit à la vie pour les personnes victimes
de l’exécution.
b) L’article 5 et la protection du détenu
18. Comme en droit européen, il est établi par la Cour interaméricaine que l’Etat doit protéger contre tous mauvais traitements les
personnes placées en détention, spécialement lorsqu’elles sont
mineures (arrêt du 2 sept. 2004, ‘Instituto de Reeducacion del menor’
c. Paraguay, §153). Certes, toute privation de liberté engendre une
souffrance qui ne tombe pas nécessairement dans le champ d’application de la Convention (§154) mais l’Etat a, envers cette catégorie
de personnes, des obligations négatives et positives, qui se déclinent
par exemple en obligations de soin (49) et d’assurer des conditions
de détention décentes (50) examinées également, pour les mineurs,
à la lumière de la Convention de 1989 sur les droits de l’enfant (51).
A l’occasion de l’affaire Mejia Berenson qui s’inscrit dans un contexte de répression des actes terroristes qui ont ensanglanté le
Pérou au cours des années 1980-1990, le juge interaméricain prend
soin de rappeler que les obligations posées par l’article 5 sont absolues et ne souffrent donc d’aucune limitation, quel qu’en soit le
motif avancé par l’Etat (52).
Par ailleurs, sur le modèle de la jurisprudence européenne Soering, la Cour interaméricaine a indiqué que le phénomène du couloir
de la mort place les détenus condamnés dans une situation cruelle
et inhumaine, contraire à l’article 5 de la Convention (53).
3. Les conditions de la privation de liberté (article 7 de la Convention)
19. Dans la période couverte par la présente chronique, la Cour
a continué à connaître des exactions commises par les régimes auto-
(49) Cour interam. dr. h., arrêt du 25 nov. 2004, Lori Berenson Mejia c. Pérou, C
n° 119, §106.
(50) Id., §102.
(51) Cour interam. dr. h., arrêt du 2 sept. 2004, ‘Instituto de Reeducacion del
menor’ c. Paraguay, C n° 112, §§163-171.
(52) Cour interam. dr. h., arrêt du 25 nov. 2004, Lori Berenson Mejia c. Pérou, C
n° 119, §100.
(53) Cour interam. dr. h., arrêt du 21 juin 2002, Hilaire et autres c. Trinité-etTobago, C n° 94, §168.
480
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
ritaires des années 1970-1980 qui avaient fréquemment recours aux
détentions arbitraires pour éliminer une opposition jugée comme
subversive. Il n’est donc guère surprenant de constater que dans la
plupart des affaires de disparitions forcées et d’exécutions extrajudiciaires que la Cour a eu à connaître, elle ait au préalable conclu
à la violation du droit à la liberté personnelle des victimes (54).
Les affaires Juan Humberto Sanchez (n° 99), Bulacio (n° 100),
Maritza Urrutia (n° 103), Molina Theissen (n° 106), 19 Commerçants
(n° 109) et Gomez Paquiyauri (n° 110) – toutes affaires de détentions
au secret ayant conduit à la disparition et à l’exécution des victimes
parfois encore mineures (55) – ont conduit le juge interaméricain à
rappeler ses principes d’interprétation des différents alinéas de l’article 7 et à constater la violation de l’ensemble de la disposition (56).
Dans l’affaire Juan Humberto Sanchez par exemple, la Cour rappelle que l’article 7, §2 et l’article 7, §3 interdisent expressément les
détentions illégales et arbitraires (§78). Les alinéas 4, 5 et 6 de l’article 7 imposent, quant à eux, des obligations positives à la charge des
autorités de l’Etat (§81). En particulier, l’article 7, §4 oblige l’Etat à
informer la personne des raisons de sa détention et de son arrestation,
ce qui constitue pour la Cour, un mécanisme nécessaire pour éviter les
(54) Le droit à la liberté individuelle est garanti à l’article 7 de la Convention en vertu
duquel : «1. Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. 2. Nul ne
peut être privé de sa liberté, si ce n’est pour des motifs et dans des conditions déterminées
à l’avance par les constitutions des Etats parties ou par les lois promulguées conformément à celles-ci. 3. Nul ne peut faire l’objet d’une détention ou d’une arrestation arbitraires. 4. Toute personne arrêtée ou détenue sera informée des raisons de l’arrestation et recevra notification, dans le plus court délai, de l’accusation ou des accusations portées contre
elle. 5. Toute personne arrêtée ou détenue sera traduite dans le plus court délai devant
un juge ou un autre fonctionnaire habilité par la loi à exercer des attributions judiciaires
et devra être jugée dans un délai raisonnable ou libérée sans préjudice de la poursuite de
l’instance. La mise en liberté de l’accusé peut être conditionnée à des garanties assurant
sa comparution à l’audience. 6. Toute personne privée de sa liberté a le droit d’introduire
un recours devant un juge ou un tribunal compétent pour voir celui-ci statuer sans délai
sur la légalité de son arrestation ou de sa détention et ordonner sa libération si l’arrestation ou la détention est illégale. Dans les Etats parties à la présente Convention où toute
personne qui se trouve menacée d’être privée de sa liberté a le droit d’introduire un recours
devant un juge ou un tribunal compétent pour voir statuer sur la légalité de la menace,
un tel recours ne peut être restreint ou aboli. Le recours peut être exercé par l’intéressé
lui-même ou par toute autre personne. 7. Nul ne peut être arrêté pour motif de dette. Cette
disposition ne s’applique pas aux mandats décernés par une autorité judiciaire compétente pour cause d’inexécution des obligations alimentaires».
(55) Tel est le cas dans les affaires Molina Theissen et Gomez Paquiyauri.
(56) A l’exception cependant des arrêts Bulacio, Molina Theissen et Gomez
Paquiyauri dans la mesure où les Etats intéressés ont reconnu leur responsabilité
internationale pour les violations commises.
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
481
détentions arbitraires ou illégales (§82). Quant aux articles 7, §5 et 7,
§6, leur but est d’offrir à la personne arrêtée et détenue un contrôle
judiciaire de sa détention, autre mécanisme essentiel pour lutter contre les détentions sans fondement (§83). Le juge interaméricain renvoie d’ailleurs à la jurisprudence européenne pertinente et notamment à l’arrêt Brogan et autres c. RU (29 novembre 1988) pour
indiquer que s’il est difficile de définir in abstracto à partir de quel
délai la personne doit être présentée devant un juge, rien n’autorise
les autorités à prolonger de manière indéfinie la détention d’une personne en l’absence d’un tel contrôle judiciaire (§84). Dans le cas
d’espèce, il est manifeste qu’aucune des garanties inscrites à l’article
7 n’a été respectée, ce qui conduit la Cour à conclure à la violation
de l’article 7 dans son ensemble (§88).
20. Deux autres affaires dans lesquelles l’article 7 a été invoqué
méritent un examen particulier. Dans l’affaire Instituto de reeducacion del menor (arrêt du 2 sept. 2004, n° 112), la Cour ne conclut certes pas à la violation de l’article 7 en l’espèce mais elle rappelle à
l’Etat qu’eu égard à la gravité d’une mesure telle que la privation
de liberté, celle-ci doit toujours revêtir un caractère exceptionnel
(§228) et plus encore, lorsque les personnes privées de liberté sont
des enfants (§230). Dans ce cas, l’Etat doit s’efforcer de mettre en
place des mesures alternatives à la privation de liberté, tel que le
placement forcé dans une famille d’accueil ou dans une institution
d’éducation. La Cour s’appuie à cet égard sur l’article 40, §4 de la
Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant (57). Par
ailleurs, toujours en vertu de cette Convention (article 37, b), l’Etat
doit s’assurer, lorsqu’il a recours à cette mesure ultime, que la
détention sera la plus brève possible. Il s’agit, comme la Cour l’a
souvent souligné dans cette affaire comme dans d’autres, de protéger les enfants contre des mesures qui auraient pour conséquence
d’entraver leur développement et leur plein épanouissement (58).
(57) Selon cette disposition, «toute une gamme de dispositions, relatives notamment
aux soins, à l’orientation et à la supervision, aux conseils, à la probation, au placement
familial, aux programmes d’éducation générale et professionnelle et aux solutions autres
qu’institutionnelles seront prévues en vue d’assurer aux enfants un traitement conforme
à leur bien-être et proportionné à leur situation et à l’infraction».
(58) Dans cette affaire, la Cour ne constate cependant aucune violation de
l’article 7 dans la mesure où ni la Commission, ni les représentants des victimes n’ont
individualisé les allégations. La Cour ne peut donc pas analyser dans l’abstrait si la
privation de liberté dont ont fait l’objet les enfants de l’Institut était conforme ou
non à l’article 7 de la Convention (§§232-233).
482
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
L’affaire Tibi (arrêt du 7 septembre 2004, n° 114), s’inscrit dans
un contexte différent de celles évoquées plus haut dans la mesure
où la victime a été mise en liberté à la suite d’une arrestation et
d’une détention considérées comme arbitraires. En l’espèce, le pétitionnaire de nationalité française et soupçonné de se livrer au trafic
de stupéfiants, a été arrêté sans fondement judiciaire et il a été
placé en détention, au simple motif que les déclarations d’un coaccusé permettaient de l’identifier approximativement (§§103-104).
La Cour a constaté que ces éléments emportaient sans conteste une
violation des articles 7, §2 et 7, §3 de la Convention, la détention
préventive devant toujours être considérée comme une mesure
exceptionnelle et ne devant être utilisée par les autorités de l’Etat
qu’avec une extrême précaution dans une société démocratique
(§106). Or dans l’affaire Tibi, la Cour estime qu’il n’existait pas de
motifs suffisants pour ordonner la détention préventive du pétitionnaire et elle conclut à la violation de l’article 7, §3 de la Convention.
De même, il ressort des faits que la victime n’a pas été informée des
véritables raisons de son arrestation, les autorités évoquant un simple contrôle de l’immigration (§111). Ce comportement est constitutif d’une violation de l’article 7, §4 de la Convention.
Pour déterminer ensuite si le pétitionnaire a été victime d’une
violation de l’article 7, §5, la Cour n’a pas besoin de se pencher sur
le délai écoulé entre l’arrestation et la présentation devant une
autorité. Elle constate que le pétitionnaire n’a été présenté ni
devant un juge ni devant un fonctionnaire habilité à exercer des
fonctions judiciaires mais uniquement devant un agent fiscal du
ministère public qui ne saurait passer pour habilité à exercer des
fonctions judiciaires. Il ne satisfaisait donc pas aux exigences posées
par l’article 7, §5 de la Convention à cet égard (§119).
Dans un chapitre séparé, la Cour examine ensuite la violation
alléguée de l’article 7, §6 combiné à l’article 25 de la Convention,
en rappelant l’importance du droit à la protection judiciaire contre
l’exercice arbitraire des pouvoirs publics (§130) et dans le contexte
de l’article 7, contre les arrestations/détentions dénuées de fondement. En l’espèce, la Cour estime que le pétitionnaire n’a pas été en
mesure d’introduire «sans délai» un recours contre sa détention dans
la mesure où son premier recours d’amparo a été introduit – sans
succès – près d’un an après son arrestation. Ce retard est constitutif
d’une violation des articles 7, §6 et 25 de la Convention interaméricaine.
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
483
4. La protection juridictionnelle des droits (articles 8 et 25 de la
Convention et article 8 de la Convention interaméricaine contre la torture)
21. La grande majorité des affaires portées à la connaissance de
la Cour se caractérise par un défaut manifeste de protection juridictionnelle des droits (59) : soit les autorités étatiques sont restées passives face à de graves violations de droits de l’homme, soit,
lorsqu’elles ont agi, elles l’ont fait de manière ineffective et inefficace au regard des exigences de la Convention. Or, la Cour a déjà
souligné que les droits matériels n’ont aucune consistance si leur
dimension procédurale n’est pas respectée par l’Etat (60).
(59) Le droit à la protection juridictionnelle est examiné conjointement par la Cour
au regard des articles 8 et 25. Le premier reconnaît que «1. Toute personne a droit à
ce que sa cause soit entendue avec les garanties voulues, dans un délai raisonnable, par
un juge ou un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi antérieurement par
la loi, qui décidera du bien-fondé de toute accusation dirigée contre elle en matière
pénale, ou déterminera ses droits et obligations en matière civile ainsi que dans les
domaines du travail, de la fiscalité, ou dans tout autre domaine. 2. Toute personne
accusée d’un délit est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement
établie. Pendant l’instance, elle a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties
suivantes : a) Droit de l’accusé d’être assisté gratuitement d’un traducteur ou d’un interprète s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience ou au
tribunal; b) notification préalable et détaillée à l’accusé des charges portées contre lui;
c) octroi à l’accusé du temps et des moyens nécessaires pour préparer sa défense;
d) droit pour l’accusé de se défendre lui-même ou d’être assisté d’un défenseur de son
choix et de communiquer avec celui-ci librement et sans témoin; e) droit d’être assisté
d’un défenseur procuré par l’Etat rémunéré ou non selon la législation interne, si
l’accusé ne se défend pas lui-même ou ne nomme pas un défenseur dans le délai prévu
par la loi; ce droit ne peut faire l’objet d’aucune renonciation; f) droit pour la défense
d’interroger les témoins comparaissant à l’audience et d’obtenir la comparution, comme
témoins ou experts, d’autres personnes qui peuvent faire la lumière sur les faits de la
cause; g) droit pour l’accusé de ne pas être obligé à témoigner contre lui-même ou à se
déclarer coupable; h) droit d’interjeter appel du jugement devant un tribunal supérieur.
3. L’aveu de l’accusé ne sera valable que s’il est fait sans coercition d’aucune sorte.
4. L’accusé acquitté en vertu d’un jugement définitif ne peut être à nouveau poursuivi
pour les mêmes faits. 5. Le procès pénal est public, sauf lorsqu’il est nécessaire de sauvegarder les intérêts de la justice.»
Quant à l’article 25, il dispose que «1. Toute personne a droit à un recours simple
et rapide, ou à tout autre recours effectif devant les juges et tribunaux compétents, destiné à la protéger contre tous actes violant ses droits fondamentaux reconnus par la
Constitution, par la loi ou par la présente Convention, lors même que ces violations
auraient été commises par des personnes agissant dans l’exercice de fonctions officielles.
2. Les Etats parties s’engagent : a) A garantir que l’autorité compétente prévue par le
système juridique de l’Etat statuera sur les droits de toute personne qui introduit un
tel recours; b) à accroître les possibilités de recours judiciaire; c) à garantir que les
autorités compétentes exécuteront toute décision prononcée sur le recours.»
(60) Parmi de nombreux autres, voy. l’arrêt du 25 nov. 2004, Lori Berenson Mejia
c. Pérou, C n° 119, §132.
484
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
Plusieurs aspects du droit à la protection juridictionnelle ont été
examinés par la juridiction interaméricaine (61), la conduisant le
plus souvent à réaffirmer des principes déjà bien établis depuis son
premier arrêt Velasquez Rodriguez.
a) Le droit à enquête
22. Dans les affaires de disparitions forcées et d’exécutions extrajudiciaires, la Cour a établi que le droit à la protection juridictionnelle exige que la lumière soit faite sur les circonstances ayant conduit à la disparition ou au décès de la victime, ce droit étant considéré comme un droit qui doit être garanti à la famille de la
victime. Cette enquête ne doit pas excéder un délai raisonnable et
les autorités de l’Etat ne doivent pas se retrancher derrière l’inactivité de la famille de la victime pour justifier leur propre passivité.
Cette enquête doit conduire à l’établissement de la responsabilité
des auteurs des violations de droits de l’homme et les autorités doivent adopter un comportement à la fois diligent et impartial. La
famille de la victime doit être informée et impliquée dans la procédure d’enquête. Ces éléments ont été rappelés par la Cour dans ses
arrêts Juan Humberto Sanchez (§§120 et s.), Myrna Mack Chang
(§§162 et s.) et Maritza Urrutia (§§119 et s.) Dans ces affaires, la
Cour se place à la fois sur la dimension procédurale du droit à la vie
(article 4) et de l’interdiction des mauvais traitements (article 5), et
sur les articles 8, 25 et 1.1 de la Convention, ainsi que sur l’article 8
de la Convention interaméricaine contre la torture.
b) Le droit d’accès au juge
23. L’obligation de l’Etat de garantir l’accès au juge – que la
Cour, à l’instar de la juridiction européenne, apprécie globalement (62) – revêt différents aspects dont le tribunal interaméricain
a eu à connaître au cours de la période 2002-2004.
Un premier aspect a trait à la comptabilité entre les articles 8, §1
et 25 de la Convention et l’obligation de verser une taxe judiciaire
afin de pouvoir introduire un recours, comme dans l’affaire Cantos
(arrêt du 28 novembre 2002, n° 97, §53). En l’espèce, la taxe à ver(61) Dans quatre affaires, le constat de violation des articles 8 et 25 de la Convention s’est fondé sur la reconnaissance par l’Etat de sa responsabilité internationale et n’est donc pas accompagné d’une analyse au fond de ces dispositions. Voy.
les arrêts nos 100, 105, 106 et 117.
(62) Cour interam. dr. h., arrêt du 25 nov. 2004, Lori Berenson Mejia c. Pérou, C
n° 119, §133.
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
485
ser n’est pas fixée par la législation, mais correspond à un pourcentage des sommes demandées dans un litige par un requérant.
Devant la Cour, l’Etat justifie cette mesure par la volonté de décourager les actions judiciaires téméraires et sans fondement (§54). La
juridiction interaméricaine examine la législation argentine au
regard du principe de proportionnalité : elle reconnaît que le droit
d’accès au juge peut faire l’objet de limitations mais ces dernières
doivent être proportionnées au but poursuivi et ne doivent pas conduire à la négation pure et simple du droit (§54). En l’espèce, eu
égard au fait que la taxe exigée du demandeur atteignait un montant extrêmement élevé (près de 83 millions de dollars américains!),
la Cour a estimé que la proportionnalité n’était pas respectée et que
la victime s’était vue privée de l’accès à un tribunal, en violation
des articles 8 et 25 de la Convention (§54).
Le second aspect a déjà été examiné antérieurement par la Cour
et renvoie à la compatibilité de la prescription et des législations
d’amnistie avec le droit d’accès au juge. Dans son arrêt Gomez
Paquiyauri, la Cour rappelle à l’Etat qu’il est insuffisant, au regard
des exigences de la Convention, d’identifier les auteurs de graves
violations de droits de l’homme (en l’espèce, actes de torture et disparitions forcées), si cette identification ne conduit pas à la sanction
effective de ces individus (§147). En vertu du principe de bonne foi,
la Cour indique que l’Etat ne saurait adopter des législations
d’amnistie ou de prescription, sans violer les obligations internationales qu’il a librement contractées (§§149-152) et en particulier,
l’obligation d’enquêter et d’établir la responsabilité pénale des
auteurs de violations de droits de l’homme. L’inaction des autorités
du fait de ces législations entraîne une situation d’impunité contraire aux articles 8 et 25 de la Convention interaméricaine et 8 de
la Convention interaméricaine contre la torture. Curieusement
cependant, la Cour conclut à la violation de ces dispositions tant
dans le chef des deux enfants arbitrairement exécutés que dans
celui de leur famille (§156). Or, l’entrave à l’accès au juge étant
intervenue après le décès des victimes, il est difficile de leur reconnaître un tel droit, sans aller jusqu’à considérer que la personne
décédée reste titulaire des droits de la Convention, ce qui est pour
le moins surprenant…
c) Le droit à un tribunal dans un délai raisonnable
24. L’article 8, §1 de la Convention garantit à toute personne le
droit à un juge ou un tribunal compétent, qui connaîtra de sa cause
dans un délai raisonnable.
486
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
L’on sait que pour apprécier le caractère raisonnable des
durées de procédures internes, la Cour utilise les mêmes critères
que la juridiction européenne, à savoir la complexité de l’affaire,
le comportement des autorités et le comportement des plaignants (63). Sa jurisprudence n’a guère varié et elle a conclu au
dépassement du délai raisonnable et à la violation de l’article 8,
§ 1 de la Convention dans les affaires Cantos (64), Juan Humberto
Sanchez (65), Ricardo Canese (66) et Tibi (67).
Dans l’affaire des 19 commerçants et dans son arrêt Berenson
Mejia, elle a également rappelé ce qu’il fallait entendre par
«tribunal compétent» et s’est à nouveau penchée sur la question des
juridictions militaires. Dans le premier arrêt, les militaires identifiés
comme responsables des disparitions forcées et des exécutions des
victimes ont été attraits devant une juridiction militaire qui a rapidement classé sans suite les plaintes des familles (§161). La Cour
recherche donc si la juridiction pénale militaire pouvait passer pour
un «tribunal compétent» au sens de l’article 8, §1 de la Convention.
Elle rappelle à cet égard le principe selon lequel dans un Etat démocratique, les juridictions militaires doivent être tenues pour des juridictions d’exception et n’être compétentes que pour les infractions
commises par des militaires, à la législation militaire (§165) (68). En
revanche, lorsqu’un membre des forces armées commet une infraction de droit commun, il doit être soumis comme n’importe quel
particulier aux juridictions pénales de droit commun. Il en va, aux
(63) Voy. notamment Cour interam. dr. h., arrêt du 29 janvier 1997, Genie Lacayo
c. Nicaragua, C n° 30, §77.
(64) §57. La procédure devant la Cour suprême de Justice de la Nation argentine
a en effet duré plus de dix ans.
(65) §130. La Cour constate que les juridictions de première instance ont mis plus
de six ans avant de décider d’ouvrir une enquête sur le fondement des nombreux
témoignages recueillis. Elle ajoute que le grand nombre de témoignages ne doit pas
conduire à considérer l’affaire comme complexe. Les poursuites ont débuté en 1992
et en janvier 2003, la procédure était toujours au stade de la première instance, ce
qui constitue à n’en pas douter une durée excessive au regard de l’article 8, §1 de la
Convention.
(66) §§140 et s. La Cour constate qu’entre 1992, date du début de la procédure
pénale contre le pétitionnaire, et 2001, les autorités judiciaires ont fait preuve, aux
différents stades de l’instance, d’une lenteur excessive au regard de l’article 8 de la
Convention, cette lenteur ne pouvant être imputée à la victime ni être due à la complexité de l’affaire.
(67) §§167-177. Le pétitionnaire a été arrêté en 1995 et jusqu’en 2004, la procédure
à son encontre n’était pas achevée, ce qui constitue pour la Cour une violation de
l’article 8, §1.
(68) Cour interam. dr. h., arrêt du 25 nov. 2004, Lori Berenson Mejia c. Pérou, C
n° 119, §§142-143.
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
487
yeux de la Cour, du principe d’indépendance et d’impartialité de la
justice et de la lutte contre l’impunité (§175). Or en l’espèce, il est
manifeste que les crimes commis n’avaient aucun lien avec les
devoirs et obligations militaires, si bien qu’en établissant sa compétence pour en connaître, la juridiction pénale militaire a violé les
articles 8, §1 et 25 de la Convention (§§173, 177).
C’est pour le même motif que dans l’affaire Berenson Mejia, la
Cour conclut à la violation du droit à un double degré de
juridiction : certes dans les faits, la victime a pu introduire un
recours contre sa condamnation en première instance, mais ce
recours a été introduit devant une autre juridiction militaire, ce qui
ne satisfait donc pas aux exigences de l’article 8, §2(h) de la Convention (C n° 119, §§192-193).
d) L’effectivité des procédures juridictionnelles
25. Les Etats n’ont pas seulement l’obligation de mettre en
place des voies de recours, encore faut-il que ces dernières soient
effectives et permettent à la victime ou à sa famille d’obtenir le
redressement des violations de droits alléguées. Cette interprétation du droit à la protection juridictionnelle effective est commune
aux deux juridictions régionales de droits de l’homme et la Cour
interaméricaine en a fait application dans ses arrêts 19 commerçants
et Instituto de reeducacion del menor, liant d’ailleurs dans la première affaire l’examen du respect de la règle de l’épuisement des
voies de recours à l’analyse des griefs au fond. L’exigence d’effectivité des voies de recours que la Cour fait découler tant de l’article
8, §1 que de l’article 25 oblige l’Etat, dans les affaires de disparitions forcées, à offrir à la famille des victimes des voies de recours
qui permettront de conduire à l’établissement des faits et des responsabilités dans un délai raisonnable et à la réparation des préjudices subis (n° 109, §§187-188). Or dans l’affaire des 19 commerçants, la Cour constate que plus de huit années après leur
disparition, les juridictions internes sont restées passives ce qui, au
plan procédural, dispense les pétitionnaires de l’épuisement des
voies de recours internes (§200) et qui, au fond, entraîne la violation des articles 8, §1 et 25 de la Convention.
Dans la seconde affaire, la Cour constate que le recours en habeas
corpus introduit pour protéger les droits des enfants détenus dans
l’Institut ne pouvait passer pour effectif eu égard à sa durée excessive (plus de cinq ans). Au surplus, les autorités de l’Institut ont
refusé d’exécuter les mesures alternatives à la peine privative de
488
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
liberté ordonnées par les juridictions une fois que le recours a abouti
(§§248-249), ce qui constitue une violation de l’article 25 de la Convention, violation que la Cour qualifie d’aggravée dans la mesure où
les victimes étaient des enfants (§251).
e) Les droits de l’accusé en matière pénale
26. L’article 8 contient également un certain nombre de droits en
faveur de l’accusé en matière pénale, dont notamment le droit à la
présomption d’innocence (article 8, §2) dont la Cour a rappelé
l’importance dans les affaires Canese (§154) et Berenson Mejia
(§160). Dans la première, la juridiction a considéré que la restriction
de la liberté de circulation du pétitionnaire pendant plus de huit ans
portait atteinte à la présomption d’innocence, dans la mesure où
cette restriction était intervenue avant même que la peine soit prononcée (§162). Dans sa décision contre le Pérou, une violation du
droit à la présomption d’innocence a été constatée de la même
manière, la victime ayant été présentée à la presse comme auteur
d’infractions terroristes pour lesquelles elle était en train d’être
jugée (n° 119, §§158, 161). L’Etat peut également être reconnu responsable d’une violation du droit à la présomption d’innocence pour
avoir arrêté et détenu arbitrairement le pétitionnaire pendant plus
de trois ans alors même qu’aucune charge sérieuse ne pesait contre
lui (Tibi, n° 114, §181).
Dans cette même affaire, la Cour estime que la victime a été privée de son droit de connaître les accusations qui pesaient contre elle
en vertu de l’article 8, §2(b) de la Convention, ainsi que des droits
de la défense inscrits aux articles 8, §2(d) et 8, §2(e) qui reconnaissent le droit à l’assistance judiciaire. Le pétitionnaire s’était certes
vu adresser un avocat commis d’office (§194) mais ce dernier n’a
jamais pris contact avec son client pendant les premiers mois de sa
détention (§194). Renvoyant par ailleurs à son avis consultatif
n° 16, la Cour constate également qu’en tant qu’étranger, la victime
ne s’est pas vue notifier son droit à l’assistance consulaire prévu à
l’article 36, §1(b) de la Convention de Vienne sur les relations consulaires (1963). Les droits de la défense contenus à l’article 8, §2
n’ont donc pas été respectés.
De même, lorsqu’un accusé est empêché par les juridictions internes d’interroger des témoins à décharge, la Cour conclut, comme
dans l’affaire Canese (§166), à une violation des droits de la défense
et notamment de l’article 8, §2(f) de la Convention interaméricaine.
Enfin, des procédures militaires menées contre des civils qui se
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
489
déroulent en secret portent atteinte au droit à un procès public
garanti à l’article 8, §5 du texte de 1969 (69).
5. Le principe de légalité des délits et des peines (article 9 de la
Convention)
27. L’affaire Canese c. Paraguay a conduit la Cour à préciser son
interprétation du principe de légalité des délits et des peines inscrit
à l’article 9 de la Convention (70). Jusqu’à présent, seul le principe
de légalité avait fait l’objet d’un examen par la Cour lors des affaires Castillo Petruzzi et Cantoral Benavides notamment (71), mais
dans la présente affaire de condamnation d’un individu pour diffamation, le juge se prononce sur la question de la rétroactivité de la
loi pénale plus douce, ce que l’on qualifierait dans la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme de rétroactivité in
mitius. En l’espèce, le pétitionnaire n’avait pas bénéficié d’une
modification du code pénal, entrée en vigueur un an après sa condamnation et qui réduisait les peines applicables en cas de diffamation (§172).
Après avoir rappelé les principes généraux de l’article 9 repris
notamment des deux arrêts cités plus haut, la Cour se contente
d’interpréter l’article 9 in fine de manière littérale (§179). Elle
relève que la modification de la législation interne traduit la volonté
de l’Etat d’adoucir les sanctions encourues pour l’infraction de diffamation (§183). Or les recours introduits par le pétitionnaire pour
bénéficier de cette modification n’ont abouti que tardivement aux
yeux de la Cour, de sorte que pendant plus de quatre ans après
l’entrée en vigueur du nouveau code pénal, la victime a été privée
de l’application de la législation pénale plus favorable. Cette situation est contraire à l’article 9 de la Convention, quand bien même
les juridictions ont récemment fait droit à la requête de la victime
(§§186-187).
(69) Cour interam. dr. h., arrêt du 25 nov. 2004, Lori Berenson Mejia c. Pérou, C
n° 119, §§198 et s.
(70) Selon cette disposition, «nul ne peut être condamné pour une action ou omission qui ne constituait pas, au moment où elle a eu lieu, une infraction d’après le droit
applicable. De même, il ne peut être infligé aucune peine plus forte que celle qui était
applicable au moment où l’infraction a été commise. Si postérieurement à la date
de l’infraction une peine plus légère est édictée par la loi, celle-ci rétroagira
en faveur du délinquant» (Nous soulignons).
(71) Cette jurisprudence a d’ailleurs été reprise dans une affaire assez similaire aux
deux mentionnées, l’affaire Berenson Mejia qui portait également sur le jugement et
la condamnation d’une personne pour trahison de la patrie et collaboration à des
actes terroristes (n° 119, §125.)
490
6. Liberté d’expression et
(article 13 de la Convention)
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
condamnation
pour
diffamation
28. Deux affaires de condamnation pour diffamation ont permis
à la Cour interaméricaine de préciser sa jurisprudence – peu nombreuse jusqu’à présent – relative au droit à la liberté d’expression.
Dans l’affaire Herrera Ulloa, le pétitionnaire avait été pénalement
condamné pour des articles publiés concernant un haut fonctionnaire international accusé de corruption (72). Dans la seconde
affaire, Ricardo Canese, le pétitionnaire, ex-candidat aux élections
présidentielles de 1993 au Paraguay, fut également condamné au
pénal pour injure et diffamation à l’égard d’un autre candidat, faisant notamment état du passé fasciste de ce dernier (73). Ces deux
espèces présentaient donc des points communs en ce que les deux
pétitionnaires avaient été condamnés pour des propos jugés diffamatoires à l’égard de personnes exerçant des fonctions/activités
publiques, en qualité d’homme politique ou de fonctionnaire international.
Pour examiner si ces ingérences dans le droit à la liberté d’expression protégé à l’article 13 de la Convention sont conformes à cette
dernière, la Cour interaméricaine adopte un raisonnement en tous
points semblable à celui de la Cour européenne dont elle cite abondamment la jurisprudence pertinente (74). Elle commence par rappeler l’importance de la liberté d’expression dans une société démocratique (n° 107, §115), ainsi que les conditions de licéité de
l’ingérence, à savoir l’existence d’une base légale, la poursuite d’un
but légitime et sa nécessité dans une société démocratique (§120).
Le juge interaméricain indique ensuite que si la liberté d’expression
peut faire l’objet de limitations, il existe une distinction à faire
selon que les propos jugés diffamatoires visent une personne privée
ou une personne exerçant des fonctions publiques (§125; n° 111,
§§100-111). Sur ce point, la Cour renvoie notamment aux affaires
européennes Lingens, Castells et Sürek à l’occasion desquelles la
juridiction européenne a affirmé qu’une personne qui choisit d’exercer des fonctions/activités publiques doit en même temps accepter
de se soumettre à une critique plus grande de la part notamment
(72) Cour interam. dr. h., arrêt du 2 juillet 2004, C n° 107, §3.
(73) Cour interam. dr. h., arrêt du 31 août 2004, C n° 111, §69.
(74) Pour un exemple récent, voy. Cour eur. dr. h., arrêt du 16 nov. 2004, Selisö
c. Finlande, §§46-49 (rappel des principes généraux de la jurisprudence européenne
en matière de diffamation).
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
491
de la presse, institution fondamentale dans toute société démocratique.
La Cour examine ensuite les procédures internes propres à chacune des deux affaires : dans la première, il apparaît que le journaliste n’a fait que reproduire des extraits de journaux européens dans
lesquels étaient dénoncés les agissements du fonctionnaire international (n° 107, §131). Elle constate également que les juridictions
internes ont rejeté l’exceptio veritatis dans la mesure où le pétitionnaire n’a pas cherché à prouver ses allégations (§132). La Cour
estime que ce rejet constitue une limitation excessive à la liberté
d’expression du journaliste. Dans l’affaire Ricardo Canese, la Cour
se place plutôt sur le terrain de la proportionnalité de l’ingérence.
Elle note que les juridictions internes n’ont pas suffisamment tenu
compte du contexte de campagne électorale dans lequel étaient proférés les propos, contexte, comme le relève la Cour, dans lequel les
critiques sont plus virulentes et intenses (§105). Or, une condamnation à deux mois de prison, assortis d’une amende et d’une restriction de quitter le pays de huit ans constituent aux yeux de la Cour
une ingérence disproportionnée dans la liberté d’expression du pétitionnaire (§106).
7. La liberté de circulation des personnes (article 22 de la Convention)
29. La condamnation de Ricardo Canese à ne pas sortir du territoire a également été examinée par la Cour sous l’angle de l’article
22 de la Convention. C’est à la lumière de l’Observation Générale
n° 27 du Comité des droits de l’homme que la Cour livre son interprétation du droit de quitter son pays et elle constate en particulier
que cette liberté est essentielle au développement de la personne
(§115). Elle n’est certes pas absolue (§117) mais pour que les restrictions à cette liberté soient conformes à l’article 22, elles doivent
s’appuyer sur une base légale, poursuivre un but légitime et être
nécessaires dans une société démocratique (§§124, 129). En l’espèce,
les deux premières conditions sont manifestement remplies : la restriction de quitter le pays a été prononcée par le juge sur le fondement de la législation pénale et elle visait à éviter que le pétitionnaire n’échappe aux procédures menées à son encontre (§131).
Cependant, la Cour constate également que la restriction ne reposait
pas sur des motifs pertinents ni suffisants dans la mesure où la restriction a duré plus de huit années. Or, pendant cette période, le
pétitionnaire a été ponctuellement autorisé à quitter le territoire et
il est à chaque fois revenu, prenant soin d’informer les autorités
492
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
judiciaires de son retour, ce qui, aux yeux de la Cour, atteste qu’il
n’avait aucunement l’intention de se soustraire à sa responsabilité
pénale (§131). La Cour en conclut donc que le maintien de la restriction de quitter le territoire pendant plus de huit ans n’est pas
nécessaire dans une société démocratique et porte en conséquence
atteinte à l’article 22, §3 de la Convention.
8. Le droit de propriété (article 21 de la Convention)
30. Le droit de propriété garanti à l’article 21 de la Convention (75) a été au cœur de l’affaire ‘Cinq pensionnaires’ portant sur
la question du droit à pension. Il a également été invoqué dans
l’affaire Tibi mais n’ayant pas fait l’objet d’un examen approfondi
de la part de la Cour, il n’est pas nécessaire que l’on s’y attarde (76).
Dans la première affaire, les pétitionnaires, qui étaient fonctionnaires dans les années 1970 à 1990, se plaignaient de ce que l’administration péruvienne n’avait pas exécuté des décisions de justice,
leur imposant d’adopter un certain mode de calcul de leur droit à
pension de retraite, mode de calcul qui avait pour conséquence
d’augmenter le montant de cette dernière (77).
La première question que la Cour doit trancher est celle de savoir
si les victimes disposaient d’un «bien» protégé par l’article 21 de la
Convention. Ceci ne pose pas de difficultés dans la mesure où tant
la Constitution provisoire de 1993 que les juridictions internes ont
(75) Selon cette disposition, «toute personne a droit à l’usage et à la jouissance de
ses biens. La loi peut subordonner cet usage et cette jouissance à l’intérêt social. 2. Nul
ne peut être privé de ses biens, sauf sur paiement d’une juste indemnité, pour raisons
d’intérêt public ou d’intérêt social, et dans les cas et selon les formes prévues par la
loi. 3. L’usure ainsi que toute forme d’exploitation de l’homme par l’homme sont interdites par la loi».
(76) Cour interam. dr. h., arrêt du 7 sept. 2004, Tibi c. Equateur, C n° 114. Dans
cette affaire, les griefs principaux concernaient la détention arbitraire et les actes de
torture dont a été victime le pétitionnaire de nationalité française, qui avait été
arrêté parce qu’il était soupçonné de se livrer à un trafic de stupéfiants. Certains de
ses biens et ses propriétés avaient été confisqués pendant sa détention et les juridictions internes avaient ordonné qu’ils lui soient restitués lors de sa mise en liberté
mais la décision de justice ne fut pas exécutée (§§206 et ss.) Examinant ces faits sous
l’angle du droit de propriété, la Cour a considéré qu’ils constituaient une violation
de l’article 21 de la Convention (§220).
(77) Cour interam. dr. h., arrêt du 28 fév. 2003, C n° 98, §88. A la suite de modifications législatives en la matière, le montant de la pension des pétitionnaires était
calculé sur la base d’un nouveau décret qui leur était moins favorable que celui en
vigueur au moment où les pétitionnaires ont pris leur retraite. Ils estimaient donc
disposer d’un «bien» au sens de l’article 21 et avoir été victimes d’une restriction
injustifiée dans la jouissance de celui-ci (§91).
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
493
reconnu l’existence de ce bien, faisant donc entrer le litige dans le
champ d’application de la Convention (§§94-102). S’appuyant
notamment sur la clause de sauvegarde contenue à l’article 29 (b)
de cette dernière et sur la jurisprudence européenne dans l’affaire
Gaygusuz c. Autriche (arrêt du 16 sept. 1996), la Cour se refuse à
adopter une conception restrictive de cette notion de «bien» (§§102103).
Le juge interaméricain se penche ensuite sur les méthodes de calcul utilisées par les autorités péruviennes (§104). Au moment de leur
retraite, les victimes voyaient leur pension calquée sur celle des
salariés du secteur privé mais une réforme de 1992 a eu pour conséquence d’aligner les méthodes de calcul sur celles utilisées pour les
salariés du secteur public, et cela, alors même que les juridictions
ont ordonné à titre provisoire à l’administration de maintenir
l’ancien mode de calcul (§§112-114). La Cour admet que le droit à
pension peut être réévalué par l’Etat; elle renvoie d’ailleurs à l’article 5 du Protocole de San Salvador qui définit le régime des restrictions et limitations aux droits économiques, sociaux et culturels
(§116), mais elle affirme également que ces restrictions doivent respecter certaines conditions et se faire notamment selon les règles
garantissant la sécurité juridique. Or en l’espèce, l’Etat a refusé de
maintenir l’ancien mode de calcul des pensions alors même qu’il
existait des décisions de justice – y compris de la juridiction
suprême – favorables aux victimes. La Cour conclut donc que «en
modifiant de manière arbitraire le montant des pensions (…) et en
refusant de se conformer aux décisions de justice (…)», l’Etat a manqué à ses obligations au titre de l’article 21 de la Convention
(§121) (78).
9. L’intégration indirecte des droits économiques et sociaux dans la
Convention (article 19 de la Convention)
31. Il est commun de présenter les différents textes internationaux de protection des droits de l’homme selon qu’ils garantissent
des droits civils et politiques ou des droits économiques, sociaux et
culturels. Dans son arrêt du 2 septembre 2004, Instituto de reeduca(78) La Cour a, en revanche, refusé d’examiner ces mêmes griefs sous l’angle de
l’article 26 de la Convention interaméricaine, laissant entendre que le droit de l’article 26 n’est pas un droit individuel mais davantage un droit collectif, reconnu à «the
entire population» et non à «a very limited group of pensioners» (§147). Dans son arrêt
du 2 sept. 2004 dans l’affaire ‘Instituto de reeducacion del menor’ c. Paraguay (n° 112),
la Cour avait également conclu à un non-lieu à examen de cette disposition de la
Convention (§255).
494
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
cion del menor, la Cour interaméricaine a indiqué qu’il ne faut
cependant pas adopter une classification aussi rigide des obligations
internationales de l’Etat et en particulier, de la Convention américaine des droits de l’homme, dans la mesure où cette dernière peut
potentiellement imposer aux Etats des obligations relatives aux
droits économiques, sociaux et culturels. Comme on l’a vu plus
haut, cette affaire s’inscrit dans le cadre de la protection spéciale,
différenciée et renforcée qui doit être accordée aux enfants. Or, en
s’appuyant sur l’article 19 de la Convention comme elle l’avait déjà
fait dans son arrêt Villagran Morales, elle indique dans un obiter
dictum que cette disposition doit être lue en tenant compte notamment du Protocole additionnel aux droits économiques, sociaux et
culturels (Protocole dit de San Salvador, 1988). Elle ajoute que les
obligations qui découlent de l’article 19 de la Convention «excèdent
le simple champ des droits civils et politiques. Les actions que l’Etat
doit entreprendre, en particulier à la lumière des dispositions de la
Convention relative aux droits de l’enfant, comprennent des aspects
économiques, sociaux et culturels qui font partie du droit à la vie et
du droit à l’intégrité des enfants» (§149).
En l’espèce, les droits contenus dans le Protocole de San Salvador
ne donnent pas lieu à un constat de violation mais en établissant
un lien entre droits civils et politiques et droits économiques,
sociaux et culturels par le biais de l’article 19, le raisonnement de
la Cour adopte une approche globale et compréhensive des droits de
l’enfant qui conduit à notre sens à une intégration indirecte d’une
nouvelle catégorie de droits dans le champ matériel de la Convention.
C. – Les suites du constat de violation
1. La compétence de la Cour pour contrôler l’exécution de ses arrêts
32. A l’inverse de la Convention européenne des droits de
l’homme, la Convention interaméricaine ne prévoit pas de mécanisme précis de surveillance de l’exécution des arrêts de la
Cour (79), si bien qu’en pratique, cette dernière s’est reconnue compétente pour en connaître. Dès ses premières années de fonctionne(79) L’article 65 de la Convention établit que : «La Cour soumettra à l’examen de
l’Assemblée générale de l’Organisation au cours de chaque session ordinaire un rapport
sur ses activités durant l’année précédente. Elle soulignera d’une manière spéciale en
formulant les recommandations pertinentes les cas où un Etat n’aura pas exécuté ses
arrêts».
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
495
ment, elle a en effet estimé que la procédure contentieuse n’était
close qu’une fois les mesures de réparation exécutées par les Etats
intéressés. Ces derniers ont du reste pris l’habitude d’envoyer à la
Cour des documents prouvant qu’ils ont rempli leurs obligations
secondaires.
Or, pour la première fois à l’occasion de l’affaire Baena Ricardo
(C n° 104, 28 nov. 2003), l’Etat défendeur a contesté la compétence
de la Cour sur ce chef. Le Panama avançait en particulier que la
surveillance de la bonne exécution des arrêts de la Cour n’est pas
une fonction judiciaire mais politique qui doit donc être confiée à
l’organe politique de l’OEA qu’est l’Assemblée générale (§54). Il
ajoutait qu’au surplus, rien dans la Convention et en particulier, à
son article 65, ne permet de conclure à l’existence d’une telle compétence en faveur de la juridiction interaméricaine (§54).
En réponse, la Cour avance plusieurs éléments pour fonder sa
compétence, de force inégale. Elle rappelle au préalable que l’obligation qu’a l’Etat d’exécuter les arrêts de la Cour trouve son origine
dans le principe de bonne foi (§61) et constitue un moyen nécessaire
pour garantir l’effet utile de la Convention et du système de protection des droits qu’elle vise à établir (§§66-67). La Cour indique
ensuite que comme toute juridiction internationale, elle dispose de
la compétence de sa compétence (§§68-71) et que même non explicite, il existe aujourd’hui un droit d’accès à la justice internationale,
dont l’exécution des décisions internationales fait partie (§§72-83).
Elle recherche ensuite une éventuelle base textuelle à sa compétence
et contrairement à ce que soutient le Panama, elle est d’avis qu’en
adoptant l’article 65, les Etats ont entendu lui confier une compétence de surveillance (§90). Comme élément supplémentaire, elle
souligne le caractère coutumier de sa compétence (§§102-104), justifié par la pratique des Etats de l’OEA, non remis en cause par
l’Assemblée générale (§§110-116) et accepté comme tel par l’Etat
défendeur lui-même qui ne saurait être considéré comme un objecteur persistant (§§117-127). La Cour est donc compétente pour surveiller la bonne exécution de ses arrêts.
33. A la lecture de cette brève décision, on ne peut s’empêcher
de constater qu’une fois encore, la règle extrêmement large et englobante de l’effet utile permet à la Cour de se reconnaître un pouvoir
là où, quoiqu’elle en dise, la Convention est silencieuse. En effet,
l’interprétation qu’elle livre de l’article 65 n’est pas des plus concluantes, ni même le renvoi au principe de bonne foi ou au fait
qu’elle dispose de la compétence de sa compétence dans la mesure
496
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
où ce n’est pas sur ce terrain que se place le Panama. Sans doute,
plus que l’utilisation de la règle de l’effet utile ou la recherche d’une
éventuelle base textuelle à sa compétence, c’est le recours à la
norme coutumière qui semble le plus pertinent. L’on sait en effet
que les organes d’organisations internationales peuvent être à l’origine de normes coutumières et en l’espèce, la pratique observée et
le comportement des Etats – dont le Panama – montrent avec suffisance que le rôle de la Cour dans cette phase de la procédure a
toujours été admis comme tel. Plutôt que de multiplier les arguments, la Cour aurait donc pu s’en tenir à celui-ci, de manière à ne
pas donner l’impression de faire violence au texte même de la Convention.
2. La réparation des préjudices subis (article 63, §1 de la Convention)
34. La très grande majorité des arrêts de la Cour se caractérise
par le fait que la réparation a été traitée en même temps que le
fond, ce qui entre incontestablement dans la compétence discrétionnaire de la Cour d’organiser l’instance qui se déroule devant elle.
Même si la pratique antérieure l’a souvent conduite à consacrer une
procédure particulière aux questions de réparation, elle n’est en rien
obligée par ces précédents comme elle l’indique au Honduras dans
le cadre de l’affaire Juan Humberto Sanchez, qui contestait notamment la manière dont la Cour avait conduit l’examen des faits (80).
La jurisprudence de la Cour relative à l’article 63, §1 de la Convention (81) n’a guère varié au cours de la période 2002-2004 : il a
été rappelé que l’obligation qu’a l’Etat de réparer est coutumière et
ancrée en droit international général; les bénéficiaires du droit à
réparation doivent être définis de manière souple, la Cour n’hésitant
pas à adopter une définition large de la famille et des héritiers, en
fonction notamment de facteurs culturels propres aux personnes qui
agissent devant elle; la souffrance et le préjudice moral n’ont pas à
être prouvés, la juridiction interaméricaine utilisant comme en droit
(80) Cour interam. dr. h., arrêt du 26 nov. 2003, Juan Humberto Sanchez. Interprétation du jugement sur les exceptions préliminaires, le fond et la réparation
(article 67 de la Convention interaméricaine des droits de l’homme), C n° 102.
(81) Selon cette disposition, «lorsqu’elle reconnaît qu’un droit ou une liberté protégés
par la présente Convention ont été violés, la Cour ordonnera que soit garantie à la partie lésée la jouissance du droit ou de la liberté enfreints. Elle ordonnera également, le
cas échéant, la réparation des conséquences de la mesure ou de la situation à laquelle
a donné lieu la violation de ces droits et le paiement d’une juste indemnité à la partie
lesée».
Caroline Laly-Chevalier, Fanny Da Poïan et Hélène Tigroudja
497
européen une présomption irréfragable. Cette dernière, sur le fondement du principe cardinal de la réparation intégrale, s’efforce
d’indemniser au mieux les préjudices subis en assortissant cette
indemnisation, si besoin est, de mesures de satisfaction non pécuniaires telles que la publication dans un journal officiel de l’arrêt de
la Cour ou l’édification d’un monument en faveur de victimes disparues ou sommairement exécutées (82).
35. L’élément le plus important qui ressort de la jurisprudence de
la Cour et sur lequel l’on souhaiterait se concentrer a trait aux conséquences en termes d’obligations secondaires de l’idée de responsabilité «aggravée» de l’Etat avancée dans certains arrêts.
Cette question est au cœur de l’affaire Myrna Mack Chang dans
laquelle la victime avait été exécutée en 1990 par des agents de
l’Etat, du fait notamment des travaux qu’elle avait réalisés sur le
phénomène des personnes déplacées au Guatemala (83). L’Etat a
partiellement reconnu sa responsabilité pour les violations des
droits de la Convention commises (§§65-116). Au regard des faits, la
Cour conclut notamment à la violation de l’article 4 (droit à la vie)
et ajoute que compte tenu du contexte et des circonstances qui ont
entouré cette exécution, l’Etat voit sa responsabilité engagée de
manière aggravée (§139) (84).
Sur le terrain de l’article 63, §1 de la Convention, la question qui
se pose est donc de savoir si cette responsabilité «aggravée» qui renvoie à l’idée déjà amplement discutée en droit international général
de la dualité du régime de responsabilité internationale, a des conséquences sur le contenu des obligations secondaires de l’Etat. Or,
à la lecture du passage de l’arrêt relatif à la réparation, rien ne permet de conclure que la Cour soit allée au-delà de ce qu’implique le
principe de la réparation intégrale (§§246-292). Par ailleurs, les
juges Cançado Trindade et Garcia Ramirez expriment, dans leur
opinion séparée, la volonté de la juridiction interaméricaine de ne
pas s’orienter vers une pénalisation de la réparation, quand bien
même ils utilisent tous deux la notion de crime d’Etat pour qualifier
(82) Pour un rappel de ces principes, voy., parmi de nombreux autres, l’arrêt du
19 nov. 2004, Masacre Plan de Sanchez c. Guatemala (réparations), C n° 116, §§50
et s.
(83) Cour interam. dr. h., arrêt du 25 nov. 2003, Myrna Mack Chang c. Guatemala,
C n° 101, §134.2.
(84) Pour un même constat d’engagement de la responsabilité «aggravée» de
l’Etat, voy. l’arrêt du 29 avril 2004, Masacre Plan de Sanchez c. Guatemala, C n° 105,
§51.
498
Rev. trim. dr. h. (62/2005)
le comportement du Guatemala dans les faits de l’espèce. Les deux
juges s’accordent pour rejeter, sur le fondement du droit international positif, l’utilisation des dommages punitifs (85), ce qui illustre à
notre sens en pratique les difficultés théoriques rencontrées par la
CDI pour établir un régime de responsabilité aggravée qui constituerait le pendant, en droit de la responsabilité, à l’introduction en
droit des traités d’une normativité à plusieurs degrés (86).
✩
(85) p. 16 de l’opinion du juge Cançado Trindade et p. 13 de l’opinion du juge Garcia Ramirez sous l’arrêt Mack Chang.
(86) Cela semble confirmé par l’affaire Masacre Plan de Sanchez dans laquelle le
comportement de l’Etat est qualifié de «crime d’Etat» au sens du droit international.
Dans l’arrêt de réparation, les juges insistent certes sur la gravité des faits reprochés
(et reconnus par l’Etat lui-même) mais cet élément ne sert qu’à amener la Cour à
réparer pécuniairement le préjudice moral. Comme elle le souligne, eu égard aux violations constatées, la réparation intégrale ne serait pas acquise si elle se contentait
d’indiquer que son arrêt constitue en soi une mesure de réparation des préjudices
moraux (§§83 et s.). En somme, la gravité des faits la conduit simplement à décider
d’indemniser pécuniairement les préjudices moraux mais une fois qu’elle s’attache à
chiffrer ces préjudices, le juge revient à une approche classique et tranche en équité,
sans qu’une volonté afflictive ne transparaisse.