L`AUTONOMIE DU DROIT APPLICABLE PAR LA COUR
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L`AUTONOMIE DU DROIT APPLICABLE PAR LA COUR
L’AUTONOMIE DU DROIT APPLICABLE PAR LA COUR INTERAMÉRICAINE DES DROITS DE L’HOMME : EN MARGE D’ARRÊTS ET AVIS CONSULTATIFS RÉCENTS 1. La Cour interaméricaine des droits de l’homme est désignée à l’article 33 de la Convention interaméricaine des droits de l’homme adoptée en 1969 au sein de l’Organisation des Etats américains comme l’un des deux organes « compétents pour connaître des questions relatives à l’exécution des engagements contractés par les Etats parties à la présente Convention » ( 1). Par ailleurs, l’article 62-3 de la Convention précise que la Cour est « habilitée à connaître de tout différend relatif à l’interprétation et à l’application des dispositions de la présente Convention, pourvu que les Etats en cause aient reconnu ou reconnaissent sa compétence, soit par une déclaration spéciale (...), soit par une convention spéciale ». A l’instar de la Cour européenne des droits de l’homme prévue à l’article 19 de la Convention européenne de 1950, la Cour interaméricaine se présente donc en 1969 comme un organe créé par un texte à vocation régionale et chargé de contrôler et de veiller à la bonne application de ce seul texte. Il s’ajoute ainsi aux autres mécanismes juridictionnels ou non-juridictionnels de protection des droits de l’homme existants (Commission interaméricaine qui est visée dès 1948 par la Charte de l’Organisation des Etats américains ; Cour européenne des droits de l’homme ; Comité des droits de l’homme établi par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 ; Comité pour l’élimination de la discrimination raciale issu de la Convention des Nations Unies de 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale...). En tant qu’instance chargée de faire respecter un droit spécial, il contribue sans nul doute à justifier cette image « d’accrétion » des procédures de contrôle dans cette branche du droit international ( 2), avancée notamment par le juge Schwebel dans une sentence récente rendue en droit de la mer. A l’occasion d’un litige opposant l’Australie et la Nouvelle-Zélande au Japon et ayant donné lieu à une (1) L’autre organe désigné par cette disposition étant la Commission interaméricaine des droits de l’homme. (2) Weckel (P.), « Chronique de jurisprudence internationale », R.G.D.I.P., 2000, p. 1041. 70 Rev. trim. dr. h. (2002) sentence du Tribunal arbitral constitué sur le fondement de l’Annexe VII de la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer ( 3), le juge Schwebel a examiné les rapports entre la Convention de 1982 (en tant que traité-cadre) et les accords particuliers qui la mettent en œuvre (en l’espèce, la Convention pour la protection du thon à nageoire bleue de 1993). Pour ce faire, l’ancien président de la Cour internationale de justice dresse un parallèle avec le droit international des droits de l’homme soulignant que la ratification par les Etats de nombreux traités de protection des droits de l’homme ne les délient pas des obligations contractées en la matière en vertu des articles 1 er, 55 et 56 de la Charte des Nations Unies de 1945 ( 4). C’est pour illustrer le phénomène fréquent en droit international de traités parallèles « both in their substantive content and in their provisions for settlement » ( 5) que le juge renvoie au droit international des droits de l’homme, en soulignant « a process of accretion and cumulation » ( 6). 2. Pourtant, l’étude des différentes branches du droit international invite à relativiser cette idée trop souvent avancée de l’autonomie des techniques d’application des normes internationales. En droit du règlement pacifique des différends, l’organe d’appel de l’Organisation mondiale du Commerce s’est prononcé sur l’articulation entre un Accord sur les sauvegardes et les dispositions du GATT de 1994 dans une sentence de décembre 1999 : le groupe spécial formé pour connaître d’un litige entre la Communauté européenne et l’Argentine avait en effet fondé sa solution sur l’Accord mais a refusé de s’appuyer sur l’article du GATT invoqué ( 7). Or, ce qui est intéressant dans le raisonnement de l’organe d’appel est cette idée « d’ensemble conventionnel » auquel appartiennent les deux textes : « concernant la même chose, ils doivent être considérés conjointement, en tant qu’ensemble indissociable de droits et de disciplines dont toutes les dispositions doivent avoir un sens aux yeux de (3) Tribunal arbitral, sentence du 4 août 2000, Affaire du thon à nageoire bleue (Australie et Nouvelle-Zélande contre Japon), le texte de la sentence est disponible sur le site du Centre international relatif au règlement des différends en matière d’investissements à l’adresse suivante : http://www.worldbank.organisation/icsid/ (n. P. Weckel, R.G.D.I.P., 2000, pp. 1037-1045). (4) Tribunal arbitral, sentence du 4 août 2000, Affaire du thon à nageoire bleue (Australie et Nouvelle-Zélande c. Japon), § 52. (5) Ibid. (6) Ibid. (7) Organe d’appel de l’OMC, sentence du 14 octobre 1999, Mesures de sauvegarde à l’importation de chaussures (Communauté européenne c. Argentine), J.D.I. 2000, p. 416. Rev. trim. dr. h. (2002) 71 l’interprète » ( 8). Le groupe spécial pouvait donc se prononcer sur les deux textes. Plus généralement et concernant l’articulation entre le droit de l’Organisation mondiale du commerce et le droit international général et conventionnel, l’organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce a souligné qu’il « ne faut pas lire l’Accord général (sur l’Organisation mondiale du commerce) en l’isolant cliniquement du droit international public » ( 9). 3. Cette même idée d’ensemble conventionnel se retrouve en droit interaméricain et conduit à relativiser, au moins dans ce cadre régional, l’assertion de M. Weckel selon laquelle le système international de protection des droits de l’homme constitue « un système modulaire composé d’instruments juxtaposés ou agglomérés qui conservent leur autonomie et en particulier leurs mécanismes propres de contrôle » ( 10). Par un double mouvement, la Cour interaméricaine s’est extraite de son rôle d’organe chargé d’appliquer un texte spécial émanant d’une organisation régionale : au moyen de la règle de l’interprétation objective de la Convention interaméricaine, le juge interaméricain remet en cause l’idée même de « spécialité » du droit interaméricain pour l’ancrer dans un contexte international juridique extrêmement ouvert. Par ailleurs, son interprétation évolutive de la Convention interaméricaine a alimenté la pratique des Etats membres de l’Organisation des Etats américains qui ont conventionnellement consacré les principes jurisprudentiels issus de la Convention interaméricaine pour les appliquer à un type de violations particulières des droits de l’homme ou à l’égard d’une catégorie d’individus. Ce double constat de l’absence d’indépendance de la Convention interaméricaine par rapport au contexte juridique de l’Organisation internationale et du droit international (I) nécessite donc de repenser l’organisation du système interaméricain de protection : les titres de compétence contentieuse du juge interaméricain se sont multipliés, le droit qu’il est chargé d’appliquer dépasse en pratique la seule Convention de San José, il serait donc bon que les Etats membres de l’Organisation des Etats américains acceptent de ratifier cette évolution dans le statut de la Cour, de manière à (8) Id., p. 417. (9) Organe d’appel de l’OMC, rapport Essence, p. 19, cité in Canal-Forgues (E.), « Sur l’interprétation dans le droit de l’OMC », RGDIP 2001, p. 6. Ainsi que le relève l’auteur, l’Organe d’appel est allé au-delà de ce que prévoit l’article 3, § 2 du Mémorandum d’accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends qui ne fait référence qu’aux règles coutumières en matière d’interprétation de l’Accord. (10) R.G.D.I.P. 2000, pp. 1041-1042. 72 Rev. trim. dr. h. (2002) en faire non plus l’organe de surveillance et de contrôle de la Convention interaméricaine mais plus généralement, des obligations des Etats membres de l’Organisation des Etats américains contractées en matière de droits de l’homme (II). I. — La mise en question de l’autonomie du système interaméricain de protection des droits de l’homme 4. Lorsque l’on examine la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, on est surpris de constater combien le juge se veut respectueux du droit international général et du droit international des droits de l’homme dans son travail d’interprétation de la Convention interaméricaine de 1969 : les renvois exprès à la Convention de 1969 sur le droit des traités entre Etats sont fréquents et à tout stade de son raisonnement, il n’hésite pas à fonder ses solutions sur les règles pertinentes du droit international dégagées par la Cour permanente de justice internationale ou la Cour internationale de justice, ainsi que sur la pratique des autres organes internationaux de protection des droits de l’homme. De la jurisprudence interaméricaine, on tire donc deux enseignements : d’une part, le juge applique fréquemment, tout au long de la procédure menée, les règles générales du contentieux international (A). Par ailleurs, la Convention de San José est présentée par la Cour interaméricaine comme un élément appartenant à un corpus juridique international de protection de l’individu (B). A. — La Convention interaméricaine des droits de l’homme comme élément du droit du contentieux international 5. Il ne s’agit pas de remettre en cause l’affirmation selon laquelle les traités de protection des droits de l’homme sont, en tant que traités objectifs portant sur les droits de la personne, des engagements conventionnels souvent dérogatoires aux règles du droit des traités et du droit de la responsabilité. Néanmoins, la pratique du juge interaméricain amène à nuancer l’approche trop schématique des liens entre les différentes branches du droit international et témoigne de deux choses. D’une part, il n’y a pas d’autonomie du droit interaméricain par rapport au droit du contentieux élaboré notamment par la Cour permanente de justice internationale, la Cour internationale de justice et les juridictions arbitrales (1). En second lieu, même lorsque la Cour interaméricaine affirme la spécifi- Rev. trim. dr. h. (2002) 73 cité du contentieux de protection des droits de l’homme, elle le fait en conformité avec le droit international général (2). 1. La reprise des principes du contentieux international général par le juge interaméricain 6. Si l’on s’efforce de suivre le déroulement chronologique de la procédure contentieuse interaméricaine, on constate qu’à chaque étape du raisonnement de la Cour sont reprises les règles du droit international général du point de vue de l’interprétation des conditions de recevabilité, des circonstances d’engagement de la responsabilité internationale de l’Etat ou en matière de réparation. Certes, le recours aux principes généraux du droit international comme moyen d’interprétation des clauses de la Convention de 1969 peut ne pas être spontané de la part de la Cour interaméricaine, mais imposé par le texte même. L’application de la règle de l’épuisement des voies de recours internes prévue à l’article 46, § 1 er (a) de la Convention interaméricaine doit se faire « conformément aux principes du droit international généralement reconnus ». S’il est vrai qu’en pratique et comme en droit européen, on peut aisément estimer que ces principes sont puisés d’abord en droit international des droits de l’homme, il n’empêche que la règle selon laquelle un recours n’est pas à utiliser lorsqu’il existe une « jurisprudence bien établie » qui permet de prévoir l’issue défavorable de l’instance est une règle née du droit de la protection diplomatique ( 11). Il en est de même de l’obligation du particulier qui agit devant les organes interaméricains de n’épuiser que les recours utiles et adéquats. Par ailleurs, toujours au stade préliminaire, il apparaît que comme n’importe quelle autre juridiction internationale, la Cour dispose de la compétence de sa compétence ( 12) ou lorsqu’un individu représente les pétitionnaires dans la procédure de réparation ( 13), elle extrait de l’affaire du Statut juridique du Groënland oriental le principe de l’absence de formalisme du droit international (11) C.P.J.I., arrêt du 28 février 1939, Chemin de fer Panevezys-Saldutiskis, série A/B n o 76, p. 18. (12) Cour interam. dr. h., arrêt du 24 septembre 1999, Ivcher Bronstein c. Pérou (compétence), série C, n o 54, § 32. (13) L’individu n’est pas « partie » à la procédure devant la Cour mais au stade de la réparation, l’article 23 du règlement intérieur de l’organe admet que « the representatives of the victims or their next-of-kin may independently submit their own arguments and evidence ». 74 Rev. trim. dr. h. (2002) pour en déduire sa liberté d’appréciation de la validité du mandat qui lui est fourni ( 14). Dans l’examen des pétitions au fond, c’est encore vers le droit international et en particulier vers les arrêts de la Cour internationale de justice dans l’affaire du Détroit de Corfou et dans celle des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci que la Cour interaméricaine se tourne pour justifier ses conditions d’admissibilité des preuves de violations des droits de l’homme ( 15). Dans une autre circonstance, elle interprète la clause fédérale inscrite à l’article 28 de la Convention interaméricaine de San José à la lumière d’une sentence rendue en 1875 dans l’affaire Montijo, en vertu de laquelle un Etat ne saurait invoquer sa structure fédérale pour justifier le non-respect de ses obligations internationales et échapper à sa dette de réparation ( 16). 7. C’est néanmoins sans conteste lorsqu’elle s’interroge sur le contenu de la réparation à accorder pour la violation des droits garantis (article 63-1 de la Convention interaméricaine ( 17)) que l’emprunt au droit international coutumier est le plus important. Chaque arrêt de réparation du juge interaméricain débute par un rappel systématique de la jurisprudence internationale, y compris arbitrale, en la matière. Il n’y a donc aucune autonomie du droit interaméricain et eu égard aux principes repris par la Cour, il ne faudrait d’ailleurs pas qu’il y en ait. Ainsi, elle adopte le principe de la restitutio in integrum de l’arrêt de la Cour permanente de justice internationale, Usine de Chorzow et pour justifier l’indemnisation des préjudices matériels et moraux subis, elle cite encore l’arrêt de 1924 sur l’Interprétation du Traité de Neilly et remonte même jusqu’à la sentence arbitrale de 1900, Chemin de fer de la baie de (14) Cour interam. dr. h., arrêt du 27 novembre 1998, Loayza Tomayo c. Pérou (réparation), série C, n o 42, § 97 (renvoi à l’arrêt de la CPJI du 5 avril 1933 dans l’affaire du Statut juridique du Groenland oriental, série A/B n o 53, p. 71). (15) Cour interam. dr. h., arrêt du 27 novembre 1998, Castillo Paez c. Pérou (réparation), série C, n o 43, § 38. (16) Cour interam. dr. h., arrêt du 27 août 1998, Garrido et Baigorria c. Argentine (réparation), série C, n o 39, § 46. (17) Selon cette disposition, « lorsqu’elle reconnaît qu’un droit ou une liberté protégés par la présente Convention ont été violés, la Cour ordonnera que soit garantie à la partie lésée la jouissance du droit ou de la liberté enfreints. Elle ordonnera le cas échéant la réparation des conséquences de la mesure ou de la situation à laquelle a donné lieu la violation de ces droits et le paiement d’une juste indemnité à la partie lésée ». Rev. trim. dr. h. (2002) 75 Delagoa ( 18) et l’on doit admettre qu’il serait préjudiciable pour la partie lésée visée à l’article 63-1 de la Convention interaméricaine que la Cour s’écarte de ces principes. Lorsque l’on compare en effet le droit interaméricain de la réparation au droit européen, on se rend compte en effet que le simple fait de s’en tenir au principe de la réparation intégrale issu du droit international général conduit le juge interaméricain à aller plus loin que le juge européen en la matière. C’est aussi en s’appuyant sur l’état du droit international positif et les règles coutumières existant en matière de responsabilité internationale qu’elle nie toute dimension et finalité pénales à l’indemnisation des préjudices subis par la victime, en refusant d’allouer des punitive damages ( 19). Elle l’affirme clairement dans l’affaire Velasquez Rodriguez ( 20) et cette position semble être en conformité avec l’opinion de la majorité de la doctrine internationaliste ( 21), y compris au sein de la Commission du droit international qui n’a pas retenu dans son projet d’articles sur la responsabilité internationale des Etats cette coloration pénale des conséquences de la violation d’une obligation internationale ( 22). De plus, le jugement en réparation étant rendu en équité ( 23), la Cour interaméricaine s’efforce, de manière à justifier sa solution, de l’inscrire en droit international général : cela est manifeste s’agissant de l’établissement du lien de causalité entre la violation subie et le préjudice moral. Elle renvoie à des sentences arbitrales du (18) Voy. Cour interam. dr. h., arrêt du 27 novembre 1998, Castillo Paez c. Pérou (réparation), série C, n o 43, § 69 (l’arrêt contient les références des décisions internationales citées). (19) Cour interam. dr. h., arrêt du 21 juillet 1989, Velasquez Rodriguez c. Honduras (réparations), série C, n o 7, § 38. (20) Id., §§ 30-31 : « Article 63-1 does not refer to or limit the ability to ensure the effectiveness of the means of reparations available under the internal law of the State party responsible for the violations, so it is not limited by the defects, imperfections or deficiences of national law, but functions indepnedently of it. This implies that, in order to fix the corresponding indemnity, the Court must rely upon the Americain Convention and the applicable principles of international law ». Voy. encore Cour interam. dr. h., arrêt du 27 août 1998, Garrido et Baigorria c. Argentine (réparation), série C, n o 39, §§ 43-44. (21) Jorgensen (N.H.B.), « A reappraisal of punitive damages in international law », B.Y.B.I.L., 1997, pp. 247 et s. (22) Voy. notamment Spinedi (M.), « La responsabilité de l’Etat pour ‘ crime ’ : une responsabilité pénale? », in Ascencio (H.), Decaux (E.), Pellet (A.), Droit international pénal, Paris : Pédone, 2000, pp. 101 et s. (23) Cour interam. dr. h., arrêt du 27 novembre 1998, Castillo Paez c. Pérou (réparation), série C, n o 43, § 84. 76 Rev. trim. dr. h. (2002) début du XX e siècle pour en déduire certaines présomptions applicables en droit interaméricain. Dans son arrêt de réparation dans l’affaire Castillo Paez par exemple, elle s’appuie sur une sentence de 1906 et une autre de 1931 pour admettre que la souffrance morale ressentie par la famille d’une victime de violations graves de droits de l’homme doit être présumée et ne requiert donc pas de preuve ( 24). L’intérêt de ce renvoi constant au droit international général est que l’utilisation même que le juge interaméricain fait de l’équité semble en conformité avec le rôle que lui confère la majorité de la doctrine et la jurisprudence internationale, en tant que « principe supplémentaire de décision dans les cas où le droit positif est silencieux » ( 25). On constate donc une différence du système interaméricain par rapport au droit européen des droits de l’homme dans lequel il existe une volonté non dissimulée par la Cour européenne d’élaborer un ordre juridique autonome. En droit interaméricain, sans doute parce que la Cour est une juridiction récente qui n’est pas encore parvenue à imposer aux Etats parties à la Convention interaméricaine la légitimité de sa compétence voire même de son existence, elle prend soin d’inscrire l’interprétation du texte de 1969 dans le droit international général. On n’entrevoit à ce stade qu’une faible autonomie du contentieux de protection des droits de l’homme par rapport aux règles de fond du contentieux international général. Cette conclusion n’est pas remise en cause par l’objet spécifique de la Convention interaméricaine qui nécessite, il est vrai, un aménagement des principes du droit international. 2. La spécificité du contentieux de protection des droits de l’homme affirmée par le droit international général 8. C’est à l’occasion de la contestation de sa compétence obligatoire par le Pérou que la Cour a marqué toute la mesure de la spécificité de la Convention interaméricaine des droits de l’homme en tant que traité de protection des droits de l’homme, tout en trouvant justification de sa solution dans la jurisprudence consultative de la Cour internationale de justice sur les Réserves à la Convention contre le génocide et dans la Convention de Vienne. (24) Id., § 86 (renvoi à la sentence du 1 er juin 1906 dans l’affaire Maal, R.S.A., vol. X, pp. 732-733 ; sentence du 10 juin 1931 dans l’affaire Campbell, R.S.A., vol. II, p. 1158). (25) Sentence arbitrale de la Commission mixte de réclamations France-Mexique du 9 octobre 1928, Affaire Georges Pinson, R.S.A., vol. V, p. 355. Rev. trim. dr. h. (2002) 77 Dans les affaires Ivcher Bronstein et Compétence de la Cour constitutionnelle du 24 septembre 1999, la Cour s’est ainsi prononcée sur le droit de l’Etat de retirer sa déclaration d’acceptation de la compétence obligatoire du juge interaméricain ( 26). Ce retrait apparaît comme le point d’aboutissement prévisible des relations tendues entre le juge interaméricain et le Pérou. A l’occasion d’affaires antérieures, l’Etat tentait à l’aide d’arguments surannés (au moins dans le cadre du contentieux international des droits de l’homme) de contester la compétence contentieuse de la Cour en invoquant, par exemple, le principe de l’autorité de la chose interne jugée ( 27), la nécessité de respecter la souveraineté de l’Etat contre les intrusions extérieures d’un organe supranational et indirectement, des autres Etats membres de l’Organisation des Etats américains ( 28), et le droit exclusif et incontestable de l’Etat de préserver son intégrité en réprimant pénalement toute activité privée qui y porterait atteinte ( 29). D’une manière générale, l’Etat estimait que les décisions des organes interaméricains constituaient de véritables attaques contre sa souveraineté, de sorte que le retrait d’acceptation de la compétence contentieuse de la Cour se présentait comme l’issue prévisible de cet affrontement ( 30). (26) Pour les faits de chaque espèce, nous renvoyons à la lecture des arrêts (respectivement, série C, n o 54 et n o 55) ainsi qu’à l’article de Philippe Frumer (« Dénonciation des traités et remise en cause de la compétence des organes de contrôle », R.G.D.I.P., 2000, pp. 956-963) qui rappelle le contexte juridique et politique interne et international dans lequel s’inscrivent ces deux affaires. En réponse à la notification de la pétition individuelle à l’Etat intéressé, le Secrétariat de la Cour de San José a reçu la décision législative dénonçant l’acceptation de la compétence de l’organe interaméricain à partir du 9 juillet 1999. L’affaire Bronstein avait été notifiée à l’Etat du Pérou le 10 mai 1999 et la pétition Compétence de la Cour constitutionnelle, le 12 juillet de la même année. L’Etat entendait ainsi empêcher la Cour de connaître de toutes les affaires « in which Peru has not answered the application filed with the Court » (Cour interam. dr. h., arrêt du 24 septembre 1999, Ivcher Bronstein contre Pérou (compétence), série C, n o 54, § 28). (27) Cour interam. dr. h., arrêt du 26 janvier 1999, Cesti Hurtado contre Pérou (exceptions préliminaires), série C, n o 49, § 35. (28) Ibid. L’Etat invoquait notamment une violation à son égard de la Charte de l’Organisation des Etats américains (1948) dont l’article 1 er, § 2 interdit à l’Organisation d’intervenir « dans des questions relevant de la juridiction interne des Etats membres ». L’article 3(e) garantit également à chaque Etat « le droit de choisir, sans ingérence extérieure, son système politique, économique et social, et le mode d’organisation qui lui convient le mieux. Il a pour devoir de ne pas intervenir dans les affaires des autres Etats. (...) ». (29) Cour interam. dr. h., arrêt du 4 septembre 1998, Castillo Petruzzi et autres c. Pérou (exceptions préliminaires), série C, n o 41, § 100. (30) Il faut noter que le nouveau gouvernement du Pérou a mis un terme à cet affrontement juridique en retirant le 18 janvier 2001 son acte de dénonciation de la → 78 Rev. trim. dr. h. (2002) 9. Dans l’affaire Ivcher Bronstein, le juge interaméricain commence par poser le principe selon lequel il détient, « as with any court or tribunal », la compétence de sa compétence ( 31). Il en déduit donc qu’en reconnaissant la compétence obligatoire de la Cour, l’Etat admet en même temps le pouvoir de cette dernière de régler tout problème relatif à sa juridiction et les objections de l’Etat sur ce point sont inopérantes ( 32). Par ailleurs, la Cour rappelle la règle de l’effet utile qui ne s’applique pas uniquement aux clauses matérielles de la Convention mais également à ses dispositions procédurales, dont l’article 62-1 de la Convention interaméricaine ( 33). Enfin, elle invoque l’article 31-1 de la Convention de Vienne de 1969 qui pose le principe de l’interprétation de bonne foi des engagements conventionnels ( 34). Une fois ce cadre général posé, la Cour en vient plus précisément à la particularité de la Convention interaméricaine de San José qui est un traité objectif et prévoyant un système de garantie collective. Le recours à la jurisprudence européenne est abondant : au-delà de l’affaire Autriche c. Italie portée à la connaissance de l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme et de la référence à l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni, le juge interaméricain dresse un parallèle entre les deux affaires dont il est saisi et l’affaire Loizidou c. Turquie dans laquelle la Cour européenne avait également été confrontée à une question d’acceptation partielle de sa compétence ( 35). Dans cette affaire Loizidou, on se souvient que pour apprécier la validité des déclarations de la Turquie d’acceptation de la compétence des organes européens qui visaient à en restreindre la portée territoriale, la Cour européenne s’était également appuyée sur la nécessité de conférer un effet utile aux dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme prévoyant la compétence des organes, ainsi que sur le « caractère singulier de la Convention, traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés ← compétence contentieuse de la Cour interaméricaine (Communiqué de presse de la Cour interaméricaine du 26 janvier 2001, CDH-CP 2/01). (31) Cour interam. dr. h., arrêt du 24 septembre 1999, Ivcher Bronstein c. Pérou (compétence), série C, n o 54, § 32. (32) Id., § 34. (33) Id., § 37. (34) Id., § 38. (35) Id., §§ 44-47. Rev. trim. dr. h. (2002) 79 fondamentales » ( 36). L’acceptation de sa compétence ne pouvait donc pas être calquée sur l’article 36 du Statut de la Cour internationale de justice comme le soutenait la Turquie ( 37) eu égard à la « différence (...) fondamentale de rôle et de finalité entre les institutions » ( 38). La Cour interaméricaine se sert donc de cette jurisprudence européenne pour justifier la distinction qui doit être faite avec le contentieux international de règlement des différends interétatiques : « States cannot expect to have the same amount of discretion (...) » ( 39). La déclaration d’acceptation de la compétence de la Cour n’est pas autonome par rapport au reste de la Convention interaméricaine, de sorte que, conformément à l’article 44-1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 ( 40), la dénonciation de l’article 62-1 n’est pas détachable de la dénonciation de la Convention interaméricaine dans son ensemble. Elle doit donc suivre la procédure détaillée à son article 78 ( 41). Le juge interaméricain déduit de cette dernière disposition que les Etats n’ont prévu que l’hypothèse de la dénonciation de l’ensemble du texte. Ainsi, la dénonciation de la déclaration n’étant pas expressément admise par la Convention de San José, elle n’est pas possible et l’acte unilatéral du Pérou n’a donc aucune validité ( 42). (36) Cour eur. dr. h., arrêt du 23 mars 1995, Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), § 70. Il faut rappeler qu’avant l’entrée en vigueur du Protocole n o 11, une déclaration d’acceptation de la compétence de la Commission européenne (ancien article 25) et de la Cour (ancien article 46) était nécessaire et pouvait être faite pour une période donnée. (37) Id., § 67. L’Etat défendeur rappelait en particulier que la Cour internationale de justice admet « l’adjonction de restrictions sur le contenu, territoriales et temporelles, à la reconnaissance facultative de (sa) compétence juridictionnelle ». (38) Id., § 84. (39) Cour interam. dr. h., arrêt du 24 septembre 1999, Ivcher Bronstein c. Pérou (compétence), série C, n o 54, § 48. (40) Cet article dispose que « le droit pour une Partie, prévu dans un traité ou résultant de l’article 56, de dénoncer le traité, de s’en retirer ou d’en suspendre l’application ne peut être exercé qu’à l’égard de l’ensemble du traité, à moins que ce dernier n’en dispose ou que les Parties n’en conviennent autrement ». (41) En vertu de cette disposition, « 1 — les Etats parties peuvent dénoncer la présente Convention à l’expiration d’un délai de cinq ans à partir de la date de son entrée en vigueur, moyennant un préavis d’un an, adressé au Secrétaire général de l’Organisation, qui doit en informer les autres Etats parties. 2 — Cette dénonciation ne déliera pas l’Etat partie intéressé des obligations énoncées dans la présente Convention en ce qui concerne tout fait pouvant constituer une violation de ces obligations qui aurait été commis par ledit Etat antérieurement à la date de la prise d’effet de la dénonciation ». (42) L’affaire du même jour, Compétence de la Cour constitutionnelle contre Pérou (série C, n o 55), est en tous points semblable à l’arrêt Bronstein. Nous renvoyons donc aux dispositions et paragraphes pertinents de cette affaire. 80 Rev. trim. dr. h. (2002) Ce raisonnement du juge fondé sur la particularité de la Convention interaméricaine est-il si différent de celui adopté par la Cour internationale de justice dans son avis consultatif sur les Réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans lequel le juge était chargé d’apprécier l’étendue du droit de l’Etat d’émettre des réserves ou d’y objecter ( 43) ? C’est en s’appuyant notamment sur « les traits particuliers que présente la Convention sur le génocide » ( 44) ainsi que sur le « but purement humain et civilisateur » ( 45) du texte qui empêche de raisonner, comme dans une convention classique de type contractualiste, en termes « d’avantages ou de désavantages individuels des Etats » ( 46), que la Cour internationale de justice a renversé le système des réserves à cet engagement. Le silence de la Convention de 1948 autorise certes les Etats à formuler des réserves mais « l’objet et le but (de la Convention) assignent des limites tant à la liberté d’apporter des réserves qu’à celle d’y objecter » ( 47). Le rapprochement des arrêts de la Cour interaméricaine et de l’avis consultatif de la Cour internationale de justice traduit un but commun des deux juridictions : éviter que le consentement de l’Etat, qu’il se présente sous la forme d’une réserve à un engagement ou d’un acte unilatéral, ne détruise « les fins » des Conventions de protection de l’individu. 10. La suite de l’arrêt de la Cour interaméricaine est cependant plus confuse parce qu’elle donne l’impression que le juge revient sur sa démonstration. Elle ne semble plus contester le droit de retrait de la déclaration du Pérou mais elle rejette en revanche son effet immédiat ( 48), en s’appuyant en particulier sur la jurisprudence pertinente de la Cour internationale de justice qui impose un délai entre le moment où l’Etat exprime sa volonté de retirer son acceptation de la compétence et le moment où cette dénonciation prend effet ( 49). Un doute subsiste donc : à la lecture de l’arrêt, on ne parvient pas à déterminer avec certitude si la décision de retrait est (43) C.I.J., avis consultatif du 28 mai 1951, Rec., p. 15. (44) Id., p. 23. (45) Ibid. (46) Ibid. (47) Id., p. 24. La Cour internationale de justice poursuit : « il en résulte que c’est la compatibilité de la réserve avec l’objet et le but de la Convention qui doit fournir le critère de l’attitude de l’Etat qui joint une réserve à son adhésion et de l’Etat qui estime devoir y faire une objection ». (48) Cour interam. dr. h., arrêt du 24 septembre 1999, Ivcher Bronstein c. Pérou (compétence), série C, n o 54, §§ 52 et s. (49) C.I.J., arrêt du 26 novembre 1984, Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (procédure), Rec., p. 392, § 63. Rev. trim. dr. h. (2002) 81 viciée parce que l’Etat n’a pas le pouvoir de prendre une telle décision ou si elle est viciée parce que l’Etat ne l’a pas notifiée « au moins 12 mois à l’avance » comme l’exige l’article 56-2 de la Convention de Vienne sur le droit des traités auquel la Cour interaméricaine renvoie expressément ( 50). Dans cette hypothèse, la position du juge rejoint non seulement celle de la Cour internationale de justice mais également celle du Comité des droits de l’homme dans les affaires contre la Jamaïque, qui a dénoncé le Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques ( 51). 11. Ces deux arrêts de la Cour interaméricaine contre le Pérou joints aux développements précédents soulignent le fait que l’affirmation de l’autonomie de la Convention interaméricaine par rapport au droit international général doit être nuancée au sens où d’une part, les questions procédurales et de compétence sont loin d’être originales par rapport au droit des procédures internationales mais surtout les solutions apportées par la Cour à ces questions ne sont pas inédites et prennent autant leurs racines dans le droit de la Convention interaméricaine que dans la jurisprudence de la Cour internationale de justice et le droit des traités. La relativité de l’autonomie de la Convention interaméricaine des droits de l’homme doit également être marquée par rapport au droit international des droits de l’homme. Le travail d’interprétation de la Cour fait de la Convention un texte qui est loin d’être hermétique aux autres Conventions de protection des droits de l’homme. B. — La Convention interaméricaine des droits de l’homme, élément d’un corpus juridique international de protection des droits 12. Dans l’exercice de sa compétence consultative, la Cour a souvent avancé l’idée que la Convention de San José n’est qu’un élément d’un ensemble plus vaste existant au plan universel sur le fon(50) Pour M. Frumer en revanche (R.G.D.I.P., 2000, p. 961, § 50), cette argumentation de la Cour intervient pour renforcer sa solution et il y voit une manière de « dissiper tout doute » dans le raisonnement de la Cour. (51) Comité dr. h., constatations du 13 avril 2000, communication 759/1997, George Osbourne c. Jamaïque, § 12 (texte des constatations disponible sur Internet à l’adresse suivante : http://www.unhchr.ch/tb/doc.nsf). La dénonciation du Protocole facultatif par la Jamaïque a pris effet en janvier 1998 mais en vertu de l’article 12 du Protocole qui règle la procédure de dénonciation de la compétence du Comité des droits de l’Homme, cette dernière « n’entravera pas l’application des dispositions du présent Protocole à toute communication présentée en vertu de l’article 2 avant la date à laquelle la dénonciation prend effet ». 82 Rev. trim. dr. h. (2002) dement de la Charte des Nations Unies ( 52). La jurisprudence contentieuse de la Cour interaméricaine confirme cette image et la dépasse même, qui fait de la Convention de 1969 un texte non détachable du droit international des droits de l’homme (1). Est-ce la raison pour laquelle dans des affaires récentes, la Cour ne s’est pas contentée d’utiliser la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture (1985) comme une source externe d’interprétation de la Convention interaméricaine mais a établi sa compétence pour contrôler le respect du texte de 1985 ? Cette pratique invite à s’interroger sur l’existence d’un ensemble conventionnel régional de protection des droits de l’homme (2). 1. La perméabilité de la Convention interaméricaine à l’égard du droit international des droits de l’homme 13. Les finalités pour lesquelles l’interprète d’un texte utilise d’autres sources peuvent être nombreuses : cette utilisation peut avoir une fonction de comblement, de confirmation, de correction, voire de « cross-fertilization ». On retrouve ces finalités en droit interaméricain mais on devine les liens que chaque fonction a avec la question de l’autonomie : si l’emprunt ne remplit qu’une fonction de comblement comme c’est le cas pour les autres conventions de protection (a), l’autonomie de la Convention interaméricaine n’est pas en soi affectée. En revanche, lorsque la Cour interaméricaine utilise d’autres sources pour confirmer, voire pour donner un sens à une disposition de la Convention, l’autonomie de ce dernier texte est plus relative puisque c’est la source extérieure, en l’occurrence, la jurisprudence des autres organes des droits de l’homme, qui lui confère une partie ou la totalité de son sens (b). a) L’interprétation de la Convention interaméricaine à la lumière des autres conventions internationales de protection des droits de l’homme 14. Dans son premier avis portant sur l’étendue de sa compétence consultative, le juge interaméricain indiquait la nécessité qu’il y a à rejeter une vision régionaliste des droits de l’homme, en rappelant que la Convention ne fait que reprendre et intégrer les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte (52) Cour interam. dr. h., avis consultatif du 24 septembre 1982, « Other treaties » subject to the advisory jurisdiction of the Court (article 64 of the American Convention on Human Rights), série A, n o 1, §§ 40-41. Rev. trim. dr. h. (2002) 83 international relatif aux droits civils et politiques ( 53). Dans un autre avis consultatif qui l’a conduit à se prononcer sur les restrictions à la peine de mort, le juge soulignait que la nature particulière des traités de protection des droits de l’homme impose une interprétation objective de leurs clauses, sur le fondement notamment de l’article 31-3(c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités entre Etats ( 54). C’est la raison pour laquelle lorsque la Convention interaméricaine pose une difficulté d’interprétation parce qu’un terme est indéfini ou trop vague, la Cour utilise des sources extérieures pour préciser le sens de la disposition. En effet, lorsqu’en droit international il existe une Convention spéciale qui précise les droits d’une catégorie déterminée de personnes que le texte de 1969 ne vise que de manière générale, le juge y recourt pour interpréter la portée du texte général. La Cour interaméricaine se réfère à la protection particulière de la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant (1990) pour interpréter le terme « enfant » par exemple que l’article 19 de la Convention interaméricaine ne définit pas ( 55). Dans l’affaire Villagran Morales et autres, elle souligne que la méthode de l’interprétation évolutive est présente dans la Convention de Vienne de 1969 (article. 31-3) et reprise en droit européen des droits de l’homme ( 56), de sorte que « both the American Convention and the Convention on the Rights of the Child form part of a very comprehensive international corpus juris for the protection of the child that should help this Court establish content and scope of the general provision established in Article 19 of the American Convention » ( 57). De même dans l’affaire Blake se sert-elle de la Déclaration des Nations Unies sur la protection des personnes contre les disparitions forcées (1992) qui constitue l’avant-projet de la Convention des Nations Unies sur les disparitions forcées en cours d’élaboration pour établir le caractère continu de cette exaction, qui (53) Id. , § 40. (54) Cour interam. dr. h., avis consultatif du 08 septembre 1983, Restrictions to the death penalty, série A, n o 3, §§ 49-50. L’article 31-3(c) de la Convention de Genève indique que parmi les règles générales d’interprétation d’un traité, « il sera tenu compte, en même temps que du contexte, (...) de toute règle pertinente du droit international applicable dans les relations entre les Parties ». (55) L’article 19 prévoit seulement que « tout enfant a droit aux mesures de protection qu’exige sa condition de mineur, de la part de sa famille, de la société et de l’Etat ». (56) Cour interam. dr. h., arrêt du 19 novembre 1999, Villagran Morales et autres c. Guatemala (fond), série C, n o 63, § 193. (57) Id., § 194 (nous soulignons). 84 Rev. trim. dr. h. (2002) justifie sa compétence ratione temporis ( 58). Ce recours aux sources externes permet au juge de combler les imprécisions du texte interaméricain. En revanche, lorsque la Cour utilise la jurisprudence des autres organes internationaux, il s’agit moins pour elle de combler un silence de la Convention que d’inscrire son interprétation des droits de la Convention en droit international des droits de l’homme. b) L’interprétation de la Convention interaméricaine à la lumière de la jurisprudence des autres organes internationaux de protection 15. Dans la jurisprudence interaméricaine, le recours aux constatations du Comité des droits de l’homme dans l’exercice de sa compétence d’examen de communications individuelles (art. 1 er du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques) ou à ses Observations générales (art. 40-4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques) n’est pas chose rare ( 59). Néanmoins, c’est incontestablement la jurisprudence de la Cour européenne qui est le plus fréquemment utilisée par le juge interaméricain et cela, à plusieurs niveaux. Au plan matériel concernant l’interprétation de certains droits, la Cour interaméricaine n’hésite pas, en se fondant sur les arrêts européens, à en retenir la solution pour les cas d’espèce qui lui sont soumis. La jurisprudence européenne n’est pourtant pas seulement utilisée pour confirmer l’interprétation que la Cour interaméricaine donne d’une disposition de la Convention ( 60) ; parfois lorsqu’un droit n’a pas donné lieu à une interprétation interaméricaine, la Cour renvoie instinctivement au droit européen des droits de l’homme avant même de proposer sa propre interprétation du droit. Elle procède de cette manière dans l’affaire Castillo Petruzzi lorsqu’il s’agit d’interpréter l’article 7-5 de (58) Cour interam. dr. h., arrêt du 24 janvier 1998, Blake c. Guatemala (fond), série C, n o 36, §§ 62-64. (59) Cour interam. dr. h., arrêt du 19 novembre 1999, Villagran Morales et autres c. Guatemala (fond), série C, n o 63, § 145. (60) Tel est le cas cependant de l’utilisation par le juge interaméricain de la présomption de responsabilité étatique dans l’affaire européenne Ribitsch c. Autriche, lorsque l’Etat est incapable de prouver que les mauvais traitements dont se plaint un individu à la suite d’une détention ne sont pas le fait des agents de l’Etat (Cour interam. dr. h., arrêt du 19 novembre 1999, Villagran Morales et autres c. Guatemala (fond), série C, n o 63, § 170. Le juge interaméricain renvoie aussi aux affaires Tomasi c. France (arrêt du 27 août 1992, §§ 108-111) et Aksoy c. Turquie (arrêt du 18 décembre 1996, § 61). Rev. trim. dr. h. (2002) 85 la Convention interaméricaine (droit d’être jugé dans un délai raisonnable). La Cour utilise l’arrêt du juge européen Brogan et autres c. Royaume-Uni ( 61) et les exemples pourraient être multipliés s’agissant du droit de la défense de contre-interroger un témoin dans le cadre d’une procédure pénale ( 62) ou du droit de la personne d’être présentée dans un bref délai devant un magistrat après son arrestation ( 63). Dans d’autres cas, le juge interaméricain préfère même s’appuyer sur la jurisprudence européenne alors qu’il a été le premier à poser tel principe et que le droit européen semble s’en être inspiré : il en est ainsi des limitations et exceptions à la règle de l’épuisement des voies de recours internes pour lesquelles la Cour interaméricaine renvoie aux principes dégagés par l’instance européenne depuis 1996 à l’occasion des affaires turques ( 64). Ce renvoi peut être surprenant dans la mesure où c’est au sein du système interaméricain que ces limitations ont d’abord été développées dès l’affaire Velasquez Rodiguez et qu’elles ont fait l’objet d’un avis consultatif de la part de la Cour interaméricaine ( 65), antérieurement aux premières affaires turques et dont le contenu ne varie pas par rapport au droit européen. 16. Cette attitude du juge interaméricain traduit sur ce point une différence fondamentale avec l’organe européen : ce dernier opère peu de renvois extérieurs à la Convention européenne. Le texte et la jurisprudence européenne sont auto-référentiels. Il est symptomatique de constater que la Cour européenne s’inspire peu, au moins de façon explicite, des pratiques nationales. Même si le juge interne joue un rôle important dans l’application de la Convention européenne, les emprunts à sa jurisprudence sont rares et il est difficile d’avoir une lecture comparatiste et de rechercher de quelles « traditions constitutionnelles » la Cour s’inspire, comme on peut le faire plus aisément à l’égard de la Cour de justice des Communautés européennes par exemple. L’évolution du texte de 1950 et le renfor- (61) Cour interam. dr. h., arrêt du 30 mai 1999, Castillo Petruzzi et autres c. Pérou (fond), série C, n o 52. (62) Id., § 54 (renvoi à l’arrêt de la Cour européenne du 06 décembre 1988, Barbera Mességué et Jobardo c. Espagne) (63) Id., § 135. (64) Voy. Cour eur. dr. h., arrêt du 16 septembre 1996, Akdivar et autres c. Turquie et arrêt du 18 décembre 1996, Aksoy c. Turquie. (65) Cour interam. dr. h., avis consultatif du 10 août 1990, Exceptions à la règle de l’épuisement des voies de recours internes (articles 46(1), 46(2) et 46(2)b de la CIADH), série A, n o 11. 86 Rev. trim. dr. h. (2002) cement de sa normativité prennent leur source dans la Convention elle-même et l’interprétation qui en est faite et en ce sens, ce système est autonome. En revanche, la perméabilité du texte interaméricain au contexte conventionnel et jurisprudentiel dans lequel il s’inscrit est manifeste, nourrie par l’idée que la Cour interaméricaine n’est pas chargée d’appliquer un droit spécial mais des dispositions qui sont également énoncées dans d’autres systèmes ( 66). C’est dans ce cadre objectif d’interprétation des droits de la Convention interaméricaine que doit alors être replacée la récente jurisprudence dans laquelle le juge interaméricain s’est reconnu compétent pour contrôler le respect de la Convention interaméricaine contre la torture. 2. L’évolution de la pratique de la Cour : de l’extension du droit appliqué à l’extension du droit applicable par le juge interaméricain 17. Tout comme l’article 19 de la Convention européenne fait de cette dernière le droit applicable par la Cour européenne, l’article 62-3 de la Convention de San José pose que celle-ci constitue le droit applicable par son organe judiciaire. Deux interprétations en ont été faites par la Cour interaméricaine : l’une, stricte, à l’égard du droit international humanitaire (a) et l’autre, beaucoup plus souple s’agissant d’une Convention adoptée dans le cadre de l’Organisation des Etats américains (b). a) Le refus de la Cour d’appliquer le droit humanitaire coutumier 18. Dans l’affaire Las Palmeras, la Cour a ainsi refusé de faire entrer l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949 dans le champ d’application de l’article 62-3 de la Convention interaméricaine. Les circonstances de l’espèce étaient d’une gravité particulière : les forces de police colombiennes ont tué plus de sept personnes dont des enfants au cours d’une attaque dirigée contre un village, Las Palmeras ; elles ont ensuite revêtu les corps d’uniformes (66) Du point de vue du droit interaméricain, cette notion même de « système » peut être remise en cause : la Convention se présente moins comme l’élément d’un système régional que comme élément d’un ensemble plus vaste qui est le système international de protection des droits de l’homme. Sur la question plus générale du renvoi jurisprudentiel, voy. Nuss (P.), « Le renvoi en droit international des droits de l’homme », thèse dact., 1996, Strasbourg III, t. II, pp. 439 et s. Rev. trim. dr. h. (2002) 87 militaires, les ont brûlés et ont menacé de mort toute personne qui apporterait son témoignage sur les événements ( 67). Les poursuites disciplinaires engagées contre les responsables de la police n’ont pas abouti mais l’exercice des recours administratif et pénal a permis de déterminer qu’il y avait bien eu exécutions extrajudiciaires de personnes qui n’appartenaient à aucun groupe rebelle. La Commission interaméricaine demandait au juge interaméricain de conclure notamment à la violation du droit à la vie des victimes (art. 4 de la Convention) et, compte tenu des circonstances de l’affaire, à la violation de l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève du 12 août 1949 ( 68). Le raisonnement de la Commission n’est pas inintéressant : le Gouvernement défendeur ne conteste pas qu’en 1991 (date des faits), il y avait bien un « conflit armé » au sens de l’article 3 commun aux Conventions de 1949. Or, relève la Commission, dans un tel cadre, les atteintes au droit à la vie de l’ennemi ne sont pas toutes illégitimes mais l’article 4 de la Convention interaméricaine, disposition générale, doit d’effacer devant la lex specialis. En s’appuyant expressément sur l’avis consultatif de la Cour internationale de justice sur la licéité de la menace et de l’emploi des armes nucléaires ( 69), la Commission estime donc que l’article 3 commun aux Conventions de Genève doit être examiné avant de conclure à la violation ou à la non-violation de l’article 4 du texte interaméricain ( 70). Cette argumentation est d’autant plus intéres- (67) Cour interam. dr. h., arrêt du 4 février 2000, Las Palmeras c. Colombie (exceptions préliminaires), série C, n o 66, § 2. (68) Id., § 29. (69) C.I.J., avis consultatif du 8 juillet 1996, Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, Rec., § 25 : « La Cour observe que la protection offerte par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne cesse pas en temps de guerre, si ce n’est par l’effet de l’article 4 du pacte, qui prévoit qu’il peut être dérogé, en cas de danger public, à certaines obligations qu’impose cet instrument. Le respect du droit à la vie ne constitue cependant pas une prescription à laquelle il peut être dérogé. En principe, le droit de ne pas être arbitrairement privé de la vie vaut aussi pendant les hostilités. C’est toutefois, en pareil cas, à la lex specialis applicable, à savoir le droit applicable dans les conflits armés, et non au regard du pacte lui-même, que l’on pourra dire si tel cas de décès provoqué par l’emploi d’un certain type d’armes au cours d’un conflit armé doit être considéré comme une privation arbitraire de la vie contraire à l’article 6 du Pacte » (nous soulignons). (70) En revanche, la Commission s’appuie sur l’article 25 de la C.I.A.D.H. qui reconnaît à la victime le droit à la protection judiciaire interne, pour se reconnaître compétente pour appliquer le droit humanitaire coutumier, mais en l’absence d’argumentation détaillée, il est difficile de suivre la Commission dans cette interprétation. 88 Rev. trim. dr. h. (2002) sante qu’il est de jurisprudence constante devant les tribunaux pénaux internationaux que l’article 3 a une valeur coutumière ( 71). La Cour interaméricaine a néanmoins estimé que l’article 62-3 de la Convention interaméricaine fait de ce dernier texte le droit applicable par le juge, ce qui lui interdit de répondre à la sollicitation de la Commission ( 72). Le juge interaméricain, qui a réaffirmé sa position dans l’arrêt Bamaca Velasquez ( 73), est assez laconique et à la lecture de ces arrêts, on éprouve des difficultés à déterminer si c’est la nature coutumière de la norme, son champ d’application universel ou son objet, le droit international humanitaire, qui motive la position de la Cour. Tous ces aspects ont sans aucun doute pesé dans la décision : la Cour est un organe chargé d’appliquer un engagement conventionnel adopté dans le cadre de l’Organisation des Etats américains et si elle n’exclut pas la possibilité de l’interpréter à la lumière des normes coutumières, elle ne saurait pour autant établir sa compétence à l’égard de ces dernières. Surtout, l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève appartient à une autre branche du droit international et sur ce point, la Cour s’en tient à l’état du droit positif qui distingue encore nettement droits de l’homme et droit international humanitaire. M. Sylvain Vité a constaté que les instances internationales de protection des droits de l’homme sont extrêmement réticentes à appliquer (71) Pour un rappel, voy. TPIY, ch. d’appel, arrêt du 20 février 2001, Procureur c. Delalic et autres (affaire Celebici), IT-96-21, §§ 143 et s. ; ch. de 1 re instance, jugement du 22 février 2001, Procureur c. Kunarac, Kovac (IT-96-23) et Vukovic (IT-9623-1), § 406. Le texte de ces décisions est disponible sur Internet à l’adresse suivante : http://www.un.org/icty/ (72) Cour interam. dr. h., arrêt du 4 février 2000, Las Palmeras c. Colombie (exceptions préliminaires), série C, n o 66, §§ 32-33 : « (...) When a State is a Party to the American Convention and has accepted the contentious jurisdiction of the Court, the Court may examine the conduct of the State to determine whether it conforms to the provisions of the Convention, even when the issue may have been definitively resolved by the domestic legal system. The Court is also competent to determine whether any norm of domestic or international law applied by a State, in times of peace or armed conflict, is compatible or not with the American Convention. In this activity, the Court has no normative limitation : any legal norm may be submitted to this examination of compatibility. 33. In order to carry out this examination, the Court interprets the norm in question and analyzes it in the light of the provisions of the Convention. The result of this operation will always be an opinion in which the Court will say whether or not that norm or that fact is compatible with the American Convention. The latter has only given the Court competence to determine whether the acts or the norms of the States are compatible with the Convention itself, and not with the 1949 Geneva Conventions ». (73) Cour interam. dr. h., arrêt du 25 novembre 2000, Bamaca Velasquez c. Guatemala (fond) (série C, n o 70). Rev. trim. dr. h. (2002) 89 le droit humanitaire ( 74) et, d’une manière générale, tant la doctrine ( 75) que d’autres juridictions internationales ( 76) soulignent les distinctions qui séparent encore ces deux domaines. Avec cette jurisprudence Las Palmeras, il semble donc clair que la Cour ne souhaite pas s’ériger en juge de protection du droit international des personnes mais reste un organe de protection des droits de l’homme. b) L’application par le juge de la Convention interaméricaine contre la torture 19. L’interprétation livrée par la Cour de l’article 62-3 est plus souple à l’égard d’autres conventions de protection des droits de l’homme adoptées dans le cadre de l’Organisation régionale : dans les affaires Paniagua Morales et Villagran Morales, elle s’est reconnue d’abord implicitement puis expressément compétente pour contrôler le respect de la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture adoptée en 1985 et entrée en vigueur en 1987 ( 77). Dans la première affaire étaient dénoncés l’enlèvement par les forces de police, la détention au secret, les mauvais traitements et dans la plupart des cas, le meurtre d’une dizaine de personnes en 1987-1988 au Guatemala ( 78). Après avoir établi la responsabilité de l’Etat pour les actes commis par ses agents ( 79), la Cour a conclu à la violation du droit à la liberté et à la sécurité (art. 7 ( 80)), du droit à la vie (art. 4 ( 81)) ainsi que du droit à la protection juridictionnelle (74) Vité (S.), Les procédures internationales d’établissement des faits dans la mise en œuvre du droit international humanitaire, Bruxelles, Bruylant, 1999, pp. 71 et s. (75) Sur (S.), « La Cour pénale internationale, entre le Conseil de Sécurité et les ONG », R.G.D.I.P., 1999, p. 35. (76) Le TPIY adopte une telle position ainsi que l’une de ses chambres de première instance le souligne dans l’affaire Kunarac et autres lorsqu’il s’est agi de donner une définition internationale de l’acte de torture : TPIY, ch. de 1 re instance, jugement du 20 février 2001, Procureur c. Kunarac, Kovac (IT-96-23) et Vukovic (IT-9623/1), §§ 465 et s. La chambre parle notamment de « the specificity of this body of law » s’agissant du droit humanitaire, qui doit la conduire « not to embrace too quickly and too easily concepts and notions developed in a different legal context » (§ 471). Elle en tire comme conséquence l’inapplicabilité en droit international humanitaire de la définition que donne le droit international des droits de l’Homme de la torture. (77) Série des Traités de l’OEA n o 67. (78) Cour interam. dr. h., arrêt du 8 mars 1998, Paniagua Morales et autres c. Guatemala (fond), série C, n o 37, §§ 89 et s. (79) Id., § 95. (80) Id., §§ 96 et s. (81) Id., §§ 113 et s. 90 Rev. trim. dr. h. (2002) (art. 8 et 25 ( 82)) et elle a renvoyé la question de la réparation à un arrêt ultérieur. Les faits présentés et établis étaient également constitutifs d’actes de torture (art. 5 de la Convention de 1969) et sans plus de détour, la Cour les a examinés sous l’angle des articles 1 er (obligation générale de protection contre la torture), 6 (obligation d’incrimination interne de l’acte de torture) et 8 (droit à la protection juridictionnelle des victimes d’actes de torture) de la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture. Elle conclut ainsi à la violation de l’article 5 de la Convention de San José « and the obligations set forth in Articles 1, 6 and 8 of the Inter-American Convention to prevent and punish torture (...) » ( 83). 20. Dans l’affaire Villagran Morales et autres dans laquelle les pétitionnaires dénonçaient l’enlèvement, les tortures et le meurtre d’enfants des rues (« street children ») au Guatemala par les forces de police, la Cour interaméricaine tente de justifier sa compétence à l’égard de la Convention de 1985 ( 84). Contrairement à l’arrêt précédent, elle consacre un chapitre particulier à l’examen des articles 1 er, 6 et 8 de la Convention contre la torture et c’est en se livrant à une interprétation utile de l’article 8-3 de ce texte que la Cour établit sa compétence contentieuse. Selon cette disposition, « after all the domestic legal procedures of the respective State and the corresponding appeals have been exhausted, the case may be submitted to the international fora whose competence has been recognized by the State ». Or, la Cour note d’abord que si la Convention ne prévoit pas expressément sa compétence, il ressort des travaux préparatoires que ce silence avait pour seul but de ne pas embarrasser les Etats non-parties à la Convention de San José ( 85). Par ailleurs, les travaux préparatoires attestent aussi du fait que l’objectif à atteindre était de reconnaître la compétence d’un organe international, de quelque nature qu’il soit, pour appliquer la Convention de 1985. La Cour en déduit donc que « it corresponds to this Court to exercise the said jurisdiction » ( 86). Elle tire de la déclaration d’acceptation de sa compétence pour la Convention de 1969 par le Guatemala une reconnaissance implicite de sa compétence contentieuse à (82) Id., §§ 137 et s. (83) Id., § 136. (84) Cour interam. dr. h., arrêt du 19 novembre 1999, Villagran Morales et autres c. Guatemala (fond), série C, n o 63, §§ 239 et s. (85) Id., § 247. (86) Id., § 248. Rev. trim. dr. h. (2002) 91 l’égard de la Convention contre la torture ( 87). Rapportée au droit des traités, cette solution traduit un changement radical de perspective puisqu’en cas de silence de l’Etat sur la question de la compétence de la Cour, une présomption d’acceptation est retenue. Le refus doit être exprès et soumis à déclaration alors que traditionnellement, c’est l’acceptation qui requiert un tel acte positif. 21. On peut néanmoins considérer que la Cour n’a fait qu’utiliser une règle d’interprétation déjà ancienne que l’on a rappelé en droit du règlement pacifique des différends ( 88) et qui est la règle de l’effet utile permettant d’aboutir à une interprétation efficace du texte : « Selon cette règle, l’interprète doit supposer que les auteurs du traité ont élaboré une disposition pour qu’elle s’applique » ( 89). On peut d’ailleurs reprendre de la jurisprudence de l’organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce cette idée d’ensemble conventionnel et l’appliquer au droit interaméricain. Ainsi, si l’article 8-3 de la Convention interaméricaine contre la torture mentionne l’existence d’un organe international de surveillance, la règle de l’effet utile commandait à la Cour, de manière à donner un « effet juridique intégral » ( 90) à la Convention de 1985, de se reconnaître comme organe désigné. Par ailleurs, la Convention contre la torture appartient sans conteste à un « ensemble conventionnel » adopté au sein du système interaméricain qui justifie, sinon en droit des traités, au moins en droit du règlement des différends, que le juge interaméricain en connaisse. 22. Cette jurisprudence se présente comme le point culminant de l’idée selon laquelle la Cour n’entend pas être un organe spécialisé chargé d’appliquer une Convention déterminée. Elle suscite ainsi des interrogations sur l’évolution du système interaméricain de pro- (87) Ibid. : « Guatemala accepted the jurisdiction of this Court on March 9, 1987, and ratified the Convention against Torture on January 29, 1987. This Convention entered into force on February 28, 1987 ». (88) Le professeur Hélène Ruiz Fabri souligne dans son commentaire des récentes sentences de l’Organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce, « la plasticité des méthodes d’interprétation employées et le rôle croissant attribué au principe de l’effet utile » (Ruiz Fabri (H.), « Commentaire de la sentence du 13 octobre 1999, Mesures affectant les produits laitiers (Etats-Unis et Nouvelle-Zélande contre Canada) », J.D.I., 2000, p. 411). (89) N’Guyen Quoc Dinh, Dailler (P.), Pellet (A.), Droit international public, op. cit., § 172. Voy. aussi C.I.J., arrêt du 9 avril 1949, Affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), Rec. 1949, p. 24 et plus récemment la sentence arbitrale du 17 juillet 1986, Affaire du Filetage dans le golfe du St Laurent (France c. Canada), § 30, R.G.D.I.P., 1986, pp. 734-735, § 30. (90) J.D.I., 2000, p. 421. 92 Rev. trim. dr. h. (2002) tection des droits de l’homme : les textes de protection s’accumulent, ils ont le plus souvent pour objet de garantir les mêmes droits que ceux déjà contenus dans la Convention interaméricaine de 1969 ou que la Cour a déduit dans ses arrêts, mais les mécanismes de mise en œuvre divergent. La question se pose donc de savoir s’il n’est pas nécessaire d’élargir la compétence de la Cour interaméricaine et d’en faire un organe de protection des droits de l’homme tels que définis dans « l’ensemble conventionnel » des Etats membres de l’Organisation des Etats américains. II. — L’évolution du statut de la Cour interaméricaine : organe de la Convention interaméricaine de 1969 ou juge régional de protection des droits de l’homme ? 23. La jurisprudence Villagran Morales répond sans doute à la volonté d’éviter la multiplication et le morcellement des textes et des mécanismes de protection des droits de l’homme au sein du système interaméricain. Ce souci n’est pas illégitime tant les liens qui unissent la jurisprudence interaméricaine portant sur la Convention de 1969 aux Conventions spéciales ultérieurement adoptées dans le cadre de l’Organisation des Etats américains sont étroits (A). Il est donc important de proposer aux Etats membres une modification du statut de la Cour interaméricaine de manière à établir et à préserver la cohérence de l’ensemble conventionnel de protection des droits de l’homme auquel sont parties les membres de l’Organisation internationale (B). A. — La Cour interaméricaine, garante de la substance de la Convention interaméricaine des droits de l’homme 24. L’attitude adoptée par la Cour interaméricaine dans l’affaire Villagran Morales est loin d’être illégitime parce qu’il est manifeste qu’à l’inverse des relations entre jurisprudence européenne et pratique conventionnelle des Etats membres du Conseil de l’Europe (1), les conventions particulières adoptées par les Etats membres de l’Organisation des Etats américains se présentent souvent comme la « ratification » au sens d’approbation de la jurisprudence interaméricaine portant sur la Convention de San José. Les textes sont non seulement directement inspirés des affaires portées à la connaissance des organes interaméricains mais ils contiennent aussi les droits que la Cour a elle-même déduits de l’interprétation du texte de 1969 (2). Rev. trim. dr. h. (2002) 93 1. Jurisprudence européenne et pratique conventionnelle des Etats membres du Conseil de l’Europe 25. Les relations entre la jurisprudence européenne et la pratique conventionnelle des Etats du Conseil de l’Europe doivent être distinguées en deux branches : d’une part, il y a extension du droit applicable par la Cour européenne des droits de l’homme lorsque le texte de base qu’est la Convention européenne est enrichi par d’autres textes (a). En revanche, la compétence contentieuse de la Cour est exclue à l’égard d’autres Conventions adoptées dans le cadre de l’Organisation, qui ne servent alors, au mieux, que de source d’interprétation de la Convention européenne (b). a) Les protocoles additionnels à la Convention européenne des droits de l’homme 26. Au sein du Conseil de l’Europe, le travail de précision, d’ajustement et d’enrichissement des droits de la Convention de 1950 peut être réalisé par l’ajout de protocoles, applicables par la Cour européenne une fois qu’ils ont été ratifiés par les Etats, en matière de droits des étrangers, de garanties judiciaires, de droit de propriété... De même, à chaque fois qu’une lacune du texte européen est soulignée par la doctrine notamment, c’est au moyen d’un texte additionnel qu’est envisagé de combler cette carence : il en est ainsi depuis de nombreuses années s’agissant de la faible protection des droits des détenus ou pour l’intégration des droits sociaux dans le champ d’application matérielle du système européen de protection ( 91). Dans cette hypothèse, la compétence de la Cour à l’égard des protocoles ne pose guère de difficulté dans la mesure où ils ne constituent pas des engagements conventionnels autonomes mais s’ajoutent à la Convention de 1950. Chacun des protocoles contient au demeurant une clause qui détermine ses « relations avec la Convention » et qui indique que leurs articles doivent être tenus pour des « articles additionnels à la Convention » de sorte que « toutes les dispo(91) Voy. par exemple la résolution 1415 (1999) du 23 juin 1999, de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme relatif aux droits sociaux fondamentaux, Doc. 8357 (rapport de la Commission des questions sociales, de la santé et de la famille, M me Pulgar). Texte de la recommandation disponible sur le site Internet de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. 94 Rev. trim. dr. h. (2002) sitions de la Convention s’appliqueront en conséquence » ( 92), y compris celles prévoyant le mécanisme de mise en œuvre juridictionnelle de l’engagement. b) L’inapplicabilité des Conventions du Conseil de l’Europe par la Cour européenne 27. En revanche, lorsque l’on se penche sur l’ensemble des Conventions du Conseil de l’Europe, il est manifeste qu’il existe une autonomie entre la Convention de 1950 et les Conventions qui visent un objet spécifique, et si parfois des liens institutionnels sont établis entre une Convention et la Cour européenne, ces Conventions ne joueront jamais que le rôle de source d’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme. Ainsi, il existe bien une Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants (1987) mais cette Convention est différente du texte similaire interaméricain, parce qu’elle n’a pas pour objet de définir plus précisément l’acte de torture et les obligations de l’Etat en la matière. Son but n’est donc pas d’interpréter la disposition générale de la Convention européenne de 1950 prohibant la torture (art. 3), mais de mettre en place un système de contrôle préventif, à travers l’organe particulier qu’est le Comité pour la prévention de la torture. La Convention de 1987 contient une vingtaine d’articles qui organisent ce système de contrôle mais aucun n’indique ni ne précise la définition, le contenu, le champ d’application ratione personae et ratione materiae des notions de torture, peines et traitements inhumains et dégradants. Cour européenne et Comité pour la prévention de la torture ont donc en la matière une compétence complémentaire. De même, les relations entre la Convention européenne et la Charte sociale européenne (1961) ne sont pas particulièrement étroites. Il existe certes des points de contact grâce notamment à l’article 14 de la Convention européenne (interdiction de la discrimination) et qui seront sans doute appelés à se développer avec l’entrée en vigueur du Protocole n o 12 ( 93), mais l’objet des deux textes (92) Article 5 du Protocole n o 1 (1952) ; article 6 du Protocole n o 4 (1963) ; article 6 du Protocole n o 6 (1983) ; article 7 du Protocole n o 7 (1984) ; article 3 du Protocole n o 12 (2000). (93) Entré en vigueur le 4 novembre 2000, le Protocole n o 12 dispose en son article 1 er que « 1 — la jouissance de tout droit prévu par la loi doit être assurée, sans discri→ Rev. trim. dr. h. (2002) 95 est différent de sorte que le mécanisme de réclamations collectives instauré en 1995 pour contrôler le respect de la Charte n’empiète pas sur les compétences de la Cour européenne des droits de l’homme ( 94). Enfin, le fait que la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine ( 95) admette que la Cour européenne puisse rendre des avis consultatifs sur ce texte ne la rend pas « applicable » par le juge européen : l’article 29 de la Convention de 1997 souligne bien que cette compétence consultative ne s’exerce qu’« en dehors de tout litige concret se déroulant devant une juridiction » ( 96). 28. Cela ne signifie pas que les Conventions particulières adoptées dans le cadre du Conseil de l’Europe ne puissent pas servir de source d’interprétation de la Convention européenne de 1950 : dans l’affaire Mazurek par exemple, la Cour s’est servi d’une Convention non ratifiée par l’Etat défendeur pour interpréter le droit des enfants nés hors mariage à l’égalité successorale ( 97). De même, la Convention européenne sur la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (1981) a-t-elle été utilisée dans l’affaire Amann « pour asseoir une interprétation extensive » du droit au respect de sa vie privée (art. 8 de la Convention européenne) ( 98). Il arrive aussi que le juge européen fasse une utilisation minimale des autres textes, voire ← mination aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. 2 — Nul ne peut faire l’objet d’une discrimination de la part d’une autorité publique quelle qu’elle soit, fondée notamment sur les motifs mentionnés au paragraphe 1 ». (94) Protocole additionnel à la Charte sociale européenne du 9 novembre 1995, S.T.E., n o 158. (95) 4 avril 1997, S.T.E., n o 164 (Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine). (96) Selon l’article 29 en effet, « la Cour européenne des droits de l’homme peut donner, en dehors de tout litige concret se déroulant devant une juridiction, des avis consultatifs sur des questions juridiques concernant l’interprétation de la présente Convention à la demande : du Gouvernement d’une Partie, après en avoir informé les autres Parties ; du Comité institué par l’article 32, dans sa composition restreinte aux Représentants des Parties à la présente Convention, par décision prise à la majorité des deux tiers des voix exprimées ». (97) Cour eur. dr. h., arrêt du 1 er février 2000, Mazurek c. France, § 49. La Convention utilisée est la Convention européenne de 1975 sur le statut juridique des enfants nés hors mariage. (98) Cour eur. dr. h., arrêt du 16 février 2000, Ammann c. Suisse, § 65. 96 Rev. trim. dr. h. (2002) même y voie une manière de limiter les droits du texte de 1950. Dans de récentes affaires portant sur les droits des Tsiganes au Royaume-Uni, la Cour se sert du caractère vague et général de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (1995) pour adopter une interprétation restrictive des obligations de l’Etat au titre de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ( 99). Au total, la jurisprudence européenne témoigne du fait que la Cour peut se servir de la pratique conventionnelle des Etats du Conseil de l’Europe comme source d’interprétation de la Convention européenne mais ce dernier texte conserve son indépendance substantielle et procédurale par rapport au bloc. Les Conventions particulières du Conseil de l’Europe conservent aussi cette autonomie par rapport à la Convention européenne parce qu’elles n’ont ni pour objet ni pour but d’en reprendre la substance. La situation est en revanche différente au niveau de l’Organisation des Etats américains. 2. La ratification de la jurisprudence interaméricaine par les Etats membres de l’Organisation des Etats américains 29. En droit interaméricain, le paysage conventionnel se distingue de ce qui existe en droit européen : pour tenter d’en donner une image précise, on pourrait dire que le système de protection des droits de l’homme se présente comme un arbre dont la Convention interaméricaine de 1969 constitue le tronc et les Conventions particulières les branches qui se sont nourries de l’interprétation jurisprudentielle à laquelle ont donné lieu les dispositions de la Convention de San José (a). Cependant, à cette filiation substantielle s’ajoutent des liens procéduraux très forts en ce que les Conventions particulières contiennent des clauses qui renvoient au mécanisme et organes d’application de la Convention de 1969 (b). a) La filiation substantielle entre la Convention interaméricaine des droits de l’homme et les Conventions interaméricaines particulières 30. L’activité de la Cour interaméricaine n’est pas aussi soutenue que celle de la Cour européenne et pendant longtemps, l’affaire Velasquez Rodriguez a constitué le point d’orgue de cette jurispru(99) Cour eur. dr. h., arrêt du 18 janvier 2001, Beard c. Royaume-Uni, § 105. Voy. du même jour, Chapman c. Royaume-Uni, Coster c. Royaume-Uni, Smith c. RoyaumeUni et Lee c. Royaume-Uni. Rev. trim. dr. h. (2002) 97 dence, affaire dans laquelle de nombreuses règles ont été posées quant aux droits des individus et aux obligations de l’Etat ( 100). Cela va, au plan procédural, des exceptions admises à la règle de l’épuisement des voies de recours internes, aux règles de rattachement des actes de personnes privées à l’Etat en matière de responsabilité internationale en passant, au fond, à l’interprétation du droit des familles de victimes de disparitions forcées à la protection juridictionnelle. Cette dernière se décline en autant d’obligations de prévention, d’établissement des faits, d’enquête susceptible de déboucher sur l’établissement de la responsabilité pénale des auteurs des violations des droits, d’incrimination interne des comportements violant les droits de l’homme, obligations que l’on retrouve dans la Convention contre les disparitions forcées de 1994 de manière expresse et détaillée. Dans une opinion séparée sous l’affaire El Amparo, le président de la Cour Cançado-Trindade soulignait l’importance des « Honduran cases » dans l’élaboration et la mise en place des règles d’interprétation et d’application de la Convention de 1969, à titre en particulier de droit coutumier ( 101). La jurisprudence de la Cour interaméricaine illustre au demeurant cette absence d’autonomie de la Convention contre la torture par rapport au texte de 1969 puisqu’en l’absence d’un constat de violation de son article 5, elle ne contrôle pas le respect de la Convention de 1985 ( 102). Si les deux textes étaient autonomes, la Cour pourrait accepter de vérifier le respect de la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture même si les pétitionnaires n’ont pas apporté la preuve qu’il y a eu acte de torture dans la mesure où les obligations de la Convention de 1985 sont des obligations procédurales (enquête, mise en conformité du droit interne, accès à la protection juridictionnelle, prévention), qui peuvent (100) Cour interam. dr. h., arrêt du 29 juillet 1988, Velasquez Rodriguez c. Honduras (fond), série C, n o 4. (101) Cour interam. dr. h., ordonnance du 16 avril 1997, El Amparo c. Venezuela (demande d’interprétation de l’arrêt du 14 septembre 1996), série C, n o 46, pp. 29 et s. A l’affaire Velasquez Rodriguez, la plus connue, s’ajoutent en effet les affaires Godinez Cruz (arrêt au fond du 20 janvier 1989, série C, n o 5) et Fairen Garbi et Solis Corrales (arrêt au fond au 15 mars 1989, série C, n o 6), contre le même Etat. (102) Cour interam. dr. h., arrêt du 16 août 2000, Durand et Ugarte c. Pérou (fond), série C, n o 68, §§ 73 et s. Or dans cette affaire, les conditions posées par la jurisprudence Villagran Morales étaient réunies puisque le Pérou a signé la Convention de 1985 le 10 janvier 1986 et l’a ratifiée le 27 février 1990 (dépôt des instruments de ratification le 28 mars 1991). 98 Rev. trim. dr. h. (2002) intervenir en l’absence même de constat de violation matérielle de l’interdiction de la torture ( 103). 31. Par ailleurs, si le premier arrêt au fond de la Cour n’est intervenu qu’en 1988, il faut avoir égard au travail antérieur de la Commission interaméricaine lors de l’examen de pétitions individuelles, qui a en quelque sorte préparé la jurisprudence de la Cour. Saisie d’actes de tortures ou de disparitions forcées au début des années 1980, la Commission a toujours fondé ses recommandations autour de la triple obligation de l’Etat d’enquêter sur les faits dénoncés, de punir les responsables et de prévenir la survenance de telles violations et c’est sur ce noyau dur qui structure les obligations de l’Etat et qui a une triple dimension qu’ont été élaborées la Convention de 1985 contre la torture et celle de 1994 sur les disparitions forcées ( 104). Ce triptyque enquête-punition-prévention constitue le contenu du droit à la protection juridictionnelle déduit de la combinaison des articles 1 er, 8 et 25 de la Convention interaméricaine par les organes et l’on se rend compte que les conventions particulières évoquées ont en commun cette même définition de la notion de « garantie » des droits. On le retrouve encore en substance à l’article 7 de la Convention interaméricaine pour la prévention, la répression et l’éradication de la violence à l’égard des femmes de 1994 (droit des femmes à la protection juridictionnelle contre les actes de violences ( 105)). (103) La jurisprudence européenne actuelle illustre bien qu’un constat de non-violation de la « dimension matérielle » du droit à la vie (art. 2 de la Convention européenne) ou de l’interdiction de la torture (art. 3) n’empêche pas un constat de violation de la « dimension procédurale » des droits garantis à ces articles (voy. par exemple Cour eur. dr. h., arrêt du 2 septembre 1998, Yasa c. Turquie et arrêt du 14 novembre 2000, Tas contre Turquie). (104) Voy. par exemple Comm. interam. dr. h., décision du 9 mars 1982, rés. 17/ 83, pétition 7575, R. annuel 1982-1983, p. 53. (105) Selon cette disposition, « the States Parties condemn all forms of violence against women and agree to pursue, by all appropriate means and without delay, policies to prevent, punish and eradicate such violence and undertake to : a. refrain from engaging in any act or practice of violence against women and to ensure that their authorities, officials, personnel, agents, and institutions act in conformity with this obligation ; b. apply due diligence to prevent, investigate and impose penalties for violence against women ; c. include in their domestic legislation penal, civil, administrative and any other type of provisions that may be needed to prevent, punish and eradicate violence against women and to adopt appropriate administrative measures where necessary ; d. adopt legal measures to require the perpetrator to refrain from harassing, intimidating or threatening the woman or using any method that harms or endangers her life or integrity, or damages her property; e. take all appropriate measures, including legislative measures, to amend or repeal existing laws and regulations or to modify legal or customary practices which → Rev. trim. dr. h. (2002) 99 b) Les liens procéduraux entre la Convention de San José et les Conventions interaméricaines particulières 32. Les Conventions particulières adoptées dans le cadre de l’Organisation des Etats américains ne font pas que reprendre la substance de la Convention de 1969. Les Etats ont en effet établi des liens structurels entre les engagements : si la Convention interaméricaine contre la torture reste générale et n’évoque qu’un « international fora » (art 8-3), en revanche, l’article XIII de la Convention sur les disparitions forcées étend le champ d’application de la compétence et du règlement de procédure de la Commission et de la Cour aux cas de disparitions forcées visées par le texte de 1994. Le cas de la Convention interaméricaine pour la prévention, la répression et l’éradication de la violence à l’égard des femmes (1994) est encore plus révélateur. La compétence consultative de la Cour interaméricaine peut certes s’étendre sur l’ensemble du texte ( 106), mais sa compétence contentieuse ainsi que celle de la Commission n’est reconnue que vis-à-vis de l’article 7 de la Convention qui apparaît comme son noyau dur. Les autres dispositions sont soit simplement programmatoires, tel l’article 8 par lequel les Etats s’engagent à prendre « progressively » certaines mesures en faveur des femmes ; soit, purement déclaratoires. L’article 4 rappelle ainsi que les femmes jouissent des droits garantis par les instruments internationaux de protection, parmi lesquels le droit à la vie, le respect de son intégrité, la liberté d’expression, de pensée... En revanche, s’agissant des obligations spécifiques de l’Etat détaillées à l’article 7 et qui renvoient aux obligations révélées par la jurisprudence interaméricaine et nécessaires à la protection de tout droit et en faveur de toute catégorie de victimes, la Convention de 1994 établit la compétence de la Commission et indirectement de la Cour, à l’égard de cette disposition mais « in accordance with the norms and procedures established by the American Convention on Human ← sustain the persistence and tolerance of violence against women ; f. establish fair and effective legal procedures for women who have been subjected to violence which include, among others, protective measures, a timely hearing and effective access to such procedures ; g. establish the necessary legal and administrative mechanisms to ensure that women subjected to violence have effective access to restitution, reparations or other just and effective remedies ; and h. adopt such legislative or other measures as may be necessary to give effect to this Convention. ». (106) Article 11 de la Convention pour la prévention, la répression et l’éradication de la violence à l’égard des femmes. 100 Rev. trim. dr. h. (2002) Rights... » ( 107). Le mécanisme applicable à l’examen d’une pétition pour dénoncer la violation de l’article 7 de la Convention de 1994 est celui décrit aux articles 44 à 51 de la Convention de San José (y compris donc la faculté de saisine de la Cour par la Commission) ( 108) et une procédure particulière est mise au point pour les Etats non-parties à la Convention de 1969. Ces conventions particulières de protection des droits ne représentent donc pas une source autonome d’engagement de la responsabilité internationale de l’Etat : les éléments constitutifs de la torture au sens de la Convention de 1985 portent atteinte aux droits intangibles contenus dans la Convention interaméricaine de 1969. Cela signifie donc que pour un même acte et eu égard au fait que les textes, l’un étant plus précis que l’autre, ont un objet et un but similaires, la responsabilité de l’Etat peut être engagée sur un double fondement textuel. La notion « d’ensemble conventionnel » évoquée plus avant trouve donc ici à s’appliquer dans la mesure où les conventions particulières interaméricaines et la Convention de 1969 forment un « ensemble indissociable de droits et de disciplines » ( 109) que la Cour a contribué à dessiner. Les premières ne font que reprendre la substance de la seconde et c’est la raison pour laquelle le juge interaméricain étant garant du respect de la Convention interaméricaine, se reconnaît ou a été reconnu compétent pour connaître du respect des conventions particulières. Cela renforce la cohérence du système interaméricain de protection parce que pour un même comportement prohibé (la torture, les disparitions forcées, la violence à l’égard des femmes), il est nécessaire que les conditions d’engagement de la responsabilité internationale de l’Etat convergent. Cela ne peut se faire qu’en reconnaissant expressément et directement une compétence contentieuse générale à la Cour interaméricaine au sein de l’Organisation des Etats américains. B. — Pour une transformation de la Cour interaméricaine en juge régional de protection des droits de l’homme 33. Les propositions de réforme du système interaméricain de protection des droits de l’homme sont nombreuses : le juge Can(107) Article 12 de la Convention de 1994 (nous soulignons). (108) Article 23 de la Convention de 1994. (109) Organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce, sentence du 14 décembre 1999, « Mesures de sauvegarde de l’importation de chaussures », J.D.I., 2000, p. 417. Rev. trim. dr. h. (2002) 101 çado-Trindade souhaiterait que soit formellement reconnue la qualité de « partie » à l’instance en faveur des pétitionnaires individuels ( 110), tandis que le gouvernement du Costa Rica a proposé de faire de la Commission et de la Cour des organes permanents ( 111). A ces propositions on peut en ajouter une plus générale qui consisterait à modifier la Charte de l’Organisation des Etats américains de manière à reconnaître à la Cour une compétence générale de protection des droits de l’homme (1). Cette proposition pourrait poser quelques difficultés en droit international des droits de l’homme eu égard notamment au risque d’interprétations contradictoires et conflictuelles d’un même texte auquel seraient parties des Etats de l’Organisation des Etats américains mais elle aurait surtout pour conséquence de conférer une certaine autonomie à l’application des Conventions adoptées au plan universel (2). 1. L’extension matérielle de la compétence contentieuse du juge interaméricain 34. Dans la version actuelle de la Charte de l’Organisation des Etats américains, seule la Commission interaméricaine est visée parmi les organes de l’Organisation qui ont pour mission de réaliser les buts énoncés dans la Charte (art. 53(e)) et la Cour appartient à la catégorie des « organes subsidiaires, organismes et toutes autres institutions » (art. 53-2 de la Charte). De même, l’actuel article 106 de la Charte ne fait référence qu’à la seule Commission interaméricaine « dont la principale fonction consistera à promouvoir le respect et la défense des droits de l’homme et à servir, dans ce domaine, d’organe consultatif à l’Organisation ». L’existence de la Cour interaméricaine n’est évoquée que de manière résiduelle et indirecte puisque la suite de l’article mentionne « une Convention interaméricaine des droits de l’homme (qui) déterminera la structure, la compétence et le fonctionnement de cette Commission, ainsi que des autres organes qui s’occupent de cette matière ». Une modification de ces deux dispositions serait (110) Voy. l’opinion séparée du juge Cançado-Trindade dans l’affaire Castillo Petruzzi et autres c. Pérou (arrêt du 4 septembre 1998, (Exceptions préliminaires), série C, n o 41, pp. 113 et s.). (111) Ministère des Relations extérieures (Costa-Rica), « Propuestas Del Gobierno de Costa Rica paral el fortalecimiento del sistema interamericano de derechos humanos (para ser presentadas a la Organizacion de Estados Americanos) », texte disponible en espagnol sur le site de l’Organisation des Etats américains à l’adresse suivante : http://www.oas.org/ 102 Rev. trim. dr. h. (2002) donc souhaitable ( 112) et deux options, l’une que l’on qualifiera de « basse » (a) et l’autre, de « haute » (b), se présentent aux Etats. a) L’option basse de la modification de la fonction de la Cour interaméricaine 35. L’option basse résiderait dans l’alignement de la compétence de la Cour sur celle de la Commission interaméricaine. On a vu que les conventions interaméricaines spéciales admettaient la compétence de la Commission et indirectement, celle de la Cour. Cela constitue certes un progrès par rapport au système de pétitions individuelles de la Convention interaméricaine puisqu’au titre des conventions particulières, aucune déclaration d’acceptation de la compétence de la Cour n’est requise dès lors que l’Etat est également partie à la Convention de San José. Il en résulte néanmoins au plan structurel une accumulation des titres de compétence de la Cour et une extension du droit applicable qu’il serait bon d’uniformiser comme cela a été fait pour la Commission ( 113). La clarté et la prévisibilité du point de vue des compétences de l’organe judiciaire constitueraient donc un premier avantage de cette option basse. L’intérêt substantiel qu’elle présente pourtant est que la compétence de la Commission s’étend au droit non-conventionnel qu’est la Déclaration interaméricaine des droits et des devoirs de l’homme de 1948. Ratione personae, cela autorise l’organe à recevoir des pétitions dénonçant les actes d’un Etat non-partie à la Convention de San José mais simplement membre de l’Organisation des Etats américains tels que les Etats-Unis et Cuba ; ratione materiae, cela a permis à la Commission d’interpréter sa compétence de manière extensive en estimant que la Déclaration interaméricaine ne faisait que cristalliser un ensemble de normes coutumières parmi lesquelles se (112) La Charte ne contient pas de dispositions précises sur la procédure de modification. L’article 142 établit cependant que « toute modification à cette Charte ne pourra être adoptée que par une Assemblée générale convoquée à cette fin (...) ». En vertu de l’article 59, les décisions de l’Assemblée générale requièrent la majorité absolue des Etats membres de l’Organisation, « sauf dans les cas où la majorité des deux tiers est requise, en vertu soit d’une disposition de la Charte soit d’une décision de l’Assemblée générale statuant réglementairement ». (113) Il faut noter d’ailleurs qu’en vertu de l’article 31 du Statut, sa modification est adoptée par l’Assemblée générale de l’Organisation des Etats américains sur l’initiative d’un des Etats membres (mêmes non-partie à la Convention interaméricaine) mais aussi à la demande de la Cour elle-même. Rev. trim. dr. h. (2002) 103 trouve la nécessité de protection des droits de l’homme ( 114). De même sous l’angle de sa compétence ratione temporis, la Commission se reconnaît compétente pour connaître de faits antérieurs à la ratification de la Convention interaméricaine, « ratification of the Convention by member States at least complemented, augmented or perfected the international protection of human rights in the interamerican system, but did not create them ex novo, nor did it extinguish the previous or subsequent validity of the American Declaration » ( 115). La Commission ne s’est donc pas privée de faire entrer dans le champ d’application de sa compétence tout un ensemble de normes coutumières, ce que pourrait à son tour faire le juge interaméricain. On constate cependant l’inconvénient formel qui résulterait de cette modification : chaque nouvelle convention adoptée nécessiterait un nouvel amendement du Statut de la Cour. b) L’option haute de la réforme : le choix d’un juge régional de protection des droits de l’homme 36. L’option haute de la modification de la compétence contentieuse de la Cour consisterait en son ajustement sur sa compétence consultative actuelle (art 64-1 de la Convention interaméricaine ( 116)). Dans ce dernier cas, les Etats peuvent la consulter « à propos de l’interprétation de la présente Convention ou de tout autre Traité concernant la protection des droits de l’homme dans les Etats américains (...) ». Dans son avis consultatif de 1982 sur l’interprétation de cet article 64, la Cour a indiqué que les « autres traités » dont elle peut connaître dans l’exercice de sa compétence consultative étaient non seulement ceux conclus au sein de l’Organisation, mais aussi, tous traités non-régionaux de protection des droits de (114) Comm. interam. dr. h., décision du 16 octobre 1996, pétition n o 11 436, Rés. n o 47/96, R. annuel de la Commission 1996, p. 146, § 77 : « the obligation of respecting and protecting human rights is an obligation erga omnes, i.e., one that the (State) must assume (...) towards the inter-American community as a whole, and towards all individuals subject to its jurisdiction, as direct beneficiaries of the human Rights recognized by the American Declaration of the Rights and Duties of Man. Said international instrument, while not binding, embodies general principles and rules of customary international law » (nous soulignons). (115) Comm. interam. dr. h., décision du 4 octobre 1990, pétition n o 9 850, Rés. o n 74/90, R. annuel de la Commission 1990-1991, p. 71, § 5. (116) Article 64-1 : « Les Etats membres de l’Organisation pourront consulter la Cour à propos de l’interprétation de la présente Convention ou de tout autre traité concernant la protection des droits de l’Homme dans les Etats américains. (...) 2 — Sur la demande de tout Etat membre de l’Organisation, la Cour pourra émettre un avis sur la compatibilité de l’un quelconque des lois dudit Etat avec les instruments internationaux précités ». 104 Rev. trim. dr. h. (2002) l’homme auxquels est partie un Etat membre de l’Organisation ( 117). C’est le pas qui a été franchi au plan contentieux au sein de l’Organisation de l’Unité africaine par le Protocole de 1998 relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine ( 118). La future Cour aura « compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les Etats concernés » ( 119). Par rapport à l’option évoquée plus avant, celle-ci est plus ambitieuse parce qu’elle dépasse le cadre régional et s’inscrit précisément dans l’idée soutenue par la Cour interaméricaine elle-même dans son premier avis consultatif selon laquelle la protection régionale des droits de l’homme ne peut pas être détachée du système international dont elle fait partie. Cette option présente aussi l’avantage d’éviter tout litige futur quant à la compétence de la Cour parce que même en cas de silence d’une convention particulière de protection des droits de l’homme nouvellement adoptée par les Etats membres de l’Organisation des Etats américains, la Cour sera compétente pour en connaître dès lors que l’Etat membre de l’Organisation l’aura ratifiée. Elle évite ainsi une définition par à-coup du champ d’application matérielle de la compétence du juge interaméricain. Enfin, l’image d’un droit international des droits de l’homme morcelé ou cloisonné pourra être atténuée parce que le seul élément de régionalisation de la compétence du juge interaméricain, comme pour le juge africain, tiendra aux Etats auxquels peut être appliquée cette compétence (ils doivent faire partie de l’organisation internationale régionale) mais nullement aux obligations internationales contractées par ces Etats. Sur cette matière des droits de (117) Cour interam. dr. h., avis consultatif du 24 septembre 1982, « Other treaties » subject to the advisory jurisdiction of the Court (article 64 of the American Convention on Human Rights), série A, n o 1, §§ 32 et s. (118) Sur ce point, voy. notamment Mubiala (M.), « La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples : mimétisme institutionnel ou avancée judiciaire ? », R.G.D.I.P., 1998, pp. 765-780 et Quillere-Majzoub (F.), « L’option juridictionnelle de la protection des droits de l’Homme en Afrique. Etude comparée autour de la création de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples », Rev. trim. dr. h., 2000, pp. 729-785. (119) Article 3-1 du Protocole. Rev. trim. dr. h. (2002) 105 l’homme, l’organe de protection constituerait donc le trait d’union entre engagements de l’Etat au plan universel et au niveau régional. 2. Les conséquences de la transformation de la Cour en juge régional de protection des droits de l’homme 37. Avant de tirer les conséquences du choix par les Etats de l’Organisation des Etats américains de l’option haute de la modification du rôle de la Cour sur laquelle on concentre à présent les développements (b), il faut s’intéresser aux risques envisageables à l’extension ratione materiae de la compétence du juge interaméricain (b). a) Les risques envisageables à l’extension de la compétence matérielle du juge interaméricain 38. Si l’on admet que la compétence de la Cour puisse s’étendre aux instruments internationaux adoptés au sein des Nations Unies par exemple, on peut redouter instinctivement des conflits d’interprétation d’un même texte par les organes puisqu’au plan universel, il a été institué des Comités (Comité des droits de l’homme, Comité contre la torture, Comité pour l’élimination de la discrimination raciale...) pour surveiller l’exécution de ces engagements internationaux. Le Comité des droits de l’homme par exemple a estimé dans de nombreuses communications individuelles que la détention d’individus dans les couloirs de la mort ne constitue pas en soi un traitement inhumain et dégradant au sens des articles 7 et 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ( 120) alors que la Cour interaméricaine pourrait avoir un tout autre avis sur cette question mais ce premier obstacle n’est pas dirimant. Le juge interaméricain connaît bien la jurisprudence des organes internationaux de protection et n’hésite pas à y recourir. Si donc il était saisi d’une question d’interprétation du Pacte de 1966, nul doute qu’il rechercherait d’abord la solution dans la jurisprudence du Comité des droits de l’homme existant le cas échéant. Rien ne garantit pourtant que la Cour suive cette jurisprudence et elle peut même choisir de suivre une position inverse. Cet argument avait été soulevé par certains Etats qui redoutaient l’extension de la compétence consultative de la Cour. La réponse apportée (120) Voy. par exemple Comité dr. h., constatations du 22 mars 1996, communication 588/1994, Errol Johnson c. Jamaïque, Rapport annuel du Comité dr. h. 1996, vol. II, pp. 7-8, §§ 8.1-8.4. 106 Rev. trim. dr. h. (2002) dans ce cadre particulier par le juge interaméricain peut sans aucun doute être appliquée en ce qui concerne l’extension de sa compétence contentieuse : il souligne à juste titre que « the possibility of conflicting interpretations is a phenomenon common to all those legal systems that have certain courts which are not hierarchically integrated. Such courts have jurisdiction to apply and, consequently, interpret the same body of law » ( 121). Au plan international, on retrouve ce type de conflits potentiels entre la Cour internationale de justice et le juge interaméricain. Le champ d’application matérielle de l’article 36 du Statut de la Cour internationale de justice peut aisément rencontrer celui de l’article 64 de la Convention interaméricaine ( 122). Tel a été le cas de la Convention de Vienne de 1963 sur les relations consulaires qui a fait l’objet d’un avis consultatif de la part du juge interaméricain et de différentes procédures contentieuses devant la Cour internationale de justice ( 123). Dans cette configuration particulière, les Etats-Unis demandaient à la Cour interaméricaine de décliner sa compétence pour connaître des questions qui lui étaient posées par le Mexique mais le juge interaméricain a refusé d’accéder à cette demande : il a pris acte notamment du fait que devant la Cour internationale de justice, le Paraguay s’est désisté de la procédure à la suite de l’exécution par les autorités américaines de son ressortissant ( 124) et même si la procé(121) Cour interam. dr. h., avis consultatif du 24 septembre 1982, « Other treaties » subject to the advisory jurisdiction of the Court (article 64 of the American Convention on Human Rights), série A, n o 1, § 50. (122) De même, selon l’article 65 du Statut de la Cour internationale de justice, cette dernière peut être saisie pour avis consultatif par « tout organe ou institution qui aura été autorisé par la Charte des Nations Unies (...) de toute question juridique ». (123) Cour interam. dr. h., avis consultatif du 1 er octobre1999, « The right to information on consular assistance » in the framework of the guarantees of the due process of law, série A, n o 16 et C.I.J., arrêt du 27 juin 2001, Affaire LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis), le texte de l’arrêt est disponible sur le site de la C.I.J. à l’adresse suivante : http://www.icj-cij.org/ Sur les procédures devant la Cour internationale de justice, voy. Aznar-Gomez (M.-J.), « A propos de l’affaire relative à la Convention de Vienne sur les relations consulaires (Paraguay c. Etats-Unis) », R.G.D.I.P., 1998, pp. 915-948 ; Ruiz Fabri (H.) et Sorel (J.-L.), « Affaire relative à la Convention de Vienne sur les relations consulaires (Paraguay c. EU). Chronique de jurisprudence de la CIJ (1998) », J.D.I., 1999, pp. 861-868. Pour un commentaire de la même affaire opposant la RFA aux Etats-Unis, voy. Aceves (W.-J.), « Case concerning the Vienna Convention on consular relations (Federal Republic of Germany v. US) », A.J.I.L., 1999/4, pp. 924-928. (124) C.I.J., ordonnance de radiation du rôle (par désistement du Paraguay), du 10 novembre 1998, n o 99. Rev. trim. dr. h. (2002) 107 dure introduite par l’Allemagne était encore pendante, ce recours a été introduit après que le Mexique ait formulé sa demande d’avis consultatif à la Cour interaméricaine. Quant à la question de savoir s’il existe dans la Convention de San José une disposition qui obligerait cette dernière à se dessaisir, la Cour répond par la négative en invoquant notamment la règle d’interprétation de l’effet utile, le principe de sa propre autonomie ainsi que l’intérêt des Etats membres de l’Organisation des Etats américains à obtenir un avis sur la question posée ( 125). Ce premier obstacle de l’interprétation conflictuelle d’un même texte par plusieurs organes non hiérarchisés n’est donc pas en soi infranchissable. 39. Il y a un autre aspect qui peut néanmoins être plus problématique et sur lequel la Cour s’est prononcée dans ce même avis consultatif sur l’interprétation de l’article 36 de la Convention de Vienne de 1963. Les Etats-Unis contestaient la compétence consultative de la Cour à l’égard de la Convention de Vienne qui n’est pas un traité de protection des droits de l’homme ni ne concerne les droits de l’homme comme l’exige l’article 64 de la Convention interaméricaine et d’une manière générale, il peut en effet être difficile de savoir ce qu’est un traité de protection des droits de l’homme ( 126). Si, dans la réforme du rôle de la Cour, les Etats souhaitent s’en tenir à une approche stricte de cette définition, il faudra donc entendre par « traité de protection des droits de l’homme » les engagements conventionnels qui ont pour seul objet et seul but la reconnaissance et la garantie des droits de l’homme. En revanche, et c’est l’approche qui a été retenue par la Cour interaméricaine dans son avis de 1999, on peut décider que la compétence contentieuse du juge interaméricain s’étendra à tout traité qui « concerne » les droits de l’homme. Dans l’avis consultatif de 1999, la Cour estime que si l’objet principal d’un traité n’est pas la protection des droits, cela ne l’empêche pas de « concerner » les droits de l’homme ( 127). (125) Cour interam. dr. h., avis consultatif du 1 er octobre 1999, « The right to information on consular assistance » in the framework of the guarantees of the due process of law, série A, n o 16, §§ 57-65. (126) Id., § 72. (127) Id., § 76. 108 Rev. trim. dr. h. (2002) Lorsqu’elle se penche sur la Convention de Vienne de 1963, elle reconnaît que ce sont les Etats qui en sont a priori les destinataires ( 128) mais elle rappelle aussi que dans l’affaire du Personnel diplomatique et consulaire américain à Téhéran, les Etats-Unis ont lié l’article 36 de la Convention de Vienne de 1963 aux droits de leurs nationaux et la Cour internationale de justice a même évoqué « les droits fondamentaux énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme » ( 129). La Cour déduit de ces éléments la double nature de l’assistance consulaire dans le chef de l’agent consulaire et dans celui de l’étranger. Selon elle, l’article 36 de la Convention de 1963 garantit donc des droits individuels qui ont pour contrepartie des obligations de l’Etat hôte ( 130). A cet égard, la Cour interaméricaine adopte une interprétation très souple pour ne pas dire floue de la notion de « droit de l’homme » puisqu’elle ne dit pas que l’article 36 de la Convention de 1963 consacre un droit de l’homme mais qu’il touche aux « droits individuels » et l’on sait que dans son arrêt LaGrand, la Cour internationale de justice a maintenu cette distinction entre « droit de l’homme » et « droit individuel » ( 131). Cette dernière notion est assez vague et indéterminée pour s’étendre à toute clause d’une convention qui semble désigner la personne privée comme son sujet. Elle permet au surplus de passer outre la difficile question de savoir si un droit particulier est un droit de l’homme, ce qui entraînerait le juge interaméricain dans des considérations théoriques que l’expression de « droit individuel » lui permet d’éviter. (128) Id., § 73-74. (129) C.I.J., arrêt du 24 mai 1980, Affaire relative au personnel diplomatique et consulaire américain à Téhéran, Rec. p. 42, § 91. Il ne s’agit pas pour la Cour interaméricaine de soutenir que la Cour internationale de justice s’est prononcée sur les droits des ressortissants américains et non sur ceux des Etats-Unis, mais de montrer que dans une affaire portant sur « l’institution de la diplomatie » (Rec., p. 42, § 91), ainsi que sur « le maintien de bonnes relations entre Etats », des préoccupations quant à la violation de droits individuels peuvent intervenir. Le juge interaméricain n’oublie pas non plus que si les Etats-Unis dénoncent devant la Cour internationale de justice le comportement de l’Etat iranien à leur égard, ils réclament aussi réparation « dans l’exercice de leur droit de protection diplomatique à l’égard de leurs ressortissants » (C.I.J., Rec. 1980, p. 5, § 8). (130) Cour interam. dr. h., avis consultatif du 1 er octobre 1999, « The right to information on consular assistance » in the framework of the guarantees of the due process of law, série A n o 16, §§ 80-84. (131) C.I.J., arrêt du 27 juin 2001, Affaire LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis), §§ 77-78. Rev. trim. dr. h. (2002) 109 b) Juridictionnalisation et autonomie du droit appliqué par le juge interaméricain 40. Quoi qu’il en soit, si les Etats membres de l’Organisation des Etats américains se rangent à cette option haute, cela signifiera que la Cour sera compétente pour connaître des « clauses-droits de l’homme » (expresses ou que le juge interprétera comme telles) contenues dans tout engagement international auquel ces Etats sont parties. Dans la Convention des Nations Unies pour la suppression du financement du terrorisme adoptée en 1999 et ouverte à la signature en janvier 2000, il est par exemple indiqué à l’article 17 que « any person who is taken into custody or regarding whom any other measures are taken or proceedings are carried out pursuant to this Convention shall be guaranteed fair treatment, including enjoyment of all rights and guarantees in conformity with the law of the State in the territory of which that person is present and applicable provisions of international law, including international human rights law ». Le texte n’est certes pas une Convention de protection des droits de l’homme mais il impose aux Etats le respect d’un certain nombre de garanties judiciaires et procédurales qui sont définies dans la Convention interaméricaine. Il n’y aurait donc pas de raison d’écarter la compétence de la Cour pour connaître d’une pétition individuelle dénonçant une violation de l’article 17 de la Convention de 1999 adressée contre un Etat membre de l’Organisation des Etats américains qui l’aura ratifiée. La conséquence qui en résulterait serait double : d’une part, cela entraînerait une juridictionnalisation des techniques de mise en œuvre des Conventions universelles de protection des droits de l’homme qui ne prévoient que des mécanismes non-juridictionnels. Au surplus, il en résulterait, via les clauses-droits de l’homme, une juridictionnalisation croissante des Conventions de droit international général ( 132) auxquelles sont parties les Etats de l’Organisation des Etats américains. 41. L’autre conséquence serait de poser à nouveau la question de l’autonomie mais en un sens différent de celui dont est partie cette étude : il ne s’agit plus de s’interroger sur l’autonomie du droit applicable par le juge interaméricain mais sur l’autonomie du droit (132) Par commodité de langage, on désigne par « conventions de droit international général », toutes les conventions dont l’objet principal et spécifique n’est pas la reconnaissance et la garantie de droits de l’homme. 110 Rev. trim. dr. h. (2002) appliqué par lui. Il y aurait autonomie dans l’application de l’ensemble conventionnel de droit international des droits de l’homme en un premier sens parce que le juge régional livrerait son interprétation d’un instrument universel de protection. Il y aurait en second lieu autonomie du droit international des droits de l’homme à l’égard du droit international général en ce que la compétence de la Cour interaméricaine étant déterminée par son objet, la protection des droits, cela l’amènerait donc à extraire des conventions de droit international général les seuls éléments qui entrent dans le champ d’application de sa compétence matérielle. Elle n’aurait pas le pouvoir de contrôler le respect par les Etats de l’Organisation des Etats américains de leurs engagements conventionnels dans leur intégralité mais uniquement dans leur dimension « droits de l’homme ». 42. Cette perspective peut avoir quelque-chose d’effrayant pour les Etats parce qu’elle multiplie les hypothèses d’engagement juridictionnel de leur responsabilité mais elle indique aussi que les obligations internationales de l’Etat en matière de protection des droits de l’homme ne sont pas hermétiques et ne peuvent pas être oubliées lorsque ce même Etat contracte dans un autre domaine du droit international. Au moyen de cette extension du rôle et de la fonction de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, on tente donc d’établir une cohérence dans l’exercice de la capacité contractuelle de l’Etat et dans le respect de ses obligations internationales. Hélène TIGOUDJA ATER à la Faculté de droit de Lille II ✩