André Bazin

Transcription

André Bazin
André
Bazin
:
Les
films
sur
l’art
Les
films
sur
l’art,
du
moins
ceux
qui
utilisent
l’œuvre
aux
fins
d’une
synthèse
cinématographique,
comme
sont
les
court‐métrages
d’Emmer,
le
Van
Gogh
d’Alain
Resnais,
Robert
Hessens
et
Gaston
Diehl,
le
Goya
de
Pierre
Kast
ou
le
Guernica
d’Alain
Resnais
et
Robert
Hessens,
soulèvent
parfois
chez
les
peintres
et
chez
beaucoup
de
critiques
d’art
une
objection
majeure.
Je
l’ai
entendue
même
de
la
bouche
d’un
inspecteur
général
de
dessin
de
l’Éducation
nationale
après
une
présentation
de
Van
Gogh.
Elle
se
ramène
essentiellement
à
cette
conclusion
:
pour
utiliser
la
peinture,
le
cinéma
la
trahit
et
cela
sur
tous
les
plans.
L’unité
dramatique
et
logique
du
film
établit
des
chronologies
ou
des
liens
fictifs
entre
des
œuvres
parfois
très
éloignées
dans
le
temps
et
dans
l’esprit.
Dans
Guerrieri,
Emmer
va
même
jusqu’à
mélanger
les
peintres,
mais
la
supercherie
est
à
peine
moins
grave
quand
Pierre
Kast
introduit
des
fragments
des
Caprices
pour
soutenir
son
montage
des
Malheurs
de
la
guerre
ou
quand
Alain
Resnais
jongle
avec
les
époques
de
Picasso.
Mais
le
cinéaste
respecterait‐il
scrupuleusement
les
données
de
l’histoire
de
l’art
qu’il
fonderait
encore
son
travail
sur
une
opération
esthétiquement
contre
nature.
Il
analyse
une
œuvre
synthétique
par
essence,
il
en
détruit
l’unité
et
opère
une
synthèse
nouvelle
qui
n’est
pas
celle
voulue
par
le
peintre.
On
pourrait
se
borner
à
lui
demander
de
quel
droit.
Il
y
a
plus
grave
:
au‐delà
du
peintre,
c’est
la
peinture
qui
est
trahie,
car
le
spectateur
croit
avoir
devant
les
yeux
la
réalité
picturale,
quand
on
le
force
à
la
percevoir
selon
un
système
plastique
qui
la
dénature
profondément.
En
noir
et
blanc
d’abord
;
le
film
en
couleur
n’apportera
même
pas
une
solution
satisfaisante,
la
fidélité
n’étant
pas
absolue
et
le
rapport
de
toutes
les
couleurs
du
tableau
participant
à
la
tonalité
de
chacune
d’elles.
D’autre
part
le
montage
reconstitue
une
unité
temporelle
horizontale,
géographique
en
quelque
sorte,
quand
la
temporalité
du
tableau
–
pour
autant
qu’on
lui
en
reconnaisse
–
se
développe
géologiquement
en
profondeur.
Enfin
et
surtout
(cet
argument
plus
subtil
n’est
guère
évoqué,
mais
il
est
pourtant
le
plus
important),
l’écran
détruit
radicalement
l’espace
pictural.
Comme
le
théâtre,
par
la
rampe
et
l’architecture
scénique,
la
peinture
s’oppose
en
effet
à
la
réalité
même
et
surtout
à
la
réalité
qu’elle
représente,
par
le
cadre
qui
la
cerne.
On
ne
saurait,
en
effet,
ne
voir
dans
le
cadre
du
tableau
qu’une
simple
fonction
décorative
ou
rhétorique.
La
mise
en
valeur
de
la
composition
du
tableau
n’en
est
qu’une
conséquence
secondaire.
Bien
plus
essentiellement
le
cadre
a
pour
mission,
sinon
de
créer,
du
moins
de
souligner
l’hétérogénéité
du
microcosme
pictural
et
du
macrocosme
naturel
dans
lequel
le
tableau
vient
s’insérer.
D’où
la
complication
barque
du
cadre
traditionnel
chargé
d’établir
une
solution
de
continuité
géométriquement
indéfinissable
entre
le
tableau
et
son
mur,
c’es‐à‐dire
entre
la
peinture
et
la
réalité.
D’où
aussi,
comme
l’a
bien
expliqué
Ortega
y
Grasset,
le
triomphe
du
cadre
doré
“en
ce
que
c’est
la
matière
qui
produit
le
maximum
de
reflets
et
que
le
reflet
est
cette
note
de
couleur,
de
lumière,
qui
ne
porte
en
soi
aucune
forme,
qui
est
pure
couleur
informe”.
En
d’autres
termes,
le
cadre
du
tableau
constitue
une
zone
de
désorientation
de
l’espace.
A
celui
de
la
nature
et
de
notre
expérience
active
qui
borde
ses
limites
extérieures,
il
oppose
l’espace
orienté
en
dedans,
l’espace
contemplatif
est
seulement
ouvert
sur
l’intérieur
du
tableau.
Les
limites
de
l’écran
ne
sont
pas
comme
le
vocabulaire
technique
le
laisserait
parfois
entendre,
le
cadre
de
l’image,
mais
un
cache
qui
ne
peut
démasquer
une
partie
de
la
réalité.
Le
cadre
polarise
l’espace
vers
le
dedans,
tout
ce
que
l’écran
nous
montre
est
au
contraire
censé
se
prolonger
indéfiniment
dans
l’univers.
Le
cadre
est
centripète,
l’écran
centrifuge.
Il
s’ensuit
que
si,
renversant
le
processus
pictural,
on
insère
l’écran
dans
le
cadre,
l’espace
du
tableau
perd
son
orientation
et
ses
limites
pour
s’imposer
à
notre
imagination
comme
indéfini.
Sans
perdre
les
autres
caractères
plastiques
de
l’art,
le
tableau
se
trouve
affecté
des
propriétés
spatiales
du
cinéma,
il
participe
d’un
univers
pictural
virtuel
qui
le
déborde
de
tous
côtés.
C’est
sur
cette
illusion
mentale
que
s’est
fondé
Luciano
Emmer
dans
les
fantastiques
reconstructions
esthétiques
qui
sont
en
grande
partie
à
l’origine
des
films
d’art
contemporains
et
notamment
du
Van
Gogh
d’Alain
Resnais.
Dans
ce
dernier
film,
le
réalisateur
a
pu
traiter
l’ensemble
de
l’œuvre
du
peintre
comme
un
seul
et
un
immense
tableau
où
la
caméra
est
aussi
libre
de
ses
déplacements
que
dans
n’importe
quel
documentaire.
De
“La
rue
d’Arles”,
nous
“pénétrons”
par
la
fenêtre
“dans”
la
maison
de
Van
Gogh,
et
nous
approchons
du
lit
à
l’édredon
rouge.
De
même
Resnais
ose‐t‐il
réaliser
“contrechamp”
d’une
veille
paysanne
hollandaise
entrant
dans
sa
maison.
Peinture
et
cinéma,
«
7e
Art
»,
Paris,
Cerf,
1983.


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