aux États-Unis - Ministère des Affaires sociales et de la Santé

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aux États-Unis - Ministère des Affaires sociales et de la Santé
Autorisation d’exercice et contrôle
disciplinaire de la pratique médicale
aux États-Unis
Quelle protection pour le public ?
Ruth Horowitz*
Au cours des trente dernières années, les Conseils médicaux (medecine
boards) chargés dans chaque État des États-Unis, de la délivrance (licensing) des autorisations d’exercice et des mesures disciplinaires relatives à la
pratique médicale, ont fait l’objet de pressions croissantes de la part à la fois
des médias, des politiques, et des associations de défense. Plusieurs campagnes d’opinion successives ont entraîné l’aggravation des sanctions pour
des infractions aux règles de la pratique médicale. Elles ont aussi entraîné
une augmentation du volume des affaires disciplinaires traitées par les Conseils médicaux, ainsi que du nombre et des pourcentages de suspensions et
de retraits des autorisations d’exercice (licenses). C’est la législation de
chaque État qui crée ces Conseils qui sont très hétérogènes. La discipline
est devenue leur activité centrale mais jusqu’aux années soixante-dix, la
délivrance des autorisations d’exercice était leur activité principale et beaucoup de ces Conseils continuaient à organiser leurs propres examens donnant le droit d’exercer la médecine dans l’État au lieu de reconnaître les
examens nationaux. À partir des années soixante-dix, les législateurs, espérant rendre ces Conseils plus responsables vis-à-vis des citoyens, ont commencé à introduire des membres « non professionnels » (public members)
au sein des Conseils médicaux. Si la plupart des Conseils restent assez
étroitement liés à la profession médicale, certains d’entre eux sont
aujourd’hui placés sous la tutelle directe de l’administration publique. Ce
changement a notamment entraîné un recours plus systématique au pouvoir
judiciaire et aux professions juridiques dans le processus de règlement des
affaires disciplinaires.
Le présent article porte sur l’impact de l’introduction dans les Conseils
médicaux de non-professionnels (je les appellerai ici « membres civils » 1)
– toujours en minorité – sur les processus disciplinaires contribuant à réguler l’exercice de la médecine aux États-Unis. La thèse défendue ici, est que
les Conseils qui sont les plus étroitement liés au monde médical sont aussi
* Professeur de sociologie, université de New York.
1 Ndt : « membre civil » traduit le terme américain en usage, public member, qui fait référence
à une citoyenneté générique définissant ce type d’acteurs. Cette citoyenneté « sans qualité »,
pour ainsi dire, le distingue, d’une part, du type bureaucratique des personnels de l’administration publique et, d’autre part, des acteurs de type professionnel, médecins ou juristes.
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les moins susceptibles de favoriser une participation indépendante des
« membres civils », tandis que les Conseils passés sous contrôle administratif, leur permettent d’introduire et de défendre des points de vue indépendants de ceux de la profession. Si les variations de fonctionnement sont en
général importantes d’un Conseil à un autre, ceux-ci ont en commun dans la
plupart des États, une participation très limitée des « membres civils » aux
décisions. Il s’agit dès lors de se demander quelles sont, quand elles existent, les conditions concrètes qui permettent aux « laïques » de faire un contrepoids efficace aux experts. Leur présence est-elle vouée à rester de
l’ordre du rituel et à garder une fonction symbolique de légitimation de la
profession médicale ? Ou bien existe-t-il des possibilités réelles, pour le
simple citoyen, d’introduire et finalement d’imposer une vision et des critères d’évaluation distincts de ceux de la profession médicale ?
L’influence très limitée des « membres civils » sur les décisions des Conseils en général et la différence de participation entre les Conseils à dominante médicale et ceux à dominante juridique peuvent être expliquées de
diverses manières : par l’effet « aveuglant » de l’expertise et de la professionnalisation d’une part, en raison de nomination par cooptation des membres et par une définition ambiguë du rôle des « membres civils » d’autre
part, ou bien, enfin, par des mécanismes institutionnels spécifiques qui
régissent les discours et les pratiques de ces organismes. On reviendra sur
chacune de ces explications, avant de montrer qu’une approche discursive
et organisationnelle examinant les « pratiques institutionnelles » (Heimer,
1999) permet d’appréhender efficacement les processus décisionnels à
l’œuvre dans les groupes mixtes de médecins et de non-professionnels. Elle
permet, notamment, de montrer à quels moments et de quelle manière les
« membres civils » peuvent intervenir et vaincre les obstacles qui s’opposent à l’intrusion de normes externes à la profession.
Cette réflexion se fonde sur plus d’une décennie de participation régulière,
en tant que membre civil, aux Conseils médicaux de deux États. L’un d’eux
est sous tutelle publique et se définit par une approche fortement légaliste.
Le deuxième était en train de se transformer au moment où j’en étais
membre, et tendait vers plus de contrôle administratif (une transformation à
laquelle il résistait assez bien en fait). L’observation porte plus particulièrement ici sur deux dimensions du processus disciplinaire : l’instruction de
type juridique d’une part, et l’enquête d’ordre médical de l’autre. Les données collectées sur ces deux Conseils ont été complétées par une série
d’observations portant sur deux autres organismes, l’un complètement
autonome par rapport à l’administration publique, le second d’un type
mixte semblable aux deux premiers, mais promouvant fortement les innovations institutionnelles en dépit de ressources limitées 1. L’auteur participe par ailleurs régulièrement aux congrès nationaux de la Fédération des
1 Le nom des États concernés n’est pas mentionné dans le souci de préserver la confidentialité
des informations utilisées ici.
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Autorisation d’exercice et contrôle disciplinaire de la pratique médicale aux États-Unis
Quelle protection pour le public ?
conseils médicaux (Federation of State Medical Boards) et est membre
actif d’une association dont la mission est d’informer et de former les membres non médicaux des Conseils médicaux.
■
La régulation de la profession médicale
aux États-Unis
Régulée jusque-là par le marché, la profession médicale aux États-Unis
s’organisa vers la fin du XIXe siècle et demanda aux États le pouvoir de
s’autoréguler, qu’elle obtint à travers une série de textes régissant la pratique médicale (medical practice acts). Cette demande fut présentée au
nom de la compétence professionnelle, des dangers auxquels le manque de
normes exposait les citoyens et la santé publique, ainsi que de la confiance
que le législateur pouvait avoir envers une profession par tradition altruiste
et vouée au service de la collectivité. C’est ainsi que, pendant environ
soixante-quinze ans, le droit local a permis aux médecins de réguler euxmêmes, selon des procédures privées, l’exercice médical. À travers les
Conseils médicaux qui se créèrent alors, les médecins pouvaient définir les
critères d’admission dans la profession (type et nombre d’années d’études
et de formation requis, contrôle et évaluation des écoles de médecine, et
contrôle des examens) ainsi que les critères de l’autorisation d’exercer.
C’est aux Conseils que revenait le pouvoir de donner et de retirer l’autorisation d’exercer. Il faut signaler que les Conseils retiraient rarement le droit
d’exercer et par ailleurs limitaient les migrations de médecins entre États du
fait de la disparité des normes.
C’est l’administration fédérale qui, dans les années soixante-dix, chercha à
accroître la responsabilité des Conseils médicaux vis-à-vis des citoyens. La
plupart des États (à l’exception de trois d’entre eux) amendèrent leur législation et firent obligation aux Conseils médicaux d’inclure des « membres
civils ». Ceux-ci constituent aujourd’hui 18 à 33 % des membres ayant un
pouvoir délibératif dans les Conseils. Ils appartiennent à diverses catégories socioprofessionnelles, du professeur d’université à l’avocat et aux
conjoints de grands financiers de campagnes politiques 1. Tous les membres du Conseil sont des bénévoles nommés par le gouverneur de l’État.
Dans la plupart des États cependant, les membres professionnels sont
d’abord désignés par les associations locales de médecins. Bien que le principe n’ait jamais été explicitement formulé dans les textes, la fonction des
« membres civils » était à l’origine de représenter le point de vue du
1 Le nombre et le type de membres des Conseils sont déterminés par le droit local. Les
Conseils de médecins comprennent sept à vingt membres (avec l’exception d’un État dont le
Conseil comporte cent cinquante membres), dont chacun consacre dix à vingt-cinq jours de son
année aux travaux du groupe.
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malade, face à une majorité de médecins, rappelant ainsi à ces derniers leur
mission de service et de protection du public. Il y a toujours un certain degré
de scepticisme quant à la capacité des « membres civils » de représenter
efficacement l’intérêt public.
L’autonomie des Conseils par rapport aux administrations locales, ainsi
que leurs ressources financières, varient d’un État à l’autre. Le degré de
contrôle de l’administration et de l’institution judiciaire sur les activités et
les décisions des Conseils médicaux augmente en proportion directe de
l’implication des pouvoirs publics dans leur organisation. Dans vingt-cinq
États, le personnel appartient à un corps de fonctionnaires ; dans neuf États
seulement il est directement employé par le Conseil qui détient le pouvoir
d’embaucher, d’évaluer et de licencier ; dans seize États enfin, les Conseils
fonctionnent avec un personnel mixte, comprenant à la fois des employés
du Conseil et des employés de la fonction publique. Les Conseils disposant
de budgets confortables emploient des enquêteurs, des experts responsables de la coordination des enquêtes médicales, des juristes spécialisés en
droit administratif et des avocats. Les conseils les moins dotés ont peu de
personnel et comptent sur leurs membres bénévoles pour effectuer les travaux d’instruction et d’enquête, de réglementation, de lobbying auprès des
élus, et de décision dans les affaires disciplinaires. Dans de nombreux États,
c’est l’administration du Conseil qui décide des suites à donner aux plaintes
et du type de procédure à engager. Plus les Conseils ont de personnel, plus
leurs activités se placent sur le terrain juridique ; dès lors que ce personnel
administratif comprend des juristes et des avocats à plein temps, les processus sont plus cadrés par la loi et s’apparentent à des cours de justice.
Les vertus aveuglantes de l’expertise
et de la professionnalisation
Un grand nombre de questions de politiques publiques sont confiées de nos
jours à des experts, qu’il s’agisse d’affaires sociales, politiques, économiques ou éthiques. Si le sens commun les considère souvent comme des
acteurs essentiels de la vie sociale de par leurs savoirs et leurs compétences
complexes, de nombreux analystes ont porté un regard critique sur une
position qu’ils considèrent avant tout comme un privilège social – une position dont le pouvoir et le statut dérive de simples « effets » d’expertise.
L’efficacité de l’expertise comme source de pouvoir a été analysée soit
comme le résultat bénin d’une culture de groupe, c’est-à-dire comme une
manière de penser et de faire particulière à un groupe social (Feyerabend,
1978), soit, chez les auteurs les plus radicaux et marxisants, comme une
idéologie dominante, une sorte de programme implicite visant à cacher la
nature des intérêts qu’il protège (Larson, 1977, 1984). Dans les deux cas,
l’expertise est conçue comme la source d’inégalités de fait, obstacle à un
processus plus démocratique qui impliquerait la participation des citoyens
ordinaires aux décisions. Les experts apparaissent, dans ces analyses
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Quelle protection pour le public ?
comme un groupe protégeant la position sociale de ses membres plutôt
qu’une profession ouverte à la participation (Derber, Schwartz et Magrass,
1990 ; Freidson, 1970a, b ; Larson, 1977 et 1984). Pour Gilb (1966) par
exemple, les experts ont fini par réussir à « privatiser le politique ». La profession médicale est montrée du doigt en particulier pour avoir abusé de son
pouvoir social en verrouillant le marché des soins, se fondant sur un prestige qui ne correspond plus à un mérite réel à une époque où une grande
partie des interventions médicales sont déléguées à des catégories professionnelles moins formées et en principe moins compétentes que les médecins, et où l’on estime par ailleurs que les malades doivent pouvoir choisir
de garder le contrôle du traitement de leurs problèmes de santé.
La question de l’expertise reste ouverte. Est-elle une forme objectivement
complexe de savoir requérant une formation poussée ? Ou est-elle avant
tout, une construction sociale, idéologique ou culturelle, expliquant par
exemple que les années d’études soient souvent prolongées sans bénéfice
réel, mais à des fins symboliques ou économiques ? Les tenants de la thèse
constructiviste arguent du fait que le non-professionnel (non médecin)
représente un contrepoids viable et fort, à la domination des experts, en
dépit du pouvoir que confère l’expertise de manière structurelle et systématique. Pour représenter un contre-pouvoir effectif, le citoyen a besoin de
comprendre que « l’expertise » peut résulter de formations plus courtes, et
que, muni de cette compétence minimale, tout un chacun est en mesure
d’évaluer la performance de professionnels. Non seulement les « laïques »
(non expert) sont, selon ces auteurs, les seuls garants du caractère démocratique des décisions, mais il est aussi le seul acteur à pouvoir faire prendre
conscience à « l’expert » en titre que son savoir a les limites de sa position
individuelle et sociale (Feyerabend, 1978). Dans le domaine médical, le
parti de la « déprofessionnalisation » (Haug, 1975 ; Haug et Lavin, 1981,
1983) a fait valoir que les patients encadrés et bien informés sur les produits
et services médicaux étaient plus exigeants avec les médecins et avaient
réduit leur domination en contestant leur expertise. Les citoyens ordinaires
devraient pouvoir superviser le travail des experts et les aider à prendre la
mesure des limites de leurs points de vue en réduisant l’arrogance de
l’expert (qui fait exagérer la difficulté d’acquérir leurs compétences) et en
obtenant plus d’information sur la manière dont ces experts acquièrent ces
compétences (Feyerabend, 1978). Les patients deviendraient des consommateurs de soins qui ne s’inclineraient pas devant l’autorité du médecin et
qui pourraient devenir des acteurs de premier plan dans la définition et le
traitement de leurs maladies.
D’autres auteurs sont moins sûrs de la capacité du public à faire contrepoids
aux experts. Sauf exception, il est impossible, en situation normale, à la fois
de comprendre la dimension idéologique de l’expertise, d’exiger des explications, et de construire un discours qui contredise l’analyse « experte ».
L’un des aspects fondamentaux de la culture médicale est l’altruisme, idée
selon laquelle la profession servirait par définition l’intérêt public, à travers
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la pratique d’un savoir scientifique au service de l’autre. Pendant plus de la
moitié du XXe siècle, jusque dans les années soixante, les observateurs
(sociologues inclus) ont bien voulu croire que le médecin travaillait et parlait au nom du patient plutôt que d’une corporation (Carr-Saunders et Wilson, 1933 ; Millerson, 1964 ; Parsons, 1954). Ce n’est qu’avec les travaux
de Gilb (1966) et de Freidson (1970a, b) que l’idée d’un intérêt professionnel propre aux médecins en tant que groupe social est apparue.
Malgré ces analyses critiques et leur impact sur le débat public, le médecin
continue aujourd’hui de dominer le discours sur la médecine. La plupart de
nos concitoyens définissent toujours l’expertise médicale comme une
forme de savoir complexe dont les fins sont gratuites et désintéressées. On
observe des cas extrêmes de cette croyance lorsque, dans les Conseils, les
« membres civils » ne participent pas aux débats et s’avèrent faciles à persuader. On ne peut s’expliquer ce manque de distance critique que par un
certain aveuglement des acteurs sur les questions du pouvoir et de l’intérêt
propre de l’expert médical 1. J’essaierai de montrer plus loin que le membre
civil est en effet souvent dans une dépendance extrême face à l’expert, et
qu’il risque d’être dupe du discours médical.
Malgré le coût croissant des soins médicaux et les hauts revenus personnels
des médecins américains – autant de paramètres qui ont, évidemment,
nourri la mise en question de l’altruisme des praticiens – et malgré le scepticisme du public à l’égard de la profession dans son ensemble, une majorité
d’Américains continuent à faire confiance à leur médecin (Pescosolido,
Tuch et Martin, 2001 ; Schlesinger, 2002). Selon mes propres observations,
les « membres civils » défendent souvent l’idée que le médecin représente à
la fois un savoir authentique et l’intérêt de la collectivité. Il arrive cependant que les « membres civils » affichent des positions autonomes et les
défendent contre l’avis de leurs collègues médecins. C’est le cas en particulier sur certains types d’affaires requérant des connaissances moins spécialisées : les cas d’abus sexuel de patients, de fraude, d’usage de drogues ou
d’alcool, de vente de drogue ou de crime grave. Face à ces situations, l’évaluation et le jugement dépendent avant tout du bon sens et de la capacité à
poser les bonnes questions, plutôt que d’une solide formation médicale. La
compréhension de certaines affaires disciplinaires (impliquant par exemple
l’opération d’une mauvaise partie du corps) ne demande pas non plus de
connaissances médicales poussées. Pourtant, les « membres civils » ne
s’expriment pas toujours plus habilement sur ces questions peu techniques
que sur les autres – une observation qui conforte la thèse critique selon
laquelle l’idéologie de l’expertise et de l’altruisme affecte et brouille la perception qu’ont les acteurs de la situation.
1 Si l’idéologie médicale était aussi puissante que le prétendent certaines théories, elle ne
serait pas l’objet de luttes pour son contrôle par la profession médicale (Stigler, 1971), l’institution et ses représentants seraient identiques et tout discours alternatif serait disqualifié.
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La cooptation, le manque d’information et l’ambiguïté
des rôles
En dépit de l’enthousiasme qu’ils ont soulevé du côté politique et associatif,
les premiers travaux des sciences sociales n’ont pas assez insisté sur le fait
que la présence des « membres civils » a un effet réel sur les activités disciplinaires des Conseils (Barger et Hadden, 1984 ; Chesney, 1984 ; Dolan et
Urban, 1983 ; Gaumer, 1984 ; Graddy, 1991 ; Kinkel et Josef, 1991 ;
Schultz, 1983). Il fallut attendre 1990 pour que Graddy et Nichol mettent en
évidence une corrélation entre la proportion de « membres civils » dans les
Conseils et la sévérité des sanctions. Selon certains, le faible impact de la
présence des « membres civils » s’expliquerait par les mécanismes de
cooptation et par le fait que les non-professionnels sont dépendants de
l’expertise médicale. Selon d’autres, il s’explique surtout par les caractéristiques des « membres civils » : manque de formation et manque de précision dans la définition de leur rôle 1. Certains de ces membres, en effet, ne
perçoivent pas de différence entre leur rôle dans les Conseils et celui de
leurs collègues médecins. Les médecins, quant à eux, sont attachés à maintenir l’autonomie de leur profession contre les pouvoirs externes. Non seulement la formation médicale des « membres civils » est souvent très
limitée, mais les Conseils servent aussi avant tout de lieux de sociabilité et
de rencontre, avec plusieurs « congrès » par an (quatre à six) qui se déroulent sur deux ou trois jours, réunissant leurs membres dans des hôtels, souvent avec leur conjoint. La cooptation, dans ces conditions, est simple et
sans douleur. Si la cooptation est en principe possible dans les deux sens, et
se fait à l’occasion dans le sens des « membres civils », ce sont plutôt ces
derniers que les médecins convainquent en général. La confiance se développe, tout comme le sentiment d’appartenir à un même groupe, rendant
moins visibles les intérêts professionnels. Dans leurs échanges avec les
« membres civils » d’autres États, les participants aux congrès nationaux
sont souvent heureux de dire qu’ils ou elles votent « avec » les médecins de
leur Conseil car ceux-ci sont « respectueux de l’autre », « dignes de
confiances », bref « des gens vraiment bien ».
1 Barger et Haddon (1984), par exemple, expliquent qu’une moitié des « membres civils » ne
conçoivent pas de différence entre leur fonction et celle des médecins, et considèrent remplir
leur rôle par le simple fait d’être présent aux séances. Quelques-uns ont une notion de la spécificité de leur contribution dans la mesure où ils aident au fonctionnement pratique et quotidien
de l’organisation. Dans des travaux portant sur la participation des « membres civils » dans les
organismes publics de santé (Health Planning Councils), d’autres auteurs ont montré que le
personnel de ces organismes utilise le jargon professionnel pour faire obstacle à l’intervention
des civils dans les débats sous le prétexte d’apporter éclaircissements et explications (Morone,
1984 ; Hanson, 1980 ; Checkoway, 1981 et 1982 ; Chesney, 1984 ; Brownlea, 1987 ; Paap et
Hanson, 1982).
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L’approche institutionnelle et la notion
de « domaine discursif »
Les Conseils médicaux étaient à l’origine des institutions étroitement liées
au reste du monde médical, contrôlées par des médecins, et autonomes à la
fois par rapport à l’État et à la société civile. L’introduction de « membres
civils » permit à des voix nouvelles de se faire entendre au sein même de
l’organisme. Avec la surveillance accrue des Conseils par les institutions
politiques et judiciaires, les juristes et le droit commencèrent à jouer un rôle
important dans les processus disciplinaires, conduisant à une réorganisation générale des relations entre acteurs (Edelman, 1990 ; Edelman et Suchman, 1992). Encore faut-il évaluer le degré de pénétration d’intérêts
externes, légaux ou autres, dans ces organismes pour savoir dans quelle
mesure précisément ces changements sont devenus réels et n’en sont pas
restés à un stade symbolique (Heimer, 1999). La question est donc la suivante : dans quelle mesure le droit et les professions juridiques d’une part,
les « membres civils » et le milieu associatif d’autre part, ont-ils infiltré le
discours et les pratiques de conseils normatifs autrefois totalement dominés
par la profession médicale ? 1 Certaines formes de pénétration du juridique
dans les Conseils médicaux favorisent-elles une plus grande participation
du public ? Dans certains Conseils, ce sont des avocats qui assurent la présidence des réunions de comités et des audiences, selon des procédures formelles, plusieurs jours étant consacrés à un même cas, tandis que dans
d’autres, les audiences ne suivent qu’approximativement la procédure
légale et plusieurs peuvent se tenir le même jour. La standardisation des
procédures est partiellement liée à l’intégration des Conseils dans l’administration de l’État, mais pas totalement.
Les Conseils médicaux sont aujourd’hui des organismes hybrides. Leur fonctionnement varie de manière assez importante d’un Conseil à l’autre, selon le
type de public auquel leurs jugements s’adressent (la profession médicale, le
public dans un sens large, ou les tribunaux). Cependant, tous fonctionnent
selon des normes qui sont en partie légales, en partie médicales et en partie
éthiques dans un sens large. Dans une étude consacrée aux unités de soin prénatal, Heimer (1999) examine les raisons de l’affirmation progressive du
droit au sein d’un organisme médical, et analyse la compétition qui s’engage,
au cours des débats, entre l’approche juridique d’une part, les savoir-faire, les
habitudes et les rituels de la médecine d’autre part, et ceux des familles enfin.
Mon objectif n’est pas ici d’expliquer pourquoi certains Conseils restent sous
1 Les activités des Conseils ont été rendues plus transparentes grâce à l’ouverture des dossiers
d’instruction au public et à la tenue des débats en séances publiques. La plupart des États publient
sur internet le nom des médecins convaincus de faute professionnelle, certains divulguent les
noms de tous ceux qui ont été accusés d’infraction, et quelques-uns uns publient même les chiffres des règlements financiers qui permettent – aux États-Unis – à l’accusé de clore les poursuites
judiciaires. Les auditions de témoins sont rarement ouvertes au public, mais les réunions et les
rapports de comité et de Conseil sont ouverts aux journalistes. La transparence semble parfois
plus symbolique que réelle cependant (Dimaggio et Powell, 1983 et 1991).
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Quelle protection pour le public ?
contrôle médical alors que d’autres passent sous contrôle juridique, mais plutôt de montrer comment la médecine, le droit et des intérêts sociaux plus larges entrent en compétition pour la définition des cadres normatifs de
l’exercice médical. Ce faisant, on pourra évaluer les conditions permettant
aux « membres civils » de s’exprimer et de s’imposer. Les procédures disciplinaires, on le verra, diffèrent aussi bien par leurs formes que par leurs résultats, selon qu’elles sont définies par le droit ou par l’expertise médicale. On
verra que la voix des citoyens a parfois du mal à se faire entendre.
Pour comprendre l’équilibre des forces en présence dans le processus d’instruction et de délibération, j’aurai recours dans les pages qui suivent au
concept de « domaine discursif » (disrursive domain). Il est inspiré par la
notion de « pratique institutionnelle » (institutional pratice) forgée par Heimer. Mon but est d’attirer l’attention sur le discours dans le processus de
décision collective. C’est cette dimension qui fait le lien entre les processus
étudiés et les récits que les acteurs en font à leurs pairs, aux groupes d’intérêt qui les soutiennent, et à leurs adversaires dans le débat. Comme Mead le
suggérait en 1934, le langage rend les situations réelles, c’est le langage qui
crée l’objet à travers l’interaction directe qu’il implique entre participants.
Toute sociologie pragmatique suppose que « les réalités institutionnelles ne
doivent pas être considérées comme des entités flottant au-dessus de nos
têtes » et que « les structures sociales doivent être repérées jusque dans les
situations d’interaction et rendues en termes d’expérience et d’observations
ancrées dans l’affect. » (Shalin, à paraître).
Chaque discours (discursive domain) peut être conçu comme un ensemble normatif et organisé de pratiques et de rapports sociaux avec les membres d’un
groupe, d’enjeux de pouvoir et de statut singuliers, de savoirs propres, d’un
langage, d’un usage particulier du registre émotionnel, de buts ou d’activités
propres, ainsi que de relations définies avec le monde extérieur (ses « destinataires »). Le champ du discours médical par exemple est fortement dépendant
de la profession médicale, des associations de médecins, et de leur style d’interaction. Le principe de l’évaluation par les pairs (peer review) est enseigné et
expérimenté par le jeune médecin au cours de ses études et de sa formation en
hôpital. La source et le destinataire du discours sont identiques.
Tous les médecins qui participent aux Conseils médicaux, dans leur État,
ont une pratique quotidienne de leur profession et un contact permanent
avec leurs collègues. Le statut social d’un médecin est de plus bien défini et
toujours élevé.
Les « membres civils », en revanche, ne représentent pas a priori un groupe
déterminé. Les associations de défense tentent régulièrement de les intégrer, mais largement sans succès. Ce n’est donc que dans un sens très général qu’ils représentent le citoyen, de manière assez désincarnée pour ainsi
dire, puisqu’ils ne sont ancrés dans aucun groupe défini. Leurs formations
intellectuelles et professionnelles sont hétérogènes mais elles reposent rarement sur des compétences critiques et analytiques qui leur permettraient de
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demeurer indépendants et d’avoir un réel pouvoir dans les débats. Leur statut au sein des Conseils est celui d’outsiders que l’on a conviés à se présenter, rarement plus. Leur pouvoir varie selon leur statut socioprofessionnel,
leurs réseaux personnels et leur éloquence individuelle.
Le champ dans lequel un locuteur se place est défini par les expériences et
le parcours personnel de celui-ci. C’est ce discours qui permet à la personne
de s’orienter et de définir les situations dans lesquelles elle se trouve
impliquée. Il fournit les cadres de toute interaction sociale en organisant
l’expérience de l’individu, en donnant sens aux actions et aux mots échangés, en orientant les gestes et les décisions, en définissant les objectifs et les
critères de l’évaluation. Les membres d’un Conseil médical sont confrontés
à la nécessité de construire des récits qui ont du sens. Les cadres du discours
et les constructions de sens varient grandement selon qu’un problème est
posé en termes médicaux ou en termes d’intérêt public. Un même cas disciplinaire peut, par exemple, être discuté en termes d’erreur médicale ou de
risque pour le public. S’il est appréhendé comme erreur médicale, la question est de savoir si l’erreur est compréhensible et excusable d’un point de
vue scientifique et pratique. S’il l’est comme risque, il s’agit d’évaluer un
danger pour la communauté dans son ensemble, et les moyens institutionnels de le prévenir. Les individus doivent, en dernière instance, apporter
une réponse à cette question qui se transforme et change au cours des débats
en fonction de la manière dont elle est posée, dont elle est débattue, et par
qui. Les parties impliquées dans un débat peuvent ou non s’attirer les sympathies d’autres membres. Les divers champs du discours peuvent chacun
fournir des solutions cohérentes mais sur la base de logiques différentes. De
même, un même domaine peut fournir plusieurs logiques distinctes et suggérer plusieurs solutions à un problème.
S’il est objectivement difficile pour un individu de s’abstraire du point de
vue particulier qui est le sien et de s’abstenir de s’identifier avec son
groupe, on peut malgré tout se demander si les membres des Conseils médicaux sont en mesure se mettre à la place de l’autre 1. Sont-ils capables de
1 De nombreuses décisions se discutent de manière informelle. Cela ne signifie pas que les
membres médicaux des Conseils ne se placent jamais dans la perspective du public. Mais la
valeur du discours d’un médecin qui prend la défense du public est différente de celui d’un
membre civil, dans la mesure où le premier se réclame d’une expertise médicale qui lui donne
légitimité. J’illustrerai ce point avec l’exemple d’une réunion de Conseil où l’on examinait le
dossier d’un médecin dont le cas fut classé « sérieux ». Le groupe commença par y voir un cas
relativement bénin de « qualité de soin médiocre ». Un membre demanda alors des détails supplémentaires et un autre médecin répondit simplement qu’il « n’y enverrait pas [sa] femme ».
Le premier jugea immédiatement nécessaire de faire procéder à un entretien. L’objectif recherché à se stade était la « protection du public ». Il arrive relativement fréquemment par ailleurs
(on discutera ce point plus loin) que ces derniers demandent à leurs collègues médecins :
« Enverriez-vous un membre de votre famille chez ce médecin ? » C’est une manière pour eux
de demander l’avis du médecin avant de rendre leur propre avis. La mention d’une épouse ou
d’un proche par un membre du Conseil n’a pas tout à fait la même valeur ni le même sens selon
que le locuteur est médecin ou membre civil. Le statut social du locuteur fait la différence entre
les deux usages du « proche » en référence à l’intérêt public. Dans les deux cas malgré tout,
c’est le point de vue du patient qui prend le dessus – ainsi qu’une certaine impatience générée
par le discours scientifique.
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Autorisation d’exercice et contrôle disciplinaire de la pratique médicale aux États-Unis
Quelle protection pour le public ?
prendre conscience de leurs intérêts sociaux particuliers ? Peut-on espérer
qu’ils prennent quelque distance avec leur point de vue privilégié ? Si
l’appartenance à un groupe socioprofessionnel ne signifie pas nécessairement que l’on ne puisse rompre avec le point de vue de celui-ci, pour certains médecins ce qui est le plus difficile, c’est de se mettre à la place du
patient. Si chaque champ de discours est en théorie un édifice cohérent et
autonome, avec des normes et des publics qui lui sont propres, les frontières
s’avèrent en pratique très ténues et les individus les traversent assez aisément. Les médecins par exemple ont souvent recours au discours de
« l’intérêt public ». Inversement, les « membres civils » des Conseils médicaux sont facilement acquis au discours scientifique de l’expertise médicale. Par ailleurs ces deux catégories d’acteurs, comme les administratifs,
doivent fréquemment se positionner dans un autre champ : celui du droit.
Le discours médical
L’expertise et le langage utilisé sont particulièrement importants quel que
soit le domaine. La médecine a un monopole de discours et d’action sur un
grand nombre de faits et de comportements dont la nature médicale, précisément, pourrait être débattue 1. Par ailleurs le champ du discours médical
comporte de nombreux savoirs et outils interprétatifs que les acteurs
acquièrent par la pratique et de manière inconsciente aux cours des années
de formation. Les médecins ont appris à penser les problèmes d’une
manière qui leur donne des réactions rapides sur le terrain, mais qui se
manifeste aussi au cours des audiences à travers un type d’argument particulier. S’ils ont le pouvoir de dire ce qui constitue une maladie et comment
elle est le mieux diagnostiquée et soignée, ils ont aussi leurs propres langages et stratégies pour l’évaluation d’un collègue. L’apprentissage de la
médecine pour un jeune praticien consiste pour une large part à apprendre
les diverses manières de faire face aux erreurs qu’il commet, à la fois dans
le cercle de ses pairs et en réponse aux critiques de ceux qui supervisent son
travail. C’est tout ce bagage pratique et rhétorique que les médecins mobilisent quand ils siègent dans les Conseils.
1 La définition du domaine « médical » est l’objet de luttes. Si les spécialistes ont des prétentions sur de larges pans de savoirs, les non-professionnels sont souvent en mesure de contester
une partie de leur monopole au sein d’organismes comme les Conseils médicaux. L’expertise
peut être conçue comme un continuum de connaissances et de complexités qu’un individu sans
formation peut graduellement, partiellement au moins, s’approprier. Tout domaine d’expertise
n’est pas également impénétrable ni également « monopolisable » par une profession. La
médecine a par exemple longtemps monopolisé le discours sur les dépendances aux drogues et
à l’alcool. Les médecins dépendants ont ainsi pu, jusqu’à une date récente, bénéficier de « correctifs » (des stages de réinsertion en particulier) plutôt que de mesures plus radicales qui les
auraient écartés de la pratique. Les cas de relations sexuelles entre médecin et patient sont
moins aisément « médicalisables ». Si certains États définissent ces cas comme pathologiques
et si les Conseils de ces États recommandent des remèdes psychologiques, la plupart interdisent ce type de relations dans l’optique d’une protection du patient jugé vulnérable par définition, et y « remédient » en révoquant la licence du médecin. Un niveau minimum d’éducation
permet à un membre ordinaire de prendre position sur des affaires de ce type.
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Au cours de leur formation en hôpital par exemple, les internes apprennent
à se définir et à se défendre des erreurs médicales possibles (Mizrahi,
1984), c’est-à-dire à faire face aux effets non prévus d’interventions médicales qui augmentent la souffrance ou le risque de décès. Dans les efforts
qu’ils déploient pour développer compétence et confiance en eux, ils font
eux-mêmes beaucoup d’erreurs. C’est pour parer aux objections que le
médecin apprend à dire qu’il « n’y a pas de bonne ou de mauvaise solution », que « la médecine est un art tout autant qu’une science » et que « les
manières de faire varient ». Une autre stratégie consiste à minimiser ou nier
l’erreur quand celle-ci n’a pas eu de conséquence immédiate d’un point de
vue médical, ou que quelqu’un l’a compensée ou corrigée avant qu’elle
n’ait d’effet négatif ou fatal. Lorsqu’un médecin doit admettre une erreur, il
apprend encore à l’imputer au travail de quelqu’un d’autre, au système, ou
au comportement du malade. Plus tard dans sa formation, il apprend aussi
les diverses façons de dire que « l’erreur est humaine » ou qu’il « n’y avait
pas d’autre solution ». La plupart des médecins ne se sentent responsables
que devant leurs pairs.
Des conférences de cas (case conferencing) entières portent sur la question
de l’erreur médicale (erreur de diagnostic ou échec d’interventions). Ces
conférences sont conçues comme des stages de formation continue. Les cas
sont présentés par les auteurs mêmes de « l’erreur » (Bosk, 1979). Le praticien vient honnêtement battre sa coulpe devant ses collègues, il rend
compte des enseignements de cette expérience qu’il partage ainsi avec sa
communauté professionnelle. L’objectif est de tirer des leçons de l’expérience, de modifier les actions et les jugements professionnels en conséquence, et d’éviter les mêmes erreurs. Les cas discutés sont choisis pour
leur valeur pédagogique plutôt que pour leur exemplarité en terme d’erreurs
médicales (Orlander et Fincke, 2003).
Le système des « privilèges » hospitaliers (hospital privileges) et des évaluations par les pairs (peer reviews) est un autre aspect du système de contrôle de la pratique médicale aux États-Unis, il est organisé spécifiquement
cette fois au niveau de l’hôpital. L’examen par les pairs au sein du personnel de l’hôpital peut entraîner une révocation du « privilège » (c’est-à-dire
de l’habilitation à pratiquer tel ou tel type d’intervention). Les décisions
sont rapportées au NPDB 1 au niveau national, ainsi qu’au Conseil médical
au niveau local. Les délibérations se font à huis clos, et ce qui en ressort est
souvent une décision destinée à remédier au problème (cours ou formation
supplémentaire). Le droit et les avocats n’entrent en jeu qu’en dernier
recours, quand on envisage une révocation des privilèges. Le personnage
1 La National Practitioner Data Bank est une base nationale de données créée et mise à jour
par le gouvernement fédéral. Elle comporte des renseignements sur les délivrances d’autorisation d’exercice, les actions judiciaires pour infraction, et les « privilèges » hospitaliers des
médecins, mais n’est pas accessible au public. Dans les États qui ont établi des pénalités graves
en cas de non transmission d’information au NPDB il arrive que des verdicts plus graves soient
rapportés (Scheutzow, 1999).
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Autorisation d’exercice et contrôle disciplinaire de la pratique médicale aux États-Unis
Quelle protection pour le public ?
central de ces scénarios est toujours, on le voit, le médecin, et l’objectif est
la préservation d’un ordre existant à travers la compréhension de ses actes.
Le destinataire du discours dans ce cas est la profession médicale – médecins et institutions de la santé.
Le discours citoyen
Certains « membres civils » apportent aux Conseils médicaux leur propre
expertise et leur propre langage que leur a donné leur expérience personnelle. Par exemple, les personnes qui sont dans les affaires réorganisent les
comités, les politiciens font de la médiation informelle auprès des organismes publics (quand il s’agit par exemple de réformer les statuts du Conseil
pour améliorer son fonctionnement), d’autres encore interviennent sur des
questions spécifiques et modifient les perceptions du groupe sur des questions d’abus sexuel par exemple, ou de relations publiques avec les plaignants, ou sur les bénéfices d’une ouverture plus large du Conseil aux
citoyens, etc. D’autres apportent leur capacité à débattre et à critiquer
acquise dans leurs activités universitaires ou juridiques. Certains membres
sont particulièrement formés à la protection du public de par leurs activités
associatives ou politiques et savent ce que signifie la défense du malade. Il y
a ceux, enfin, qui amènent peu de savoirs et de savoir-faire, et qui par
conséquent participent peu. Une participation active aux Conseils requiert
de la part des « membres civils », toujours en minorité, non seulement
qu’ils aient des idées indépendantes, mais aussi qu’ils gagnent un certain
nombre de médecins à leur cause. Les origines socioprofessionnelles de la
plupart ne contribuent pas particulièrement à leur indépendance sur ces
questions. Enfin, dans les Conseils où domine l’approche médicale des problèmes disciplinaires, les membres de ce Conseil ont de grandes chances de
connaître personnellement le médecin mis en cause. On comprend que,
dans ces conditions, le patient ne soit pas au centre du scénario qui se dessine au cours des débats.
Le discours juridique
Si le droit et ses procédures se sont imposés dans tous les Conseils médicaux à des degrés divers, seuls quelques États ont vu le discours juridique
pénétrer jusque dans l’organisation et le langage de leurs procédures disciplinaires. La pratique juridique, comme la médecine, repose sur l’expertise.
Plus grande est l’approche juridique des affaires disciplinaires, plus forte
est la demande de preuves, d’évaluation des preuves et la conformité aux
procédures formelles. Le champ du droit est celui des auditions, des enquêtes, de la crédibilité des témoignages, des infractions au droit de la pratique
médicale, et des règles et des procédures. Le destinataire principal de ce
discours est la justice et ses professions, et l’objectif des acteurs est défini
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en conséquence : il s’agit de rendre les dossiers juridiquement viables dans
l’éventualité où ils iraient jusqu’au tribunal.
Quel est donc l’impact de chacun de ces trois discours sur la participation
des citoyens au contrôle de la pratique médicale ? Les Conseils se positionnent différemment vis-à-vis de ces trois modes, accordant plus ou moins
d’importance à l’un ou l’autre de ces langages. Une partie assez importante
des débats a, en fait, pour fonction d’en préciser le cadre, c’est-à-dire de
définir le problème soit comme un problème médical, soit comme un problème légal, soit comme un problème éthique. Si l’existence de ces trois
domaines distincts rend possible en principe l’expression de positions indépendantes de celles de la profession médicale, la voix du citoyen ordinaire
(c’est-à-dire celle du malade) est certainement la plus faible des trois. Et si
elle a plus d’occasions de se faire entendre dans les Conseils où domine
l’approche juridique, ceux qui l’expriment dans la réalité ne sont pas toujours les « membres civils » mais parfois des administrateurs ou des médecins qui savent se mettre à la place du patient. Le fait qu’un Conseil soit
fortement orienté du côté du médical n’exclut pas a priori la possibilité
pour le point de vue du patient de s’exprimer et de s’imposer. Pourtant,
comme je vais essayer de le montrer dans les pages qui suivent, la nature de
ces approches favorise l’émergence de conditions et de contextes qui affectent les possibilités d’une participation active des « membres civils ».
Comme nous l’avons vu, les Conseils à dominante médicale font souvent
appel à l’expertise de leurs membres et d’autres personnels médicaux pour
la constitution des dossiers. Ce sont ces experts qui présentent les cas au
reste du Conseil. La fonction a priori des procédures disciplinaires est par
conséquent, à la fois pour le Conseil et pour l’accusé, de « comprendre »
une erreur, et de se donner les moyens de ne plus la commettre. Dans les cas
les plus conflictuels où le droit domine les séances, en revanche, où l’État
fait travailler des juristes et des avocats sur les dossiers, où les sources
d’expertise sont par conséquent diverses, où, enfin, l’implication de fonctionnaires permet à plusieurs récits de se formuler et exige des acteurs
qu’ils se justifient, les membres des Conseils prennent conscience de la
multiplicité des choix qui s’offrent à eux au moment du vote. Les débats qui
accompagnent les audiences limitent aussi les effets de la cooptation.
Les procédures disciplinaires se déroulent en trois temps que nous allons
maintenant examiner de plus près, afin d’analyser précisément les différences entre l’approche juridique et l’approche médicale. La première phase
est celle de l’instruction, qui permet d’établir les faits et de décider s’il
s’agit d’un cas relevant de procédures disciplinaires. Dans l’affirmative, la
seconde phase s’engage – celle de l’enquête, qui consiste essentiellement
dans l’audition des témoins. La troisième enfin est la délibération du Conseil, qui mène à une sentence et à une sanction éventuelle. Il faut garder à
l’esprit que le processus peut se dérouler de manière très différente selon les
États et que nous n’examinons ici les exemples que sous le rapport de deux
de leurs dimensions.
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Autorisation d’exercice et contrôle disciplinaire de la pratique médicale aux États-Unis
Quelle protection pour le public ?
■
Les Conseils à dominante médicale :
un point de vue unique
Les comités d’enquête (investigatory committees) sont des petits groupes
chargés, au sein des Conseils, d’instruire les dossiers. Ils ont un rôle déterminant dans la résolution de la plupart des conflits, surtout dans les Conseils à dominante médicale, et surtout ceux qui emploient leur propre
personnel administratif et qui contrôlent par conséquent la procédure de
manière parfaitement privée. Dans les États où domine l’approche médicale, les sanctions les plus graves peuvent rester confidentielles et le médecin fautif a parfois le choix d’aller s’établir ailleurs sans que son dossier ne
le suive. Les avocats jouent un rôle mineur et les membres du Conseil discutent le cas avec les médecins. Le praticien contre lequel une plainte a été
déposée est invité à témoigner et s’expliquer, mais le patient ne l’est pas. Le
langage de la compréhension (« ce sont des choses qui arrivent », « un parcours sans faute jusque-là », « la source de l’erreur est ailleurs », etc.)
domine et la protection du public et du patient est souvent oubliée. À moins
que les médecins du Conseil ne soient en désaccord patent avec la version
de l’accusé, la question de la protection du patient et du public dépend
entièrement des « membres civils ». Les cas de négligence et d’incompétence sont particulièrement difficiles à exposer comme tels dans ces conditions, surtout lorsque les « membres civils » ont peu de connaissances
techniques, et même lorsqu’il est assez évident qu’une faute grave a été
commise. Ils ne peuvent qu’exprimer leur sentiment de malaise.
Des témoignages unilatéraux
En l’absence d’opposition et de débat véritables, il est assez facile de construire une histoire qui donne au médecin des excuses raisonnables. Les
médecins mis en cause expliquent souvent leurs actes par des affirmations
sans apporter de preuve. Il devient difficile, dans ces conditions, pour les
« membres civils » du Conseil de demander des explications et des justifications supplémentaires.
Prenons par exemple le cas d’un médecin des urgences accusé de négligence par la fille d’une patiente. La patiente a fait une chute. Une fois aux
urgences, le docteur ne l’aurait pas examinée correctement. Deux jours plus
tard, on s’aperçoit qu’elle souffre de multiples fractures du bras et de
l’épaule. Avant d’aborder le problème, le président du comité d’enquête
ouvre la présentation du dossier par un long exposé sur le parcours sans
accroc du médecin. Il mentionne aussi par ailleurs que les notes prises lors
de l’examen médical ne sont pas claires :
« Médecin [regardant les notes d’examen du médecin des urgences] : Le
mouvement du bras était bon.
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Président [reconstruisant les événements sans établir les faits] : Sûrement
une vieille dame qui ne veut pas avoir l’air de se plaindre. Il y a eu plusieurs
problèmes de communication et le second médecin est devenu un Messie. Il
fallait opérer l’épaule.
Membre civil [essayant de recentrer le débat sur les faits, de le ramener dans
le champ juridique] : Et le diagnostic initial ? C’est quand même de cela
qu’on parle.
Président : L’épaule et le bras n’ont pas été examinés correctement et le
rapport ne dit pas si le mouvement était bon ou pas. Il aurait fallu faire des
radios.
Membre civil : Pourquoi l’a-t-il laissé sortir alors ?
Président [ce sont des conjectures, en l’absence d’audition à la fois du
médecin et du patient] : Ils ont bien dû examiner le bras quand même, mais
sûrement pas assez pour voir qu’il était cassé. Ils ont peut-être pensé que
c’était seulement une contusion.
Membre civil : Un avertissement écrit.
Médecin : Je suis d’accord.
Membre civil : Si elle a dit que ça lui faisait mal, il aurait fallu faire des
radios.
Médecin : Il a dû croire que c’était une simple contusion. [Il n’est pas sûr] »
On voit comment, en l’absence d’audition du médecin et du patient, le président prend spontanément sur lui de réinventer et d’interpréter les gestes
de son collègue. Si le membre civil du Conseil n’avait pas recentré le débat
sur les faits, un cas comme celui là n’aurait pas été pris en considération.
Personne ne s’est placé du point de vue du patient sauf le membre civil qui a
tenté de découvrir les faits. En dépit de la dominance du discours médical,
le membre civil a été capable d’obtenir une sanction, certes mineure et
confidentielle : une lettre d’avertissement.
Certains « membres civils » des Conseils se contentent de suivre les voies
d’investigation ouvertes par le discours médical. D’autres posent leurs propres questions et se montrent plus combatifs. Il est difficile de mettre en
question des récits cohérents et rodés. Les éléments qui menacent la cohérence de ces scénarios sont exclus des discussions et les personnes qui
essaient de les réintroduire sont identifiées comme des intruses.
J’illustrerai ce point avec un autre dialogue. Le cas discuté est cette fois
celui d’une intervention chirurgicale sur le cœur qui s’est compliquée. Le
patient a subi deux opérations en tout, l’une pour un quadruple pontage, la
seconde pour une implantation de pompe. Un problème de circulation dans
une de ses jambes dégénère en début d’infection. On lui donne des antibiotiques qui provoquent une réaction allergique qui continue après l’arrêt des
médicaments. Le médecin prétend n’avoir pas été informé du risque
d’allergie.
Là encore, le président prend cinq minutes pour évoquer la brillante carrière
de son collègue avant de présenter les faits. Minimisant les conclusions du
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Quelle protection pour le public ?
rapport d’expert existant, il ajoute qu’il est difficile de préciser la nature de
la réaction allergique en dehors du fait qu’elle « semblait avoir affecté le
rein » et que cela pouvait être dû à n’importe quelle autre cause que l’antibiotique.
« Président [niant l’erreur de son collègue] : Il y a du vrai bon boulot ici. Je
suis convaincu qu’il y a une confusion là dessus et ne me résous pas à tenir
le médecin responsable. Pour moi les antibiotiques n’ont pas eu d’effet
majeur.
Membre civil A : Mais il a donné les instructions par téléphone, et il y avait
l’information sur l’allergie dans le dossier. [Il a visiblement travaillé le dossier, ce qui lui permet de remarquer que le président n’a pas mentionné
l’appel téléphonique ni la note sur l’allergie du patient dans le dossier de ce
dernier].
Président : Oui, il y a eu une erreur. L’allergie était dans le dossier de transfert... Mais, sur un cas compliqué, il a fait du très bon travail par ailleurs, et
le patient en a pleinement bénéficié.
Membre civil A : Combien de temps le patient est-il resté à l’hôpital ?
Président : Je ne crois pas qu’on puisse l’accuser d’avoir manqué à quoi que
ce soit.
Médecin : Pas de faute professionnelle.
Membre civil A [battant en retraite devant la résistance suscitée par son
point de vue] : Je ne cherche pas à dire qu’il n’a pas assez travaillé... non, on
ne peut pas lui reprocher de faute.
Membre civil B [qui tend à parler peu et à voter avec le corps médical] : Pas
d’avertissement.
Président [portant l’attention sur les sentiments du médecin plutôt que sur
ce qui est arrivé au patient] : Ça va être difficile de faire envoyer un avertissement par le Conseil. Il serait atterré de recevoir un avertissement. »
Dans ce scénario, le membre civil sait et cherche, un moment, à faire savoir
que le médecin connaissait mal le dossier du patient. Aucune des personnes
présentes n’accepte de considérer ce fait comme une négligence. Personne
ne se place du côté du patient ni ne cherche à comprendre la totale dépendance de celui-ci vis-à-vis du médecin, de son sérieux et de son bon vouloir
dans l’examen du dossier.
Les cas de négligence, on l’a dit, sont particulièrement difficiles pour les
« membres civils » des Conseils. L’expression d’une émotion ne suffit pas
à convaincre les médecins du Conseil de reconsidérer leur point de vue.
Lorsqu’un membre civil est convaincu de la responsabilité d’un médecin et
que le cas médical requiert des connaissances techniques considérables, il a
une tâche particulièrement difficile pour défendre son point de vue si les
médecins du Conseil estiment pour leur part que la décision prise par le
médecin en cause est une question d’appréciation. La complexité de certains scénarios médicaux rend aussi la compréhension difficile aux « non
professionnels » qui ne savent pas toujours quelles questions seraient pertinentes pour éclairer les faits de son point de vue.
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« Membre civil A : Je ne suis pas satisfait de cette décision.
Médecin : Moi si.
Président [mélangeant faits établis et conjectures sans fondement] : Il y
avait deux problèmes, le colon et le cœur. Le chirurgien l’examine et lui dit
qu’il ne peut rien faire [au niveau cardio-vasculaire, à cause de l’infection
du colon]. Le patient va voir quelqu’un d’autre, il a bien raison, et il dit qu’il
serait mort s’il s’était contenté du premier avis... À ce point de l’histoire,
c’est une question d’avis médicaux divergents sur le bien-fondé d’une
intervention. Ce qui est avancé, c’est une mauvaise appréciation des possibilités d’intervention. Mais c’est une question d’appréciation professionnelle. Le malade se présente ensuite chez un autre chirurgien dont on sait
qu’il opère qui veut bien être opéré. Le premier est un excellent chirurgien
mais on sait qu’il ne prend pas les cas difficiles. Ce que moi je ne comprends pas, c’est pourquoi il n’a pas hospitalisé le patient pour résoudre le
problème infectieux au colon, quitte ensuite à revoir la question d’une intervention au niveau cardio-vasculaire. Là, ça a l’air d’être tout ou rien.
Membre civil A : L’examen était très bref, on n’a même pas de traces écrites. Est-ce qu’on a demandé son dossier ?
Médecin [qui connaît l’accusé] : Je ne lui connais pas de problème personnel particulier.
Membre civil B [donnant raison au médecin] : Il ne prend pas des dossiers
parce qu’il ne veut pas les perdre.
Membre civil A : Je serais d’avis de lui envoyer un avertissement. Il faut faire
savoir que nous avons des exigences sur la qualité de la communication.
Médecin : Je ne suis pas d’accord. »
[Le membre civil B donne à nouveau raison au médecin.]
Le scénario qui s’écrit à travers ce dialogue est l’histoire d’un médecin
« trop prudent ». Par manque de connaissance, le seul membre civil qui
s’est fait une opinion indépendante n’est pas en mesure de poursuivre le
débat et de demander que l’enquête continue, ni de contrer le discours du
médecin. Aucun expert indépendant n’était présent dans ce débat.
Le médecin comme personnage principal
et la construction d’un arrangement
Comme on l’a vu ci-dessus, c’est sur le médecin que se porte l’attention, seul
un membre civil du Conseil essaie d’introduire le patient dans le scénario.
Les médecins tendent à s’identifier à leurs collègues aussi longtemps qu’ils
pensent qu’ils auraient pu faire la même chose et qu’ils peuvent leur trouver
des excuses valables. Les « membres civils » n’ont souvent pas assez d’informations pour débattre avec eux comme peu de faits sont établis.
Un psychiatre accusé de vendre et d’utiliser lui-même des drogues reçut
un blâme du Conseil pour faute professionnelle grave, mais échappa à
toute sanction publique formelle. Un séjour en centre de réinsertion et un
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Quelle protection pour le public ?
renoncement au droit de prescrire des narcotiques lui permirent de garder
cette sanction confidentielle. Il avait plusieurs témoins importants en sa
faveur, mais la plainte portait aussi sur les bénéfices financiers qu’il avait
tirés des ventes. Le médecin demandait à récupérer son droit à exercer. Le
Conseil ne savait quelle décision prendre.
« Médecin A [secouant la tête sévèrement] : Non, ce n’est pas possible.
Président : quatorze à vingt pilules de Vicodin 1 par jour. Il allait voir divers
pharmaciens, il payait en liquide.
Membre civil A : On n’a pas vraiment le choix.
Président : Pour moi il faut sauver la face.
Médecin B : Pour moi c’est « faute professionnelle ». S’il ne savait pas ce
qu’il faisait et s’il n’avait pas profité financièrement, d’accord [discours
médical de la compréhension], mais là, avec plusieurs tentatives, j’ai du
mal [domaine légal].
Membre civil B : Moi aussi, en tant qu’enseignante, je pense qu’il devrait
montrer l’exemple. Peut faire mieux, franchement.
Juriste : On peut lui recommander de prendre sa retraite, après cette longue
et belle carrière sans tâche, ou bien on dit qu’il a décidé de quitter définitivement la vie médicale après sa semaine en réinsertion, qu’il a eu une révélation, je sais pas... [L’avocat, sur le mode ironique, se place ici dans le
champ du discours médical].
Président [mettant l’accent sur le médecin et la réinsertion] : Il a dit que son
séjour lui avait fait du bien, et puis ses lettres de soutien montrent qu’il a été
un modèle pour beaucoup de gens. Certaines sont très fortes.
Membre civil A : Est-ce que le départ à la retraite règle vraiment le problème ?
Médecin B : Il fera bon usage de l’expérience, il va intégrer ça à son bagage.
Je le connais. Pour ma part je suis en faveur d’un simple blâme. [Le médecin montre de la compréhension pour ce qu’il a fait] ».
Comme on le voit, le groupe de médecins ne se résout pas à retirer son autorisation d’exercice au psychiatre. Il est à leurs yeux un professionnel qui
peut s’amender. En le laissant prendre sa retraite en toute discrétion, toute
sanction publique (suspension ou retrait de la licence) était évitée. Le médecin pouvait en principe aller s’installer dans un autre État et continuer
d’exercer, mais cette possibilité n’a même pas été évoquée. On lui a finalement permis de se retirer sans bruit de la vie médicale.
Même si les patients apparaissent dans ce type de scénario, les médecins les
placent dans une discussion sur une « défaillance du système ». Lorsqu’une
intervention tourne mal, par exemple, la question se pose de la responsabilité du médecin dans la souffrance du malade. Déplacer la responsabilité sur
le système de santé est un argument courant que les médecins apprennent à
manipuler très tôt, au stade de leur formation en hôpital. (Mizrahi, 1984).
Une affaire le montre, celle d’une femme âgée de 64 ans, qui passa treize
1 Un narcotique et un analgésique puissant.
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mois avec un écarteur métallique de trente centimètres dans le ventre. Le
chirurgien y avait oublié l’instrument. L’opération semblait s’être bien
déroulée au départ, mais très vite sa température se mit à monter. On lui fit
alors passer des radios. Les radiologues remarquèrent un corps étranger
qu’ils interprétèrent comme étant « une partie du fauteuil roulant dans
lequel était assise la patiente ».
Selon le président qui présente le cas devant le Conseil, celle-ci représente
surtout « une preuve remarquable de la résistance du corps humain ». De là,
le débat s’oriente très vite vers les problèmes d’organisation de l’hôpital.
« Président : Nous pensions envoyer un avertissement, mais les règlements de
l’hôpital n’avaient rien sur le comptage des instruments après les opérations.
Médecin A : Le chirurgien a reconnu sa responsabilité.
Médecin B : Ça l’a fait rire, mais il l’a vu... Le radiologue l’a peut-être vu
mais il n’était pas dans la salle d’opération quand ils ont refermé.
Médecin A : C’est une défaillance du système. Il fallait compter.
Médecin B : Pour moi le problème est plus grave dans la mesure où ils ont
vu quelque chose mais n’ont rien fait.
Membre civil A : On ne peut rien faire contre le docteur s’il n’y avait pas de
règle pour le comptage.
Juriste : Il y a une différence entre les règles de l’hôpital et les règles professionnelles. Le fait que l’hôpital n’ait pas de règles écrites quelque part,
n’excuse pas le praticien de pas les suivre. Les règles professionnelles existent, mais on n’a pas sollicité la présence d’un expert indépendant qui
puisse les spécifier à ce moment du débat. »
Malgré le point soulevé par le juriste, les médecins finissent par trouver
acceptable d’avoir pris l’instrument pour une partie du fauteuil, d’autant
plus que l’incident n’avait pas été fatal au patient... De plus, on voit que l’un
des « membres civils » est convaincu que le médecin ne peut être tenu responsable en l’absence de règles spécifiques de comptage des instruments.
À la suite d’un vote à l’unanimité, le médecin est lavé de toute faute professionnelle à l’unanimité. Personne n’a parlé de ce qu’a dû être l’expérience
de la patiente, si ce n’est pour mentionner le beau cas de « résistance remarquable du corps humain » qu’elle incarne.
La défense quand tout semble perdu
Dans tous les types de Conseils, les décisions relatives à la sanction se prennent dans une atmosphère lourde d’émotion. Il est fréquent qu’une
remarque un peu trop chargée bloque le débat, ou que telle autre réoriente
brutalement la discussion dans un tout autre sens. C’est dans ces moments
que les médecins ont parfois recours à une méthode de défense qui mêle les
registres scientifique et émotionnel : « On ne peut avoir toujours raison »,
disent-ils, ou bien encore : « C’était une erreur et n’importe qui aurait pu la
commettre », « Moi-même un jour... », etc. Cet appel à l’empathie du
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Autorisation d’exercice et contrôle disciplinaire de la pratique médicale aux États-Unis
Quelle protection pour le public ?
groupe a le pouvoir extraordinaire de neutraliser sur-le-champ tout avis en
la défaveur de l’accusé. Défendre dans ces conditions, une position selon
laquelle le médecin est fautif et dangereux pour le public signifie en effet
que l’on condamne au même titre, tous ceux qui, au sein du Conseil, disent
avoir commis la même erreur. La démarche équivaut à une attaque personnelle contre un membre du Conseil.
Le seul recours possible dans le cas où un médecin du Conseil dit avoir fait
la même « erreur » que le médecin mis en examen est de demander combien de fois il estime l’avoir commise. Cette stratégie convainc parfois
l’assemblée de la nécessité d’une sanction dans les cas où le membre admet
un nombre significativement inférieur à celui reproché à l’accusé. Encore
faut-il que les faits reprochés aient été constatés plusieurs fois.
Il est un type de question, dans le registre émotionnel, que les « membres
civils » posent parfois et qui peut changer le cours des débats : les médecins
présents recommanderaient-ils l’accusé à un membre de leur famille qui
aurait besoin de ses soins ? Un jour où j’utilisais moi-même cette stratégie
un médecin m’accusa assez violemment de ne pas savoir me satisfaire de
compétences de base et de toujours exiger « le meilleur »... Cette question
exige en effet des médecins qu’ils adoptent le point de vue du malade, tout
scandaleux que cela puisse paraître à certains ! Si la réponse à la question
est « oui », alors le débat est clos. Si elle est « non », alors un nouveau débat
s’engage, qui concerne enfin le patient et l’intérêt du public.
Ce genre d’appel au sentiment peut parfois orienter un débat rationnel vers
des conclusions plus humaines et plus nuancées. Je prendrai ici l’exemple
d’une demande de dérogation à une partie des conditions exigées pour être
autorisé à exercer, demande déposée devant le Conseil par un médecin
diplômé d’une université étrangère, qui avait fini ses études dix ans plus tôt,
et n’avait apparemment pas reçu une note suffisante à la partie scientifique
de l’examen américain qu’il venait de passer. Le Conseil s’accorda à lui
refuser l’autorisation d’exercice en dépit de plusieurs séjours dans des hôpitaux célèbres, de nombreuses publications dans des revues professionnelles
prestigieuses, et d’une invention technique avec laquelle il avait amélioré
les méthodes d’un type particulier de chirurgie. Deux raisons étaient avancées pour expliquer ce refus : d’une part, le Conseil avait déjà refusé la
licence à plusieurs médecins sur les mêmes critères ; d’autre part, c’était un
problème strictement juridique et la loi ne prévoyait pas de procédure de
dérogation. L’objectif n’était pas vraiment de maintenir un niveau de qualité du soin médical puisque plusieurs médecins présents admirent qu’ils ne
seraient plus capables de passer cette partie de l’examen dix ans après être
sortis de la faculté, et que la plupart des États se référaient à des moyennes
globales plutôt qu’à des chiffres précis pour chaque partie de l’examen.
Un membre civil du Conseil exprima son désaccord et proposa d’accorder
l’autorisation d’exercice. Il était dans l’intérêt du public d’avoir ce médecin
en exercice, dit-elle, et elle trouvait irrationnel de se bloquer sur des questions
291
RFAS No 1-2005
de procédure. Utilisant le registre de l’intérêt public, elle demanda si les
médecins présents confieraient sans hésiter un membre de leur famille à ce
chirurgien en cas de besoin. Le médecin obtint finalement sa licence à l’unanimité du Conseil.
■
L’approche juridique : des preuves, des faits,
et un double point de vue
Dans les Conseils à orientation juridique, les membres sont formés à monter des dossiers et à décider de sanctions sur la base de faits qu’ils ont la responsabilité d’établir et de vérifier, notamment à travers des auditions de
témoins. Cette formation est précise et organisée. Elle comprend des ateliers de rédaction d’avis juridique, des enseignements sur les types de sanctions et leur signification, sur la conduite d’une audition de témoin et sur la
façon d’élaborer un argument juridique. Le discours est centré sur les faits,
sur la violation du droit de la pratique médicale dans l’État concerné. Le
caractère ou les caractéristiques du médecin en examen n’entrent en considération que comme arguments secondaires, lorsqu’on hésite par exemple à
engager une audition de témoin, ou en toute dernière instance, quand on se
demande quelle sévérité donner à la sanction. Le médecin lui-même ne
comparaît pas devant le comité d’enquête.
La procédure
Au terme de la phase d’instruction, le comité d’enquête (trois membres du
Conseil : un « civil » et deux médecins) décide de l’existence ou non d’une
infraction au droit justifiant le lancement d’une procédure. Les témoins
sont entendus. Le comité reçoit les dossiers à l’avance (des rapports
d’entretiens, un avis d’expert, des graphiques et autres documents) et traite
en général de vingt à trente affaires à la fois. Le personnel administratif se
joint alors au comité et les affaires sont débattues. Les enquêteurs et les
experts médicaux répondent aux questions des membres. Qu’il s’agisse de
cas d’abus sexuels, d’erreurs chirurgicales (wrong-sided surgery) ou
d’erreurs de diagnostics, les affaires sont discutées en termes factuels : des
actes, des auteurs et des infractions.
Les décisions reposent sur des preuves apportées au cours de l’instruction,
débattues et vérifiées. Les circonstances individuelles n’entrent en jeu
qu’en dernière instance et les membres du Conseil ont peu d’information
sur le médecin mis en examen. Seules les erreurs mineures peuvent bénéficier d’une sanction privée, bien qu’une faute grave puisse être jugée
mineure selon les circonstances. Par exemple, un médecin qui avait commis
une erreur de diagnostic qui aurait pu être fatale à un nourrisson, était jeune
et inexpérimenté. La décision fut difficile. Le cas était passible de la cour de
292
Autorisation d’exercice et contrôle disciplinaire de la pratique médicale aux États-Unis
Quelle protection pour le public ?
justice et d’une révocation sur-le-champ. Le membre civil du Conseil
s’appuya fortement sur le rapport d’expert qui indiquait que seule la rapidité avec laquelle la mère avait porté son bébé chez un autre médecin avait
sauvé l’enfant. Néanmoins, le Conseil maintint que ce médecin venait de
s’installer, qu’il sortait d’une faculté prestigieuse et qu’il allait vite
apprendre à être plus rigoureux. Le débat quitta le terrain de l’intérêt public
pour se placer sur celui du discours professionnel. Lorsque le membre civil
demanda si la rigueur s’apprenait à la faculté, on lui répondit qu’elle se
développait avec l’expérience la plupart du temps (domaine du discours
médical). Pour les juristes c’était aussi la première constatation de faute
concernant ce médecin, et il était difficile d’envisager des poursuites pour
incompétence ou négligence (domaine du discours juridique). Le Conseil
opta pour une convocation assortie d’une réprimande sévère dont se chargeraient le pédiatre et le président du Conseil. Le membre civil s’inclina
devant l’argument du juriste, se contentant d’espérer que le médecin
apprendrait la « rigueur » avant de provoquer un accident sérieux.
Si les procédures légales fournissent des opportunités de parole plus nombreuses aux « membres civils » du Conseil, le problème du « manque de
preuves » fait parfois obstacle à la défense du public. Dans un cas d’erreur
faite en salle d’urgence par un médecin qui avait une longue histoire
d’erreurs médicales derrière lui, les juristes et les experts se trouvèrent un
jour sans moyen de prouver que ses pratiques étaient inférieures aux critères normalement requis. L’argument émotionnel utilisé par un membre
civil (« Je vais devoir dire aux gens que je connais, d’éviter cet hôpital »)
fut dans ce cas évidemment sans effet devant la faille juridique d’un dossier
qui semblait pourtant relativement clair.
Les auditions de témoins par le comité ressemblent à des audiences judiciaires, menées par un procureur et un avocat de la défense. Les deux parties appellent leurs experts et leurs témoins qui sont interrogés par les deux
avocats et un comité d’enquête de trois membres, deux praticiens et un
membre civil. Deux versions des faits émergent de ce processus. Une
affaire par exemple, mettait en cause un chirurgien esthétique pratiquant en
cabinet privé dont les résultats étaient très médiocres. Son avocat tenta, sur
la base d’un témoignage psychiatrique, de construire une défense au titre
d’une incapacité mentale (protégée en vertu de l’Americans with Disability
Act) qui l’aurait spécifiquement empêché de tenir les dossiers de ses
patients sans mettre en cause ses autres capacités professionnelles. L’avocat tenta (et réussit presque) à détourner l’attention du comité des pratiques
irrégulières du médecin en faisant appel à des circonstances annexes. Suite
au témoignage du psychiatre, le membre civil posa trois questions :
– « Ce médecin avait-il selon vous des problèmes psychiatriques ? ».
Réponse : « Oui »
– « Comment savez-vous que ces problèmes psychiatriques n’affectent pas
la qualité de ses soins ? ». Réponse : « On a parlé, c’est ce qu’il m’a dit »
– « C’est la seule preuve que vous ayez ? ». Réponse : « Oui ».
293
RFAS No 1-2005
Cet échange écarta le problème de la déficience psychologique et le groupe
put se concentrer sur les actes médicaux et le traitement proprement dits,
c’est-à-dire sur la question de savoir si les actes violaient les règles de la
pratique médicale. Plusieurs experts témoignèrent alors sur la qualité de
son travail. Un expert du ministère public qui avait analysé point par point
les techniques d’interventions du médecin montra qu’elles étaient clairement déficientes. L’expert de la défense donna un avis global et évita
d’aborder les cas concrets. Celui de l’accusation avait de nombreux éléments concrets à apporter. Ce fut relativement facile pour le membre civil
du Conseil de faire valoir ses arguments en présence de critères de qualité
de prestation clairement établis. Le médecin fut finalement convaincu de
négligence et d’incompétence.
La sanction et le point de vue du patient
Au cours de la dernière étape du processus disciplinaire (la décision de la
sanction), des conflits tendent à apparaître entre les différents champs.
Même lorsque l’approche légale domine, le point de vue médical reste présent et fort.
Dans l’État où cette dernière affaire fut traitée, c’est le comité qui a l’autorité de décider de la sanction. Un médecin du Conseil proposait une suspension temporaire assortie d’un séjour de réinsertion professionnelle. Ces
programmes sont encadrés par le syndicat des médecins qui au terme du
programme donne ou non son accord pour rétablir le médecin dans ses
fonctions. Le médecin du Conseil avait dépensé beaucoup d’énergie, au
cours de l’instruction, pour comprendre de quel problème souffrait son collègue, et avait demandé des examens psychologiques et physiologiques
complémentaires. La voie de la réinsertion s’inscrivait pour lui dans cette
logique médicale, et s’opposait à la volonté affichée par le reste du Conseil
de se placer dans une logique plus radicale de protection du public. Se plaçant toujours dans le champ médical, un second médecin fit valoir que
l’accusé menaçait la réputation de la profession et mit en question ses compétences – l’accusé avait littéralement défiguré plusieurs patients –. Déplaçant le débat vers le champ de l’intérêt public, le membre civil du Conseil
souligna que, quelles qu’aient été les causes de cette incompétence, le chirurgien était un danger pour ses patients. Ses pratiques étaient douteuses,
comme en témoignaient les nombreuses erreurs qui lui étaient imputables,
et comme la procédure l’avait établi. Le Conseil finit par retirer à ce médecin sa licence à l’unanimité. Comme on le voit, le champ du discours médical permit à deux plaidoyers opposés de s’exprimer – l’un en faveur d’une
réinsertion, l’autre en faveur de la révocation sur-le-champ. Si elle allait
dans le même sens que le discours professionnel du second médecin, la
logique de l’intérêt public eut pour effet de donner un autre tour au débat et
de faire changer d’avis le premier médecin.
294
Autorisation d’exercice et contrôle disciplinaire de la pratique médicale aux États-Unis
Quelle protection pour le public ?
Quand il s’agit de prendre une décision concrète, certains membres sont
toujours plus enclins à « comprendre » les faits et leur auteur qu’à protéger
la population, même dans les procédures à dominante juridique. Entendre
les faits, évaluer la fiabilité des témoins, et apprécier un cas en termes généraux qui ne se réduisent pas à un ensemble d’explications techniques : les
modalités du processus diffèrent a priori de celles que les médecins internalisent au cours de leur formation et de leur expérience professionnelle.
L’identification des faits et des problèmes, les types de questions qui se
posent, et les types de réponses à leur apporter sont autant de dimensions
qui n’ont pas le même sens pour la corporation que pour le citoyen ordinaire. On peut citer le cas où, suite à un constat d’infraction, le comité
recommandant une révocation, un psychiatre du Conseil commença à analyser et expliquer la déficience mentale qu’il percevait chez son collègue. Il
proposa là encore un traitement psychologique plutôt que le retrait de son
autorisation d’exercice. Comme le dossier de ce médecin ne portait pas de
mention de problème psychiatrique, le membre civil du Conseil tenta
d’expliquer que la loi et la procédure légale ne permettaient pas de prendre
une telle décision. Le médecin se mit en colère. L’avocat général, un fonctionnaire, dut intervenir pour exiger du médecin qu’il contrôle sa colère... et
confirmer que seuls les éléments portés au dossier pouvaient être pris en
compte dans le verdict. C’est un type de scénario dont j’ai été témoin plusieurs fois – un scénario dans lequel un médecin conteste l’approche juridique par les moyens qui sont les siens, l’expertise médicale – mais le
médical ne l’emporta pas sur le légal et l’intérêt public et le Conseil vota la
révocation.
■
Quelques conclusions
Le monopole du contrôle des actes professionnels et l’autonomie qui permettent de dérober aux yeux du public les échecs de la profession, ne persistent que tant qu’ils sont légitimés par l’altruisme supposé de la corporation.
Il y a eu dans l’histoire contemporaine des États-Unis un tournant décisif
lorsque ce monopole a été mis en question. Des procédures de type judiciaire ont été mises en place et des membres non professionnels ont été
introduits dans les Conseils médicaux, réduisant le degré d’autonomie et le
pouvoir de l’institution médicale sur la médecine.
Quant à savoir si la présence des « membres civils » fait une différence
dans les décisions des Conseils, la réponse est un « oui » ferme, bien que la
nature et la force de leur influence restent une question difficile. Non seulement les experts utilisent un langage avec lequel les personnes non formées
ont du mal, mais de nombreuses personnes continuent aussi de croire en
l’altruisme de la profession ce qui les dispense de se faire une opinion indépendante. D’autres, enfin, sont cooptés par les praticiens durant les longues
295
RFAS No 1-2005
heures qu’ils passent ensemble ou au cours d’autres périodes de la vie
sociale. Si certains « membres civils » du Conseil s’opposent et si leur avis
l’emporte parfois, ces prises de position sont facilitées par l’orientation
juridique de certains Conseils. Cela s’explique largement par la présence
d’experts non médicaux que garantit la forme juridique des procédures. Les
experts non médicaux facilitent la défense du point de vue du malade, d’une
part, et fournissent d’autre part aux « membres civils » des informations et
des arguments alternatifs. La présence de ces acteurs externes à la profession médicale met les professionnels dans l’obligation de justifier leurs
positions et leur donne une opportunité de les revoir. Le choix des « membres civils » et l’orientation juridique des Conseils sont les éléments clés
d’un débat plus équilibré. La voix du public semblerait en général avoir
plus de chances de se faire entendre et le système américain de se démocratiser si les cours de justice (pour les fautes graves), mais aussi peut-être les
assureurs (Medicare et Medicaid pour la partie publique, les assureurs privés dont le rôle va grandissant) avaient plus de pouvoir de contrôle sur la
pratique médicale.
Je n’ai pas cherché à dire ici que l’on peut se passer de l’expertise médicale
dans le règlement de ces affaires. Certains cas sont complexes et leur compréhension exige des comptes rendus fiables. Mais le droit est une source
d’expertise tout aussi importante que la médecine pour la compréhension
des situations et qui, sur le plan pratique, offre plus d’opportunités de parole
au simple citoyen. Par là, le langage du droit place les débats des Conseils
médicaux au centre de la sphère publique.
On peut, pour terminer, demander si l’augmentation des activités disciplinaires dans les Conseils médicaux contribuerait à améliorer la qualité des
soins. Sans doute, mais seulement dans la mesure où cela permet d’exclure
de l’exercice médical les praticiens les plus gravement incompétents. La
délivrance des autorisations d’exercer et les conseils de discipline ne permettent pas d’établir des critères minima de qualité, et ils ne sont pas, dans
l’état actuel des choses, habilités à traiter ce que certains considèrent
comme le problème principal : les erreurs systémiques. Ce type d’erreurs a
été identifié dans un rapport de l’Institute of Medicine intitulé « L’erreur est
humaine : pour un système de santé plus sûr » (To Err is Human : Building
a Safer Health System, 1999). Deux tentatives ont cependant été faites
récemment dans ce sens : d’une part, on a créé un nouvel examen national
testant les compétences cliniques (diagnostic et communication) des diplômés en médecine (ce malgré l’opposition de l’American Medical Association, qui fait office de syndicat de médecins) ; d’autre part, les Conseils
médicaux de plusieurs États développent actuellement des systèmes de formation continue. Il faut s’attendre à ce que chacune des obligations qui
seront attachées à ces cursus fasse l’objet de négociations tendues et de
résistances farouches de la part du monde médical. Ces changements feront
peut-être leurs preuves dans l’avenir, mais il est encore trop tôt pour le dire.
296
Autorisation d’exercice et contrôle disciplinaire de la pratique médicale aux États-Unis
Quelle protection pour le public ?
Annexe 1 : Régulation et contrôle de la pratique médicale
aux États-Unis
Organisme
responsable
Autorité
de tutelle
Sources des critères
et modes de contrôle
Obligatoires/
Facultatifs
Sanctions en cas
de violation
Pouvoir législatif
Conseils médicaux en
charge des autorisations des États.
d’exercer (license) et
des procédures
disciplinaires 1.
Formations
Obligatoires pour tous
universitaires, examens, les praticiens.
internat, résidanat.
Perte du droit d’exercer.
Cours de justice.
Pouvoir judiciaire
des États.
Critères de pratique
médicale, expertise ad
hoc, jurisprudence.
Poursuites engagées par Pénalités financières ou
les patients, les citoyens relèvement des tarifs
d’assurance 2.
Comités de contrôle
hospitalier.
Hôpitaux et
JCAHO 3
(critères privés).
Critère développé et
administré par des
médecins pour
l’accréditation.
Obligatoires pour ceux
qui postulent aux
« privilèges »
hospitaliers.
Perte des droits
hospitaliers (au niveau
de l’établissement
concerné) 4.
Comité de pairs
(Peer Review)
Gouvernement
fédéral.
Examen général des
compétences (fins
pédagogiques).
Obligatoires pour
soigner les patients
bénéficiaires de
couverture sociale
publique (Medicare 5 et
Medicaid).
Perte du droit à recevoir
le paiement des actes
par Medicare et
Medicaid (rare) 6.
HMO, PPO 7
(compagnies
d’assurance sociale
privées).
Sociétés privées.
Critères définis et
administrés par des
médecins privés.
Facultatifs (le médecin Perte de la clientèle de
se plie à ces régulations ces compagnies comme
s’il souhaite inclure les patients potentiels.
clients de ces
organismes parmi ses
patients, et recevoir le
paiement de ses actes
par leur intermédiaire).
Corps médical 8.
Conseils médicaux
spécialisés (gynécologieobstétrique, médecine
interne, neurochirurgie,
etc.).
Internat, examens
(valides pour une
période de sept à dix
ans).
Obligatoires dans la
plupart des hôpitaux.
Interdiction d’exercer
en hôpital.
Corps médical.
American Medical
Association (AMA),
associations locales de
médecins, associations à
buts particuliers.
Cotisations.
Facultatif.
Aucune pénalité.
1 Chaque État a ses propres critères et procédures. Depuis la fin des années soixante un examen national s’est ajouté partout aux systèmes locaux d’évaluation.
2 Dans certains États, le Conseil de médecins lance une enquête lorsqu’un docteur a été mis en cause plusieurs fois, ou que l’affaire s’est
réglée financièrement entre parties (selon le mode du settlement américain) pour une somme dépassant un certain chiffre.
3 L’habilitation de la JCAHO (Joint Commission on Accreditation of Healthcare Organizations) s’est généralisée comme critère
d’accès aux diverses assurances sociales (Medicare/Medicaid compris) et aux programmes de formation en hôpital.
4 La perte des droits hospitaliers est en principe rapportée au Conseil qui doit engager une enquête. Cette règle est peu suivie en pratique.
5 Medicare est l’assurance médicale publique (niveau fédéral) des personnes âgées, Medicaid celle des populations les plus pauvres.
Malgré l’existence de ces systèmes d’assurance publics et de systèmes privés, un sixième (45 millions) de la population américaine âgée
de moins de 65 ans ne bénéficie d’aucune couverture maladie.
6 Les conseils médicaux doivent en principe être notifiés.
7 Les HMO (Health Maintenance Organizations) et les PPO (Preferred Provider Organizations) sont des compagnies d’assurance
maladie qui fédèrent un certain nombre de médecins adhérents. Ces derniers acceptent les assurés de ces compagnies comme patients, et
reçoivent tout ou partie de leurs paiements des compagnies d’assurance. Celles-ci sont parfois désignées du label commun de MCOs
(Managed Care Organizations).
8 Environ 90 % des médecins obtiennent et conservent durablement l’habilitation d’un Conseil médical. Les Conseils spécialisés
(vingt-quatre en tout) sont agréés par la Fédération nationale des conseils médicaux (ABMS).
297
RFAS No 1-2005
Annexe 2
1
Figure 1 : Nombre de procédures disciplinaires par catégories principales
1999-2003
2
1 Le nombre de médecins titulaires de la « licence » (autorisation d’exercice) est environ de 750 000.
2 Autres catégories d’infractions comprennent : infractions pénales, déficience psychologique ou physiologique, infractions juridiques, déficience dans la supervision de soins prodigués par un tiers, fraudes, infractions aux ordres des Conseils médicaux, et irrégularités relatives aux examens.
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Autorisation d’exercice et contrôle disciplinaire de la pratique médicale aux États-Unis
Quelle protection pour le public ?
1
Figure 2 : Taux de condamnations par catégories principales de procédures
1999-2003
1 Les pénalités comprennent le retrait de l’autorisation d’exercer ou la modification des droits associés.
299
RFAS No 1-2005
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